M. le président. La parole est à Mme la rapporteure pour avis.
Mme Dominique Vérien, rapporteure pour avis de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je parlerai en mon nom, ainsi qu’en celui de Mme Agnès Canayer, également rapporteure pour avis de la commission des lois.
Quelques semaines après l’adoption de la loi du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, nous nous apprêtons à en adopter le budget.
Monsieur le garde des sceaux, une fois passé cet air de déjà-vu, c’est la satisfaction qui prévaut.
De fait, nous ne pouvons que constater que les crédits ouverts dans ce projet de loi de finances sont en augmentation. Surtout, ils sont conformes à la trajectoire que nous avons adoptée dans le cadre de cette loi d’orientation.
La hausse des crédits de la mission – 4,37 % en autorisations d’engagement et 8,66 % en crédits de paiement – s’accompagnerait, en plus, d’une légère croissance du budget alloué aux juridictions judiciaires, qui représenterait 38 % du total des crédits en 2024, contre 36 % en 2023.
Si les prévisions budgétaires pour 2025 amènent à tempérer ce constat – le programme 166 « Justice judiciaire » verrait alors ses crédits baisser de 1,08 % en volume –, le Gouvernement a respecté, pour ce premier exercice, l’engagement budgétaire qu’il a pris devant le Parlement, ce dont nous ne pouvons que nous féliciter.
C’est pourquoi la commission des lois a émis un avis favorable à l’adoption des crédits.
Est-ce à dire que cet abondement est de nature à régler les difficultés que rencontrent les magistrats, greffiers, fonctionnaires, auxiliaires de justice ou encore justiciables au quotidien ?
Agnès Canayer et moi-même estimons que non. L’avis favorable de la commission des lois ne vaut pas quitus. Sur ce point, nous rejoignons la position de la commission des finances.
C’est une chose que de bénéficier de crédits en hausse ; c’en est une autre que de les dépenser efficacement.
Ainsi, nous décelons des gisements de performance inexploités (M. le garde des sceaux et Mme Laurence Harribey sourient.), ainsi que des marges d’amélioration significatives pour le ministère de la justice.
Notre premier point de vigilance porte sur la performance de la dépense. À cet égard, monsieur le garde des sceaux, il nous semble que votre ministère ne se soit pas doté d’une capacité budgétaire et statistique pleinement satisfaisante.
Agnès Canayer et moi-même avons ainsi été surprises de ne pouvoir connaître le taux de cassation des décisions pénales rendues en appel pour l’année 2023, pour la simple raison que le logiciel Cassiopée – j’adore Cassiopée ! (Sourires.) – était en cours de déploiement dans les cours d’appel.
De même, comment expliquer que le taux de récidive ne prenne pas en compte la réitération, indicateur nettement plus fiable de l’échec du condamné à se réinsérer ?
Enfin, nous l’évoquons à cette tribune régulièrement : le budget de la justice souffre d’un déficit chronique d’exécution.
À quoi cela sert-il que nous autorisions des crédits élevés, s’ils ne sont pas consommés, en juridiction, au bénéfice des justiciables ou des personnels ?
À cet égard, nous sommes particulièrement inquiètes de l’incapacité tendancielle du ministère à atteindre son plafond d’emplois, eu égard aux engagements ambitieux, mais nécessaires, que le Gouvernement a pris en matière de recrutement.
Notre deuxième point de vigilance porte justement sur le recrutement, dont la qualité et la répartition feront – vous l’imaginez bien – l’objet d’un contrôle particulièrement sourcilleux de notre part.
Si, en ce qui concerne les magistrats, notre alerte porte avant tout sur la mise en service très attendue de l’outil d’évaluation de la charge de travail, nous souhaitons surtout vous alerter sur l’avenir de la profession de greffier.
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
Mme Dominique Vérien, rapporteure pour avis. Difficulté à se situer dans le « millefeuille de professions » qu’emploient nos tribunaux judiciaires, incertitudes statutaires et impact à venir de l’intelligence artificielle appellent à une réflexion prospective de la part de la Chancellerie.
Notre troisième point de vigilance a trait au numérique.
Mme Dominique Vérien, rapporteure pour avis. J’hésitais d’ailleurs à le citer, monsieur le garde des sceaux, tellement j’ai l’impression de me répéter année après année.
Malgré une hausse des crédits dévolus à ce poste de dépenses, nous appelons à une nécessaire priorisation des objectifs du plan de transformation numérique.
