Mme le président. La parole est à Mme Chantal Deseyne. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Chantal Deseyne. Il n’est pas simple d’intervenir en fin de débat… Je souhaite en effet, madame la secrétaire d’État, appeler votre attention sur la restriction, voire l’interdiction, de l’usage du plomb et sur ses conséquences pour les entreprises du secteur du vitrail.
Depuis 2018, le plomb figure sur la liste des substances candidates à l’inscription de l’annexe XIV du règlement européen Reach, entré en vigueur en 2007 pour sécuriser la fabrication et l’utilisation des substances chimiques dans l’industrie européenne.
À terme, l’usage du plomb pourrait ainsi être interdit d’ici trois à quatre ans en Europe, sauf à disposer d’une autorisation au coût prohibitif pour les utilisateurs. Les métiers du patrimoine risquent de prendre de plein fouet cette interdiction.
L’interdiction ou la restriction de l’utilisation du plomb pour les vitraillistes pourrait condamner un nombre important d’entreprises ayant développé un savoir-faire unique. Madame la secrétaire d’État, les professionnels de ce secteur sont légitimement inquiets, car – vous le savez – la fabrication et la conservation du vitrail restent indissociables de l’usage du plomb. Élue d’Eure-et-Loir, où se trouve implanté le Centre international du vitrail de Chartres, je suis particulièrement attentive à l’évolution de la réglementation européenne.
Bien évidemment, l’enjeu sanitaire est central. Le plomb est un polluant identifié depuis longtemps. Les artisans du vitrail ont mis en place des protocoles rigoureux garantissant leur sécurité et leur protection par rapport à une surexposition au plomb, sans parler des deux indicateurs du code du travail rappelés par notre collègue Louis-Jean de Nicolaÿ.
L’ajout officiel du plomb à l’annexe XIV du règlement Reach fragilisera tout un secteur d’activité ayant développé un savoir-faire unique contribuant à l’entretien, à la restauration et à la mise en valeur du patrimoine bâti français. À terme, il pourrait même conduire à sa disparition.
Madame la secrétaire d’État, quelles mesures le Gouvernement entend-il mettre en œuvre auprès de la Commission européenne pour préserver le secteur du vitrail ?
M. René-Paul Savary. Très bien !
Mme le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État auprès de la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée de l’Europe. Comme je l’ai déjà souligné, nous sommes ouverts au dialogue et nous continuerons de discuter avec tous les acteurs de la filière. Qu’il s’agisse de la ministre de la culture, du ministre de la transition écologique ou de moi-même, nous sommes pleinement conscients des interrogations et des inquiétudes des différents corps du patrimoine, notamment ceux des vitraux que vous avez mentionnés ou des fabricants d’orgues.
Nous suivons avec beaucoup d’attention l’évolution du cadre législatif en ce domaine. Deux consultations ont été menées : l’une, scientifique, conduite par l’Echa ; l’autre conduite par la Commission, assortie d’une consultation publique mesurant à la fois les impacts socio-économiques et culturels d’une éventuelle inscription à l’annexe XIV, ainsi que les impacts sanitaires.
L’Agence européenne des produits chimiques n’adoptera pas sa recommandation avant la fin de l’année 2022. C’est à ce moment-là que la Commission proposera son projet de règlement. J’insiste sur le fait qu’elle ne sera pas tenue de proposer l’inscription du plomb à l’annexe XIV, même si l’Echa devait le recommander.
Par ailleurs, si le plomb était inscrit à l’annexe XIV, cela ne signifierait pas pour autant que l’usage de cette substance serait interdit. En effet, des demandes de dérogation ou d’autorisation pourraient être introduites dans les dix-huit à vingt-quatre mois après la date d’inscription. Ces délais varieront en fonction de la décision de la Commission.
