M. le président. Nous en avons terminé avec les réponses à des questions orales.
Mes chers collègues, l’ordre du jour de ce matin étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quatorze heures trente.
(La séance, suspendue à douze heures cinquante, est reprise à quatorze heures trente, sous la présidence de M. Mathieu Darnaud.)
PRÉSIDENCE DE M. Mathieu Darnaud
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
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Continuité du service public de transports et droit de grève
Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi visant à concilier la continuité du service public de transports avec l’exercice du droit de grève, présentée par M. Hervé Marseille et plusieurs de ses collègues (proposition n° 344, texte de la commission n° 493, rapport n° 492).
Discussion générale
M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Hervé Marseille, auteur de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains ainsi qu’au banc des commissions. – MM. Alain Marc et Saïd Omar Oili applaudissent également.)
M. Hervé Marseille, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis 1947, pas une seule année ne s’est écoulée sans grève nationale à la SNCF. Ainsi, depuis soixante-dix ans, les années sans grève sont encore plus rares que les années d’excédent budgétaire ! (Sourires.)
L’année dernière, 2 300 000 kilomètres de trajets n’ont pas été effectués par la RATP pour cause de grève ; en 2022, 125 608 journées de travail ont été perdues pour la même raison à la SNCF, soit environ une par agent.
Trop, c’est trop ; nos concitoyens n’en peuvent plus. À chaque mouvement social, ils sont des millions à faire les frais de ces débrayages, à devoir s’entasser sur des quais ou dans des rames bondées, ou simplement à être contraints de renoncer à travailler ou à partir en vacances.
Dans ces conditions, la défense corporatiste des intérêts des uns se fait au détriment de la liberté des autres ; l’intérêt particulier prime par rapport à l’intérêt général.
Face à cela, que faisons-nous ? À chaque conflit, le pouvoir politique reste les bras ballants : « Oui, c’est regrettable, mais cela passera. Nous comprenons l’exaspération des gens, mais c’est le dialogue social qui est grippé, nous ne pouvons rien faire… »
Si, nous pouvons et nous devons agir : nous avons la possibilité de légiférer et c’est bien ce que nous vous proposons de faire aujourd’hui. Le droit de grève est un moyen de dissuasion lorsque le dialogue échoue et non un totem d’immunité. Notre volonté est non pas de l’écorner, mais d’en limiter les abus.
Nous vous proposons donc aujourd’hui un texte de conciliation, comme l’indique son intitulé même.
Le droit de grève est, certes, un droit fondamental, mais il n’est en aucun cas un droit absolu. D’ailleurs, en État de droit, aucun droit n’est absolu : tous les droits et libertés doivent être conciliés entre eux.
En ce qui concerne spécifiquement le droit de grève, cette nécessaire conciliation est très explicitement inscrite dans notre loi fondamentale. Le septième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 pose ainsi le socle constitutionnel du droit de grève : celui-ci « s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». Dès le départ, le constituant avait prévu, d’une part, que ce droit ne pouvait en aucun cas se concevoir comme un droit absolu et, d’autre part, qu’il revenait au législateur d’en déterminer le périmètre.
Je vous rappelle ainsi, mes chers collègues, que certaines professions n’ont pas le droit de se mettre en grève – militaires, policiers ou magistrats – parce que leurs activités sont considérées comme vitales pour la Nation. Depuis plus de trente ans, le Conseil constitutionnel a ainsi consacré la constitutionnalité de l’interdiction du droit de grève.
Aujourd’hui, il s’agit seulement pour nous de concilier le droit de grève avec d’autres droits et libertés.
Certes, c’est un droit fondamental, mais pas plus que la liberté de circuler ou d’entreprendre, que le droit au travail, à la famille ou aux loisirs. Or, dans les transports, un exercice abusif du droit de grève met à mal l’ensemble de ces droits et libertés, car le déplacement est un besoin d’intérêt général. D’ailleurs, comme l’a souligné notre rapporteur en commission, c’est cela qui justifie que nous réclamions l’application pour les transports d’un taux de TVA réduit. On ne peut, d’un côté, en matière fiscale, considérer que le transport est un besoin vital et, de l’autre, ne pas en tirer les conséquences en droit social.
