M. le président. La parole est à M. Daniel Salmon. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Daniel Salmon. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, alors que les mobilisations se poursuivent, et à dix jours de l’ouverture du salon de l’agriculture, nous voici réunis pour débattre de l’avenir de notre modèle agricole.
Si la colère des agriculteurs ne nous a pas surpris, elle a révélé au grand jour à l’ensemble de nos concitoyens l’ampleur de l’impasse dans laquelle le système actuel nous a conduits.
La question du revenu agricole s’est rapidement imposée comme centrale dans le débat. Et pour cause : en 2022, plus de 11 000 agriculteurs percevaient le revenu de solidarité active (RSA) et 40 000 d’entre eux la prime d’activité, sachant que le taux de non-recours à ces aides est estimé à plus de 50 %.
L’avenir de notre modèle agricole dépend de notre capacité à analyser et à agir sur les causes et les impacts de la trop faible rémunération de celles et de ceux qui nous nourrissent.
Pour cela, il nous faut regarder en face les dysfonctionnements de notre modèle agricole et de notre système alimentaire, et notamment les fortes inégalités qui le caractérisent : ces injustices sont un obstacle à la transition vers un système équitable et durable.
Ces inégalités sont, tout d’abord, extrêmement présentes dans le partage de la valeur. Les lois du 30 octobre 2018 pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, du 18 octobre 2021 visant à protéger la rémunération des agriculteurs et du 30 mars 2023 tendant à renforcer l’équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs, ou lois Égalim 1, 2 et 3, n’y ont rien fait. Les profits de l’industrie agroalimentaire ont augmenté de 132 % en un an, son taux de marge ayant atteint un niveau historique de 48 % en 2023.
L’amont agricole, bien que rarement évoqué, n’est pas en reste. Selon la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les causes de l’incapacité de la France à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale, « tout laisse à penser que, par différents biais, [l]e secteur [de l’agro-fourniture] n’est pas exempt de marges indécentes et de profits d’opportunité. »
Les politiques publiques doivent donc contraindre ces acteurs à jouer leur juste part dans la transition, alors qu’ils en sont aujourd’hui largement absents, la plupart des efforts étant demandés aux seuls producteurs.
Autre inégalité structurante, celle qui concerne les revenus des agriculteurs entre eux : dans une chronique publiée voilà quelques jours dans le journal Le Monde, Thomas Piketty révèle que « le monde paysan constitue aujourd’hui le plus inégal des univers professionnels ». Cette situation s’explique principalement par des politiques fiscales et de soutien public, tant européennes que nationales, profondément inégalitaires.
Les statistiques du ministère de l’agriculture sont éclairantes : 10 % des agriculteurs gagnent moins de 15 000 euros par an, alors que les 10 % les mieux rémunérés – dont beaucoup de dirigeants de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) – dépassent les 150 000 euros. De même, la moyenne des revenus s’établit à environ 19 000 euros pour les éleveurs bovins, contre plus de 124 000 euros pour les éleveurs porcins.
Ce système inéquitable prive bon nombre de paysans des moyens de se rémunérer ; voilà qui est profondément injuste et inacceptable. Il y a là, de surcroît, un frein majeur à la transition agroécologique : comment changer de pratiques, voire de système, quand on ne gagne pas sa vie ? En la matière, le revenu agricole est un préalable nécessaire.
Le dernier niveau d’inégalité, tout aussi destructeur pour notre système agricole et alimentaire, est celui qui a trait aux revenus de l’ensemble de nos concitoyens. Quelque 16 % des Français déclarent ne pas manger à leur faim et la consommation alimentaire des ménages a chuté de 17 % en un an et demi, la décrue étant particulièrement prononcée chez les plus précaires. Ces inégalités, qui explosent depuis quelques années, conduisent une partie toujours plus grande des consommateurs à se tourner vers des produits de faible qualité, pour partie issus de l’importation, et qui ne contribuent ni à la rémunération des producteurs ni à la protection de l’environnement et de la santé.