Soyez assurée que si le plomb devait être inscrit à l’annexe XIV, l’ensemble du Gouvernement, notamment mes collègues de la culture, de la transition écologique et moi-même, sera mobilisé sur ce dossier que nous suivons, en lien avec les filières concernées. Mesdames, messieurs les sénateurs, je le répète encore une fois : n’hésitez pas à nous faire remonter les inquiétudes émanant des différents acteurs.
Mme le président. La parole est à Mme Martine Berthet.
Mme Martine Berthet. Madame la secrétaire d’État, je souhaite évoquer le pastoralisme, qui est un savoir-faire ancestral emblématique de l’identité de nos territoires de montagne. Aujourd’hui, il est malheureusement mis en péril par une forte prédation, faute d’une réglementation européenne et internationale adaptée.
En effet, le loup est classé comme « espèce de faune strictement protégée » au niveau européen selon la directive dite Habitat, faune, flore de mai 1992 et au niveau international selon la convention de Berne de 1979. Si ce cadre réglementaire a permis de protéger sensiblement la biodiversité au sein de l’Union européenne – nous pouvons nous en réjouir –, il a également favorisé la prolifération des grands carnivores.
On estime à 17 000 le nombre de loups présents sur le territoire européen. En France, l’Office français de la biodiversité (OFB) l’a récemment réévalué à environ un millier, contre 3 000 loups selon les chasseurs et les agriculteurs, qui se fondent sur une réalité observée au quotidien et dont témoignent les attaques incessantes. Celles-ci exercent une pression considérable sur des éleveurs passionnés, mais épuisés et découragés. Parmi eux, beaucoup ne veulent plus faire monter leurs troupeaux dans les alpages, par crainte pour la survie de leurs animaux.
Certains pâturages ne sont par conséquent plus entretenus et se referment progressivement. À terme, cette dégradation des paysages posera d’importants problèmes de sécurité, en augmentant les risques d’avalanche l’hiver et d’incendie l’été.
Par ailleurs, la multiplication des attaques, non seulement sur des ovins et des caprins, mais de façon croissante sur des bovins, conduit à une diminution du temps passé par les troupeaux dans les pâturages, voire de leur taille. Certains éleveurs arrêtent leur activité, comme tout dernièrement dans le Vercors. Derrière ce triste constat, ce sont toutes nos appellations d’origine protégée et nos indications géographiques protégées pour la viande et le fromage qui sont mises en danger. Le pastoralisme répond pourtant à nos objectifs de consommation locale, responsable, et durable, en contribuant à la fois à notre sécurité alimentaire et au respect du bien-être animal.
C’est pourquoi réviser la réglementation européenne et internationale en déclassant le loup de la catégorie « espèces de faune strictement protégées » pour l’ajouter à celle des « espèces de faune protégées » est absolument essentiel pour préserver un savoir-faire traditionnel, la qualité du travail de nos éleveurs, ainsi que nos AOP et nos IGP.
À travers un avis politique devenu résolution européenne le 21 août 2020, le Sénat avait déjà alerté sur les écueils de cette réglementation, en vain. À présent d’autres pays européens réagissent : ainsi le 26 septembre dernier, lors du Conseil « Agriculture et pêche », la délégation autrichienne a demandé la révision de la directive « Habitat, faune, flore », avec le soutien de la Croatie, la Finlande, la Hongrie, la Lettonie, la Roumanie et la Slovaquie. Madame la secrétaire d’État, nous devons faire bloc à leurs côtés.
Mme le président. Il faut conclure, chère collègue !
Mme Martine Berthet. Dans nos territoires, nous voulons protéger nos éleveurs, nos traditions, nos produits du terroir, mais pas le loup, dont la survie n’est plus en danger.
Mme le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État auprès de la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée de l’Europe. Madame la sénatrice, le loup est évidemment un sujet qui affecte bon nombre d’États membres. Vous avez eu raison de mentionner le Conseil des ministres de l’agriculture et tous les pays qui demandent à la Commission de réexaminer l’interprétation de la directive Habitat, puisque c’est également le cas de la France.