Pour concilier droit de grève et intérêt général, le législateur doit en premier lieu apprécier la situation actuelle, laquelle est à l’évidence déséquilibrée, comme le soulignent tous les chiffres que j’ai rappelés en introduction de mon intervention ; dès lors qu’une poignée d’individus peut paralyser tout un pays pour défendre des privilèges catégoriels, on ne saurait défendre le contraire.
Dans ces conditions, le rôle constitutionnel du législateur – voire son devoir – est d’intervenir pour rétablir un équilibre entre droit de grève et continuité du service, tout en évitant l’écueil inverse, qui consisterait à porter au droit de grève une atteinte disproportionnée.
Mes chers collègues, c’est toute la question qui vous est posée aujourd’hui : les dispositions que nous vous soumettons constituent-elles une atteinte disproportionnée au droit de grève ? À mes yeux, ce n’est pas le cas. Le texte prévoit de ne le suspendre que pour les catégories de personnel dont le concours est indispensable au bon fonctionnement du service, il s’inscrit donc dans la continuité de la loi du 21 août 2007 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs, qui a institué le service minimum.
De plus, cette suspension est strictement encadrée par le texte, réservée à des moments spécifiques et sa durée est limitée.
Le texte que j’avais initialement déposé sur le bureau du Sénat était déjà équilibré ; dans la rédaction issue des travaux de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, il est difficile de le suspecter d’être liberticide en la matière. J’en profite pour saluer l’excellent travail de la commission, de son président et du rapporteur Philippe Tabarot.
Sur l’initiative de ce dernier, premièrement, la durée des périodes continues maximales de suspension du droit de grève est passée de quinze à sept jours et la durée annuelle cumulée de soixante à trente jours. Sept jours continus, trente jours cumulés, est-ce excessif ?
Deuxièmement, le transport aérien a été sorti du dispositif. La commission a estimé que le droit de grève était suffisamment encadré dans ce secteur à la suite de la loi du 19 mars 2012 relative à l’organisation du service et à l’information des passagers dans les entreprises de transport aérien de passagers et à diverses dispositions dans le domaine des transports, dite loi Diard, et, très récemment, de la loi du 28 décembre 2023 relative à la prévisibilité de l’organisation des services de la navigation aérienne en cas de mouvement social et à l’adéquation entre l’ampleur de la grève et la réduction du trafic, portée par mon collègue Vincent Capo-Canellas, concernant les aiguilleurs du ciel. Il s’agit d’une marque éminente de plus de la recherche d’équilibre de la commission.
Troisièmement, celle-ci est allée jusqu’à préciser les plages horaires durant lesquelles le droit de grève pourrait être suspendu, ainsi que les périodes possibles de suspension durant l’année : jours fériés, vacances scolaires, élections, événements majeurs, établissant ainsi un encadrement strict.
Quatrièmement, les périodes de suspension ne pourront être fixées par décret en Conseil d’État qu’après concertation avec les partenaires sociaux. N’oublions pas que la grève doit rester l’ultime recours quand le dialogue a échoué. En vertu de ce texte, il reviendra aux partenaires sociaux de prendre leurs responsabilités.
Enfin, la commission a élargi le champ du texte en y insérant six articles additionnels qui permettent au service de s’organiser en cas de grève : c’est le sens de l’allongement des délais de préavis individuel.
Ces propositions assurent au service minimum une application effective, notamment l’article permettant de manière très encadrée de réquisitionner du personnel ou de lutter contre l’exercice abusif du droit de grève, par exemple les préavis illimités et dormants, que l’on peut actionner n’importe quand : certains agents ont ainsi déposé des préavis de grève jusqu’en 2040 ; il convient d’y mettre fin. Les grèves de 59 minutes désorganisent le bon fonctionnement des services, elles sont aussi excessives ; il importe de les contenir.
Pour faire partager ma conviction, j’ajoute que le dispositif proposé se réfère à ce qui existe déjà en Italie où, comme le propose le présent texte, le droit de grève peut être suspendu durant des périodes déterminées par la négociation collective. Ces mesures existent depuis trente ans chez nos voisins et n’ont jamais été sanctionnées par les autorités européennes, lesquelles reconnaissent pourtant, elles aussi, le droit de grève à leur niveau.
Je regrette, monsieur le ministre, que nos propositions n’aient pas donné lieu à davantage d’échanges et de discussions sur ce sujet.
