M. Paul GRADVOHL, historien, Directeur du Centre de civilisation française et d'études francophones de l'Université de Varsovie
Mesdames, Messieurs,
Je parle ici en tant qu'universitaire qui a le grand privilège de défendre son intérêt pour la Hongrie dans le cadre de l'Université de Varsovie. J'y enseigne, en hongrois, dans la chaire de hongrois de l'Université de Varsovie, la plus grande hors Hongrie. Mon engagement envers la Hongrie, en tant que Français, est durable et affirmé. L'amitié comporte une exigence de vérité. Vous constaterez que je prends cette exigence très au sérieux.
Le premier point marquant, à l'étude de la communication du gouvernement hongrois, est l'utilisation récurrente, à usage davantage externe qu'interne, de l'expression « la majorité des deux tiers ». Comme vous le savez, cette majorité des deux tiers correspond aujourd'hui à 34 % du corps électoral. L'emploi de cette expression dans ce contexte est révélateur d'une crise de légitimité d'une partie des pouvoirs politiques, qui dépasse les frontières de la Hongrie. Malgré les discours entendus, la majorité dont dispose l'actuel gouvernement au Parlement ne correspond pas aux deux tiers de la société hongroise. L'analyse des sondages successifs permet par ailleurs de mesurer, en Hongrie, un manque singulier d'optimisme.
Comment penser la place de la Hongrie dans l'Europe actuelle ? Je diviserai mon propos en trois points.
Le premier point concerne la dimension historique du préambule de la Constitution. Lors d'un débat public, József Szájer, l'un des auteurs de la Constitution hongroise, m'a lui-même avoué que l'ensemble du préambule relevait de la mythologie la plus pure. Ce préambule, dont je vous conseille l'édition illustrée, stipule ainsi que les Hongrois auraient inventé la démocratie dès le Moyen-Age, sous la forme de la liberté de la noblesse. Par ailleurs, l'ensemble du discours historique figurant au préambule revient à placer la Hongrie en victime de l'histoire. Cette idée récurrente est très présente lors des cérémonies officielles. En outre, le préambule présente un tropisme antisoviétique extrêmement marqué, qui est d'ailleurs régulièrement répété, comme j'ai pu le constater récemment lors de la visite du Premier ministre hongrois à l'Université de Varsovie. La matrice de la lecture historique officielle de la Hongrie est bien celle des manuels scolaires de l'entre-deux-guerres. Le passéisme très présent entraîne une double logique dans les discours officiels en hongrois, qui n'ont d'ailleurs pas la même teneur que les discours destinés à un public étranger : la protection systématique face aux envahisseurs successifs et la forte autosatisfaction d'avoir survécu à l'hostilité dont la Hongrie aurait toujours été victime.
Le second point concerne les valeurs communautaires. Elles sont présentées comme étant portées par la Hongrie et la Hongrie porte ses valeurs en tant que valeurs communautaires. La vision historique sous-jacente me semble étonnante. J'étayerai mon propos par plusieurs éléments.
La politique de la langue à mon sens est intéressante, car l'une des raisons qui expliquent la teneur actuelle des débats est l'absence de politique linguistique dans Union européenne. Par exemple, aucun parlementaire en France ne parle une langue de l'Europe centrale. Cette réalité nous renvoie à la faiblesse de la dynamique européenne aujourd'hui en termes de perspective de construction d'un espace culturel, intellectuel et politique commun. L'Europe ne peut être que polyglotte et polyphonique. Pour l'instant, nous en sommes loin.
Je ne m'attarderai pas sur la référence au christianisme dans la Constitution. Je rappellerai simplement que l'utilisation de ce mot en Hongrie constitue souvent un renvoi aux années 30. J'ai entendu les plus vifs propos antisémites en Hongrie sans même que ne soit prononcé le mot « Juif ». Le sens des mots est extrêmement complexe, d'où l'importance de la politique linguistique que j'évoquais plus tôt.
S'agissant enfin des minorités, elles occupent une place centrale dans la vie politique hongroise, car plusieurs centaines de milliers de Hongrois de l'étranger, dont certains n'ont jamais été en Hongrie, pourront participer aux élections législatives, entraînant un changement majeur du corps électoral. La politique hongroise des minorités est complexe. Elle a entraîné, ces vingt dernières années, des résultats contraires aux effets escomptés : une déperdition démographique des Hongrois des pays frontaliers, une hausse de l'immigration en Hongrie et un effet nul sur la crise démographique hongroise. L'Europe est en difficulté sur la question des minorités, qui malheureusement n'est pas un sujet « européen ».
Plus largement, le discours sur les valeurs européennes est flexible du point de vue de la politique hongroise, en ce qu'il s'agit de chercher des alliances avec des pays aux politiques très différentes, essentiellement au sein du Parti populaire européen, en prélevant dans chaque cas, les points qui peuvent servir à la politique officielle hongroise. Il n'en reste pas moins qu'en Hongrie, les personnes qui s'appuient sur les normes européennes pour réfuter certaines dispositions du gouvernement se voient taxées, dans la presse de droite essentiellement, de traîtres à la nation.