Le remède à ces inégalités structurantes, madame la ministre, ce n’est pas plus de libre-échange, plus de compétition internationale, donc de produits issus du moins-disant social et environnemental, plus de pesticides, moins de protection de notre santé et de notre environnement !
Nous n’avons de cesse de le répéter : pesticides, engrais, industrialisation de l’agriculture, tout cela provoque un effondrement des écosystèmes dont dépend l’avenir de notre agriculture, c’est-à-dire notre avenir. (Une sénatrice du groupe Les Républicains proteste.)
Mme Sophie Primas. Ce n’est pas vrai !
M. Daniel Salmon. Miser sur ces fuites en avant revient à nier la réalité.
La pause dans le plan Écophyto, les attaques envers l’Anses, le mépris de l’agriculture biologique ne répondront en rien à la question du revenu agricole.
Pour garantir l’avenir de notre système et la rémunération de nos producteurs, il nous faut plus de régulation des relations commerciales et des marchés, plus de protection face aux importations de produits ne respectant pas nos normes, plus d’équité dans la distribution des aides, plus d’accompagnement des paysans face aux défis environnementaux. Ce n’est aucunement de l’écologie punitive ! Il nous faut construire l’accès de toutes et tous à une alimentation de qualité, conformément à la voie tracée par les expérimentations, sans cesse plus nombreuses sur les territoires, de sécurité sociale de l’alimentation.
Aussi, madame la ministre, quand votre gouvernement cessera-t-il d’accélérer dans la mise en œuvre de ce système qui appauvrit la grande majorité des agriculteurs aux dépens de notre environnement et de notre santé ? Attendrez-vous l’extinction du dernier insecte et du dernier oiseau des champs ? Attendrez-vous l’implosion de notre système de santé ? Changer d’indicateur ne change pas la réalité ! Quand cesserez-vous de tendre l’oreille à la fabrique du doute ?
Les agriculteurs ne veulent pas travailler plus, mes chers collègues,…
M. Laurent Duplomb. Parle pour tes agriculteurs, ceux que tu représentes !
M. Daniel Salmon. … ils veulent être rémunérés au juste prix et ne pas tomber malades à cause des pesticides au moment de la retraite.
Voilà ce qu’ils veulent : ils ne veulent pas des printemps silencieux, ils veulent des printemps bruissant de vie ! (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE-K.)
M. Christian Klinger. Complètement déconnecté !
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Monsieur le sénateur Salmon, nous nous rejoignons sur la nécessité de mener une politique ambitieuse en matière de préservation de la biodiversité. Vous l’avez très bien dit : les premières victimes d’un certain nombre de produits phytosanitaires, ce sont les agriculteurs eux-mêmes. Néanmoins et précisément, le risque que présente l’utilisation de ces produits doit être évalué au regard de leur innocuité ou de leur absence d’innocuité.
La consommation de produits phytosanitaires dont il est prouvé qu’ils ont un impact sur l’incidence de pathologies telles que le cancer a diminué de 93 % : un mouvement a donc bel et bien été engagé, et nous devons désormais le prolonger. (M. Laurent Duplomb s’exclame.) C’est très exactement ce que nous faisons, en nous dotant du bon thermomètre et en fondant notre approche sur la science. (M. Guillaume Gontard proteste.)
Je le redis très simplement : nous concilierons souveraineté alimentaire, défense du revenu des agriculteurs et ambitions écologiques et climatiques, non pour le bien de l’Europe ou de la planète, mais pour le bien des agriculteurs et des Français ! Telle est notre ligne depuis maintenant plusieurs années.
M. Laurent Duplomb. Avec ça, on va aller loin !
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée. Pour ce qui est d’accompagner la transition écologique des agriculteurs, nous agissons en y consacrant 1,3 milliard d’euros supplémentaires.