L’objectif pour nous est d’obtenir une souplesse accrue afin d’organiser une coexistence entre élevage et présence du loup, notamment en zone pastorale, dans le respect de l’état de conservation de l’espèce.
Les résultats du suivi de la population de loups à la fin de l’hiver 2021-2022 font état d’une poursuite de la croissance de la population, mais avec un effectif estimé seulement à 921 loups, chiffre largement inférieur au seuil de viabilité génétique de 2 500 individus, qui n’est pas atteint à l’échelle nationale.
En outre, si l’augmentation de la population des loups est évidemment une bonne nouvelle pour la biodiversité, comme vous l’avez souligné, elle n’est pas synonyme de dommages accrus aux troupeaux. Au contraire, ces dommages se sont stabilisés en 2018. Par la suite, le nombre d’animaux domestiques tués a connu une légère baisse au cours des deux dernières années. Il s’élève à 11 000 ovins et caprins, ce qui, je le comprends, reste un chiffre très élevé pour nos éleveurs.
La volonté du Gouvernement est donc bien de réduire encore le nombre de prédations. Cela passe en priorité par le déploiement de mesures de protection puisque tous les élevages ne sont pas aujourd’hui protégés. Nous continuons à mobiliser tous les moyens identifiés dans le plan national pour le loup afin de renforcer la protection des troupeaux, notamment avec la filière qualité des chiens de protection et l’accompagnement des éleveurs.
Un observatoire des mesures de protection a également été mis en place pour améliorer notre connaissance de la localisation et des taux de mise en place des mesures de protection, afin de mieux venir en appui aux éleveurs.
Mme le président. La parole est à Mme Martine Berthet, pour la réplique.
Mme Martine Berthet. J’entends vos réponses, madame la secrétaire d’État, mais il est temps de réactualiser vos chiffres.
Mme Marie-Christine Chauvin. Tout à fait !
Mme Martine Berthet. Vous ne faites référence qu’aux ovins et aux caprins. Or le risque concerne maintenant également les bovins, qui sont de plus en plus touchés. Ce sont eux qui interviennent le plus dans nos filières AOP et IGP fromages et viande. Si les choses étaient si simples et si les attaques diminuaient, nos éleveurs n’arrêteraient pas leur activité, comme c’est le cas actuellement.
L’OFB a effectivement réévalué ses chiffres grâce à des comptages réalisés en commun avec les chasseurs et les éleveurs. Pour autant, cette révision n’est pas suffisante dans la mesure où les observations locales de chasseurs et d’éleveurs font plutôt état de la présence de 3 000 loups en France, loin des 921 individus dont vous faites état. Des mesures ont été mises en place en matière de protection, mais elles ne sont pas suffisantes puisque des éleveurs se découragent et arrêtent leur activité.
Conclusion du débat
Mme le président. En conclusion de ce débat, la parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État auprès de la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée de l’Europe. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des affaires européennes, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de la richesse de ce débat et de l’ensemble de vos questions, qui traduisent l’inquiétude de nos concitoyens, des artisans, des entreprises et des élus locaux quant à la possibilité pour eux de continuer à faire vivre leurs savoir-faire. Car ce sont ces savoir-faire qui animent les cultures locales et contribuent à la vie économique des territoires. Ils participent au rayonnement de la France hors de ses frontières, qu’il s’agisse du patrimoine, de la gastronomie – qui fait aussi partie de notre patrimoine – ou des produits d’artisanat.
De manière plus personnelle, je vous remercie d’avoir abordé dans cet hémicycle le sujet de l’huile essentielle de lavande,…
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. On la sent presque ! (Sourires.)
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État. … du brie de Meaux, du brie de Melun et des produits issus des pâturages alpins, qui témoignent tous de la diversité et de la richesse de nos terroirs.
