M. le président. Acte est donné de la déclaration du Gouvernement.
Dans le débat, la parole est à M. Christian Cambon, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – MM. Vincent Capo-Canellas et Jacques Le Nay applaudissent également.)
M. Christian Cambon. Monsieur le président, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, lorsque le mur de Berlin est tombé, le monde, qui avait toujours connu la guerre froide, a vécu un tournant historique.
Combien d’entre nous auraient-ils pu imaginer, il y a trente ans, que nous vivrions un nouveau tournant aussi important avec le retour de la guerre en Europe et le nouveau contexte international qu’elle installe pour les décennies à venir ?
Je souhaite aborder ce débat majeur autour de trois axes de réflexion.
Je rappellerai d’abord les principaux enjeux de ce conflit, dont les partisans des thèses russes voudraient nous faire croire qu’il ne concerne que deux voisins, ce qui n’est naturellement pas la réalité.
Il me paraît ensuite important de rappeler à nos compatriotes pourquoi et comment la France s’est engagée aux côtés de l’Ukraine.
J’examinerai enfin les conséquences que ce conflit emporte pour notre propre pays, pour nos approvisionnements énergétiques et pour nos forces armées.
Après 245 jours de combats, la lutte des Ukrainiens face à l’agression russe a radicalement changé de visage.
Elle apparaissait au départ comme un combat pour l’honneur, perdu d’avance. Aujourd’hui, elle permet de tenir en échec l’une des armées les plus puissantes au monde, et devient une légende à laquelle personne n’aurait cru.
Mais nous savons aussi le prix payé par ce peuple courageux, et nous nous inclinons en ces instants devant tant de souffrances, devant tant de morts et de martyrs, victimes de la folie humaine. Que justice leur soit rendue un jour, mes chers collègues.
Non, l’Ukraine n’a pas sombré. Sa bravoure, sa solidarité, ses qualités militaires et sa détermination l’ont maintenue à flot. Face à une brutalité d’un autre âge, elle s’est révélée à elle-même, au monde et surtout à Vladimir Poutine et à son régime. Car, si nous en sommes là, c’est parce que dans leur vision dévoyée de la Russie éternelle, la nation ukrainienne n’existe pas.
Pour les dirigeants russes, l’Ukraine n’est qu’une partie de l’empire qu’ils veulent ressusciter dans toute sa sphère historique. Leur irrédentisme prétend ramener chaque russophone dans le giron d’une mère patrie magnifiée et donc dépecer les pays dans lesquels ils vivent. C’est bien là que le conflit ukrainien plonge ses racines.
En 2016, Vladimir Poutine avait affirmé que « les frontières de la Russie ne se terminent nulle part ». Nous avons eu tort de ne pas voir en ces mots un programme sinistre, d’autant qu’il avait déjà commencé à l’exécuter.
Oui, nous avons été aveugles aux signaux de l’ambition russe durant ces vingt dernières années : conflits gelés, écrasement de la Tchétchénie, attaque de la Géorgie, annexion de la Crimée, occupation du Donbass. Crise après crise, nous avons fait le pari du dialogue avec Moscou. Nous l’avons fait ici même, au Sénat, jusqu’en 2021 et il fallait le faire, mais les dérives du régime ont été les plus fortes.
Le 24 février dernier fut un réveil brutal et dramatique, mais certains, en France même, ne sont-ils pas encore plongés dans ce sommeil stratégique ?
Ce choc a été aussi un révélateur : le multilatéralisme, ses règles et ses institutions, qui ont organisé notre vie internationale depuis tant d’années, sont entrés dans une crise existentielle. Le conflit ukrainien a mis en pleine lumière les mouvements tectoniques de l’ordre international. Ils sont amples et violents. Ils dessinent une nouvelle géographie des rapports de force, où se confrontent dorénavant deux systèmes de pensée et de valeurs.
Dans ce face-à-face, le pouvoir russe peut compter sur le soutien des régimes qui lui ressemblent, expansionnistes, autocratiques et violents. Comme lui, ils fonctionnent par la terreur et écrasent toute contestation. Comme lui, ils rejettent l’État de droit, les libertés publiques et la séparation des pouvoirs. Comme lui, ils méprisent le droit international, s’assoient sur la souveraineté des États et voient dans la force un moyen légitime de parvenir à leurs fins.