Quant au soutien à l’agriculture biologique, nous le poursuivons. À charge pour nous de faire en sorte que le pouvoir d’achat des Français leur donne accès à des produits bio de qualité, que toutes les cantines soient en mesure de proposer de tels produits (M. Guillaume Gontard proteste.), que le code des marchés publics valorise l’achat en circuit court. Nous y travaillons, vous le savez, mais il y va d’un effort collectif.
Enfin, pour ce qui est de la régulation des relations commerciales, les chiffres que vous mentionnez concernant les marges ne sont pas tout à fait ceux dont je dispose, mais je ne suis pas l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires… Des travaux existent sur ce sujet.
M. le président. Madame la ministre déléguée, il faut conclure.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée. En tout état de cause, notre objectif est que les lois Égalim soient appliquées et strictement appliquées ; c’est pourquoi nous multiplions les contrôles – et ce sujet fera l’objet d’un point très précis.
M. le président. Madame la ministre déléguée, mes chers collègues, soyons attentifs au respect du temps de parole : pas trop de TVA ! (Sourires.)
La parole est à Mme Marie-Claude Varaillas.
Mme Marie-Claude Varaillas. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nos paysans lancent actuellement un cri de détresse qui est révélateur d’une profonde inquiétude ; celle-ci doit nous amener à traiter ce qui constitue le cœur du problème, à savoir le prix payé aux producteurs et le poids des normes qui s’appliquent au monde agricole.
Voilà plusieurs années que nous assistons à des mutations profondes de notre modèle agricole – de nos modèles agricoles.
Ces mutations sont aussi le reflet des attentes parfois contradictoires que l’on adresse aux acteurs de la terre : agriculteurs gardiens des paysages et animateurs de la ruralité, agriculteurs chefs d’entreprise, agriculteurs 2.0, administrateurs, comptables, ingénieurs, gardiens de la biodiversité et de la sécurité alimentaire : la liste n’est pas exhaustive.
Ces mutations sont connues et documentées. Ainsi de l’évolution de la politique agricole commune (PAC) et de la banalisation de l’agriculture, qui ont eu un impact sur le revenu agricole, devenu très hétérogène et dépendant des fluctuations des marchés.
Dans le même temps, la concentration des autres maillons de la filière agroalimentaire a exercé une pression insoutenable sur le revenu de l’ensemble des agriculteurs, qui bientôt vivent davantage des aides que de leur travail.
L’agrandissement des exploitations et l’augmentation de l’intensité capitalistique qui en découle posent la question de la transmission : un agriculteur souhaitant s’installer doit investir bien davantage qu’il y a trente ans pour reprendre une ferme.
De même, la prépondérance des formes sociétaires en lieu et place de l’exploitation individuelle et l’apparition d’une agriculture de firme ont généré une augmentation du travail salarié permanent non familial ainsi que l’apparition de nouvelles formes de travail.
Le vieillissement de la population agricole risque de compromettre notre sécurité alimentaire, alors même que nous avons perdu 100 000 exploitations en dix ans.
Le changement climatique et le stress hydrique nous interdisent aujourd’hui d’opposer l’agriculture et la transition écologique. Les agriculteurs, premières victimes du réchauffement climatique, travaillent déjà à faire évoluer leurs pratiques. Ils doivent être accompagnés dans cet objectif ; mais, dans le même temps, la multiplication des traités de libre-échange permet l’importation de produits régis par des normes inférieures aux standards européens…
Face aux défis que doit relever notre agriculture, la question n’est pas tant de déterminer quel modèle agricole il faut promouvoir, l’idée sous-jacente à un tel débat étant celle d’une opposition entre agriculteurs, que de savoir comment garantir la pérennité de l’ensemble des exploitations, qui sont confrontées aux aléas climatiques, aux risques environnementaux et sanitaires, à la concurrence déloyale et au dumping social.