Leur nombre et leur diversité ne doivent pas nuire à la poursuite de chantiers essentiels, tels que la mise en service ou la refonte d’applicatifs, dont Portalis, Cassiopée ou encore la procédure pénale numérique (PPN).
Mme Dominique Vérien, rapporteure pour avis. À cet égard, l’objectif « zéro papier 2027 » paraît de second rang.
Notre dernier point de vigilance porte sur l’immobilier judiciaire, qui demeure manifestement une source de frustration pour les personnels.
D’une part, le défaut d’anticipation de la Chancellerie est régulièrement souligné. Ainsi, l’exemple du nouveau palais de justice de Lille, décrit comme déjà sous-dimensionné alors qu’il n’a pas encore été livré, paraît particulièrement préoccupant.
D’autre part, l’inadaptation de certains projets pourrait être palliée par une meilleure association en amont des personnels concernés.
Savoir perdre un peu de temps en amont pour en gagner beaucoup en aval est d’un intérêt certain !
Enfin, la réhabilitation de l’immobilier judiciaire est encore très attendue par les personnels en juridiction et une stratégie cohérente en matière de rénovation thermique nous paraît encore à construire. Je citerai les exemples de Rouen, cher à Agnès Canayer, ou d’Auxerre, qui m’est personnellement cher.
Malgré ces quelques réserves, la commission a émis, je le répète, un avis favorable à l’adoption des crédits, dont l’augmentation nous satisfait. (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur des travées du groupe Les Républicains, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à Mme la rapporteure pour avis. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Laurence Harribey, rapporteure pour avis de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, mercredi 29 novembre dernier, la commission des lois a examiné le programme 182 « Protection judiciaire de la jeunesse » (PJJ).
Doté de 1,16 milliard d’euros en autorisations d’engagement et de 1,125 milliard d’euros en crédits de paiement, ce programme bénéficie de crédits relativement stables, après une augmentation de l’ordre de 10 % en 2023.
En commission, quatre points de vigilance ont été soulevés.
Le premier point concerne le programme de création de vingt nouveaux centres éducatifs fermés (CEF), axe majeur de la PJJ.
Comme en 2023, la commission estime nécessaire une véritable évaluation des CEF au regard de trois critères relevés par la Cour des comptes dans son récent rapport : sous-utilisation des centres existants, différences de coût entre les CEF publics et les CEF associatifs, impact de l’entrée en vigueur du code de la justice pénale des mineurs (CJPM) depuis 2021, réforme qui induit une baisse de la durée des placements et, partant, une refonte du parcours éducatif.
Il faut éviter l’effet d’éviction au détriment des autres formes de placement.
Le deuxième point d’attention concerne l’ouverture de la PJJ sur l’extérieur, une ambition affichée depuis plusieurs années. En la matière, la volonté de renforcer les partenariats avec les services d’autres ministères, en particulier avec le ministère des armées, peine à se traduire par des actions concrètes, de même que l’objectif de développer l’insertion par le sport.
Le troisième point concerne le défi de l’attractivité des métiers de la PJJ et les difficultés de recrutement. Malgré d’importants efforts pour renforcer l’attractivité des postes sur concours comme sur contrat, les derniers concours peinent à faire le plein et le recours important à la liste complémentaire trouve ses limites.
De même, la mise en place de la réserve de la PJJ depuis 2023 semble très limitée, seulement dix à vingt contrats ayant été signés.
Enfin, quatrième et dernier point, la commission s’interroge sur la mise en œuvre, aussi urgente que contrariée, du logiciel Parcours, qui doit permettre à terme d’assurer le suivi de tous les mineurs confiés à la PJJ. Son coût – plus de 10 millions d’euros entre 2021 et 2023 – n’est en effet pas négligeable.
En conclusion, considérant que ce budget traduit une relative stabilité après une augmentation de l’ordre de 10 % en 2023 et qu’il s’inscrit dans la continuité d’une réforme du CJPM dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences, la commission a donné un avis favorable à l’adoption des crédits du programme 182 « Protection judiciaire de la jeunesse ». (Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. Mes chers collègues, je vous rappelle que le temps de parole attribué à chaque groupe pour chaque discussion comprend le temps d’intervention générale et celui de l’explication de vote.
Par ailleurs, le Gouvernement dispose au total de quinze minutes pour intervenir.
La parole est à M. Didier Rambaud.
