M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel.

M. Henri Cabanel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, atteintes du système neurologique et reproductif, dysfonctionnements de certains organes tels que le foie, les reins et le cœur, problèmes de fertilité, naissances prématurées, malformations congénitales, risque accru de cancer de la prostate chez les hommes, difficultés et retards sur le développement moteur et cognitif, tels sont les effets du chlordécone sur la santé humaine.

En Martinique, 90 % de nos concitoyens ont des traces de ce pesticide dans leur sang, ce chiffre atteint 95 % en Guadeloupe.

Au niveau environnemental, le chlordécone pollue la faune et la flore, et cette molécule stable peut rester jusqu’à sept cents ans dans la nature.

Cette pollution a également entraîné d’importantes conséquences économiques dans les domaines de l’agriculture et de l’alimentation d’abord, avec la contamination de plusieurs milliers d’hectares de terres, notamment dans la région Sud Basse-Terre, en Guadeloupe, puis dans le secteur de la pêche, grandement impacté par la réduction de ses zones d’activité ou par les arrêtés d’interdiction visant à lutter contre l’apport de poisson contaminé.

Ce scandale sanitaire, environnemental, économique et politique, avec les lenteurs, dérogations et hésitations des pouvoirs publics vis-à-vis de la toxicité avérée de la chlordécone, a évidemment nourri une profonde défiance des populations antillaises envers l’État et l’exigence, plus que légitime, d’une reconnaissance de la responsabilité de ce dernier et de réparations pour le préjudice subi.

Le 11 mars 2025, soit dix-huit ans après le dépôt de la première plainte contre la pollution au chlordécone aux Antilles, la cour d’appel de Paris a reconnu la responsabilité partagée de l’État sur l’autorisation délivrée pour sa commercialisation et son épandage dans les Antilles. Il est désormais avéré que l’État a failli dans ses missions de contrôle, d’autorisation de délivrance, de vente et d’homologation du pesticide.

C’est pourquoi le texte présenté aujourd’hui, qui vise à reconnaître légalement la responsabilité de l’État et la création d’un régime juridique permettant à toutes les victimes, et non plus seulement aux professionnels exposés au chlordécone, de demander une indemnisation intégrale de leur préjudice, est évidemment regardé favorablement par le groupe RDSE.

Enfin, se pencher de nouveau sur le scandale du chlordécone offre l’occasion de rappeler plus largement que les produits que nous autorisons dans nos champs, dans nos pépinières, sur nos terres, mais aussi dans la construction, peuvent présenter des risques sanitaires et environnementaux lourds, dont les impacts socio-économiques sont majeurs et se déploient à long terme.

Je tenais donc sur ce point spécifiquement à rappeler le scandale de l’amiante, utilisé à grande échelle comme isolant dans les bâtiments publics, pour le logement individuel et au sein de nos collectivités. La protection de nos filières sur chacun de nos territoires passe par la mémoire des leçons du passé. Faut-il le rappeler : prudence est mère de sûreté.

Notre vote doit ainsi servir à entériner la prise de conscience par les pouvoirs publics de la pollution au chlordécone et à résorber la crise de confiance entre l’État, ses services déconcentrés, les collectivités et les associations qui alimente l’exigence de réparation pour les populations des Antilles.

C’est pourquoi la réponse de l’État doit marcher sur deux jambes, indissociables l’une de l’autre : une exigence de vérité et de clarté vis-à-vis des Guadeloupéens et des Martiniquais, et une exigence d’action concrète et ambitieuse répondant au préjudice écologique, économique et sanitaire issu de cette pollution. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et RDPI.)

M. le président. La parole est à Mme Jocelyne Guidez. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

Mme Jocelyne Guidez. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne crois trahir les sentiments de personne en affirmant que chacun d’entre nous aborde la discussion du présent texte avec un certain malaise.

L’emploi du chlordécone dans les Antilles entre 1972 et 1993 est un scandale sanitaire avéré, voire un scandale d’État, tant la responsabilité de ce dernier ne fait aucun doute. Notre collègue Théophile, auteur de la proposition de loi, l’a rappelé : dès le début, l’État savait, il ne pouvait ignorer.