Comment réussir la transition vers un modèle agroécologique permettant à chacun de se nourrir sainement ? Comment garantir un juste niveau de rémunération, un juste partage de la valeur ?
Ces questions se posent alors que, dans le même temps, l’Union européenne s’est engagée dans un processus de négociation de traités de libre-échange qui ne répondent ni à nos exigences sanitaires ni à nos exigences sociales, et ce sans ratification par les parlements nationaux.
Dans le même temps, 80 % des fonds de la PAC sont alloués aux 20 % des agriculteurs les plus riches, qui pratiquent l’agriculture intensive.
Dans le même temps, la stratégie européenne « de la ferme à la table » et la PAC n’incluent aucune dimension sociale qui garantisse le respect des droits sociaux et la santé des travailleurs de la terre.
Dans le même temps, enfin, les avancées contractuelles permises par les lois Égalim 1 et 2 ont déçu les agriculteurs et eu pour seul mérite d’avoir fait connaître davantage les coûts de production, sans faire respecter pour autant l’exigence de leur prise en compte.
Nous le redisons avec force : seule une remise en cause profonde des rapports de force dans la chaîne de valeur peut véritablement changer la donne.
Il faut, à cet effet, que l’État et les agriculteurs eux-mêmes interviennent directement dans la formation des prix et des marges ; cela passe par l’instauration d’un prix plancher d’achat au producteur.
L’agriculture doit échapper aux règles de la concurrence intra-européenne : oui, en ce sens, il faut une exception agricole !
Pour autant, nous ne remettons pas en cause la PAC. Il faut au contraire davantage de politique agricole commune, car sacrifier cette politique aboutirait à une distorsion de concurrence. Nous avons besoin d’une politique européenne qui soit protectrice des agriculteurs et d’une bonne alimentation. Il faut par conséquent sortir la PAC de la course actuelle à la compétitivité et au prix le plus bas.
Enfin, un véritable accompagnement des agriculteurs au quotidien est nécessaire. À cette fin, nous devons, en complément de la dotation jeunes agriculteurs (DJA), rétablir les prêts bonifiés. Ceux-ci ont été supprimés quand les taux étaient négatifs, mais ils sont aujourd’hui indispensables pour aider à l’installation des jeunes.
Cet accompagnement passe aussi par une simplification des procédures, à rebours de la complexification du droit qui prévaut trop souvent.
Pour ce faire, il faut renforcer les moyens humains des chambres d’agriculture afin de leur permettre d’exercer pleinement et sereinement leur mission de relais territorial et d’appui de proximité pour la mise en œuvre des politiques publiques agricoles. Il importe, dans le même temps, de restaurer une administration déconcentrée dotée de moyens au service des agriculteurs.
Nos propositions sont un préalable indispensable pour freiner les stratégies de délocalisation agricole et agir contre la fragmentation du monde paysan et le développement accéléré d’une agriculture à deux vitesses. Il est urgent de donner de l’espoir et des perspectives au monde agricole, qui sera sans nul doute très attentif au projet de loi d’orientation et d’avenir du Gouvernement. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Madame la sénatrice Varaillas, les questions que vous avez soulevées à propos de notre filière agricole font écho à ce qui a été dit par plusieurs de vos collègues depuis le début de notre discussion : je pense notamment aux questions du revenu des agriculteurs, de la concurrence déloyale en Europe et à l’extérieur, de la simplification des normes ou encore de l’installation.
Vous n’êtes pas contre la PAC, avez-vous dit ; je ne reviens pas sur les grands principes que j’ai précédemment mentionnés, sinon pour dire je salue cette position, tout en entendant l’exigence que vous avez exprimée à l’endroit de cette politique comme de l’Europe en général.