M. Didier Rambaud. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la hausse des moyens dévolus à la justice se poursuit, conformément à la trajectoire prévue par la loi du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027.
Après plusieurs années marquées par une hausse considérable des crédits– 8 % –, le projet de loi de finances pour 2024 affiche une nouvelle progression de 5,3 %. C’est grâce à votre indéniable engagement personnel, monsieur le garde des sceaux.
M. Didier Rambaud. Ces moyens substantiels – ayons l’honnêteté de le dire – permettront de poursuivre des chantiers déjà engagés.
Je pense non seulement aux renforcements d’effectifs dans toutes les filières et métiers du ministère – ils visent à améliorer les conditions de travail des agents et la qualité du service rendu aux usagers –, mais également aux mesures catégorielles, dont l’enveloppe atteindra 170 millions d’euros et qui rendront ces métiers plus attractifs.
Ainsi, 2 000 emplois seront créés, parmi lesquels sont prévus 327 postes de magistrats – ils abattent, nous le savons tous, un travail titanesque et difficile – et 340 postes de greffiers. Garants de la procédure, ces derniers sont au cœur de la justice, qui ne saurait se passer d’eux.
Dans cet esprit, monsieur le garde des sceaux, vous avez d’ailleurs signé, le 26 octobre dernier, un protocole d’accord avec trois grandes organisations syndicales représentatives des fonctionnaires des juridictions, afin de mieux reconnaître les métiers du greffe.
M. Didier Rambaud. Ces accords prévoient un relèvement indiciaire qui viendra s’ajouter à la revalorisation indemnitaire en vigueur depuis le mois de juillet dernier, la modification de la grille statutaire des greffiers ou encore la création d’un corps de débouché de catégorie A.
Les surveillants pénitentiaires, dont le métier n’est pas moins indispensable et difficile – il est souvent même plus dangereux –, verront, eux aussi, leurs effectifs augmenter.
Ces moyens supplémentaires historiques contribueront également aux programmes immobiliers judiciaires et pénitentiaires – constructions, réhabilitations, modernisation cette dernière passant aussi par le développement des projets numériques.
Le recrutement de 512 surveillants pénitentiaires viendra d’ailleurs armer les nouveaux établissements prévus par le plan de construction de 15 000 nouvelles places de prison amorcé en 2017.
N’en déplaise à certains, ce plan est indispensable pour mettre fin à l’indignité des conditions de détention et à la surpopulation chronique, mais aussi pour améliorer la sécurité et le confort du personnel pénitentiaire. Il justifie les 519 millions d’euros sur les 942 millions d’euros consacrés à la construction et à la rénovation immobilières.
Grâce à ce budget, quatre nouveaux établissements seront livrés et trois sites pénitentiaires verront la première phase de leurs travaux s’achever en 2024.
Une enveloppe non moins considérable de 362 millions d’euros est prévue pour la construction et la rénovation des tribunaux, je l’espère de manière écoresponsable. Pour en avoir visité de nombreux, je puis attester que ce sont de véritables passoires énergétiques.
Les investissements informatiques seront portés, quant à eux, à 269 millions d’euros. Ils accompagneront le recrutement de 100 techniciens de proximité, la modernisation des logiciels métiers et contribueront à l’atteinte de l’objectif « 100 % numérisation » ou « zéro papier » d’ici à la fin du quinquennat.
Il est indéniable qu’avec ce haut niveau d’engagement de crédits le Gouvernement tient la promesse qu’il a faite devant le Parlement et devant les Français d’améliorer le service public de la justice.
Certes, ce budget ne réglera pas tous les maux de la justice de notre pays, longtemps délaissée. Toutefois, l’effort historique que nous avons entamé depuis plusieurs années nous lance sur la voie d’un rétablissement qu’aucun des précédents présidents n’a eu le courage de poursuivre avec un tel engagement budgétaire.
Le chantier continue, monsieur le garde des sceaux (M. le garde des sceaux acquiesce.), et vous pouvez compter sur nous.
Il n’empêchera probablement pas d’autres difficultés de se faire jour, mais reconnaissons que le Gouvernement avance sur une trajectoire où la justice est enfin considérée comme essentielle et qu’il met en œuvre les moyens pour la relever et opérer les ajustements nécessaires.