Dès lors, pourquoi la France doit-elle s’engager aux côtés de l’Ukraine ? Il est des moments où ne rien faire devient le plus grand des risques. Voilà ce qui est en jeu. Nous aidons l’Ukraine parce que la Russie veut nous imposer par la violence une Europe soumise. Les faits sont là : il y a huit mois, la Russie a envahi un pays voisin et souverain. L’Ukraine ne la menaçait pas, mais entendait simplement tourner son regard et aussi son avenir vers l’Europe et son modèle démocratique, honni par Vladimir Poutine et les régimes autoritaires.
Pour ces raisons, notre détermination ne peut pas et ne doit pas faiblir, ni dans notre soutien à Kiev ni dans nos sanctions à l’encontre de Moscou. Des voix s’expriment pour suggérer leur modération, voire leur abandon. C’est en fait l’Ukraine qu’elles proposent d’abandonner et donc aussi la défense de nos intérêts.
Pour d’autres, nos livraisons d’armes retardent l’inévitable et accroissent inutilement les souffrances des Ukrainiens. Quelle drôle d’indécence que de proposer aux Ukrainiens agressés de tendre l’autre joue et de se soumettre à la fatalité de l’occupation !
Rappelons-nous, mes chers collègues, notre propre histoire et nos épreuves. Comment un Français pourrait-il proposer de se soumettre à l’envahisseur ? Quand la déraison et la barbarie l’emportent, le rôle d’une puissance d’équilibre n’est pas de ménager le camp de l’agresseur.
Bien sûr, il faudra un jour négocier – vous l’avez dit, madame la Première ministre. Mais comme l’a rappelé le président Larcher, en recevant le 7 juin dernier le président de la Rada, c’est aux Ukrainiens et à eux seuls de déterminer quand, comment et dans quelles conditions les négociations pourront se tenir.
Le Président de la République, après avoir mené une diplomatie du téléphone abondamment commentée, semble désormais s’être rangé à ce constat, mais ce qui fut perçu au moins comme une ambiguïté a peut-être brouillé le message de la France, notamment auprès de nos partenaires de l’est de l’Europe.
À présent, ce sont les critiques émises sur notre aide militaire, qui jettent le trouble. Notre pays serait très loin dans le classement des contributeurs à l’effort de guerre ukrainien. Nous savons tout le prix qu’ils accordent à nos canons Caesar, mais ces armes remarquables ne sont-elles pas l’arbre qui cache le désert ?
Le Gouvernement, madame la Première ministre, s’est longtemps réfugié derrière l’exigence de confidentialité, que nous comprenons, pour ne pas divulguer le détail des livraisons. Nous l’avons accepté, mais cette sincérité doit désormais être mise en cause. Je vous donne acte des indications que vous venez de fournir ce soir, mais nous aurons besoin dans le cadre de la prochaine loi de programmation militaire (LPM) d’en savoir un peu plus, ne serait-ce que pour reconstituer nos propres forces.
J’en viens aux conséquences de ce conflit. Elles sont nombreuses et, dans le temps qui m’est imparti, j’en évoquerai deux qui me paraissent importantes et qui concernent les secteurs essentiels de la vie de la Nation.
Parmi les vulnérabilités et les dépendances que nous ne pouvons plus accepter, le secteur de l’énergie est évidemment en première ligne. Face à l’arme gazière maniée par Moscou, les Européens parent au plus pressé, dans une unité réelle, mais de plus en plus fragile. Or notre continent est entré dans une crise de sécurité énergétique qui va durer. Quoi qu’on en pense, l’énergie nucléaire sera donc incontournable.
La France, faute historique, lui a tourné le dos, en décrétant en 2015 que sa part dans notre mix énergétique devait baisser ou en actant en 2018 la fermeture de quatorze réacteurs. Ces aberrations n’ont toujours pas été corrigées.
