M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux avant tout vous remercier de l’organisation de ce débat. Ce qui me frappe, depuis un an que j’occupe les fonctions de ministre des armées, c’est que, malheureusement, les questions africaines occupent désormais trop peu de place dans le débat démocratique global.

Dès lors, le présent débat, même s’il est tenu nuitamment, quoiqu’avec une représentation proportionnée de l’ensemble des groupes politiques, nous permet tout de même de les y réinscrire, pour notre opinion publique, pour la presse, mais aussi, on le sait, pour nos partenaires africains, qui regardent évidemment ces débats. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe SER.) Je le dis et je le pense sincèrement !

M. Rachid Temal. Nous avions demandé ce débat, nous l’avions même exigé !

M. Sébastien Lecornu, ministre. C’est pourquoi vous êtes présents ce soir, et je m’en félicite. En tout cas, c’est bien volontiers que nous répondons à vos diverses interpellations.

Mme Colonna a tout dit ; je ne ferai que réagir sur quelques points qui m’ont marqué dans les différentes interventions.

À première écoute, tous les orateurs posent un constat similaire. De fait, ce n’est pas le constat qui est le plus difficile à établir, surtout quand l’histoire est faite et terminée – je pense notamment aux affaires militaires et aux sujets liés à l’opération Barkhane. En revanche, quand on creuse un peu, on s’aperçoit quand même que les conclusions de chacun sont très différentes quant à l’approche que devrait adopter la politique française en Afrique.

Cette divergence de vues est d’ailleurs saine pour la démocratie : si M. Gontard s’interroge sur la confiscation du débat politique, parlementaire, sur ces sujets, pour ma part, je considère qu’il doit avoir lieu. Je sors d’ailleurs de deux semaines de débats à l’Assemblée nationale sur le projet de loi de programmation militaire, et il m’a semblé intéressant de constater à quel point un certain nombre de formations politiques manquent de cohérence avec leur histoire, voire parfois avec des prises de position récentes, que ce soit sur l’Europe, sur l’Otan, sur la relation franco-allemande, ou encore sur l’aide à l’Ukraine. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe SER.)

Mais si, mesdames, messieurs les sénateurs : après quinze jours passés au Palais-Bourbon, je peux vous assurer que beaucoup de formations politiques sont très désaxées entre elles, y compris au sein d’alliances électorales récentes.

M. Rachid Temal. Au Sénat, ce n’est pas pareil !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je trouve donc intéressant d’avoir ce débat. Sur la question africaine, nous ne nous y dérobons pas. Le cardinal de Retz aurait dit que l’on ne sort de l’ambiguïté qu’à son propre détriment ; je pense au contraire qu’il est sain de le faire. Cela m’amène à ma première remarque.

Madame Carlotti, je vous remercie pour l’ensemble du tableau que vous avez dressé, mais je vous trouve un peu dure envers la force Takuba. Peut-être a-t-on manqué d’ambition, mais je ne pense pas que cela ait raté, si je puis le dire avec mes propres mots et en toute spontanéité. Dire « raté » signifierait que les partenaires européens n’ont pas été au rendez-vous. C’est faux : ils ont répondu présents. Nos partenaires européens actuels, y compris des pays qui n’avaient pas l’habitude d’engager leurs forces en opérations extérieures, des pays dont les parlements avaient toujours refusé de tels engagements, l’ont permis cette fois et sont aujourd’hui satisfaits de l’avoir fait. Ils ressentent même une forme de fierté que d’avoir contribué à cette force. Ou bien serait-ce que le groupe socialiste ne croit plus à l’Union européenne en la matière ? (Exclamations sur les travées du groupe SER.)

Mme Gisèle Jourda. Vous êtes provocateur !