Les sénateurs du groupe RDPI voteront donc sans réserve les crédits de la présente mission. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre de La Gontrie.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, si la justice française pâtit toujours de la comparaison avec ses voisins européens, le Gouvernement présente cette année encore au Parlement un budget que l’on peut qualifier d’historique. Je reprendrai le terme utilisé par le garde des sceaux que, pour l’occasion, je lui concède.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Les crédits de la mission « Justice » s’élèvent en effet à 10 milliards d’euros, venant consolider ce pilier de notre vie démocratique.
Grâce à cet effort budgétaire, la hausse des crédits consacrés à l’institution et à ceux qui la font fonctionner se poursuit.
Nous soutenons évidemment cette évolution, en particulier l’augmentation du financement de l’aide juridictionnelle, qui améliore l’accès au droit.
En outre, des recrutements cruciaux s’accompagneront de revalorisations salariales attendues par les magistrats et les greffiers. Elles étaient nécessaires pour redynamiser l’attractivité de ces métiers.
Monsieur le garde des sceaux, même si nous nous en félicitons, nous devons vous alerter sur le fait que ces moyens ne sauraient tout résoudre.
Tout d’abord, ces efforts financiers doivent être relativisés par l’inflation. Pour le reste, ils sont à mettre en perspective avec l’état de la justice : plutôt que d’œuvrer à une amélioration durable de notre système, ils correspondent davantage à une compensation indispensable de carences dont souffre la justice.
Vous pensez – du moins, vous affirmez – « faire plus ». En réalité, vous ne pouvez pas faire autrement.
La revalorisation indiciaire des greffiers, la modification de leur grille statutaire et la création d’un corps de débouché de catégorie A découlent du mouvement social d’ampleur qui a agité la profession cette année.
Vous avez su leur apporter une reconnaissance essentielle et inédite par certains aspects, mais cela suffira-t-il ? Le mal-être qui touche les professionnels de la justice se retrouve à tous les niveaux.
À ce propos, nous nous interrogeons sur la charge de travail des magistrats, dont l’outil d’évaluation est attendu depuis si longtemps. Sans ces référentiels, nous demeurons dans l’incertitude sur la marge de progression qui existe encore en matière de ressources humaines.
En effet, ce sont bien des femmes et des hommes qui font tourner la machine et celle-ci menace de se gripper à tout instant. Vous devez avoir continuellement à l’esprit que leur abnégation ne pourra pas combler éternellement tous les manques.
Certes, la constitution d’une équipe autour du magistrat est bienvenue. Comment ne pas l’encourager ? Répétons-le pourtant : en aucun cas, les attachés de justice ne pourront se substituer aux magistrats qui, eux-mêmes, ne peuvent se passer de greffiers.
On peut tourner le problème dans tous les sens : seul le magistrat mène les débats et prend les décisions.
Il en va de même pour la protection judiciaire de la jeunesse, dont le personnel est soumis à très rude épreuve.
Si la création de la réserve de la PJJ peut être une initiative intéressante, elle ne peut constituer qu’un palliatif face au manque d’attractivité du métier et à la dureté des conditions de travail.
Le budget de la PJJ se structure lui-même autour d’une priorité très nette donnée à la construction de vingt nouveaux centres éducatifs fermés.
De fait, le nombre de journées en CEF a explosé en l’espace de quinze ans, alors que l’hébergement alternatif, dit diversifié, a été divisé par deux. Est-on certain de vouloir accompagner cette tendance dans de telles proportions ?
Le rapport pour avis de Laurence Harribey mentionne d’ailleurs le risque d’un « effet d’éviction » des autres formes de placement, qui résulterait de la favorisation des CEF.
À ce sujet, on peut d’ores et déjà regretter l’émergence d’un effet contre-intuitif de l’entrée en vigueur du code de justice pénale des mineurs : le raccourcissement des délais de placement en milieu fermé conduit à privilégier cette solution au détriment des autres.
Nous déplorons d’ailleurs que soit négligé le recours à la justice restaurative, à laquelle sont affectés 13 millions d’euros, alors que 27 millions avaient été prévus à cette fin dans le PLF pour 2021.
Vous l’aurez compris, chacun des « progrès » mis en avant dans ce budget doit être mis en balance avec la persistance ou le développement des problèmes qu’il prétend résoudre.
Enfin, je dirai un mot sur les violences intrafamiliales, qui doivent mobiliser constamment notre attention. Vous avez refusé la création de juridictions spécialisées, préférant mettre en place des pôles spécialisés au sein des tribunaux, mais bénéficieront-ils d’un nombre suffisant de magistrats pour être réactifs ?