Les faits sont là, têtus et glaçants.

Dès 1968, la commission interministérielle d’études sur les pesticides avait explicitement exclu l’usage du chlordécone en raison de sa grande persistance et de sa toxicité.

Ce produit fut pourtant autorisé par cette même commission en 1972, alors seulement pour un an et à titre dérogatoire, pour lutter contre le charançon de la banane. Nous connaissons bien le provisoire qui dure, en voici un exemple caractéristique : d’année en année, l’autorisation fut reconduite, durant vingt ans, alors que, dans le même temps, les preuves scientifiques du danger que ce produit présentait pour la santé ne cessaient de s’accumuler, chaque fois plus accablantes.

Comment a-t-on pu reconduire l’autorisation d’usage du chlordécone alors que les États-Unis eux-mêmes, qui ne sont pourtant pas vraiment connus pour être un parangon de vertu sanitaire, n’y avaient plus recours depuis le milieu des années 1970 ? Comment a-t-on pu ignorer le rapport Snegaroff de 1977 et le rapport Kermarrec de 1980 ?

Ce qui a été toléré dans les bananeraies des Antilles n’aurait sans doute jamais été accepté dans les vergers d’Occitanie ou dans les vignobles de Bourgogne. C’est incompréhensible et révoltant.

Le résultat, c’est la catastrophe que l’on connaît : la quasi-totalité de la population de Guadeloupe et de Martinique, 90 % selon l’étude de 2014 de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), est plus ou moins contaminée à la chlordécone.

Aucun chiffre officiel ne circule quant au pourcentage du territoire contaminé, mais nous ne nous faisons pas d’illusions : le produit a été répandu pendant plus de vingt ans et il est très persistant. Il ne s’est pas arrêté au pied des bananiers.

L’Institut national de la recherche agronomique (Inra) l’a d’ailleurs explicitement déclaré : tous les milieux sont contaminés, les sols comme les eaux. Je rappelle que l’on interdit la pêche trop près des côtes pour des raisons sanitaires, que les tubercules comme l’igname ou le dachine, qui constituent une part substantielle du régime alimentaire des populations antillaises, sont des racines et sont donc contaminés.

Face à ce scandale, les dispositifs d’indemnisation existants sont largement insuffisants. Aujourd’hui, seuls les travailleurs de la banane ayant développé un cancer de la prostate, ou leurs enfants exposés in utero, peuvent être indemnisés. Et encore, les conditions d’ouverture de ces droits sont restrictives : pour les travailleurs, il faut avoir été exposé au moins dix ans au produit ; pour les enfants, il faut être atteint de pathologies particulièrement graves – troubles du système nerveux, leucémie, malformation congénitale. De plus, l’indemnisation est non pas intégrale, mais forfaitaire.

Afin de remédier à ces insuffisances notoires, pour ne pas dire choquantes, la proposition de loi de notre collègue Théophile pose le principe de la reconnaissance pleine et entière de la responsabilité de l’État et crée un régime général d’indemnisation.

Ce n’est pas la première fois que l’État choisit de créer ce type de régime : nous l’avons fait pour les victimes de l’amiante, pour celles des essais nucléaires et pour les enfants victimes de la Dépakine. À chaque fois, l’ampleur du dommage et l’évidence de la faute l’exigeaient. Pourquoi refuserions-nous cette reconnaissance aux populations antillaises ?

Pourtant, ce texte a été rejeté par notre commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Notre rapporteure Nadège Havet, dont je salue l’investissement sur ce dossier difficile et particulièrement épineux, a développé les arguments de la commission ayant conduit à ce rejet : argument de principe – l’État ne serait pas seul responsable, les industriels le sont aussi – ; argument scientifique – à l’exception du cancer de la prostate, il n’existerait pas de consensus liant exposition au chlordécone et autres pathologies – ; argument technique – comment articuler le fonds créé par le texte avec le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides ? comment sanctionner juridiquement le préjudice d’anxiété ? – ; enfin, évidemment, argument budgétaire – en l’absence d’étude d’impact, nous ne savons pas combien coûterait le régime d’indemnisation proposé.