Quant à l’Europe, elle s’obstine à ignorer le rôle central du nucléaire dans la transition énergétique. Cet aveuglement ne doit plus durer. Offrir un véritable bouclier énergétique aux Français, c’est d’abord garantir l’indépendance de notre propre production.
La seconde conséquence majeure de cette guerre tient à ses implications pour nos forces armées. La leçon du conflit ukrainien est limpide. Dans ce contexte, si vous n’avez pas d’armée apte à défendre vos frontières, vous êtes une proie. L’Arménie paie chèrement cette leçon ; nous aurons l’occasion d’évoquer sa situation, prochainement, dans cet hémicycle.
L’excellence de nos militaires ne suffit plus. En réalité, nos armées ont été éreintées par trente ans de saignées budgétaires. Leur format, taillé au plus juste, convenait à une pratique expéditionnaire rompue à des combats rudes, mais asymétriques. Leur masse est désormais insuffisante pour tenir dans la durée un affrontement de très haute intensité.
Certains affirment même qu’en cas d’engagement majeur, nos armées n’auraient pas les moyens de tenir efficacement un front de plus de quatre-vingts kilomètres en Ukraine. (M. le ministre des armées le conteste.) La ligne de front, je le rappelle, est de mille kilomètres.
Nos stocks ne nous permettent même pas d’aider comme nous le voudrions un pays ami, lorsqu’il est agressé. Un seul exemple suffira : à la fin de 2025, nous aurons en stock l’équivalent en munitions de ce qui est tombé la semaine dernière sur l’Ukraine.
Nous en sommes au point où nous devons aussi nous demander si notre soutien militaire à Kiev, même insuffisant, ne dépouille pas à l’excès nos propres forces.
Par conséquent, monsieur le ministre des armées, tirons ensemble les enseignements stratégiques, opérationnels et industriels de ce conflit ukrainien. Ils sont nombreux et complexes. Ce sera – nous le savons – l’enjeu de la prochaine loi de programmation militaire.
Se pose aussi la question centrale de nos coopérations. L’Europe se réveille de sa torpeur stratégique. Elle entend se réarmer et ne s’interdit plus de penser à sa souveraineté. Tant mieux, mais cette prise de conscience se fait pour l’instant à l’ombre du parapluie américain et de son industrie de défense.
Ne nous méprenons pas : l’Otan reste notre alliance la plus solide, la seule – à vrai dire – à pouvoir garantir notre sécurité collective. Il était donc assez prévisible que les Européens cherchent à s’abriter derrière le bouclier atlantique, dans cette tempête. D’autant que, sur le flanc est, le danger n’est pas simplement en Ukraine.
Ainsi, la Biélorussie de Loukachenko marche dans les pas de Vladimir Poutine et s’invente des menaces lituano-polonaises à ses frontières. N’oublions pas cependant tous ces Biélorusses courageux, qui sont opprimés par un régime tout aussi tyrannique. Mme Svetlana Tikhanovskaïa, que nous avons reçue avec le président Larcher et vous aussi, mes chers collègues, dans cet hémicycle, a réussi à fédérer l’opposition biélorusse. Pendant ce temps – ne l’oublions pas –, son mari est en prison, où il est torturé.
Les destins de la Biélorussie et de l’Ukraine ne peuvent être envisagés de façon séparée. Agissons pour que les voix de l’opposition biélorusse résonnent davantage au Conseil de l’Europe, au sein de l’Union européenne et même en France.
Soutenons aussi la Moldavie, menacée de l’intérieur par la présence russe en Transnistrie, et de l’extérieur par sa dépendance totale au gaz russe. Aujourd’hui même, la Moldavie ne peut plus payer son gaz. Or ce pays est dans notre voisinage immédiat et a vocation à rejoindre un jour l’Union européenne. À lui aussi, nous devrions fournir des moyens pour assurer sa défense et son indépendance, comme il ne cesse de nous le demander.