J’ai entendu, ici et là, les observations encourageantes de certains membres de la majorité présidentielle et j’ai lu les propositions complémentaires du président Jean-Marc Zulesi. J’aurais toutefois préféré que le dialogue social permette d’aboutir, mais je crains que les syndicats ne soient eux-mêmes débordés par des coordinations plus politiques que syndicales, et qui altèrent le mouvement dans son ensemble.
Mes chers collègues, je compte sur la majorité de la Haute Assemblée pour mettre un terme à ces comportements, qui touchent à la liberté de chacun de nos concitoyens. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains, INDEP et RDPI, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains et RDPI, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. Philippe Tabarot, rapporteur de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, des quais de gare, des métros ou des arrêts de bus où l’asphyxie est totale, des familles séparées, des Français qui attendent un train ou un bus qui ne viendra peut-être jamais : nous ne supportons plus ces scènes. C’est pourquoi nous sommes réunis pour débattre de la proposition de loi de notre collègue Hervé Marseille visant à concilier la continuité du service public de transport avec l’exercice du droit de grève.
Ce texte tend à répondre à une situation qui n’est plus acceptable : à la veille des week-ends de grands déplacements et à l’occasion des grands événements qui ponctuent la vie du pays, les Français craignent de ne plus pouvoir se déplacer en utilisant les transports collectifs, à cause de mouvements de grève fréquents et parfois inopinés.
Par conséquent, ils perdent confiance, estiment que ce mode de transport n’est pas suffisamment fiable et préfèrent utiliser la voiture individuelle. Or je suis également rapporteur pour avis du budget des transports pour le projet de loi de finances et, à ce titre, il me semble opportun de mobiliser tous les moyens disponibles afin de favoriser le report modal.
Notre pays est celui qui totalise le plus de jours de grève au monde dans le secteur des transports. Si l’on regarde en arrière, depuis 1947, il n’y a pas eu une année sans un jour de grève à la SNCF. Triste record, qui démontre que l’aspiration aux transports est inversement proportionnelle au pouvoir de nuisance exercé sur eux, tant ils sont devenus un terrain de jeu privilégié pour certains syndicats. Triste record également lorsque l’on sait qu’un jour de grève coûte à la SNCF, et donc aux contribuables, entre 10 millions et 20 millions d’euros. Comment accepter cela, alors que nous sommes en perpétuelle recherche de financements pour les transports publics ?
Sans idéologie, mais avec pragmatisme, nous souhaitons améliorer la situation concrète dans les services de transport en nous interrogeant tous ensemble : le droit de grève l’emporte-t-il sur la continuité des services publics ? Prime-t-il le droit constitutionnel de se déplacer librement ? Doit-il empêcher des millions de Français d’aller travailler ou de rejoindre leurs familles durant les vacances ? Pour moi, cela ne saurait être le cas.
Dans notre pays, le droit de grève est un droit constitutionnel et cette proposition de loi n’entend nullement le remettre en cause, comme la proposition de loi tendant à assurer l’effectivité du droit au transport, à améliorer les droits des usagers et à répondre aux besoins essentiels du pays en cas de grève, de Bruno Retailleau, que le Sénat a adoptée en 2020, ou encore la proposition de loi relative au renforcement de la sûreté dans les transports, que j’ai déposée en 2023.
Ces textes convergent tous vers un même équilibre : trouver un point stable qui fasse toute leur place également à la continuité de l’accès aux services publics, à la liberté d’aller et de venir, à la liberté du travail et à celle d’entreprendre.
Cette culture à laquelle nous aspirons doit exister face à la « gréviculture », laquelle, il faut bien le dire, est une tradition bien française : seize grèves en vingt ans pour le seul mois de décembre à la SNCF ; plus de vingt préavis de grève dormants déposés à la RATP jusqu’en 2040 ou 2045.
Mme Raymonde Poncet Monge. C’est faux !
M. Philippe Tabarot, rapporteur. Telle est la triste et édifiante réalité à laquelle certains d’entre vous, dans cet hémicycle, ne souhaitent pas s’attaquer. Pourquoi ? Par peur ? Par complaisance ? Par immobilisme ?