Tous ces arguments peuvent s’entendre, mais ici, en métropole, et non dans les Antilles. Une chose est certaine : le statu quo n’est pas tenable, j’y insiste. Nous ne pouvons plus nous en tenir à l’existant.

La présente proposition de loi ne peut pas, ne doit pas constituer une énième tentative infructueuse d’avancer sur ce dossier. Nous ne pouvons plus continuer à empiler les propositions de loi et les rapports d’information sur le sujet.

Aussi, nous nous en remettons aujourd’hui au Gouvernement, véritable juge de paix en pareille circonstance, pour trouver une solution qui satisfasse les aspirations légitimes des populations à la reconnaissance de leur souffrance et à la réparation de leur préjudice, dans des conditions techniques, juridiques et budgétaires cadrées pour l’État.

Sur la base d’un consensus qui se dégagerait des amendements gouvernementaux, le groupe Union Centriste votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et RDPI ainsi que sur des travées du groupe RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Robert Wienie Xowie. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)

M. Robert Wienie Xowie. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il n’est jamais trop tard pour reconnaître ses erreurs et pour les corriger ; c’est particulièrement vrai s’agissant du scandale du chlordécone.

Nous parlons là d’un produit que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait classé cancérogène probable en 1979 et qui a été interdit dès 1977 aux États-Unis. Pourtant, l’État français a maintenu l’autorisation de vente durant treize années encore, avant de la retirer en 1990 – enfin, pas vraiment, puisque la vente a perduré trois ans de plus là où le chlordécone était le plus utilisé, en Guadeloupe et en Martinique.

Ainsi, 77 % des travailleurs agricoles de la banane ont été directement exposés au chlordécone à l’époque où ce pesticide était utilisé. Si les professionnels sont particulièrement touchés, la réalité est que 92 % des Martiniquais et 95 % des Guadeloupéens sont contaminés, d’après les chiffres de Santé publique France.

L’exposition au chlordécone a des effets connus : un risque de naissance prématurée, des conséquences sur la croissance et le développement neurologique des enfants, et un risque augmenté de cancer de la prostate. Pourquoi, dès lors, ce qui était dangereux pour tous les autres agriculteurs ne l’aurait pas été pour les habitants de Guadeloupe et de Martinique ? Pourquoi l’interdiction a-t-elle été prononcée de manière différée entre les Antilles et l’Hexagone ?

Depuis 2020, un fonds d’indemnisation existe, mais 200 dossiers seulement ont été déposés jusqu’à présent, dont 154 ont été validés, et toutes les indemnités ne sont pas encore versées. Ce fonds est donc très insuffisant.

Son existence a pourtant justifié que certains d’entre nous rejettent le texte en commission, avec des arguments qui pourraient faire sourire s’il n’était pas question de la santé de milliers de personnes, voire de l’ensemble des populations de la Guadeloupe et de la Martinique.

Le rapport de la commission indique ainsi que « la création d’une autorité administrative indépendante – le Comité d’indemnisation des victimes du chlordécone – reviendrait à consacrer un exceptionnalisme concurrent du régime général d’indemnisation des victimes de pesticides ».

Un « exceptionnalisme » ? L’État français avait manifesté moins de scrupules lorsqu’il s’agissait de continuer exceptionnellement à vendre en Guadeloupe et en Martinique un produit dont on connaissait les conséquences sur la santé et sur l’environnement !

Cette proposition de loi doit réparer une injustice à laquelle nous ne saurions répondre par une injustice supplémentaire. Oui, nous devons reconnaître la responsabilité de l’État dans cette contamination à grande échelle et de longue durée ; oui, nous devons indemniser spécifiquement les victimes de ce scandale sanitaire.

J’ajoute que nous devons apprendre des erreurs commises à cette époque en allant plus loin, par exemple en cessant de reporter l’interdiction du glyphosate.