Dans ce contexte, l’Alliance atlantique est capitale, mais elle n’est pas la fin de l’Histoire pour la défense de l’Europe. Nous devons être prêts, nous Français, nous Européens, à faire face seuls, parce que nous y serons peut-être contraints. Qu’en sera-t-il demain face à des menaces que Washington déciderait d’ignorer ou ne pourrait plus traiter parce que les États-Unis seraient déjà engagés ailleurs ?
Je suis convaincu que nous avons une perspective européenne commune en matière militaire, mais c’est un chemin long et sinueux – nous en savons quelque chose. Même pendant la Présidence française de l’Union européenne, nous n’avons pas vraiment réussi à persuader nos partenaires, en particulier allemands, de s’y engager résolument. Avançons donc ensemble partout où cela est possible, mais avançons seuls partout où cela est nécessaire.
C’est pourquoi la prochaine loi de programmation militaire sera fondamentale. L’actuelle loi – j’en donne acte au Président de la République – a permis de stopper l’hémorragie. Celle qui s’annonce devra porter une ambition plus forte encore. Elle devra projeter notre modèle d’armée dans cette nouvelle ère de menace.
Mes chers collègues, à l’heure où nous tenons ce débat, l’avenir n’est malheureusement pas écrit et même l’apocalypse nucléaire ne peut être exclue. Bien sûr, tout doit être entrepris pour ne pas en arriver à cette ultime extrémité. Notre dissuasion est une garantie de sécurité. Il faut le rappeler à chacun et ne pas oublier que sa portée vient aussi de ce qu’elle comprend de menaçant ou d’incertain. Veillons donc à ne pas l’affaiblir en révélant d’emblée une absence de réponse française.
Face au poids des incertitudes, gardons le cap, mes chers collègues. La puissance russe a volé la paix aux Ukrainiens. Elle a tenté de leur ôter leur liberté et leur souveraineté. Ces biens les plus précieux que possède un peuple, l’Ukraine doit les recouvrer et nous devons l’y aider.
Ne cédons rien à la violence, ne cédons rien aux menaces et rien au mensonge. N’offrons pas au Kremlin l’aubaine de nos divisions et opposons-lui un front uni de démocraties fortes et déterminées en Europe et au-delà. C’est bien sûr notre intérêt, mais par-dessus tout ce sera l’honneur de la France. (Vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Applaudissements sur les travées des groupes UC et RDSE, ainsi que sur des travées des groupes RDPI et SER.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Kanner, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.
M. Patrick Kanner. Monsieur le président, madame la Première ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, en juillet dernier, j’ai eu l’honneur de faire partie de la délégation qui accompagnait le président du Sénat en Ukraine. J’ai été profondément marqué par notre visite dans la banlieue nord de Kiev, touchée par les offensives russes. Nous nous sommes rendus dans les villes martyres d’Irpin, de Boutcha et de Borodyanka. Personne – personne ! – ne peut en revenir indemne.
Lors de ce court séjour, nous avons mesuré l’importance de l’aide militaire, sans laquelle les Ukrainiens ne se battraient pas à armes égales avec leur agresseur. Comme j’ai pu le dire, au-delà du symbole, le soutien sur place d’autorités politiques d’États étrangers permet la reconnaissance et l’affirmation de la juste cause du peuple ukrainien.
De quoi débattons-nous aujourd’hui ? Notre sujet est le retour de la guerre en Europe. Le retour de la guerre, c’est le retour des heures sombres. L’ensemble du projet européen que nous avons bâti avait pour but d’empêcher que le continent ne subisse de nouveau les affres de la guerre. Le monde entier a souhaité écarter ce risque. L’ensemble des organisations internationales et toute la construction du droit international, mises en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, visaient à prévenir une telle situation.
Or, le souvenir ancré dans la mémoire de nos aînés s’étiole au fil des ans et la crainte de la guerre n’est plus aussi prégnante. Aristote disait que « savoir, c’est ce souvenir ». Oui, savoir, c’est se souvenir : souvenons-nous donc de toutes les luttes pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Grâce à ce souvenir, nous ne pouvons que nous opposer, en nous révoltant, à l’accaparement de territoires par la force et aux atrocités qui y sont commises.
