M. le président. La parole est à M. Alain Richard, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants.
M. Alain Richard. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, nos premières pensées dans ce débat vont à nos soldats, aux femmes et aux hommes d’exception engagés dans la bande sahélo-saharienne. Leur combativité et leur abnégation méritent tout notre respect. Je veux leur témoigner, au nom de mes collègues, notre soutien résolu, notre fierté et notre reconnaissance profonde.
Aux cinquante-neuf soldats morts au Sahel pour la France, pour la défense de la liberté et de notre sécurité, ainsi qu’à leurs familles, je rends l’hommage déférent qui leur est dû. Leur mémoire restera intacte, la Nation n’oubliera jamais leur sacrifice. Nous pensons aussi avec affection à leurs frères d’armes blessés. Leur action n’a pas été vaine ; ils n’ont pas été vaincus.
Sans la contre-offensive réussie de l’opération Serval en 2013, lancée à la demande du président Traoré, la stratégie d’occupation territoriale des djihadistes aurait réussi et l’État malien se serait très probablement effondré.
Sans Serval, le Mali serait devenu un puzzle de territoires faillis ne disposant d’aucune cohésion étatique. Au contraire, le processus démocratique avait alors pu reprendre ; les régions du nord ont été libérées et la progression des djihadistes vers le sud a été stoppée.
Par la suite, la France n’a jamais ménagé ses efforts pour mobiliser, avec succès, ses partenaires européens et internationaux aux côtés des militaires de Barkhane, afin de contrer la stratégie d’expansion et de déstabilisation régionale des groupes armés terroristes au Sahel, c’est-à-dire, d’une certaine façon, aux frontières de l’Europe.
Je ne fais qu’évoquer les multiples succès tactiques et militaires obtenus au long de cet engagement.
Au cours des neuf dernières années, notre action commune a abouti à la création d’un cadre international solidaire et fiable permettant de répondre à ces défis. Ce cadre, scellé à Pau, n’est pas uniquement militaire. Il apporte aussi un soutien au déploiement de l’État, des administrations territoriales ou des services de base ; il concerne également la reconquête du contrôle de leur propre territoire par les États de la région. Il a abouti à l’Alliance Sahel, qui reste un acquis solide.
Cependant, au Mali, les multiples épisodes de formation ou de reformation de bandes armées terrorisant la population et prétendant combattre au nom de l’islam ont aussi été l’effet de défaillances répétées des autorités en place devant les échecs de développement, de la sous-scolarisation, facilitant des propagandes primitives, ou du discrédit lié à la corruption.
Plus largement que les gouvernements, dans l’ensemble des milieux responsables et dirigeants du Mali, dont les autorités religieuses, toutes les énergies n’ont pas été mobilisées pour rétablir le dialogue et organiser les forces de développement.
La persistance des attaques terroristes et la recréation de ces mouvements ne pouvaient pas être surmontées par les seules armées alliées, les forces maliennes étant souvent par ailleurs au-dessous de leurs missions.
Dans ce contexte, entendre les autorités de fait maliennes avancer que la France aurait failli à son engagement envers leur pays est tout simplement intolérable et irrespectueux envers nos soldats ; cela relève de la manipulation la plus médiocre.
Prenant le pouvoir à la suite de deux putschs successifs, la junte militaire malienne est revenue sur son engagement d’organiser des élections à brève échéance. Elle ne donne désormais plus aucune perspective de transition civile crédible avant 2025.
Je ne parle même pas de la mise en œuvre de l’accord de paix entre forces maliennes signé à Alger, qui ne progresse plus ; pis encore, il est quasiment jeté aux oubliettes.
Notre décision de quitter le Mali a été prise après que cette junte a multiplié déclarations et actions hostiles à notre égard et a tout fait pour entraver notre action militaire, laquelle nous avait pourtant été confiée par un gouvernement malien légal. C’est ainsi que nous avons été empêchés de survoler l’espace aérien malien et que notre ambassadeur a été contraint de quitter le territoire en urgence.
Nous ne pouvons donc qu’approuver pleinement le Président de la République, quand il dit que « nous ne pouvons pas rester engagés militairement aux côtés d’autorités de fait, dont nous ne partageons ni la stratégie ni les objectifs cachés ».
Nous prenons acte, avec responsabilité, du choix du pouvoir malien de s’écarter de tous ses partenaires constructifs.
La junte s’est enfermée dans une logique d’isolement, de provocation et de confrontation à l’égard tant de la Cédéao que de ses autres partenaires africains et internationaux. En agissant de la sorte, ce pouvoir de fait s’est aussi éloigné des intérêts et de la sécurité de sa propre population, d’autant plus qu’il a maintenant fait le choix de la société privée russe Wagner.
Comment ne pas condamner cette décision de préférer utiliser le peu de fonds publics disponibles pour rétribuer des mercenaires russes plutôt que pour financer le déploiement de services publics au bénéfice du peuple malien ou encore pour lutter contre la dégradation de la situation humanitaire et l’insécurité alimentaire ?