Ce pesticide, classé cancérogène par l’OMS depuis 2015, est toujours en vente, malgré la promesse du président Emmanuel Macron en 2017 de l’interdire dans les trois ans. Celui-ci disait d’ailleurs au sujet du chlordécone en 2018 : « Ce fut aussi le fruit d’un aveuglement collectif. D’où il faut d’ailleurs tirer la force de se battre aujourd’hui contre des logiques analogues. »

Le fonds d’indemnisation des victimes des pesticides a d’ailleurs reconnu en 2022 le lien entre le glyphosate et les malformations. Combien de personnes faudra-t-il encore indemniser pour en arrêter la vente ? La santé et l’environnement doivent être une priorité ; la justice aussi.

C’est pourquoi l’ensemble de notre groupe soutiendra cette proposition de loi relative à la reconnaissance de la responsabilité de l’État et à l’indemnisation des victimes du chlordécone. (Applaudissements sur les travées des groupes CRC-K et RDPI. – M. Victorin Lurel applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Jacques Fernique. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)

M. Jacques Fernique. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cher Dominique Théophile, responsabilité pour faute, carences et négligences fautives, action tardive, manquement au devoir d’information des citoyens, insuffisante vigilance, faillite dans ses missions de contrôle, grave impéritie administrative : n’en jetons plus, la coupe de l’État est pleine ! Je l’ai remplie ainsi avec les formules contenues dans l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris et dans le rapport de Nadège Havet.

Dans la calamiteuse tragédie du chlordécone aux Antilles, la responsabilité de l’État est désormais largement admise sur le plan juridique ; il est grand temps qu’elle fasse l’objet d’une reconnaissance solennelle. Aussi est-il indispensable d’inscrire dans la loi les premiers mots de l’alinéa 1 de l’article 1er de la proposition de loi de notre collègue Dominique Théophile.

Reconnaître la responsabilité fautive de l’État n’exonère nullement les acteurs privés de leurs torts partagés. Je ne comprends d’ailleurs toujours pas pourquoi notre commission a cru lire dans cette formulation une exclusivité de la responsabilité de l’État, qui nierait toute coresponsabilité. Pour autant, je constate qu’aucune modification de la formulation initiale n’a été proposée.

Cette responsabilité oblige à la réparation du désastre humain et environnemental. Les dégâts sanitaires sont colossaux : l’Anses et Santé publique France ont détecté le chlordécone chez plus de 90 % des Guadeloupéens et des Martiniquais. Les sols et les eaux seront impactés pour plusieurs siècles.

La version initiale de cette proposition de loi pose les bases ambitieuses d’un dispositif d’indemnisation à la hauteur des dommages ; elle résulte du constat de l’insuffisance du premier geste fait en 2020 avec l’indemnisation des victimes de pesticides, fruit de la mission de contrôle menée huit ans plus tôt par notre collègue Nicole Bonnefoy.

Pour autant, les conditions de l’indemnisation en vigueur sont si restrictives que seules 178 personnes professionnellement exposées ont obtenu à ce jour une décision favorable.

Avec sa proposition, notre collègue répond à la puissante aspiration à la justice de nos compatriotes antillais. Non, nous ne saurions balayer leurs légitimes revendications en invoquant un contexte budgétaire contraint, en limitant strictement les pathologies concernées aux seuls cancers de la prostate, en rétorquant que ce serait légiférer à l’aveugle, en appelant même à faire comme pour l’amiante : légiférer avec du recul, un demi-siècle après, un demi-siècle trop tard. Oui, j’ai bien lu cela : « comme pour l’amiante ».

S’il y a eu un aveuglement, en l’occurrence, c’est celui, coupable, de ceux qui, en se masquant les yeux, ont autorisé la vente d’un produit dont la dangerosité avait été scientifiquement établie bien avant son utilisation massive en Guadeloupe et en Martinique entre 1972 et 1993.