Je parle de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés, de la déportation d’Ukrainiens, de la déportation de centaines de milliers d’enfants – oui, de centaines de milliers d’enfants ukrainiens –, qui servent la propagande russe, qui sont placés dans des familles et qui pensent que leurs parents sont morts.
Ces exactions ne sont pas nouvelles : l’horreur syrienne aurait déjà dû nous alerter, car ce sont les mêmes acteurs – ne nous méprenons pas.
D’ailleurs, face aux nombreux revers militaires, le Kremlin a nommé à la tête des opérations un nouveau général, Sergueï Sourovikine, qui était déjà à la manœuvre en Syrie et dont la sanglante réputation n’est plus à faire. Plus la situation est critique, plus les forces russes sont acculées, plus la folie meurtrière et mortifère de Poutine s’affirme.
Comme me l’a dit Robert Badinter, avec qui j’ai eu l’honneur d’échanger voici quarante-huit heures : « Les empires ne survivent pas aux défaites et Vladimir Poutine le sait. »
La population ukrainienne est sacrifiée et traumatisée. Ce traumatisme se transmet de génération en génération – j’en suis le témoin. Je ne peux qu’avoir une pensée pour ces morts tombés dans les terribles guerres du passé en rêvant à la concorde et à la paix du monde, une pensée pour ces quelques personnes qui ont survécu et qui condamnent d’avance tous ceux qui tenteraient de devenir les nouveaux chevaliers de l’Apocalypse, une pensée pour les jeunes générations d’aujourd’hui, qui attendent à bon droit une humanité meilleure.
Une amie ukrainienne me confiait l’autre jour, à Lille, qu’elle avait découvert le sentiment de haine. Rendons-nous compte ce que cela implique…
Kennedy proclamait : « L’humanité devra mettre fin à la guerre ou c’est la guerre qui mettra fin à l’humanité. » Le monde arrivera-t-il jamais à changer la mentalité belliqueuse qu’il a tissée jusqu’à présent, pendant une si grande partie de son histoire ? Il est difficile de le prévoir, mais il est facile d’affirmer que notre chemin doit être celui d’une Histoire pacifique et résolument humaniste.
Vladimir Poutine devra répondre de ses crimes de guerre et contre l’humanité, car tout a une fin. En attendant, la crise devient la norme et l’escalade de violence russe ne semble pas connaître de limites.
La menace est désormais nucléaire, qu’elle soit tactique ou stratégique. L’Ukraine est au cœur d’une escalade très inquiétante et la Russie est tentée de durcir la situation avant l’hiver, les avancées militaires étant toujours plus difficiles dans les contrées gelées.
Cependant, la population ukrainienne aussi connaîtra les plus grandes difficultés. Les frappes massives contre les infrastructures sont sur le point d’entraîner un effondrement énergétique. Il semble même que les victoires ukrainiennes soient comme un stimulant pour la Russie, celle-ci ne souhaitant plus subir de défaite sans répliquer de manière puissante.
Cette escalade est mortifère. Ainsi, à la suite du retrait russe de Kherson, de nouvelles menaces se font jour, notamment la destruction du barrage de Kakhovka, et celle de la frappe nucléaire est encore très présente.
Ces chantages sont autant de pions avancés dans le jeu de terreur et d’intimidation des populations visant à leur saper le moral. On le sait, la guerre ne se gagne pas uniquement avec les armes.
Oui, le peuple ukrainien est résilient. Oui, il y va de sa liberté et de sa souveraineté, mais participer à l’effort de guerre ne doit pas être uniquement synonyme de fourniture d’armes par la France. L’aide humanitaire, madame la Première ministre, doit être pensée, organisée et mise en œuvre. Aussi notre groupe se prononce-t-il pour la création de fonds spéciaux pour venir en soutien aux populations civiles, qui sont les premières à souffrir.
Par ailleurs, des incertitudes quant à la réaction de certains États demeurent. Dans notre monde interconnecté, certaines attitudes interrogent : la Chine et l’Inde, qui semblent avoir pris leurs distances avec la Russie lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies, doivent nous apporter plus de transparence et de garanties. Dans ce domaine, le parti socialiste a toujours été très clair vis-à-vis du pouvoir russe et notre réponse a sans cesse été celle de la condamnation. Nous nous rangerons toujours du côté de la paix.