La PAC 2023-2027 prévoit bien une conditionnalité sociale, je le rappelle ; surtout, nous avons actuellement une occasion historique de discuter de l’évolution des règles européennes. La présidente de la Commission européenne a ainsi bougé sur la question de la jachère ou encore retiré, constatant qu’elle n’était pas mûre, une directive qui aurait renforcé un certain nombre de normes. On le voit, les sujets de la souveraineté alimentaire et de la souveraineté européenne sont clairement à l’agenda. La France peut se féliciter d’avoir permis une partie de ces « bougés ».
Pour ce qui est de l’installation des jeunes agriculteurs, je l’ai dit, il faut des mesures. Nous débloquons 2 milliards d’euros pour financer des prêts garantis ; quant aux prêts bonifiés, ils font en ce moment même l’objet d’une expertise : pour des raisons techniques, ils ne seront peut-être pas la solution miracle. Surtout, le projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles qui vous sera prochainement présenté permettra la création du guichet France service agriculture, c’est-à-dire d’un point d’accueil unique et d’une offre d’accompagnement qui s’adaptera à la diversité des territoires et des projets tout en favorisant l’émergence de ceux qui ne sont pas encore matures – je sais que vous y êtes attachée, madame la sénatrice.
Enfin, nous devons nous assurer de la viabilité économique, sociale et humaine de notre modèle agricole, ce qui veut dire nous donner les moyens de concilier projets d’entrepreneurs et transition climatique. Le changement climatique n’est pas dans nos têtes : c’est une réalité. Il est essentiel que les agriculteurs dont nous allons favoriser l’installation puissent générer un revenu ; c’est pourquoi nous leur proposerons un stress test climatique.
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Henri Cabanel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, si leur colère a été enfin entendue, les agriculteurs n’ont toujours pas été tout à fait écoutés. Pourquoi a-t-il fallu que les tracteurs sortent des champs pour que l’on comprenne enfin la détresse des paysans ? Pourquoi, dans ce pays, faut-il toujours attendre que la fronde gronde ?
Nous ne découvrons pas les bas revenus, la disparition des exploitations, la baisse des transmissions, la lourdeur administrative, les crises climatiques, sanitaires, économiques ; et, surtout, nous ne découvrons pas les suicides : tout cela est connu depuis des décennies.
La question posée, qui a trait à la nature de notre modèle agricole, me semble totalement dépassée. Il faut arrêter d’opposer les modèles – les uns accusent l’agriculture conventionnelle de tous les maux, les autres pointent du doigt les agricultures bio ou de niche, considérées comme vouées à l’échec.
Défaisons-nous de ces visières qui nous empêchent d’avancer et abandonnons ces réponses qui nous font tourner en rond !
Réjouissons-nous de cette agriculture plurielle et attaquons-nous à la vraie question : quel avenir pour notre agriculture ?
Partons d’un constat positif : nous avons l’agriculture la plus saine du monde et nos agriculteurs se sont engagés dans des modèles vertueux, car ils sont responsables – et les Français l’ont bien compris.
Pourtant, ils ne bénéficient pas de revenus qui soient à la hauteur des services rendus à notre nation et à notre souveraineté.
Ces problèmes ont été pointés par nos agriculteurs. Voilà, madame la ministre, votre feuille de route pour votre pacte et votre loi d’orientation et d’avenir agricoles !
Espérons que leurs 120 propositions vous aideront à étoffer votre texte initial, qui, il faut le dire, est bien léger, le dossier de l’agriculture étant passé au seul filtre des questions de l’orientation et de la transmission.
Comment transmettre l’outil, en effet, quand le revenu n’y est pas, quand le fruit du travail ne permet pas de vivre, quand le partage de la valeur ne se fait pas ?
Madame la ministre, par les réponses qu’il apporte dans l’urgence, le Gouvernement prend le risque de sombrer dans une politique de la rustine qui verrait diverger productivité et transition vers l’agroécologie.