Certaines valeurs européennes sont susceptibles de jouer un rôle ambigu. C'est le cas du libéralisme, socle commun de la culture économique dans l'Union européenne. En pratique, s'agissant de la politique universitaire, le libéralisme reviendrait à supprimer tous les enseignements non rentables, en particulier ceux qui produisent la pensée critique. Concernant la liberté d'accès à l'information, certains de mes collègues ont constaté qu'il est de plus en plus difficile d'accéder aux archives. La liberté de la presse semble être remise en cause. Je me réfère à un discours donné, en ma présence, par Viktor Orbán à Varsovie, qui conseillait aux conservateurs polonais gênés par la presse de gauche de s'adjoindre le soutien d'hommes d'affaires fortunés pour contrôler une partie des médias privés, puis de « nettoyer » les médias publics une fois au pouvoir.
Enfin, le troisième point que je développerai concerne l'aspect social. Le gouvernement actuel place au coeur de son discours la création d'une classe moyenne hongroise. Il s'agit là d'une reprise d'une thématique des années 20 et 30. Nous la retrouvons dans la loi sur le service de l'État et le remboursement des études en cas de travail à l'étranger. Comment construire l'Europe lorsque dans l'un de ses pays membres, il est stipulé que l'élite doit être orientée sur une base nationale et élevée dans la fidélité à l'administration ?
En conclusion, j'estime que, comme souvent en Europe centrale, la situation est tragique mais pas nécessairement sérieuse, dans la mesure où les êtres humains résistent bien aux pouvoirs successifs. Le bétonnage de la situation politique me paraît néanmoins impressionnant. Je soulignerai le rôle du Jobbik, très utile à la majorité actuelle pour des raisons électorales : plus l'opposition est divisée, plus il est facile de conserver un contrôle du Parlement.
Permettez-moi enfin de vous faire part de certains points d'inquiétude. Je fréquente la Hongrie depuis 1979. Depuis 1989, je n'avais jamais constaté une telle peur de la part de certaines personnes, en raison de la façon dont elles sont observées dans toutes les administrations. Par ailleurs, je m'inquiète de la corruption grimpante, notamment dans les marchés publics. Je rappelle que la majorité actuelle a été élue justement sur le thème de la lutte contre la corruption. Une partie des évolutions observées aujourd'hui en Hongrie s'appuie sur les contradictions de l'Union européenne. Le jeu sur les valeurs est particulièrement ambigu. Les mêmes mots peuvent revêtir des significations extrêmement différentes. En tout état de cause, l'avenir se jouera à l'échelle européenne, mais également sur le plan culturel. Ainsi, on ne peut pas demander à la Hongrie d'être plus européenne si les Européens s'en désintéressent.
Enfin, je suis frappé par l'absence de perspective et le pessimisme ambiant en Hongrie quant à la situation politique. Ainsi, je constate dans mes échanges avec mon entourage en Hongrie, que même les personnes favorables à l'actuel gouvernement tiennent à peu près le même discours que moi lorsqu'elles ne sont pas sous contrôle. Il s'agit là d'un signe particulièrement intéressant des évolutions en cours en Hongrie. Aux prochaines élections, il est certain que l'opposition sera trop divisée pour présenter une réelle menace. Aujourd'hui, pour l'essentiel, je ne perçois pas de perspective d'évolution favorable en Hongrie s'agissant du rapport à la politique et du rapport à l'Europe. Je reste néanmoins optimiste, car l'humanité a des capacités de rebonds importantes.
M. Georges KÁROLYI
Vous avez évoqué un certain nombre de points sensibles. Je souhaiterais revenir sur la majorité des deux tiers. Il est vrai qu'elle a été acquise sur la base de 34 % des électeurs inscrits. Mais en matière d'élections, l'important est le pourcentage des suffrages exprimés. Je précise que si les élections hongroises avaient eu lieu selon le système électoral français, l'opposition ne représenterait qu'une demi-douzaine de sièges sur les 386 sièges que compte le Parlement hongrois.
M. Paul GRADVOHL
Mon propos concernait l'usage de la rhétorique de la majorité des deux tiers dans la communication du gouvernement.
M. Georges KÁROLYI
Le fait qu'un gouvernement dispose de la majorité des deux tiers au Parlement ne me semble pas problématique. La question concerne davantage la manière de gouverner. S'agissant du contrôle de la presse, quoi qu'ait pu dire le Premier ministre en Pologne, il est courant de dire en Hongrie que les journaux d'opposition se plaignent sur cinq colonnes à la une de ne pas pouvoir paraître, que les radios d'opposition diffusent des messages sur toutes leurs ondes se plaignant de ne pas pouvoir émettre, et que tous les jours, des manifestants protestent dans la rue contre l'abrogation de leur liberté d'expression. J'estime qu'il faut relativiser l'ensemble et considérer que la Hongrie ne fait pas exception par rapport à d'autres pays européens.