Il faut voir, monsieur le garde des sceaux, dans les constats que je viens d’égrener, la marque d’une grande vigilance de la part du groupe SER. Il est de notre devoir d’appeler votre attention sur de réelles craintes : vous livrez chaque année une vision de la justice qui semble trop fataliste. En témoigne l’objet pour lequel les crédits sont vraiment débloqués : la construction de 18 000 places de prison, dont Laurence Harribey parlera tout à l’heure. Une telle politique aura un retentissement immense sur toute la justice pour les décennies à venir. Il nous faut pourtant ouvrir les yeux sur l’impensé qui caractérise aujourd’hui la question pénale et sur un paradoxe de notre justice : celle-ci n’a jamais été aussi sévère, alors que les Français la croient toujours laxiste.
Nous voterons ce budget pour la justice, mais nous tenions à vous alerter sur tous ces points. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain est évidemment disposé à contribuer au travail sur l’ensemble des sujets que j’ai évoqués. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à M. François Bonhomme. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. François Bonhomme. « Faites-vous confiance à la justice ? » À cette question, une majorité de Français répondent par la négative, si l’on en croit la « République sondagière ». Ainsi, l’idée que les Français se font de notre institution judiciaire est dégradée. Ce constat est naturellement préoccupant, car la justice est l’un des fondements régaliens de l’État. Pourtant, par manque de volonté politique de la part de nos gouvernements successifs ou de constance dans la décision, elle a été malheureusement trop souvent et trop longtemps sacrifiée sur l’autel des choix budgétaires.
Les causes de cette défiance sont multiples et bien connues : des procédures d’instruction qui s’éternisent ou qui sont trop lentes, un manque de proximité de l’institution ou encore une politique pénale jugée souvent incohérente ou trop laxiste. Songez en effet que, chaque année, environ 80 000 peines de prison ne seraient pas exécutées, alors même que la délinquance ne cesse de progresser, puisque le nombre d’homicides augmente de 8 %, celui des coups et blessures volontaires de 15 %, celui des violences sexuelles et des cambriolages de 11 % et celui d’usages de stupéfiants de 13 %.
Les crédits affectés à la mission « Justice » doivent donc être à la hauteur de la situation. Ce budget s’inscrit dans le sillage de la loi du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 (LOPJ). Les autorisations d’engagement augmentent ainsi de plus de 13 %, pour s’établir à 14,23 milliards d’euros, tandis que les crédits de paiement progressent de 5,3 %, soit de 503 millions d’euros, par rapport à 2023.
Nous prenons acte de cette augmentation, mais il convient aussi de s’interroger sur sa portée réelle. En effet, ces taux de croissance doivent être comparés avec notre fort taux d’inflation. En euros constants, la hausse est plus modeste. Reconnaissons toutefois que, au cours des quatre dernières années, le budget de la justice a crû de 32 %. Cette évolution est notable. La trajectoire paraît aller dans le bon sens, même si, selon nous, le rythme devrait être parfois plus soutenu.
Quels sont les principaux axes budgétaires de cette mission ?
Le premier consiste à consacrer des moyens humains supplémentaires à la justice.
Il convient de rappeler, à cet égard, que notre justice demeure très largement sous-dotée en moyens humains. Ainsi, dans son rapport publié l’année dernière, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (Cepej) du Conseil de l’Europe dressait un constat peu reluisant : on compte 17,6 juges et 11 procureurs pour 100 000 habitants au sein des pays du Conseil de l’Europe, contre respectivement 11,2 et 3 en France. En définitive, le nombre de magistrats professionnels a très peu augmenté depuis un siècle, alors que, dans le même temps, notre pays a vu sa population, donc le nombre de ses justiciables, croître fortement.
Soyons justes : le Gouvernement semble avoir pris conscience de la carence manifeste en moyens humains. La loi précitée de programmation et d’orientation de la justice 2023-2027 prévoit ainsi la création de 10 000 équivalents temps plein. L’année prochaine, 1 661 ETP renforceront nos services judiciaires en magistrats, greffiers ou assistants de justice.
