M. Akli Mellouli. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord saluer le travail remarquable accompli par Marie-Noëlle Lienemann et Jean-Baptiste Lemoyne, ainsi que leurs préconisations, qui devraient davantage être suivies d’effets.
Au tournant des années 2000, notre pays ne jurait que par la mondialisation, nos dirigeants étaient alors les chantres de la mondialisation heureuse, nos grandes écoles et nos universités formaient les élites de demain, sans aucune prise en compte des enjeux stratégiques. Cette approche crédule a provoqué une vulnérabilité de notre tissu économique et, par la même occasion, une perte de souveraineté profonde et transversale. Sans le savoir, nous avons sacrifié sur l’autel de cette mondialisation heureuse notre industrie, nos intérêts stratégiques et notre souveraineté.
Le réveil a été brutal. Les turbulences traversées par la mondialisation ces dernières années, les crises sanitaires et les tensions géopolitiques, notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ont révélé les fragilités de notre modèle économique et ont poussé nos décideurs à reconsidérer notre stratégie.
Une prise de conscience salutaire a émergé, conduisant notre pays à réévaluer l’équilibre entre l’attraction des investissements étrangers et notre souveraineté. Cela s’est traduit par des évolutions structurelles dans l’accompagnement des investissements étrangers dans les secteurs sensibles, ainsi que dans l’évaluation et la prévention des menaces que ces investissements peuvent faire peser sur notre sécurité.
Ainsi, nous assistons au développement de tout un écosystème autour de cette question à la croisée de la politique, de la géopolitique, de l’économie, de la finance, de la défense et du droit.
La France, comme de nombreux États, a récemment réformé et renforcé son dispositif de contrôle des investissements étrangers. Le champ des secteurs qui y sont soumis a, en particulier, été étendu. Initialement centrée sur la défense et la sécurité, leur liste a été élargie pour inclure les activités d’approvisionnement en eau et en énergie, les réseaux de transport et de communications électroniques, ainsi que les technologies critiques comme la cybersécurité, l’intelligence artificielle et les biotechnologies.
La loi Pacte et ses textes d’application ont également renforcé ce dispositif en abaissant le seuil de déclenchement du contrôle des investissements étrangers, désormais fixé à 25 % des droits de vote d’une entité de droit français. Les prérogatives de l’administration ont été renforcées, permettant notamment au ministre de l’économie d’assortir les autorisations de conditions relatives à la gouvernance.
Pour autant, afin de garantir l’indépendance de notre économie et de préserver nos intérêts nationaux, il est crucial d’aller plus loin. Il convient à cette fin d’admettre, d’abord, certaines vérités qui ne sont pas agréables à entendre : les investissements directs étrangers (IDE) traduisent surtout un manque de financement et de prise de contrôle par nos acteurs financiers, publics et privés, soit des défaillances dans l’actionnariat et le financement des investissements locaux.
Par exemple, concernant le défi de l’intelligence artificielle, Bruno Bonnell, secrétaire général pour l’investissement chargé du plan France 2030, rappelle que la France ne peut pas s’appuyer sur la commande d’État pour soutenir ces entreprises innovantes, comme le font la Chine ou les États-Unis, en raison des réglementations de l’Union européenne, une fragilité face à laquelle il appelle les États européens à réagir. Il déplore également la faiblesse de l’investissement privé en France, de la part des grands groupes comme des fonds d’investissement. Aujourd’hui, ceux-ci n’en font pas assez.
L’autre vérité dérangeante est que, dans le domaine des investissements étrangers, il faut malheureusement aussi se méfier de ses alliés. L’affaire Gemplus en est un exemple frappant. En 2002, ce leader mondial des cartes à puce a été partiellement acquis par Texas Pacific Group (TPG), un fonds d’investissement américain. Cette acquisition a soulevé de nombreuses inquiétudes quant à la perte de contrôle sur une technologie stratégique pour la sécurité nationale. Les autorités françaises ont découvert par la suite que TPG entretenait des liens avec la CIA, exacerbant les craintes d’espionnage industriel et de fuites de technologies sensibles.