M. Sébastien Lecornu, ministre. Je dis juste que Takuba, de ce point de vue, a fonctionné. C’est aussi le cas si l’on en examine les résultats de près – je suis prêt à y revenir devant votre commission des affaires étrangères, si vous m’y invitez. Ainsi d’opérations militaires très précises menées avec le timbre de Takuba contre des groupes terroristes armés : le chef d’état-major des armées pourra vous expliquer lors d’une prochaine audition que ces opérations ont bien fonctionné.

Au-delà de Takuba, il existe d’autres missions européennes qui n’ont pas été abordées dans la discussion. L’opération Atalante mérite pourtant d’être mentionnée au cours d’un débat de trois heures ! Certes, on n’a pas le temps de tout traiter, mais il n’est pas de trop de parler de piraterie, de liberté d’accès maritime ou encore de pêche illégale, dont on sait qu’il s’agit d’un enjeu majeur dans le golfe de Guinée comme à l’approche de la Somalie. Évidemment, ces sujets croisent parfois ceux liés au terrorisme, tandis que sur d’autres routes de navigation commerciale, c’est malheureusement Wagner qui peut être rencontré.

On s’en tient toujours à une approche militaire très terrestre, mais je crois qu’on a tort d’oublier les coopérations et missions maritimes. Je confesse bien volontiers que j’en suis le premier coupable, puisque je n’en ai pas fait mention à la tribune lors de ma première intervention. Mme Duranton y a certes fait allusion ; précisons cependant que ce n’est plus une mission de l’Otan : cette opération est désormais portée par l’Union européenne, et la France y contribue grandement.

Pour le coup, si l’on veut être à l’écoute des pays africains, il est clair que leurs besoins en matière maritime sont croissants ; or les Européens, dont les agendas de sécurité se concentrent en miroir sur la mer Méditerranée et le détroit de Gibraltar, peuvent particulièrement y être intéressés. C’est donc selon moi un bon thème de coopération.

Certes, je suis un furieux séguiniste et je me montre facilement prudent par rapport à un certain nombre de coopérations européennes, mais je dois bien avouer qu’il faut faire vivre l’envie de faire que l’on voit dans Takuba et que l’on retrouve dans Atalante.

Le deuxième point qui me frappe à l’issue de ce débat – que Mme Colonna et moi-même considérons comme un point d’étape dans la réarticulation de la présence française en Afrique – c’est qu’aucun orateur n’est d’accord sur les missions que l’on doit donner à nos bases.

Tout d’abord, Pierre Laurent veut les fermer, tout en expliquant qu’il faut être à l’écoute et respecter la souveraineté des pays concernés. Dès lors, que faire lorsque les pays en question demandent que les bases prépositionnées restent ouvertes et continuent d’accomplir leurs missions ? Faut-il tout de même les fermer ?

Vous avez vous-même dit, monsieur le sénateur, que vous aviez taillé à la serpe ; je me permets donc de relever cette contradiction. Vous voyez bien que les choses sont plus complexes : dire « fermons les bases » est certes pratique, mais nonobstant son caractère hâtif, cette décision ne couvrirait pas l’ensemble des besoins.

À l’inverse, d’autres orateurs, dont Olivier Cadic, souhaiteraient confier à nos bases des missions comparables à celles des forces de sécurité intérieure des pays qui nous accueillent. Monsieur le sénateur, je sais que vous relayez les préoccupations que vous entendez sur le terrain, mais nos bases militaires sont présentes pour remplir des missions régaliennes, prévues par des accords de défense. Elles ne sauraient intervenir au quotidien pour protéger des intérêts économiques. Ce type d’attaques relève de la sécurité privée ou des forces de sécurité intérieure.

Il est donc intéressant de constater, sans tomber dans la caricature, l’étendue du spectre des réflexions que nous devons mener, entre une fermeture pure et simple des bases, comme le suggère M. Laurent, et un plus grand interventionnisme, pour répondre à la diminution de l’empreinte française, comme le réclament ceux qui considèrent que nos intérêts économiques risquent d’être davantage attaqués dans les pays concernés. Voilà les deux positions les plus antagonistes qui ont été exprimées ce soir.