Loin de moi l’idée de masquer les situations parfois difficiles des femmes et des hommes qui font vivre ces productions. Dès le premier jour de son premier mandat, le Président de la République a fait de l’Europe un réflexe dans la recherche de solutions face aux défis auxquels nous sommes confrontés. Ce n’est pas une posture, mais c’est bien l’application stricte du principe de subsidiarité consacré dans notre Constitution, comme dans les traités européens.
Comme lui, nous croyons que face aux défis en matière de sécurité collective, de crise énergétique, de prospérité économique, de transition verte et de protection de la santé, l’échelon européen est le plus pertinent, celui qui nous protège et protège le mieux nos artisans, nos éleveurs et nos producteurs.
C’est également celui qui assure la protection de nos productions les plus locales dans le système économique très mondialisé, caractérisé par de fortes distorsions de concurrence, dans lequel nous vivons. Le système des indications géographiques, que je vous remercie d’avoir mentionné, est un outil précieux, tant pour garantir la qualité de nos produits que pour en favoriser le rayonnement en France et à l’étranger.
C’est pourquoi la France a plaidé – je l’ai déjà indiqué – pour la création d’un système d’indications géographiques pour les produits non agricoles, afin de permettre aux artisans européens de mieux défendre leurs savoir-faire.
Je me réjouis que la commission ait adopté la proposition de résolution que vous avez mentionnée. Nous la soutiendrons pleinement et discuterons avec vous afin de nous assurer que le texte soit bien adapté aux spécificités de nos territoires et à leurs productions.
Cette adaptation de notre réglementation européenne aux spécificités de nos territoires, qui est au cœur de nos débats d’aujourd’hui, est bien la question essentielle. Dans notre vie courante, nous sommes de plus en plus aux prises avec les réglementations européennes. J’ai entendu votre message : ces réglementations sont souvent – je dirais même, trop souvent – perçues comme le fruit d’une élaboration lointaine, technocratique et opaque. Mais je vous l’assure, pour les acteurs de la vie publique que nous sommes, je veux qu’il en aille autrement : les éléments concrets que vous avez évoqués – l’association des territoires et des secteurs professionnels à l’élaboration des réglementations d’harmonisation les concernant – doivent être plus fortement pris en compte qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent.
Bien sûr, nous avons aussi besoin que les citoyens participent à la vie démocratique de l’Union, et qu’un dialogue régulier soit mené avec les associations représentatives et la société civile – des principes au fondement de l’Union européenne. Mais ce qui traduit le mieux la vie démocratique européenne, c’est l’association des parlements nationaux à l’adoption des textes législatifs ainsi que, comme cela a été dit cet après-midi, les procédures de pétition ou d’initiative citoyenne européenne, les avis du Comité européen des régions et du Comité économique et social européen (Cese), et les rapports mentionnés tant par M. le président de la commission au début de son intervention que par les différents intervenants.
J’entends vos propositions, monsieur le président Rapin, visant à permettre une meilleure prise en compte de l’avis des parlements nationaux. La diplomatie parlementaire, à laquelle vous êtes très attaché, me paraît à cet égard essentielle – et nous vous appuierons sur ce point.
Je veux également vous assurer une nouvelle fois que les autorités françaises sont les premières à défendre les intérêts des territoires et les savoir-faire locaux dans le processus décisionnel européen. En ce qui concerne la révision à venir du règlement Reach, nous avons entendu les préoccupations exprimées par de nombreux secteurs, et nous serons très vigilants sur la réforme du cadre existant. Cette réforme est nécessaire pour rendre notre cadre de vie plus sain, mais doit se faire en intégrant les considérations sociales, économiques et culturelles des territoires.
Mme le président. Veuillez conclure, madame la secrétaire d’État.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État. Il n’y a pas d’arbitrage à faire entre l’objectif de santé publique et la défense de notre patrimoine. Il faut, au contraire, trouver une position équilibrée et accompagner les acteurs concernés. (Mme Patricia Schillinger et M. Jean-Pierre Corbisez applaudissent.)