Nous espérons tous que le traitement des contentieux civils et des affaires pénales s’améliorera dans les juridictions, afin que le stock d’affaires se réduise, tout comme les délais d’instruction et de jugement. Il s’agit en effet, nous le savons, de l’un des dysfonctionnements majeurs de la justice. Le chemin sera long toutefois, car nous partons de très loin ; la ligne d’horizon en la matière s’est déjà souvent dérobée au fur et à mesure des budgets et des annonces… À ce sujet, le rapporteur spécial et l’une des rapporteurs pour avis des crédits de la mission « Justice » ont fait part de leur souhait que des indicateurs fiables de performance soient mis en place pour mieux évaluer l’efficacité de l’effort budgétaire.
Le deuxième axe concerne l’accès au droit et à la justice. Après avoir connu un rattrapage de 155 millions d’euros entre 2019 et 2023, le budget des frais de justice connaît une hausse de plus de 20 millions d’euros, soit de presque 3 %, qui seront consacrés pour l’essentiel au financement de l’aide juridictionnelle. Cette enveloppe ne semble pas toujours bien dimensionnée. En 2022, en raison de la consommation des crédits, il a fallu procéder à un dégel de la réserve de précaution et à des redéploiements budgétaires. Une évaluation et un meilleur pilotage des crédits en la matière s’avéreraient donc opportuns.
Le troisième axe est celui de la modernisation du service public pénitentiaire.
La tâche, en ce domaine, est immense, tant la surpopulation carcérale est préoccupante. En septembre 2023, les prisons françaises accueillaient 73 993 détenus pour 60 000 places disponibles. Le taux d’occupation des maisons d’arrêt est de 143 %. Voilà longtemps, donc, que la cote d’alerte est dépassée ! Comment peut-on imaginer appliquer une politique ferme en matière d’exécution des peines, quand les prisons atteignent un tel niveau de surcharge ? Comment, dans ces conditions, est-il possible de respecter la dignité humaine à laquelle chaque détenu a droit, quelle qu’ait été sa faute ?
Notre pays, « patrie des droits de l’homme » selon la formule consacrée, ne peut être indifférent aux conditions de détention existant dans ses prisons. Dans ce contexte de surpopulation, les dépenses immobilières de l’administration pénitentiaire s’élèveront à 713 millions d’euros en autorisations d’engagement, en baisse de 7,6 % par rapport à cette année.
Il semble que de nouveaux retards aient été enregistrés dans les programmes immobiliers du plan Prison, notamment en raison des difficultés à trouver des emprises foncières et à obtenir les autorisations d’urbanisme indispensables pour l’accueil des centres. On peut comprendre ces difficultés, monsieur le garde des sceaux, mais elles sont toujours invoquées…
Rappelons que 7 000 places supplémentaires auraient déjà dû être livrées, si j’en crois le programme d’Emmanuel Macron pour l’élection présidentielle de 2017 (L’orateur brandit le document.) ; c’est ma feuille de route, monsieur le garde des sceaux…
M. François Bonhomme. Dans ce programme, on pouvait lire à la page 15 : « Nous construirons 15 000 nouvelles places de prison » ; et la phrase n’était pas au conditionnel…
M. François Bonhomme. Bis repetita en 2022 : cette promesse a été de nouveau recyclée. C’est la version pénitentiaire de l’économie circulaire !
Depuis lors, vous nous indiquez que l’ambition a été rehaussée : l’objectif est désormais de construire 18 000 places supplémentaires d’ici à 2027, pour atteindre un parc pénitentiaire de 78 000 places. Nous restons donc vigilants sur ce sujet, quelle que soit la parole ministérielle.
Je finis en évoquant d’un mot le dernier axe : le plan de transformation numérique, dont Mme Vérien a parfaitement parlé. Mme Canayer et cette dernière, rapporteurs pour avis de la commission des lois, considèrent qu’il s’agit d’un chantier « sisyphéen ». Sisyphe, monsieur le garde des sceaux, est un héros tout à fait saisissant, qui a beaucoup inspiré les philosophes de l’absurde, dans la mesure où il reste toujours animé par la même passion, sans cesse contrariée évidemment, puisque le supplice auquel il est soumis le condamne à pousser sans cesse son rocher sur une montagne. Je ne sais pas, monsieur le garde des sceaux, si la place Vendôme s’apparente au Tartare (M. le garde des sceaux rit.), mais je voudrais que, lorsque le Gouvernement nous dit que le sommet est à portée de la main, il ne s’agisse pas, une fois de plus, d’une incantation ministérielle, en réponse à une imploration du Parlement. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains - Mme Dominique Vérien applaudit également.)