Dès 1968 au moins, le caractère toxique et persistant du chlordécone était établi. On connaît, hélas ! cette tragique logique selon laquelle des intérêts économiques priment les droits humains et environnementaux, de l’amiante aux néonicotinoïdes, du flufénacet aux polyfluoroalkylées (PFAS). Quand tirerons-nous vraiment les leçons de ces désastres ?

Après le rejet global de ce texte en commission la semaine dernière, nous avions, hélas ! compris que son ambition serait rabotée par les amendements de la rapporteure et du Gouvernement.

S’il doit bien y avoir, contrairement à ce que préconisait le rapport, une liste de pathologies fixée par décret en Conseil d’État, le fait d’avoir vécu aux Antilles ne suffira pas, si l’on est atteint de l’une de ces maladies, pour prétendre à une indemnisation. Non, la commission et le Gouvernement exigent que la victime établisse que sa maladie est imputable à une exposition effective au chlordécone.

Cette charge de la preuve limitera fortement la capacité à obtenir réparation, tant il est difficile d’établir le lien de causalité entre maladie et exposition. Je crains fort que cette condition très stricte ne réduise le nombre de bénéficiaires à un niveau manifestement très faible, au mépris de toute justice.

L’injustice serait plus criante encore si l’amendement n° 4 rectifié, visant à exclure les ayants droit des victimes décédées, était adopté.

La commission et le Gouvernement suppriment également la réparation du lourd préjudice d’anxiété, pourtant reconnu par la cour administrative d’appel de Paris.

Enfin, à l’article 3, nous redoutons que la proposition du Gouvernement d’une réparation forfaitaire, et non plus intégrale, aboutisse à une indemnisation au rabais.

Si nous suivons le Gouvernement et la commission, il ne sera plus question d’autorité administrative indépendante, mais, surtout, les modalités garantissant le respect du principe du contradictoire dans l’examen des dossiers seront supprimées. Encore un recul !

Enfin, il ne sera plus question de financer l’indemnisation par une taxe additionnelle sur les bénéfices des industries phytosanitaires. En d’autres termes, aucun moyen supplémentaire ne viendra s’ajouter à ceux, bien maigres, dont nous disposons déjà.

Cette proposition de loi, cosignée par les membres du groupe écologiste, constitue une avancée majeure pour les victimes du chlordécone. Nous déplorons le risque de voir sa portée réduite si nous suivons le Gouvernement et la commission. Cette réparation, très verrouillée et sans commune mesure avec l’ampleur des dommages et des responsabilités, n’en aurait plus que l’apparence. Franchement, tout ça pour ça ? (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER, CRC-K et RDPI.)

M. le président. La parole est à Mme Nicole Bonnefoy. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Nicole Bonnefoy. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je remercie notre collègue Dominique Théophile d’avoir mis en débat ce texte important et attendu.

Le chlordécone fait partie des pesticides organiques de synthèse à base de chlore, comme le lindane ou le dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT). Utilisé massivement aux Antilles jusqu’au début des années 1990 contre le charançon du bananier, il a causé une pollution persistante dans les sols et dans l’eau, emportant des conséquences en termes de santé publique établies pour ce qui concerne le cancer de la prostate.

Le chlordécone a fait l’objet de nombreuses études scientifiques démontrant sa toxicité neurologique et reproductive chez l’homme et chez l’animal. Ces propriétés en font un perturbateur endocrinien, notamment pour les femmes.

Dans mon rapport sur les pesticides en 2012, j’indiquais que l’étude Karuprostate montrait très clairement que l’exposition au chlordécone multipliait par 1,8 le risque de développer un cancer de la prostate chez les hommes ayant une concentration en chlordécone dans le sang supérieure à un gramme par litre.

Le pire dans cette substance est sa longévité. Le chlordécone n’est malheureusement pas digéré par la nature. Sa structure moléculaire se dégrade en métabolites qui n’atteignent leur demi-vie qu’au bout de 46 ans et ne disparaissent totalement qu’après plusieurs centaines d’années.

Le dernier rapport de l’Opecst, en mars 2023, rend compte de la première étude Kannari, conduite en 2013 et 2014, qui démontre que le chlordécone était détecté chez plus de 90 % des adultes antillais.