L’affaire Alstom, particulièrement révélatrice des dangers associés aux investissements étrangers, même de la part de nos alliés, offre un autre exemple. En 2014, la vente de la branche énergie d’Alstom à General Electric a marqué une perte significative pour la France dans les secteurs de l’énergie et de la défense.
Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d’Alstom, a été arrêté aux États-Unis en 2013, accusé de corruption dans une affaire qui semblait viser à affaiblir l’entreprise française. Son arrestation a mis en lumière les pratiques d’intimidation utilisées pour faciliter l’acquisition d’Alstom par General Electric, au détriment de Siemens.
Nous avons alors renoncé à créer un Airbus de l’énergie, qui aurait pu être un acteur majeur de la transition énergétique. Cette affaire démontre clairement comment des alliés peuvent exploiter des failles pour obtenir des avantages stratégiques, soulignant l’importance de renforcer notre vigilance et nos dispositifs de contrôle des investissements étrangers afin de protéger nos intérêts nationaux et notre souveraineté industrielle.
Par ailleurs, et plus globalement, je recommande d’aborder la problématique sur un plan systémique, car celle-ci n’est pas uniquement économique, elle est également politique et culturelle : tous les pans de la société doivent entamer une révolution en la matière. L’intelligence économique doit être intégrée dans nos politiques publiques, dans notre système éducatif et dans nos entreprises. La sensibilisation à la protection des savoir-faire et à la gestion des risques doit devenir une priorité nationale.
Il est impératif, monsieur le ministre, que nous nous dotions d’un ministère de l’industrie et de l’énergie de plein exercice.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. D’accord !
M. Akli Mellouli. La reconquête de notre souveraineté économique passera par notre réindustrialisation et notre capacité à appréhender la transition énergétique, qui est l’enjeu majeur de ce siècle. Ce sujet constitue une cause nationale qui doit tous nous transcender.
Enfin, il est impératif et urgent de travailler ensemble à la protection et à la promotion des intérêts stratégiques de notre pays ! (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et CRCE-K. – Mme Hélène Conway-Mouret et M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie. Monsieur le sénateur Mellouli, le ton de votre intervention pouvait laisser penser à une critique, mais au fond, vous avez abordé de nombreux points sur lesquels nous sommes en accord.
M. Akli Mellouli. Avant d’être critique, je suis constructif, monsieur le ministre !
M. Jean-Baptiste Lemoyne. C’est de la conviction !
M. Roland Lescure, ministre délégué. Votre approche se révèle aussi convaincue, voire passionnée. Les exemples que vous avez donnés doivent effectivement nous inciter à demeurer alertes quant aux enjeux de l’ouverture internationale, sans que la France se ferme pour autant.
Vous avez évoqué le cas d’Alstom. Si la France n’était pas ouverte aux investissements internationaux, Alstom n’aurait sans doute pas été en mesure d’acquérir Bombardier, une société canadienne, pour en faire le premier groupe mondial de transport, derrière son concurrent chinois. Il nous faut donc trouver un juste équilibre.
Telle est, me semble-t-il, l’essence de la plupart des interventions entendues aujourd’hui, à une exception près, peut-être : parvenir à concilier une France et une Europe ouvertes sur le monde, mais nullement naïves et pleinement conscientes des risques y afférents.
La procédure que nous avons établie ensemble, systématiquement renforcée depuis cinq ans désormais, nous permet de nous approcher au plus près de la vérité, ou à tout le moins de disposer de l’un des processus de protection les plus aboutis au monde.
Dans une vie antérieure, j’ai été moi-même un investisseur relevant du CFIUS et je suis donc passé sous les fourches caudines de l’administration américaine. Notre dispositif n’est pas très éloigné de ceux qui sont en vigueur dans ce pays, où le Congrès examine également ces questions avec la plus grande attention.
Mme la présidente. La parole est à M. Akli Mellouli, pour la réplique.
M. Akli Mellouli. Nous estimons que la critique se doit d’être constructive, c’est pourquoi nous faisons preuve d’un tel esprit. Nous appelons de nos vœux des évolutions dans la gouvernance de nos entreprises, notamment au sein de nos conseils d’administration. Il nous paraît en effet nécessaire d’y associer davantage les organisations syndicales de salariés et de renforcer certains volets du dispositif actuel.