Cela mérite peut-être que nous y revenions en commission ou à une autre occasion, car nous ne devons pas nous méprendre sur le rôle de nos bases. Si nous sommes en mesure de mener une opération Sagittaire depuis la base de Djibouti, comme nous l’avons récemment démontré, ce serait mentir à l’opinion publique et à nos compétiteurs que de faire croire que l’on peut faire de même depuis notre base au Sénégal. C’est aussi faux aujourd’hui qu’il y a cinq ou dix ans. Les éléments français au Sénégal font seulement de la formation ; ils ne peuvent remplir les mêmes missions que leurs homologues basés à Djibouti ou à Abidjan.

Depuis que le Président de la République m’a donné mandat pour réarticuler la présence française en Afrique, je me suis aperçu que de nombreux connaisseurs des sujets militaires faisaient passer une base pour une autre. Or la base projetée de Niamey, au Niger, par exemple, ne répond pas aux mêmes besoins militaires ni au même contrat opérationnel que nos bases au Gabon ou au Sénégal.

J’ai commencé par ces dernières, car elles représentent un héritage de bases dont les fonctions sont non pas de combattre, mais uniquement de former. Au reste, pour dire les choses franchement, ces fonctions de formation semblent un peu passéistes, tout du moins insatisfaisantes compte tenu des besoins réels des forces armées des pays en question.

Voilà un point important, sur lequel j’aimerais, si le président Cambon m’y autorise, revenir devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Les choses doivent être claires, car si nous entretenons un flou, nous participons au narratif anti-français. Faire croire qu’une base au Sénégal peut permettre d’y entretenir des intérêts politiques et intérieurs, comme on le lit parfois dans la presse, c’est mentir !

Le troisième point que je soulèverai est dans la même veine. Vous êtes nombreux à avoir appelé au respect d’une véritable souveraineté des États africains avec lesquels nous entretenons des relations militaires, sécuritaires, économiques et diplomatiques. Je partage bien sûr cet avis ; personne dans cet hémicycle n’oserait appeler à ce que nous malmenions ou bafouions la souveraineté des autres pays.

Pour autant, votre lecture de ce qui s’est passé au Mali est pour le moins unilatérale. Vous portez un regard très expéditionnaire en considérant, en substance, que nous nous sommes fait mettre dehors, etc. Que fallait-il faire ? Il y a ceux qui disent que nous sommes restés trop longtemps et que nous aurions dû partir avant de nous faire mettre dehors – pourquoi pas ! Il est toujours plus facile de le décréter après coup… Après tout, d’autres pays et d’autres armées n’ont pris aucun risque ; dès lors, il est certain qu’on ne leur fait aucun reproche.

Pour ma part, je vous appelle à faire preuve d’une forme de solidarité en soutenant politiquement l’action de nos armées. On ne peut, d’un côté, dire qu’elles ont été remarquables et rendre hommage aux soldats, de l’autre, ne pas assumer, rétrospectivement, le portage politique.

Je citerai de nouveau le président Hollande : il lui a fallu du courage pour engager les forces armées, à la demande de notre partenaire malien, et pour expliquer à l’opinion publique pourquoi il fallait le faire. C’est notre honneur de renoncer à toute forme de clivage politique sur cette question et d’assumer le bilan des décisions qui ont été prises à l’époque.

Des orateurs ont expliqué que le vide laissé par nos militaires avait appelé d’autres compétiteurs. Cela signifie-t-il qu’il fallait rester, contre l’avis même de la junte malienne ? Fallait-il entrer en conflit ouvert avec cette dernière et les forces armées maliennes ? Franchement, la question est plus complexe.