Est-il acceptable que la grève soit devenue un préalable à toute négociation plutôt qu’un ultime recours ? Face à une situation de blocage, nous disons oui au droit de grève, mais non au blocage absolu de tout un pays ; oui au droit de grève, mais avec des limites proportionnées ;…
M. Franck Dhersin. Bien !
M. Philippe Tabarot, rapporteur. … oui au droit de grève, mais non à son dévoiement.
M. Olivier Paccaud. Très bien !
M. Philippe Tabarot, rapporteur. Nous voulons réhabiliter le service minimum, en passe de devenir aujourd’hui un service impossible. Il est un instrument de justice pour ceux de nos concitoyens, souvent les plus modestes, qui sont en première ligne et dont la présence est indispensable au bon fonctionnement du pays.
Mes chers collègues, j’ai bien conscience qu’il s’agit, pour certains d’entre vous, d’un sujet passionnel, pour d’autres, d’un serpent de mer, auquel chaque gouvernement a peur de s’attaquer. À la passion, j’oppose la cohérence et le pragmatisme.
Le texte que nous examinons aujourd’hui sanctuarise certaines périodes, qui correspondent à des besoins essentiels de la Nation, et définit un maximum de jours par an au cours desquels l’exercice du droit de grève dans les services publics de transport pourrait être suspendu. Ce dispositif s’inspire de l’exemple de l’Italie, où un système analogue est en vigueur depuis près de trente ans.
Monsieur le ministre, vous avez déclaré il y a quelques jours que le présent texte présentait un problème de constitutionnalité, vous substituant ainsi déjà au juge constitutionnel. En commission, nous avons accentué la logique de conciliation des droits et renforcé la proportionnalité du dispositif en abaissant le plafond annuel à trente jours au lieu de soixante, en réduisant le nombre maximal de jours consécutifs sanctuarisés à sept au lieu de quinze, en restreignant l’application du texte au seul personnel indispensable et en fixant des plages horaires précises correspondant aux heures de pointe.
Laissons donc le Conseil constitutionnel faire son travail et le législateur et l’exécutif le leur, qui est bien de tracer les limites du droit de grève, lequel s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent, ainsi que l’énonce le préambule de la Constitution de 1946.
Vous vous êtes également inquiété de la difficulté de choisir les périodes d’application du dispositif. Le texte adopté par la commission pourra utilement vous aiguiller sur ce point : il cite les vacances scolaires, les jours fériés, les élections, les référendums ainsi que les événements d’importance majeure fixés en concertation avec les partenaires sociaux, comme les examens nationaux.
Vous avez enfin déclaré, monsieur le ministre, que ce texte tendrait à négliger la mobilité du quotidien. Encore une fois, je vous renvoie à la rédaction adoptée en commission, dont vous n’avez manifestement pas pris connaissance.
M. Didier Mandelli. En effet…
M. Philippe Tabarot, rapporteur. Plusieurs articles additionnels assurent un meilleur fonctionnement du service minimum prévu par la loi du 21 août 2007 : avancement de vingt-quatre heures du délai limite de transmission des déclarations individuelles de participation à la grève, meilleure prise en compte des heures de pointe dans l’organisation du service minimum, réquisition du personnel nécessaire en dernier recours si le niveau minimal de service couvrant les besoins essentiels de la population n’était pas assuré trois jours de suite.
En outre, le texte compte des dispositions luttant contre les préavis de grève dormants, lesquels permettent de contourner la période de dialogue social obligatoire et ont un impact certain. Pour le seul réseau de bus de la RATP en 2023, 2 300 000 kilomètres n’ont pas été parcourus à cause de préavis de ce type.
Le texte met également un terme à la pratique des grèves de courte durée, surnommées « grèves de 59 minutes », dont l’effet est disproportionné.
Ces contournements démontrent que le dialogue social, auquel chacun clame son attachement, est détourné. Forts de leur pouvoir de nuisance, certains l’ont transformé en véritable monologue social.
Les Français ne nous ont pas élus pour nous contenter d’essayer et le Sénat prend une nouvelle fois ses responsabilités. Ce texte est équilibré : il permet une conciliation entre l’exercice de la grève et les droits et libertés auxquels celui-ci est susceptible de porter atteinte ; il protège les mobilités durant certains jours spéciaux pour la vie de la Nation et améliore en même temps le quotidien des Français ; enfin, il assure un équilibre entre le droit de grève et le devoir de travailler, pour reprendre les mots du Premier ministre.