Dans ce cadre, monsieur le ministre, vous pouvez compter sur le soutien du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires pour vous accompagner dans les mesures qui vont dans le bon sens.
Nous devons néanmoins redoubler de vigilance, car les enjeux de demain revêtent une importance cruciale : la transition écologique constituera l’un des vecteurs essentiels de notre souveraineté pour les années à venir.
Mme la présidente. La parole est à M. Fabien Gay.
M. Fabien Gay. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier notre collègue Jean-Baptiste Lemoyne et notre ancienne collègue Marie-Noëlle Lienemann d’avoir mené ce travail et proposé ce débat aujourd’hui.
Naïveté, passivité ou complicité ? La crise du covid-19 et le manque de masques ont mis en lumière une perte de souveraineté sur nombre d’activités stratégiques et industrielles, nous laissant incapables de répondre aux besoins essentiels des peuples.
Pourtant, ce constat était connu. Depuis plus de cinquante ans, notre pays a connu plusieurs vagues de désindustrialisation. Le résultat est limpide : deux millions d’emplois industriels ont été supprimés, des savoir-faire et des compétences détruits, laissant des régions entières dans un état sinistré. Cela s’est également fait en bradant notre outil industriel à des puissances étrangères : Technip, Nokia, les Chantiers de l’Atlantique, etc. La liste est bien trop longue.
Le président Macron voudrait faire oublier qu’il était déjà aux affaires sous le mandat de François Hollande et qu’il s’est rendu coresponsable des désastres économiques et industriels que nous connaissons depuis plus de dix ans.
Le pire est sans conteste le cas de General Electric. En 2019, le géant américain a préféré acquitter 50 millions d’euros de pénalités plutôt que de créer les emplois promis. Désormais, il rapatrie les brevets aux États-Unis tandis qu’on laisse EDF se débattre pour conserver les turbines Arabelle.
C’est la raison pour laquelle notre groupe plaide depuis des années en faveur d’un renforcement du contrôle des investissements étrangers, mais surtout d’un suivi au fil de l’eau des engagements pris.
Comme le souligne le rapport de la mission d’information consacrée à l’avenir du groupe Atos, fleuron industriel français du numérique désormais en grande difficulté, la France a, certes, renforcé ses modalités de contrôle des investissements étrangers, à l’instar des autres États européens, mais il reste du chemin à parcourir.
Nos administrations centrales ne disposent ainsi toujours pas de moyens suffisants pour contrôler l’effectivité de la mise en œuvre des conditions imposées lors des autorisations d’investir. En outre, ce suivi demeure trop faible, car il n’est ni systématique ni centralisé.
C’est là que l’intelligence économique prend tout son sens. La stratégie déployée aujourd’hui est uniquement défensive, par un renforcement du contrôle de certains secteurs stratégiques, malgré, reconnaissons-le, de rares décisions politiques, comme le refus de vendre Carrefour au géant canadien Couche-Tard opposé par le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Il nous faut à présent construire une stratégie offensive, notamment parce que toute politique de réindustrialisation doit s’accompagner d’une reprise en main de l’ensemble des chaînes de valeur, et ce dans chaque secteur.
Ainsi, si la question de la souveraineté numérique et de la protection de nos données revêt une importance cruciale, nous nous félicitons de l’implantation de data centers. Pour autant, cette activité est gourmande en énergie, et son effet en termes d’emplois reste à démontrer, puisqu’une partie des compétences et des savoir-faire qu’elle requiert, comme le traitement des données, ne seront pas mis en œuvre depuis le territoire français.
Dans le même ordre d’idées, nous observons l’implantation de gigafactories de batteries électriques, alors que, simultanément, Stellantis et Renault sont en train d’opérer la liquidation de leurs sous-traitants, comme l’entreprise MA France à Aulnay-sous-Bois ou encore Impériales Wheels à Châteauroux, seul fabricant français de jantes en aluminium. Notons que le dernier repreneur de cette entreprise a perçu 45 millions d’euros d’aides d’État pour convertir sa chaîne de production en chaîne électrique zéro émission.
Résultat, la boîte fermera le 20 juin prochain. Et que fait le Gouvernement ? Il reste les bras ballants, ou alors, comme vous l’avez fait, monsieur le ministre, il sermonne les ouvriers qui luttent pour conserver leur emploi et sauvegarder leur outil industriel.