Ne confondez pas vitesse et précipitation ! Si nous ne pouvons raisonnablement pas continuer à faire appliquer à nos agriculteurs des normes sanitaires plus contraignantes que celles qui prévalent chez nos voisins européens, quel message envoyez-vous, néanmoins, en mettant à l’arrêt le plan Écophyto 2030 ?
Le signal est désastreux tant pour la protection de l’environnement que pour celle de la santé publique ; il va à rebours de nos politiques agricoles et de la transition écologique à laquelle notre agriculture ne pourra se soustraire.
Les mesures environnementales doivent être non pas un obstacle, mais la réponse aux difficultés ; et, cette réponse, il faudra que nos agriculteurs la choisissent au lieu de la subir. Donner le choix, c’est s’assurer de l’acceptabilité, pour le monde agricole, des orientations que l’on souhaite lui donner.
Allez-vous enfin comprendre que, pour réussir notre transition, il faut encourager les agriculteurs à s’engager dans la démarche des paiements pour services environnementaux (PSE) ? Ces services devraient être sélectionnés par les principaux concernés parmi un panel de solutions et de possibilités qui, une fois mises en place, seraient valorisées par une rémunération au minimum équivalente au coût lié à la perte de productivité induite par ces mesures.
Telle est la seule façon de répondre à la particularité de chaque territoire et au besoin d’une agroécologie cohérente, tout en permettant à nos agriculteurs de tirer un revenu décent de leur activité.
Coupe-feux, haies, irrigation raisonnée, restructuration du sol, cépages résistants… : si nos modèles de production doivent évoluer, cela ne pourra se faire de manière uniforme, nos territoires étant marqués par des différences structurelles et climatiques notables.
L’enjeu environnemental mérite que les PSE soient élaborés et mis en place sur la base d’un diagnostic de territoire posé en tenant compte d’enjeux qui ne sont pas partout les mêmes. Nous devons concentrer l’ensemble de nos efforts sur la réalisation de l’objectif de prix justes pour une transition juste, du champ à l’assiette, et ne pas prendre pour cibles les mesures environnementales que Bruxelles et Paris élèvent en variable d’ajustement de la colère qui s’est exprimée. Faisons le pari du consensus et de la vision de long terme afin de redonner de l’attractivité aux métiers de l’agriculture, d’accompagner et de revaloriser les actifs du monde agricole et agroalimentaire français, d’assurer notre souveraineté alimentaire et de mener la transition agroécologique. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée.
Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée auprès du ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Monsieur le sénateur Cabanel, je concentrerai ma réponse sur le sujet des paiements pour services environnementaux.
Vous avez raison de mentionner ce dispositif, dont vous avez très justement parlé. Nous partageons votre constat : il faut davantage valoriser ce que font nos agriculteurs dans leur exploitation en matière environnementale. L’un des objets des initiatives du type PSE est précisément de mieux faire comprendre l’apport essentiel qui peut être celui de nos agriculteurs dans la transition agroécologique et climatique et dans la préservation de la biodiversité.
Vous le savez, la PAC 2023-2027 permet la rémunération des services environnementaux via cette nouveauté qu’est l’écorégime. Il s’agit, très concrètement, d’un paiement direct aux exploitants agricoles qui s’engagent volontairement à mettre en place sur leur exploitation des pratiques agronomiques favorables au climat. Ce paiement est découplé, uniforme et versé annuellement sur tous les hectares admissibles de l’exploitation.
Tel est par exemple le cas du bonus « haies ». Vous connaissez l’importance des haies : dans le cadre de la planification écologique, nous avons l’ambition de déployer 1,5 million de kilomètres de haies à l’horizon 2050. Pour lancer le mouvement, des mesures de simplification sont indispensables – cet enjeu comptera parmi ceux du projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles –, mais nous devons également nous appuyer sur les mécanismes d’incitation des écorégimes.