Mes chers collègues, face à une minorité bruyante qui paralyse tout un pays en dévoyant le droit de grève, je vous appelle aujourd’hui à devenir les porte-voix d’une majorité silencieuse trop souvent prise en otage, non pour alimenter de vieilles querelles, mais tout simplement pour redonner sa fierté au service public. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDPI et INDEP, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Patrice Vergriete, ministre délégué auprès du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, chargé des transports. Monsieur le président, monsieur le président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, monsieur le rapporteur Philippe Tabarot, monsieur le sénateur Hervé Marseille, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de commencer mon intervention avec des mots d’un autre temps, mais qui résonnent toujours, pour l’homme politique que je suis, avec autant d’actualité dans notre débat de cet après-midi : « Il est parfois nécessaire de changer certaines lois, mais le cas est rare ; et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher que d’une main tremblante. » (Murmures sur les travées du groupe Les Républicains.)
Le droit de grève a été reconnu en France par la loi Ollivier du 25 mai 1864. C’est donc dans cette longue histoire que s’inscrit le débat qui s’ouvre aujourd’hui et qui ne rend que plus pressante l’exhortation de Charles de Montesquieu dans les Lettres persanes.
La question de l’encadrement du droit de grève dans les transports est ancienne, tout comme l’est, pour les pouvoirs publics, la conscience aiguë de l’efficacité du levier d’action que représente un arrêt de travail dans ce secteur. Aussi ancien est le dilemme entre, d’un côté, la protection d’une liberté reconnue aux travailleurs pour faire valoir leurs droits et, d’un autre, le souci de protéger les Français des effets des mouvements de revendications à travers lesquels ceux-ci s’expriment.
Si cette question n’est pas nouvelle, elle n’en demeure pas moins actuelle. J’entends ainsi l’exaspération de certains de nos compatriotes, confrontés à la suppression de leur train ou de leur métro, le matin avant d’aller travailler ou le soir pour rentrer chez eux, quand il y a une grève dans les transports. C’est la France qui travaille, la France qui va à l’école.
J’ai entendu, plus récemment, le même agacement se manifester lors de la grève de contrôleurs de trains au cours des dernières vacances d’hiver. Personne n’a manqué de faire le rapprochement avec la situation vécue lors des vacances de fin d’année 2022, sans que l’on saisisse bien – il faut l’avouer ! – ce qui justifiait d’en arriver de nouveau à cette extrémité.
Cette réalité, ces galères vécues par nos concitoyens rappellent avant tout aux employeurs et aux organisations syndicales leur lourde responsabilité pour éviter d’aboutir à des conflits porteurs de conséquences importantes.
Face à l’ampleur de l’impact sur les usagers des grèves dans les transports, le législateur est déjà intervenu pour encadrer l’exercice du droit de grève et non pour l’interdire.
Je vois dans ce droit, qui est inscrit dans le préambule de notre Constitution, un symbole de notre État de droit. À ce titre, j’affirme encore y être très attaché. L’enjeu, ô combien difficile, est de parvenir à le concilier avec le principe de continuité du service public, lui aussi de valeur constitutionnelle.
Tels sont, mesdames, messieurs les sénateurs, les termes du débat que je tiens à partager solennellement avec vous aujourd’hui.
La continuité du service public ne peut justifier la recherche d’un service normal, fût-ce sur une période limitée. Ce serait, disons-le clairement, une suppression temporaire du droit de grève et, sauf à ce que celle-ci traduise une volonté des parties avant d’être inscrite dans la loi, comme ce fut le cas historiquement en Italie, ce n’est qu’avec la plus grande prudence qu’il nous appartient de légiférer pour restreindre ce droit.
Nous partageons, il est vrai, les uns et les autres, les constats à l’origine de l’initiative d’Hervé Marseille et de ses collègues. Pour autant, c’est sur le remède à apporter que le Gouvernement ne partage pas les orientations de la proposition de loi que vous examinez aujourd’hui.
Ma conviction, la conviction du Gouvernement, repose d’abord et avant tout sur la nécessité de renforcer le dialogue social dans les entreprises de transport, pour éviter la grève. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
L’encadrement du droit de grève dans les transports terrestres réguliers de voyageurs n’a pas connu d’évolution significative depuis l’adoption de la loi du 21 août 2007. Et pour cause : celle-ci a trouvé, pour reprendre les termes du Gouvernement de l’époque, un « point d’équilibre » entre plusieurs droits à valeur constitutionnelle, pour apporter une réponse concrète, organisée autour d’un triptyque simple.