Sur la base de ces prélèvements, il a été estimé que 14 % des adultes guadeloupéens et 25 % des adultes martiniquais dépassaient la valeur toxicologique de référence interne définie par l’Anses.

Si nous voulions bien entendre ces faits, documentés dans des rapports parlementaires, nous pourrions peut-être réexaminer certaines dispositions adoptées récemment par le Sénat, telle celle qui réautorise les néonicotinoïdes.

Mme Nicole Bonnefoy. En tant que législateur, nous avons une responsabilité évidente envers les générations futures.

Le drame du chlordécone vient nous rappeler qu’en voulant être sourds aux alertes de nos agences sanitaires et scientifiques, nous prenons des risques inconsidérés pour l’environnement et la santé humaine.

Par ailleurs, je tiens à relever l’incohérence des textes soumis à notre assemblée, cet après-midi, par le groupe RDPI. Si ce texte-ci vise à reconnaître les victimes d’un pesticide, le suivant, en revanche, réautorise l’épandage aérien de pesticides, notamment sur les bananeraies, épandage pourtant interdit depuis des années en France.

M. Victorin Lurel. C’est bizarre !

Mme Nicole Bonnefoy. Pour l’écologie, c’est un pas en avant, deux pas en arrière ! J’ai du mal à comprendre la logique.

Les sols ont une meilleure mémoire que les hommes. On récolte ce que l’on sème : ce vieil adage paysan est plus vrai que jamais, y compris en matière de produits phytosanitaires. En témoigne la persistance du chlordécone, dont on retrouve des traces dans les produits alimentaires locaux : patates douces, ignames, mais aussi crustacés et poissons, alors même qu’ils n’ont pas même été traités par ce produit.

Face à la rémanence de cette substance, le présent texte vise à reconnaître la responsabilité de l’État dans l’autorisation et l’usage du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique entre 1972 et 1993, ainsi qu’à instituer, en conséquence, un régime d’indemnisation spécifique pour les victimes.

Cette proposition de loi s’inscrit dans la continuité des travaux menés ces dernières années par plusieurs parlementaires socialistes, notamment Hélène Vainqueur-Christophe, Victorin Lurel et Élie Califer.

J’ai moi-même été, en 2020, à l’initiative de la création d’un fonds d’indemnisation des victimes des pesticides. Ce fonds, qui existe aujourd’hui, représente une avancée majeure, mais il a été entaché par la volonté du Gouvernement d’en réduire la portée, puisque seules les maladies professionnelles sont éligibles à cette indemnisation et que cette dernière est forfaitaire et non intégrale.

J’ai d’ailleurs milité pour l’ouverture de ce fonds à toutes les victimes, professionnelles ou non, ainsi que pour une réparation intégrale des préjudices subis.

N’aurait-il pas été préférable d’élargir ce fonds existant de manière à en faire bénéficier toutes les victimes du chlordécone ? Je m’interroge, mes chers collègues.

Néanmoins, compte tenu du scandale sanitaire et environnemental que représente le chlordécone, nous soutiendrons l’article 1er de ce texte, qui crée un régime spécifique d’indemnisation des victimes.

Cette mesure est de nature à répondre à une situation vécue comme un scandale en Guadeloupe et en Martinique, une situation qui génère un sentiment de défiance à l’égard de l’État et de ses institutions. Ce texte permettrait de reconstruire cette confiance perdue et résoudrait les difficultés d’adhésion aux dispositifs et aux recommandations émises par les services de l’État.

Cette proposition de loi vient donc donner corps à un engagement présidentiel non tenu. Elle est, par ailleurs, conforme à un récent arrêt de la cour administrative d’appel de Paris. Celle-ci reconnaît les fautes commises par l’État, qui a autorisé la vente de ce pesticide, et demande la réparation du préjudice moral d’anxiété des personnes durablement exposées à cette pollution.