Je tiens également à évoquer la question du Bélarus – le président Cambon vient de le faire –, qui est restée dans l’angle mort des préoccupations de nos opinions publiques. Ce pays a lui aussi une histoire européenne, trempée dans le sang du sacrifice de l’est de l’Europe. Durant la Seconde Guerre mondiale, un quart de sa population a disparu.
Dans l’ombre de la Russie, hier, et dans celle de l’actualité ukrainienne, depuis huit mois, ce pays a été par trop oublié. Il est réapparu dans nos médias lorsqu’Alexandre Loukachenko, dont nous ne reconnaissons plus la légitimité depuis 2020, a parié sur la fébrilité des dirigeants européens. Il a cyniquement organisé la venue aux frontières de l’Europe de centaines de migrants pour jouer d’un chantage inédit.
Il aura fallu cet épisode et des événements récents susceptibles de modifier le cours du conflit pour que l’on ne résume plus Minsk à des accords porteurs d’espoirs, désormais déçus.
Le Bélarus, c’est aussi un peuple, auquel un homme impose sa loi par des élections truquées, un peuple qui a vu emprisonner arbitrairement plus de personnes pour des raisons politiques, dans le but de briser une contestation populaire inédite, un peuple dont le dictateur a fait sortir son pays de la neutralité militaire en autorisant la présence de missiles nucléaires russes sur son territoire, et qui a récemment pris le chemin d’une participation active à la guerre en préparant une mobilisation qui ne dit pas encore son nom.
Minsk, pour le grand public, c’est aussi une présidente élue, forcée à l’exil, et qui se bat au quotidien pour soutenir ses compatriotes et préparer l’avenir démocratique de son pays. En nous tenant aux côtés du président Volodymyr Zelensky, nous devons nous tenir pareillement aux côtés de la courageuse présidente Svetlana Tikhanovskaïa, qui s’est exprimée à cette même tribune en février dernier. À nous de faire résonner son nom et celui du Bélarus libre pour soutenir ce peuple dans sa lutte, qui est aussi celle de la France et de l’Europe pour un continent démocratique et en paix.
La pseudo-démocratie du Kremlin ne trompe personne. Les référendums organisés dans quatre régions ukrainiennes, à la fin du mois de septembre dernier, avec des résultats fantoches avoisinant les 100 %, n’étaient que de simples formalités. Des hommes armés accompagnaient les électeurs aux bureaux de vote, quand il y en avait… L’Union européenne et l’Otan ont d’ailleurs qualifié ces scrutins d’« illégaux », à juste titre.
Ces violations du droit international doivent être sanctionnées, mais, en attendant, les habitants de Kherson, du Lougansk, de Zaporijia et de Donetsk sont considérés par les Russes comme faisant partie du territoire de la Fédération de Russie. Nous sommes tous d’accord – je le pense –, dans cet hémicycle, non seulement pour affirmer notre soutien au peuple ukrainien, mais aussi pour adresser une pensée particulière à toutes celles et à tous ceux qui, en Russie, refusent cette dérive historique de leurs dirigeants, souvent au péril de leur vie. Cette résistance-là mérite aussi tout notre respect. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, RDSE, RDPI, UC et Les Républicains.)
Mes chers collègues, le comportement russe est funeste pour l’Ukraine, pour l’Europe, ainsi que pour l’ensemble de la stabilité internationale. Si le monde entier a conscience des implications de cette guerre quant à l’ordre mondial, le rôle de la France et de l’Europe est particulièrement important.
Nos alliés américains étant soumis à de nouvelles élections d’ici à quelques semaines, l’on ne peut assurer que les moyens déployés seront renouvelés. Dans ce contexte, l’Europe et la France constituent un pôle de stabilité, ce qui nous oblige. Nous ne pouvons fuir notre responsabilité face à la guerre et face au monde.