Il ne suffira pas, pour promouvoir une véritable intelligence économique, de mener une politique d’offre et de créer les conditions fiscales favorables aux investissements décidés à Choose France, en priant pour que les grands groupes créent de l’emploi. Il faut également conditionner les aides publiques à des garanties sociales et environnementales, demander leur remboursement lorsque des emplois sont détruits et, surtout, responsabiliser les donneurs d’ordre pour éviter les délocalisations. Y êtes-vous prêt, monsieur le ministre ?
J’estime enfin que l’intelligence économique et la souveraineté de la France doivent s’inscrire dans une logique de politique générale qui concerne tous les secteurs, y compris la culture et le sport. Comment admettre, par exemple, que l’emblématique club de football, le Paris Saint-Germain (PSG), soit actuellement aux mains des Qataris, qui abritent du reste – je le dis au passage – le chef du Hamas ?
Preuve des liens étroits entretenus par votre gouvernement et cette puissance étrangère, vous avez même envisagé, un temps, de leur vendre le patrimoine commun que constitue le Stade de France !
L’intelligence économique et le contrôle des investissements étrangers appellent une politique globale, ainsi que les outils législatifs permettant le contrôle et le conditionnement des aides, sans naïveté, y compris à l’égard de nos amis allemands, par exemple, qui ont tout fait pour affaiblir notre énergie nucléaire et notre industrie. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie. Vous avez ratissé large, si je puis dire, monsieur le sénateur Fabien Gay ! Votre intervention est en effet allée bien au-delà des investissements étrangers en France, que nous contrôlons du reste davantage depuis 2017, avec la mise en place du dispositif que j’ai précédemment décrit. J’ai en déjà cité de nombreux exemples.
M. Fabien Gay. Et MA France ?
M. Roland Lescure, ministre délégué. Prenons Atos, que vous évoquez. Si Atos était resté un fleuron, comme vous le dites, une entreprise en développement et en mesure de conquérir le monde, nous n’en serions pas là aujourd’hui.
En ce qui me concerne, je suis pour des entreprises industrielles qui investissent et qui se développent, fût-ce avec l’appui de capitaux étrangers. J’estime en revanche que ce n’est pas en défendant encore et encore tous les actifs créés que nous renforcerons notre attractivité et la capacité de nos entreprises à se développer, y compris au niveau européen. Sur ce dernier point, nous pourrons sans doute nous accorder sur notre désaccord, monsieur le sénateur.
Faisons par ailleurs preuve d’un peu de discernement. Je conviens que le Stade de France est un très bel actif. Le 12 juillet 1998, comme tant d’autres Français, je me trouvais devant mon téléviseur quand nous y avons gagné la Coupe du monde de football. Il reste que, si les Qataris achetaient le Stade de France – ce qui ne sera vraisemblablement pas le cas –, celui-ci ne serait pas déplacé à Dubaï ou à Abu Dhabi pour autant. Cet actif resterait là où il se trouve.
Ce décret vise les secteurs qui sont réellement stratégiques. Concentrons nos interventions sur ces secteurs qui méritent d’être défendus, et pour tout ce qui n’en relève pas, gardons l’esprit et les yeux ouverts !
Mme la présidente. La parole est à M. Fabien Gay, pour la réplique.
M. Fabien Gay. J’estime pour ma part qu’une politique de réindustrialisation de notre pays doit viser toute la chaîne de valeur, monsieur le ministre. De fait, vous ne me répondez pas sur le fond.
L’on est en train d’implanter des gigafactories. Très bien ! Mais, dans le même temps, on laisse des entreprises, dont certaines sont françaises et dont l’État est actionnaire – Stellantis et Renault –, liquider l’ensemble de la sous-traitance. Estimez-vous que notre pays sera plus fort lorsque, demain, nous ne détiendrons plus l’ensemble de la chaîne de valeur des filières automobile, aéronautique et de tant d’autres filières ?
À l’issue de votre entrevue avec le patron de l’entreprise MA France, située à Aulnay-sous-Bois, votre seule parole a été pour sermonner les syndicats et les salariés qui se sont mis en grève pour soutenir leur emploi et sauvegarder l’entreprise, monsieur le ministre. Le résultat, c’est qu’en une semaine, le tribunal de commerce a liquidé l’entreprise.