Il s’agit, d’abord, d’éviter au maximum le recours à la grève par le renforcement du dialogue social dans les entreprises de transport. C’est l’objet de la procédure de dialogue social préalable obligatoire au dépôt d’un préavis de grève.
M. Alain Chatillon. Cela n’a pas fonctionné !
M. Patrice Vergriete, ministre délégué. Ensuite, il faut contenir, autant que faire se peut, la paralysie en cas de grève : il s’agit, pour les autorités organisatrices de la mobilité, de définir plusieurs niveaux de priorité, qui facilitent l’organisation des services lorsque le mouvement de grève ne peut être évité, sur le fondement des déclarations d’intention de faire grève.
Enfin, il convient de prévenir l’absence d’information pour les usagers, car, à défaut de maintenir un service normal, il importe de faire bénéficier l’usager, en cas de grève, d’un service réduit, mais prévisible.
Ce modèle d’encadrement, qui repose non pas sur un service minimum, contrairement à la présentation qui en est souvent faite, mais sur un service prévisible, a beaucoup apporté au secteur. Sans méconnaître la sensibilité de nos compatriotes, il faut souligner que les usagers peuvent ainsi bien mieux appréhender l’impact des grèves, parfois important, et s’organiser en conséquence.
Faut-il toutefois en conclure qu’il convient d’en rester là ? Évidemment non.
Si le dialogue social n’exclut pas la conflictualité, celle-ci ne peut pas et ne doit pas être le point de départ de la négociation sociale. Le droit de grève est un droit ; il emporte, en retour, le devoir, pour les employeurs et les syndicats, de négocier de bonne foi avant de faire le constat, le cas échéant, d’un échec de la discussion.
Je veux d’ailleurs voir un signe encourageant dans le report au mois de mai du préavis de grève déposé par un syndicat de la SNCF à partir du 30 avril. Une table ronde est notamment prévue avec la direction de l’entreprise le 10 avril prochain. Je forme le vœu que la négociation permette d’avancer.
J’ai eu l’occasion de déclarer que la SNCF faisait partie de notre patrimoine national. Je l’affirme encore, avec toute la solennité nécessaire, devant le Sénat : direction et syndicats doivent pleinement mesurer leur responsabilité devant les Françaises et les Français. (Murmures sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
Le Gouvernement attend qu’ils soient à la hauteur du rendez-vous : à la direction, la responsabilité de faire vivre le dialogue social, en l’alimentant avec des propositions propres à apporter des réponses concrètes aux besoins ; aux syndicats, la responsabilité de porter des revendications légitimes et réalistes.
C’est à ce même devoir de responsabilité que j’appelle plus largement les entreprises et les syndicats du secteur à l’approche des jeux Olympiques et Paralympiques cet été à Paris. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Michel Savin. Très bien !
M. Patrice Vergriete, ministre délégué. Personne n’a à gagner à l’inflexibilité, d’un côté, comme à l’escalade, de l’autre ; il faut redoubler d’efforts de part et d’autre pour faire aboutir le dialogue. Le monde en sera témoin ; la Nation en sera juge. Ce n’est ni plus ni moins qu’une question de confiance et nous en tirerons au besoin toutes les conclusions.
Au-delà de cet enjeu, pour entrer dans le fond, l’interdiction du droit de grève contenue dans la proposition de loi dont vous êtes appelés à débattre soulève des interrogations lourdes sur le terrain du droit et de l’opportunité.
Sans viser l’exhaustivité, je n’en signalerai que deux, qui me semblent incontournables dans notre discussion de cet après-midi.
Tout d’abord se pose la question de l’objet du texte : s’agit-il de protéger les Français qui partent en vacances, en reléguant au second plan la mobilité du quotidien de la France qui travaille ? Il faut être clair : nous ne souhaitons pas monter nos concitoyens les uns contre les autres, ceux qui ont les moyens de partir en vacances contre ceux qui se lèvent tous les matins pour prendre leur train, leur tramway, leur métro, leur bus pour aller au travail. (Protestations sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)