Le Sénat, monsieur le président, peut apporter sa modeste, mais efficace contribution à travers les relations diplomatiques, tissées notamment grâce au groupe d’amitié France-Ukraine, dont je salue la présidente. La coopération décentralisée pourrait également jouer un rôle important dès lors qu’elle serait coordonnée.
La France a pris sa part, madame la Première ministre, en affirmant sa volonté d’une solution diplomatique dans un passé pas si lointain. En 2014, sous François Hollande, a été mis en place ce qu’on appelle le « format Normandie », qui réunissait les différents acteurs durant la guerre du Donbass. La France était alors en position de médiateur pour favoriser un dialogue et trouver une sortie de crise.
L’année suivante, la suspension de la livraison de Mistral à la Russie pour protester contre l’annexion de la Crimée n’a pas été une décision facile à prendre. J’étais alors au gouvernement et je me souviens de l’opposition de certains.
Ce type d’initiatives et, à travers elles, l’affirmation de notre volonté pacificatrice et du rôle que la France peut jouer dans l’ordre mondial me semblent déterminants. D’autant que Vladimir Poutine compte sur nos failles.
Ce n’est pas seulement l’intégrité du peuple ukrainien qui est attaquée. Pénétrer par la force dans un pays, c’est ouvrir l’ère des ambitions et des conflits à travers le monde. Sans citer l’ensemble des conflits larvés, il faut néanmoins souligner les inquiétudes qui sont les nôtres après le congrès du parti communiste chinois quant à la question de Taïwan. Toutes ces tensions sont autant de torches qui risquent d’embraser le monde. Une fois l’incendie déclaré, il est beaucoup plus difficile à éteindre.
Le reste du monde est ébranlé, et cela est particulièrement vrai en Europe. La crise énergétique qui nous frappe est une conséquence directe de la guerre – cela a été dit à plusieurs reprises. Si notre engagement ne peut être remis en cause – heureusement ! – nous pouvons nous demander si le périmètre des conséquences est défini, ou du moins circonscrit.
En France, l’opinion est solidaire et je tiens à saluer le soutien dont nos concitoyens et nos élus font preuve à l’égard du peuple ukrainien. Notre résilience impressionne, mais qu’en sera-t-il si notre engagement doit perdurer ? L’acceptation de la position de la France a-t-elle des limites ? Nous savons que nous sommes à un moment charnière. Les revers militaires russes s’enchaînent – je l’ai dit –, mais la position de Poutine se durcit, nous devons donc nous mobiliser encore plus.
Une autre menace m’inquiète, qui est celle de l’habitude et de la lassitude. Si la crise devient la norme, si le non-respect de la souveraineté des peuples ne nous révolte plus, alors nous nous dirigions tout droit vers un monde où la loi du plus fort régnera.
Mes chers collègues, sachons construire la victoire de l’intelligence contre l’obscurantisme. Sachons construire la victoire de l’humanité contre la barbarie. Sachons construire la victoire du droit contre la force et pour y parvenir, madame la Première ministre, au nom des collègues qui suivent particulièrement ce dossier, je voudrais vous poser cinq questions précises.
Premièrement, je souhaite bien comprendre les propos tenus par Emmanuel Macron, le Président de la République, dimanche dernier : « Une paix est possible, celle-là seule que les Ukrainiens décideront quand ils le décideront. » Faut-il comprendre que les Ukrainiens auraient seuls la responsabilité de la paix et à quel prix pour leurs frontières ?
Deuxièmement, l’Ukraine demande plus d’armes, mais combien pouvons-nous encore en fournir ? Nos stocks ne sont-ils pas menacés ?
Troisièmement, en cas de déclenchement de l’arme nucléaire, quelles seraient notre capacité et notre volonté de réponse et quelles mesures de sécurité nucléaire ont été mises en œuvre ?
Quatrièmement, sous quelle forme la France apporte-t-elle un soutien direct à la population ukrainienne, notamment à l’approche de la période hivernale ?
Cinquièmement, quelle nouvelle initiative diplomatique la France entend-elle prendre ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi que sur des travées des groupes GEST, RDSE, RDPI, INDEP, UC et Les Républicains. – Mme Éliane Assassi applaudit également.)