Vous persistez pourtant à donner raison au patronat. Vous ne voulez pas responsabiliser les donneurs d’ordre. Je vous le dis avec beaucoup de colère, monsieur le ministre : c’est un véritable scandale ! Et pendant ce temps, la désindustrialisation continue sur l’ensemble du territoire. (M. Akli Mellouli applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à M. Christian Bilhac. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – MM. Bernard Buis et Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)
M. Christian Bilhac. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat attire notre attention sur le sujet du rapport d’information intitulé Anticiper, adapter, influencer : l’intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté, remis au nom de la commission des affaires économiques en juillet 2023.
Ma première remarque portera sur la définition de l’« intelligence économique » : les rapporteurs évoquent la nécessité de se « mettre en alerte » afin de préserver la « compétitivité » de notre économie.
Il s’agit, plus simplement, d’un aspect du renseignement économique, pratiqué par tous les États, et qui constitue une composante à part entière de la guerre économique. L’intelligence économique s’inscrit dans le champ plus large du contre-espionnage pratiqué de tout temps. Le renseignement économique est d’usage entre puissances étrangères, y compris alliées, intéressées par les technologies et les savoir-faire, en l’occurrence français.
Il serait faux d’affirmer que notre pays est désarmé face à l’espionnage économique. Je pense notamment au dispositif d’autorisation préalable des investissements étrangers en France, mentionné dans le rapport.
Ce cadre juridique et administratif donne au ministre de l’économie la faculté de contrôler en amont les projets d’investissement d’origine étrangère et extraeuropéenne dans les secteurs relevant de notre souveraineté.
Défini principalement par décret, le champ de cette autorisation préalable avait été élargi par le volet sur la protection des entreprises stratégiques de la loi Pacte du 22 mai 2019. Il s’agit d’une exception au principe de libre circulation des capitaux, consacré par ailleurs dans le droit international, que tous les États soucieux de leur souveraineté, y compris les plus libéraux, mettent toutefois en œuvre.
Depuis 2019, sont entrées dans le champ du contrôle préalable les entreprises des secteurs de l’aérospatial et de la protection civile, ou encore la recherche et développement en matière de cybersécurité, d’intelligence artificielle, de robotique, ainsi que les activités liées aux semi-conducteurs et celles des hébergeurs de certaines données sensibles.
D’après les informations de la direction générale du Trésor, ce renforcement réglementaire ne s’est pas fait au détriment de l’attractivité économique française.
Enfin, a été pérennisé le contrôle du franchissement du seuil de 10 % des droits de vote dans les sociétés cotées sur un marché réglementé par des investisseurs étrangers.
Des trous dans la raquette demeurent toutefois.
Si le cadre réglementaire et législatif existe, les enjeux portent davantage sur sa mise en œuvre. Il faut désormais améliorer le suivi a posteriori des engagements des investisseurs.
Plus largement, et cela nous distingue de nombre de nos partenaires et concurrents internationaux, une véritable culture de la sécurité économique nous fait encore défaut à ce jour. Cela inclut bien sûr la cybersécurité, point sur lequel le Sénat s’était penché dans le cadre des travaux de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique.
La défense de notre souveraineté ne saurait donc reposer exclusivement sur l’action de l’administration. Elle doit être l’affaire de chacun, avec une formation nécessaire dans tous les secteurs, qu’il s’agisse des étudiants, des chercheurs, des salariés ou des chefs d’entreprise, en particulier de PME.
L’on se réjouit des bons résultats de l’attractivité économique de la France depuis plusieurs années, mais connaissons-nous toujours les réelles intentions des investisseurs ?
Quid du foncier agricole de notre pays, qui aiguise l’appétit de nombreux investisseurs étrangers ? Ce sujet a déjà fait l’objet d’initiatives législatives, ici même, au Sénat.
Quid des investissements opportunistes visant à bénéficier de subventions publiques sans volonté de s’implanter durablement sur le territoire français ?