Mme le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Madame la secrétaire d’État, vous l’avez compris, si cette enceinte respire l’Histoire, elle respire aussi les territoires, comme le montre l’expression sincère par les sénateurs des spécificités de ces territoires.
Je veux signaler deux points importants.
D’abord, les paroles très ambitieuses et volontaires que vous avez prononcées et qui soutiennent nos propos pourraient être concrétisées par la mise en place, dans les institutions européennes, d’une mesure simple. La culture d’une nation est véhiculée par son drapeau, mais aussi par sa langue. Il me semble donc très important de faire respecter le multilinguisme au sein des institutions. Prenons l’exemple de Reach. Le règlement Reach fait environ mille pages, presque entièrement en anglais,…
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Alors que les Anglais ont quitté l’Union !
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. … et le site internet qui a permis d’alimenter la réflexion est uniquement en anglais. Nous pourrions donner une impulsion en faveur non seulement du français, mais du multilinguisme !
Ensuite, sur la question des dérogations, sur laquelle vous nous avez apporté des précisions, il faut aller plus loin. Nous devons expliquer à nos collègues que les États doivent mener le combat. En effet, la Commission ne peut adopter de modification si le comité Reach, composé d’un représentant de chaque État membre, émet un avis négatif à la majorité qualifiée. Les choses ne sont pas simples, et il faut que l’État fasse preuve d’une forte volonté.
Voilà en quelques mots ce que je souhaitais dire. Je remercie mes collègues de leur participation.
Madame la secrétaire d’État, si je porte avec fierté un pin’s européen, j’estime qu’il est aussi important d’écouter les parlements nationaux – je sais que j’ai votre oreille sur le sujet. Je n’ai pas évoqué les fromages ou les bières de mon département du Pas-de-Calais (M. Jean-Pierre Corbisez opine.), mais nous devons être fiers de toutes ces richesses : si elles existent, c’est aussi grâce à l’Europe, mais il ne faudrait pas qu’elles disparaissent à cause d’elle. (Applaudissements.)
Mme le président. Nous en avons terminé avec le débat sur la prise en compte des territoires, des savoir-faire et des cultures dans l’élaboration de réglementations européennes d’harmonisation.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures quarante, est reprise à vingt et une heures trente, sous la présidence de M. Vincent Delahaye.)
PRÉSIDENCE DE M. Vincent Delahaye
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
11
Abysses : la dernière frontière ?
Débat sur les conclusions du rapport d’une mission d’information
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de la mission d’information « Exploration, protection et exploitation des fonds marins : quelle stratégie pour la France ? », sur les conclusions du rapport Abysses : la dernière frontière ?.
Je vous rappelle que dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l’orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.
Monsieur le secrétaire d’État, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l’hémicycle.
La parole est à M. Teva Rohfritsch, rapporteur de la mission d’information qui a demandé ce débat.
M. Teva Rohfritsch, rapporteur de la mission d’information « Exploration, protection et exploitation des fonds marins : quelle stratégie pour la France ? ». Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je me réjouis que nous puissions débattre des conclusions du rapport que la mission d’information sur l’exploration, l’exploitation et la protection des grands fonds marins a adopté le 21 juin dernier. Le titre que nous avons choisi pour ce rapport Abysses : la dernière frontière ? comporte un point d’interrogation. Une interpellation bien à propos, tant sont nombreux les défis pour franchir avec intelligence et discernement cette barrière de la connaissance.
En effet, et bien que cela soit difficilement concevable en 2022, il ressort de nos travaux qu’il nous reste tout, ou presque, à découvrir des grands fonds marins. Ceux-ci s’apparentent à bien des égards à une véritable terra incognita, et c’est un paradoxe : alors que douze hommes ont foulé le sol lunaire, seuls quatre ont plongé à plus de 10 000 mètres de profondeur.
En conséquence, nous ne connaîtrions, selon les plus optimistes estimations de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), que 5 % de la biodiversité de l’océan profond, et 2 % de la bathymétrie avec une résolution d’un mètre.