Mais c’était sans compter des amendements de dernière minute, déposés par la rapporteure et le Gouvernement, visant notamment à retirer du texte la reconnaissance par l’État des préjudices moraux, pour ne maintenir que les préjudices sanitaires, à supprimer le caractère d’autorité administrative indépendante de l’organisme chargé de l’indemnisation, et à supprimer la réparation intégrale au profit d’une réparation forfaitaire.

Cela me rappelle fortement les débats que nous avons eus lors de la création du fonds d’indemnisation des victimes des pesticides dont j’ai pris l’initiative en 2018.

Si ces amendements étaient adoptés au cours de cette séance, nous aboutirions à une version moins-disante de cette proposition de loi, ce qui serait dommageable. Cependant, je relève que le Gouvernement entend aussi maintenir la reconnaissance des victimes tant professionnelles que non professionnelles du chlordécone, ce qui constitue aussi une vraie plus-value en comparaison du fonds d’indemnisation qui existe aujourd’hui. Nos débats éclaireront notre position finale sur ce texte. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)

M. le président. La parole est à M. Christopher Szczurek.

M. Christopher Szczurek. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le chlordécone, c’est l’histoire d’un scandale trop méconnu dans l’Hexagone : un scandale économique, un scandale moral et sanitaire, mais aussi un scandale politique, qui montre l’abandon structurel dont sont victimes nos outre-mer depuis trop longtemps.

De 1972 à 1993, le chlordécone, insecticide efficace contre les parasites nuisibles aux cultures dans les bananeraies, a été largement utilisé dans les plantations de la Guadeloupe et de la Martinique. Cette molécule, largement diffusée après l’ouragan David de 1979, qui avait ravagé les plantations, s’est instillée dans les cours d’eau et les terres de ces îles, mais surtout dans le corps de nos compatriotes des Antilles.

On estime que près de 90 % de la population de ces territoires est contaminée par le chlordécone, perturbateur endocrinien violent qui cause de nombreux cancers, des malformations et des difficultés reproductives. Malgré une connaissance précoce de sa dangerosité, le chlordécone n’a été interdit qu’en 1993 ; en attendant, il aura, pour des décennies, si ce n’est des siècles, pollué les terres et les eaux et détruit de nombreuses vies.

Ce scandale historique illustre l’absence de toute volonté de développement autonome de nos territoires ultramarins. En effet, les productions des bananeraies représentent la principale exportation des territoires de la Guadeloupe et de la Martinique ; cette industrie agricole unique offre 10 000 emplois, autant de familles concernées par une monoculture intensive et forte consommatrice de produits phytosanitaires, colonne vertébrale de l’économie de ces îles.

Le chlordécone et ses effets sont un scandale. Comme dans de nombreux territoires, dont le mien, les pollutions héritées d’activités agricoles ou industrielles passées ou présentes représentent des drames économiques, sanitaires et sociaux trop grands. Du bassin minier du Pas-de-Calais aux bananeraies de Basse-Terre, l’État doit prendre sa responsabilité dans l’indemnisation des collectivités et, surtout, des personnes touchées par les effets de ces substances.

La tragédie du chlordécone illustre aussi, s’il le fallait encore, l’abandon structurel des territoires ultramarins. L’absence de toute politique réelle d’autonomie et de souveraineté, le faible développement de circuits économiques et productifs sains, voilà les phénomènes indirects et cachés qui entourent le scandale du chlordécone.

Quelle économie de la mer, quelle autonomie alimentaire, quelle production antillaise propre peuvent répondre aux besoins de la population ? Tout cela, l’État n’y a jamais pourvu ; il a plutôt laissé perdurer sans contrôle, avec l’aide des forces économiques qui lui sont liées, une culture de la banane assise sur la diffusion d’un poison.

Ce texte va selon nous dans le bon sens, mais nous regrettons les trop nombreux amendements dévoilés aujourd’hui. Il appartient en effet à l’État de réparer, dans les limites déjà raisonnables posées dans le texte initial, les dommages subis par les populations du fait de la diffusion massive du chlordécone.

Pour autant, nous soutiendrons ce texte.