Au fond, lorsqu’un pays nous demande de l’aide, nous devons assumer de lui répondre oui ou non. En l’occurrence, je salue une fois de plus la décision du président Hollande d’avoir dit oui, même si je note que les interventions de certains suggèrent, en creux, qu’ils n’auraient pas fait le même choix. Or une fois que l’on a dit oui, on ne sait pas toujours où cela nous mènera. Parfois, des événements politiques internes imprévus ont lieu, démocratiques ou non, et n’effacent pas pour autant le risque terroriste.

Voilà un autre point sur lequel nous ne sommes pas assez revenus ce soir, bien que chacun l’ait mentionné : le terrorisme a changé de nature. Il est devenu endogène et perle de plus en plus. Il est, en quelque sorte, moins homothétique qu’en 2013 et les années suivantes. Aussi nécessite-t-il, par définition, un traitement militaire d’une autre nature.

Sur la question de la vraie souveraineté, du rôle de Barkhane et d’un manque d’accompagnement politique à la fin du conflit, je réponds qu’il faut être deux ! Cela ne veut pas dire qu’il faut faire à la place de, ou à côté de, sans tirer les conclusions de ce qui se passe. Je le dis, car il est facile de faire des procès. Si personne n’a fait le procès des forces armées dans cet hémicycle, d’autres l’ont fait ces quinze derniers jours dans un autre hémicycle plus proche de la Seine.

Sur le volet politique, ce n’est pas une affaire d’ETP et de moyens financiers accordés au Quai d’Orsay. À un moment donné, si la junte malienne préfère Wagner aux forces armées de la République française, c’est peut-être non pas la faute de Paris, mais tout simplement celle de la junte malienne. Je pense qu’on peut dire les choses aussi simplement. Et ce n’est pas forcément donner un bon point au Président de la République et à son gouvernement que de le concéder : il s’agit tout simplement de défendre les intérêts de la France. Cela semble plein de bon sens, mais cela va mieux en le disant.

Je retiendrai qu’il faut une approche plus transparente des missions qui seront confiées à nos bases à l’avenir. Pour ma part, je continuerai de discuter avec mes homologues des pays concernés. Un mouvement est lancé dans plusieurs bases et avance bien, notamment pour proposer de nouveaux catalogues de formations. Je pense que, dès les prochaines cohortes qui sortiront de nos écoles, nous serons capables d’accueillir de nouveau, sur le territoire national, de nombreux élèves officiers ou sous-officiers venant de pays africains.

Nous sommes en train de prendre du retard sur les questions spatiales, sur le cyber ou sur les drones. Aussi devons-nous désormais mettre les bouchées doubles pour accompagner les armées de nos partenaires.

L’ensemble de ces sujets forment un agenda d’influence par le concret, à la fois pour lutter contre le terrorisme et pour honorer notre parole, que nous avons parfois donnée voilà plusieurs décennies, au travers d’accords de défense. Je reste persuadé que l’honneur de la France, c’est de respecter la parole donnée. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et RDSE. – Mme Gisèle Jourda applaudit également.)

M. le président. Mes chers collègues, nous en avons terminé avec le débat sur la déclaration du Gouvernement relative à la politique étrangère de la France en Afrique.

6

Ordre du jour

M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à aujourd’hui, mercredi 7 juin 2023 :

À quinze heures :

Questions d’actualité au Gouvernement.

À seize heures trente et le soir :

Proposition de loi maintenant provisoirement un dispositif de plafonnement de revalorisation de la variation annuelle des indices locatifs (procédure accélérée ; texte n° 667, 2022-2023) ;

Suite du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 (procédure accélérée ; texte de la commission n° 661, 2022-2023) et du projet de loi organique relatif à l’ouverture, la modernisation et la responsabilité du corps judiciaire (procédure accélérée ; texte de la commission n° 662, 2022-2023).

Personne ne demande la parole ?…

La séance est levée.

(La séance est levée à minuit.)

Pour le Directeur des comptes rendus du Sénat,

le Chef de publication

FRANÇOIS WICKER