Cette méconnaissance n’est pas propre à la France, qui se situe dans la moyenne des principales puissances maritimes. Mais la France accuse bien quelques retards sur le plan industriel en dépit de ses performances reconnues sur le plan de la recherche et de l’innovation. Cette situation résulte à titre principal des difficultés liées aux grandes profondeurs, mais également, il faut le reconnaître, d’un désintérêt relatif et de longue date de la part des pouvoirs publics.
Pourtant, les enjeux sont nombreux, colossaux même, dans un monde qui va vite et dont la soif de connaissances et de ressources alternatives paraît insatiable au regard des enjeux de la transition énergétique. Souvent comparé à une nouvelle ruée vers l’or ou encore à la course aux étoiles, l’accès aux grands fonds marins, que l’on pense riches en ressources minérales, participe aux jeux et enjeux de puissances avec pour compétiteurs la Chine, la Russie, les États-Unis, la Norvège et de nombreux autres pays.
En parallèle, il a aussi été démontré que, contrairement à ce que nous pensions encore récemment, les abysses abritent une vie abondante, disposant de caractéristiques génétiques exceptionnelles pour survivre dans ces milieux hostiles. Ces écosystèmes doivent absolument être préservés. Nous n’en sommes qu’au stade de la description, et non de la compréhension de ces milieux, de leurs interactions et de leurs fonctions. Partant de ce constat et du fait que les procédés industriels d’extraction minière sous-marine n’ont pas atteint leur maturité, la mission d’information a estimé qu’il était prématuré d’envisager une exploitation.
Cela ne doit pas pour autant nous contraindre à l’immobilisme. Nous prônons au contraire un soutien accru à la recherche française, aux industriels et aux entreprises de services mobilisés sur l’exploration. Je suis en effet persuadé que la valorisation comme la protection de ces milieux fragiles passent par une première étape indispensable de recueil des connaissances. Connaître et comprendre pour protéger et préserver, tels doivent être nos maîtres-mots et je me réjouis, monsieur le secrétaire d’État, de l’appel à projets que le Gouvernement a lancé le 27 septembre dernier pour 25 millions d’euros dans le cadre du plan France 2030.
Cette première phase appelle déjà la suivante, car les opportunités de développement sont nombreuses. À titre d’exemple, il faudrait 3 500 ans à un robot autonome de type AUV (Autonomous Underwater Vehicle), pour cartographier l’ensemble de la zone économique exclusive (ZEE) française. Pourriez-vous, monsieur le secrétaire d’État, nous annoncer la suite du calendrier pour France 2030 ?
Ces enjeux globaux ne doivent pas faire oublier la dimension locale et profondément humaine de notre rapport à la mer, qui s’apparente à l’intime dans certaines cultures, comme chez nous dans les outre-mer, comme chez moi en Polynésie française : la mer y est considérée comme le premier garde-manger, le trait d’union entre les îles et les peuples, le temple sacré, la voie de l’envol des âmes, tout simplement le lieu où l’on vit en bord de terre. Cette dimension locale est souvent oubliée, comme nous l’ont unanimement signalé les représentants des territoires ultramarins que nous avons auditionnés. Il est impératif d’associer nos populations, nos élus locaux, ou ce sera l’échec et le rejet.
Dans nos collectivités du Pacifique, l’impératif culturel, viscéral, se joint au respect des lois organiques et de la Constitution, qui consacrent de larges compétences aux collectivités, que l’usage local dénomme « pays » non par défiance à l’égard de la Nation, mais par fierté de l’identité particulière, fondée par l’histoire et la géographie, qu’elles portent en son sein. Nos territoires d’outre-mer sont bien aux premières loges de tous ces défis, la ZEE française est la deuxième mondiale en termes de superficie, 97 % de celle-ci est ultramarine et 47 % en Polynésie.
Je ne doute pas, monsieur le secrétaire d’État, que vous trouverez dans ces mots les ressources pour faire naître la concertation, mais aussi l’esprit d’initiative. Ia nui te aroha : que l’amour soit grand, dit-on chez nous.