Au total, une enveloppe d’un montant – significatif – de 1,7 milliard d’euros est consacrée aux écorégimes. Bien entendu, il s’agit d’un dispositif relativement récent que nous pourrons travailler à améliorer ; c’est en tout cas un très bon support pour répondre aux problèmes que vous soulevez, monsieur le sénateur.
Pour ce qui est du projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles, je rappelle qu’il inclut, outre les questions de la formation et de la transmission, des volets relatifs à la souveraineté et à la simplification, qui devraient largement répondre à vos attentes.
M. le président. La parole est à M. Bernard Buis. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. Bernard Buis. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, si tout n’est pas à jeter dans le modèle actuel, il faut bien reconnaître que les manifestations du monde agricole nous obligent. Elles nous obligent à réajuster ce modèle, sur notre sol comme à l’échelle européenne.
Si nous voulons demain une France fière de ses paysans et souveraine d’un point de vue alimentaire, nous devons affronter plusieurs défis, du juste revenu à la transmission des exploitations, en passant évidemment par la question des transitions face au dérèglement climatique.
Commençons par la question essentielle des revenus. Le constat est sans appel : une partie importante des agriculteurs travaillent pour nous nourrir sans pouvoir eux-mêmes vivre de ce travail.
Depuis 2017, avec les lois Égalim, la majorité présidentielle a apporté des réponses. Nous constatons aujourd’hui que le problème vient non pas de la loi, mais de son application, voire de son détournement. Alors, que faire ?
Nous devons agir pour lutter contre les fraudes en matière de prix, mais aussi en matière d’étiquetage, en garantissant l’origine des produits. Doubler les contrôles en organisant le recrutement par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de 150 agents supplémentaires est ainsi une mesure nécessaire.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Très bien !
M. Bernard Buis. Madame la ministre, avez-vous des précisions à nous donner quant au calendrier de la mise en œuvre de cette annonce, très attendue sur le terrain ?
Comment légiférer à l’échelle européenne pour encadrer l’activité des centrales d’achat implantées hors de France ? Faut-il harmoniser les règles en vigueur dans l’Union en prenant pour référence les principes des lois Égalim et créer des réseaux de contrôle européens ?
Par ailleurs, pour que les revenus soient décents, il faut rééquilibrer les négociations commerciales. Nous avons commencé à le faire, mais nous devons travailler sur la question de la concurrence, voire sur notre rapport au libre-échange.
Comment préserverons-nous notre agriculture si nous continuons de laisser proposer à la vente, à des prix défiant toute concurrence, des fruits et légumes produits hors de l’Union européenne, dont les coûts de production et les exigences environnementales sont inférieurs à ceux qui sont imposés sur notre sol ? Jusqu’à quel point la souveraineté alimentaire et le libre-échange sont-ils compatibles ?
La France s’oppose au traité entre l’Union européenne et le Mercosur ; notre groupe s’en réjouit. En l’état, cet accord fragiliserait nos agriculteurs, qui sont soumis à davantage de normes sanitaires et environnementales que leurs homologues des pays sud-américains.
Ne faudrait-il pas, en toute cohérence, renforcer les clauses miroirs dans les autres traités actuellement en vigueur, comme cela a été fait avec les mesures récemment adoptées à l’égard de l’Ukraine pour les secteurs de la volaille, des œufs et du sucre ?
Pour ce qui est de l’Union européenne, il ne faut pas se tromper de combat. À quelques mois des élections européennes, ne cédons pas aux sirènes populistes et europhobes !
La politique agricole commune et ses 9 milliards d’euros sont des acquis que nous devons préserver. C’est à l’échelle européenne que nous parviendrons à développer une agriculture résiliente et souveraine ; c’est en harmonisant les règles que nous encouragerons la coopération européenne et empêcherons les concurrences déloyales.