Le temps me manque pour revenir sur d’autres points intéressants du rapport, tels que la place de la France dans les comités internationaux d’élaboration des normes.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, le thème de notre débat est au cœur de notre souveraineté. Dans un contexte international préoccupant, sa prise en compte doit présider à la nécessaire réindustrialisation de notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – Mme Hélène Conway-Mouret ainsi que MM. Pierre-Alain Roiron et Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie et de l’énergie. Vous parlez d’or, monsieur le sénateur : s’il convient d’instaurer des dispositifs, d’édicter des règles et d’allouer des moyens – et nous l’avons fait –, il nous faut désormais changer de logiciel national, car la sécurité économique est aussi affaire de culture.
Je me réjouis donc de constater que la représentation nationale se saisit de ce sujet. Il convient que les entreprises s’en saisissent également et que les chambres de commerce les accompagnent sur le terrain en les sensibilisant à cet enjeu.
Il en va de la sécurité économique comme de la cybersécurité. Cette problématique a émergé au cours des dix à quinze dernières années et elle est en passe de devenir un véritable danger, mais aussi un véritable atout pour les entreprises qui s’en saisissent.
Cette révolution culturelle doit avoir lieu. Le dispositif complet dont nous disposons désormais, le rapport que vous citez, monsieur le sénateur, et les débats que nous avons régulièrement y contribuent.
Ce débat est pour moi l’occasion d’engager toutes les entreprises, notamment moyennes et petites, à se saisir de ce défi majeur, qui, s’il est envisagé avec prudence, peut devenir un avantage comparatif considérable.
Des fonctionnaires du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse) sont présents dans chaque région, sur le terrain, et prêts à accompagner nos entreprises dans ce processus.
Mme la présidente. La parole est à M. Christian Bilhac, pour la réplique.
M. Christian Bilhac. Nous sommes presque d’accord, monsieur le ministre. Permettez-moi toutefois de vous faire une suggestion : plutôt que d’enquiquiner à longueur de journée, à longueur de mois, à longueur d’année les chefs d’entreprise à coups de paperasserie et de dossiers, l’administration devrait consacrer son temps à former les chefs d’entreprise dans ce domaine.
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Buis. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – Mmes Guylène Pantel et Hélène Conway-Mouret applaudissent également.)
M. Bernard Buis. Madame la présidente, monsieur le ministre, cher Jean-Baptiste Lemoyne, instigateur de ce débat, mes chers collègues, plus de 15 milliards d’euros d’investissement pour cinquante-six nouveaux projets : telle fut la bonne nouvelle de la septième édition du sommet Choose France, qui a réuni, le 13 mai dernier, plus de 180 chefs d’entreprise étrangère à Versailles.
Depuis cinq ans, la France est le pays européen attirant le plus de capitaux étrangers. C’est dire l’importance des investissements extérieurs en France. Des investissements qui permettent non seulement de renforcer notre compétitivité, mais aussi de créer des emplois pour des milliers de Français. Autant de raisons, mes chers collègues, pour encourager ces investissements.
Il ne faut toutefois pas s’y méprendre : l’investissement étranger, bien que bénéfique pour notre croissance, peut parfois porter préjudice à notre souveraineté économique.
Il faut garder à l’esprit que l’objectif primordial de ces investissements est d’acquérir un intérêt durable dans une entreprise et d’exercer in fine une influence significative sur sa gestion, comme le rappelle l’Insee.
Or les turbulences que traverse la mondialisation ces dernières années, qu’elles soient sanitaires ou géopolitiques, nous imposent de rester vigilants et d’agir en faveur d’une meilleure maîtrise de la situation. Mieux maîtriser, c’est être capable de mieux contrôler. Or sans contrôle, il n’y a pas de souveraineté. Si la peur n’évite pas le danger, le contrôle, lui, permet de l’éviter.
C’est pourquoi je ne peux que saluer les mesures qui ont été prises à la fin de 2019 afin de retirer les antennes 5G du géant chinois Huawei face au risque avéré d’espionnage, ainsi que la mise en place, au début de l’année, de mesures de contrôle et de protection des entreprises et des technologies clés pour notre sécurité. Je pense notamment à l’intelligence artificielle et à la protection de nos données.