Dans ce contexte d’enjeux multiples, nous sommes convaincus que la France a un rôle essentiel à jouer non seulement dans cette immense ZEE, mais également à l’échelle internationale. Elle fut l’une des toutes premières nations à s’intéresser aux grands fonds marins, dès les années 1960. Elle dispose d’un vivier de scientifiques et d’entreprises innovantes de renommée mondiale. La France est un membre historique et actif de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), qui lui a octroyé deux contrats d’exploration dans les eaux internationales. Sa marine est présente sur tous les océans.
Notre pays, avec toutes ses composantes ultramarines, est donc bien incontournable. C’est une chance pour lui, autant qu’une responsabilité que le Président de la République a fait sienne. Nous devons tous ensemble assumer cette responsabilité devant les Nations du monde, en particulier celles qui sont moins attentives aux impacts de l’immixtion de l’homme dans les milieux abyssaux. « Homme libre, toujours tu chériras la mer », nous disait Baudelaire : la France doit défendre au sein de l’AIFM une position exigeante quant aux garanties environnementales et aux moyens consacrés à leur respect.
Ces défis sont passionnants et nous obligent, mais ils appellent une forte mobilisation de l’ensemble des acteurs concernés, en particulier l’État. C’est dans cet esprit de responsabilité que nous avons formulé vingt recommandations. Il faut notamment, monsieur le secrétaire d’État, associer davantage le Parlement, clarifier la gouvernance, aujourd’hui peu lisible, et soutenir aussi bien la recherche française que le tissu industriel par une commande publique forte et constante.
À ce stade, nos recommandations ne portent ni sur l’ouverture de crédits supplémentaires ni sur l’élaboration d’une énième stratégie interministérielle, mais sur la confirmation de ce qui a été conçu et annoncé autour de deux piliers : le pilier civil, avec la stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins, issue de travaux collectifs menés par Jean-Louis Levet – ce pilier a été renforcé par le dixième objectif du plan France 2030, évoqué précédemment ; le pilier militaire, avec la stratégie de maîtrise des fonds marins du ministère des armées.
Pour le premier pilier, deux enveloppes, normalement distinctes, de 300 millions d’euros ont été annoncées et validées par l’ancien Premier ministre Jean Castex. Il ressort néanmoins de nos auditions que sa mise en œuvre souffrirait d’un portage politique diffus et trop faible. Si tel était le cas, ce serait un échec cuisant pour notre pays, celui de Jules Verne, du commandant Cousteau, mais aussi de Pasteur.
Pourriez-vous nous éclairer, monsieur le secrétaire d’État, sur la politique du Gouvernement en faveur de la connaissance de nos grands fonds marins ? Avec quels moyens et à quel rythme ? Les deux budgets de 300 millions d’euros sont-ils confirmés ? Quel regard portez-vous sur les vingt recommandations formulées par notre mission d’information ? Au regard des tensions géopolitiques en mer Baltique, pouvez-vous nous indiquer si la France dispose de moyens suffisants pour assurer la sécurité de ses infrastructures sous-marines de communication et d’énergie ? De nombreuses questions se posent, et ce débat permettra – je n’en doute pas – d’y répondre.
Pour conclure, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je ne pense pas me tromper en soutenant que nous partageons tous ici le souhait que la France confirme son rang de puissance maritime comme son excellence en matière de recherche et d’industrie sous-marine. Nous pouvons relever tous ensemble ce défi de la connaissance avec responsabilité.
Jules Verne ne s’y était pas trompé en nous invitant à aimer la mer, cet « immense désert où l’homme n’est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés ». Ne cédons donc pas à l’immobilisme, mais faisons ensemble la démonstration qu’un modèle vertueux et performant est possible dans le respect des écosystèmes et des fonctions vitales de l’océan. Ce modèle doit être porté par la France, avec ses outre-mer. (Applaudissements.)