Si l’échelle européenne est décisive, nous devons d’ores et déjà agir en France pour assurer à nos agriculteurs un meilleur revenu. L’État et les collectivités doivent être exemplaires, par exemple en privilégiant l’achat de produits français en circuit court dans le cadre de la restauration collective. Cet effort est indispensable à la mise en place du patriotisme agricole et alimentaire que nous appelons de nos vœux. Et c’est à cette condition que nous pourrons appeler les Français qui le peuvent à participer à leur tour audit effort.
Mes chers collègues, si ce patriotisme devait un jour se concrétiser, encore faudrait-il que notre pays puisse compter sur le renouvellement des agriculteurs : c’est le défi de la transmission et de l’attractivité.
Le nombre de professionnels dans l’agriculture fond comme neige au soleil ! Selon Agreste, l’organisme de statistique, d’évaluation et de prospective du ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire – le vôtre, madame la ministre –, en 1988, on dénombrait 1 million d’exploitations agricoles en France. En 2022, ce nombre a chuté à 380 000.
Ce phénomène touche particulièrement l’élevage. En dix ans, la Drôme a ainsi perdu 18 % de ses exploitations, notamment dans les secteurs bovin, porcin et caprin. Dans mon canton du Diois, le nombre d’ovins a diminué de 30 % en dix ans !
Au-delà des questions liées à la fiscalité et au foncier, auxquelles nous apporterons des réponses – je l’espère – avec le projet de loi à venir, il nous revient de poser une question simple : qu’est-ce qu’un métier attractif ?
En tout état de cause, ce n’est sans doute pas un métier qui suppose de travailler soixante-dix heures par semaine dans des conditions physiques éprouvantes, pour des revenus modestes, en subissant une inflation d’injonctions administratives et environnementales ! En réalité, la question de l’attractivité est liée à toutes les autres : revenus, considération, concurrence, simplification des normes.
En fait de simplification, permettez-moi d’évoquer deux exemples drômois dont je viens de prendre connaissance en échangeant avec des éleveurs.
Le premier exemple concerne le versement d’aides financières pour les embauches de bergers et d’aides-bergers. La période d’embauche s’étend de juin à septembre. L’agriculteur fait l’avance et la subvention compensatrice est versée non pas dans les semaines suivantes, mais douze mois plus tard. Pourquoi un tel décalage ? Les professionnels ont du mal à le comprendre et une telle situation n’incite pas à poursuivre cette activité.
Le second exemple, toujours relatif aux éleveurs, concerne l’indemnisation des pertes de brebis en cas de prédation.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, une attaque de loup n’est pas toujours synonyme de carnage. Il est souvent des attaques qui, plus discrètes et plus pernicieuses, ne causent qu’une ou deux pertes par nuit. En fonction de la taille du troupeau, il n’est pas toujours facile de les recenser. Le groupement pastoral de Villaret La Pare, à cheval sur la Drôme et les Hautes-Alpes, dont le troupeau rassemble 1 300 brebis, en a perdu 97 sur une saison ; mais 6 seulement ont donné lieu à indemnisation, faute de pouvoir compter les pertes chaque nuit…
Alors que l’élevage décline, comment repenser le système d’accompagnement des éleveurs ovins pour qu’aucune perte ne se retrouve dans un angle mort de l’indemnisation ?
Je pense également aux louvetiers, dont les conditions de travail et l’indemnisation des déplacements pourraient être améliorées.
Tous ces exemples montrent, parmi tant d’autres, que les normes ne facilitent pas toujours le quotidien de nos agriculteurs.
Enfin, il reste à relever un défi majeur, pour lequel les agriculteurs seront des alliés irremplaçables : celui des transitions face au dérèglement climatique.
Comme l’écrivent Erik Orsenna et Julien Denormandie dans leur récent ouvrage, la question de fond est la suivante : comment nourrir sans dévaster ? Comment nourrir 68 millions de Français sans détruire les sols, la biodiversité, notre santé, mais également notre patrimoine, notre savoir-faire et ce qui fait de la France le pays de la gastronomie ?