Les dispositions prises paraissent toutefois éluder l’élément essentiel de notre souveraineté économique qu’est notre savoir-faire. De la méthode ancestrale d’élaboration de la clairette de Die (Sourires.) à l’artisanat français incarnant l’art de vivre à la gauloise, notre savoir-faire français émerveille à l’international, de l’Australie à la Colombie, en passant par la Roumanie.
Si nos méthodes de production peuvent être développées grâce aux investissements étrangers, ces derniers sont également susceptibles de les menacer.
Prenons, par exemple, le domaine viticole. En 2015 déjà, selon une étude du réseau professionnel Vinea Transaction, 41 % des domaines bordelais étaient financés par des investissements étrangers, cette proportion s’établissant à 18 % dans le Languedoc et à 13 % en Provence.
La Chine – il convient de le noter – a investi massivement dans notre pays, si bien qu’en moins de vingt ans, plus de 47 % des investissements étrangers en Nouvelle-Aquitaine étaient chinois.
Il ne vous aura sans doute pas échappé, mes chers collègues, que ces données datent de presque dix ans. À n’en pas douter, la tendance n’est pas à la baisse.
La Chine possède certes désormais 900 000 hectares de vignes sur son sol, mais, fort heureusement pour nous, la diversité des cépages dont nous disposons est unique au monde.
Tous ces investissements ne sont pas sans conséquence. Ils permettent de préserver notre patrimoine et de faire en sorte que notre excédent commercial en la matière perdure.
Cependant, les acteurs de la viticulture bordelaise dénoncent une perte de maîtrise des savoir-faire qui étaient transmis de génération en génération. Le commissaire général de l’événement « Bordeaux fête le vin » pointe notamment du doigt un manque d’expérience et de compétences dans le secteur, conduisant parfois à des liquidations de domaines.
En matière de contrôle des investissements étrangers, la situation actuelle de notre pays peut donc donner lieu à plusieurs lectures.
Les outils de contrôle, comme tous les outils qui sont à la disposition de l’être humain, sont sans doute perfectibles.
Comment les affûter, dans un contexte où, malgré la situation géopolitique instable, la France consolide son attractivité depuis plusieurs années ? Loin d’être une lubie, cette nouvelle attractivité doit nous interroger sur le degré d’attention que nous devons porter, y compris au Parlement, aux financements étrangers.
Je salue à ce titre l’adoption de l’amendement de notre collègue Jean-Baptiste Lemoyne à la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France. Cet amendement, que j’ai cosigné, visait à instaurer un débat annuel au Parlement sur l’intelligence économique et à assurer le suivi du respect des engagements pris par les investisseurs étrangers en incluant ces informations dans le rapport annuel remis au Parlement. Investir est une chose, tenir ses engagements en est une autre !
Notre arsenal juridique a déjà été renforcé par le biais du décret du 28 décembre 2023 relatif aux investissements étrangers en France, qui a pérennisé le contrôle du franchissement du seuil de 10 % des droits de vote dans les sociétés cotées sur un marché réglementé par des investisseurs extraeuropéens.
Le filtre européen ne peut-il toutefois pas être amélioré ? Faut-il contraindre nos voisins membres de l’Union européenne à se doter de mécanismes de contrôle clairs et fiables ?
À l’horizon d’une Europe plus protectrice se dessine, de fait, une France plus souveraine.
Derrière la question de la souveraineté de la France se cachent en réalité les dangers de la captation de notre savoir-faire par des investissements étrangers.
L’échelon local compte autant, sinon plus, que l’échelon européen. Comment associer davantage les réseaux professionnels dans le contrôle ? Que ferons-nous lorsque 50 % des parcelles de vignes, dans le Bordelais ou en Bourgogne, seront détenues par des capitaux asiatiques ?
Certaines limites sont tracées pour ne pas être franchies. Celle de notre souveraineté, a fortiori lorsqu’il s’agit de nos liqueurs fruitées, doit à mon sens ne l’être jamais. Il nous revient de continuer à veiller sur le contrôle de ces investissements étrangers.
Quel est votre engagement dans la préservation de notre savoir-faire, et quelles mesures supplémentaires pourrions-nous envisager en ce sens, monsieur le ministre ? Quelle voix la France peut-elle porter auprès de ses partenaires européens afin de renforcer notre coopération et de mutualiser nos protections ? (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et RDSE.)