Nous connaissons le mode opératoire déstabilisateur de Wagner. Il passe par le recrutement et l’envoi d’agents militaires privés d’une zone de conflit à une autre, par l’intimidation de la population, par des violations répétées du droit international humanitaire, par l’alimentation de la violence et de l’instabilité, ainsi que par l’apparition de sociétés de concession et d’exploitation des ressources naturelles du pays, tout simplement afin de les piller.
Ce que je dis n’est pas une spéculation, cela correspond à ce qu’endure aujourd’hui la population centrafricaine et à ce qui s’est passé en Libye, en Syrie ou en Ukraine dans le Donbass. Les Maliens sont donc les premières victimes de cette situation.
De plus, l’expérience centrafricaine et l’observation des exactions des mercenaires russes contre la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca) ne peuvent que nous préoccuper s’agissant de la Minusma, d’autant qu’une fois les troupes françaises redéployées hors du Mali celle-ci ne disposera plus d’un soutien aérien français immédiat en cas de difficultés.
Dans ces conditions, le 13 décembre dernier, l’Union européenne a décidé de prendre des sanctions que nous devons évidemment soutenir.
Personne n’est dupe. Nous connaissons l’implication de la Russie dans la fourniture d’armes et le soutien matériel au déploiement de Wagner, au Mali comme ailleurs. Ne feignons pas de croire que la Russie n’a aucun agenda géopolitique au Sahel !
Nous ne sommes pas non plus dupes des activités de propagande et de manipulation de l’information. Certaines sont conduites à des fins politiques par des États tels que la Russie, la Chine ou la Turquie. D’autres sont menées par les autorités maliennes elles-mêmes pour détourner les critiques et les frustrations des Maliens. Ces activités ont certainement alimenté injustement le sentiment anti-français dans divers secteurs de la société malienne.
Nous le savons : la guerre de l’information fait rage au Sahel et il est à regretter que nous n’ayons que trop peu réussi à contrer ces attaques.
Monsieur le Premier ministre, il s’agit là d’une priorité importante : donnons-nous à l’avenir les moyens de mener efficacement cette contre-offensive de l’information, notamment en mobilisant notre audiovisuel extérieur.
Finalement, la réarticulation de notre engagement militaire au Sahel était nécessaire. Acté dès le sommet de N’Djamena avant d’être précisé en juin dernier par le Président de la République, le passage d’une logique d’opération extérieure à un dispositif de coopération accrue semble mieux adapté face à une menace qui s’est diffusée, et prolonge « l’esprit de Takuba » que vous avez évoqué, monsieur le Premier ministre.
Cette nouvelle logique partenariale sera déterminante pour que nous nous adaptions aux évolutions des groupes armés terroristes en Afrique de l’Ouest et à leur propagation vers les pays du golfe de Guinée.
Le Niger et le Tchad, qui ont quant à eux démontré leur solidité politique, seront des partenaires opérationnels essentiels. De même, en plus du G5 Sahel, l’initiative d’Accra, autour du Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, du Ghana, du Togo et du Bénin, deviendra une base de mobilisation efficace.
Je veux en concluant saluer la volonté de « mettre davantage les populations au cœur de notre stratégie de lutte contre les groupes terroristes » et de sortir ces dernières de leur place de victimes pour en faire un « premier rempart contre ces groupes », comme, monsieur le Premier ministre, vous venez de le rappeler.
Ce « sursaut civil » ne doit pas être un vœu rituel. Il est impératif pour nous de réussir son accompagnement, en déployant des programmes civils et sociaux répondant aux besoins locaux. Nous restons aux côtés du peuple malien et nous maintenons l’espoir que le renouvellement de notre politique de développement saura y contribuer utilement.
C’est dans cet esprit de résistance que nous approuvons les choix cohérents, offensifs et solidaires du Président de la République, que le Gouvernement nous a présentés avec clarté. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE et sur des travées du groupe SER.)
M. Pierre Laurent. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, la dramatique situation au Mali et le bilan désastreux de l’intervention militaire française ont des causes profondes, non pas conjoncturelles.
C’est par là qu’il faut commencer pour que nous puissions en tirer des leçons. Les États de la zone sahélienne font partie des nombreux États du Sud depuis longtemps affaiblis, saignés et désarmés par l’ajustement structurel libéral.
Si les armées africaines sont faibles, c’est parce qu’elles ont subi les mêmes logiques de délitement que la société et les États dans les domaines économique, fiscal, sanitaire, alimentaire, éducatif, judiciaire ou sécuritaire.
La violence endémique a prospéré dans les plaies de cette crise multidimensionnelle. Telle est la toile de fond de la crise sécuritaire que connaît cette région depuis dix ans.
Il y a un an, au nom de mon groupe, j’avais pointé l’impasse représentée par l’opération Barkhane, quarante-deuxième expédition militaire française en Afrique depuis les indépendances.
Qu’avions-nous dit à l’époque ? Je me permets une citation : « La situation humaine, politique et économique du Mali empire. Dans ce contexte de déstabilisation sociale et politique, les islamistes continuent de développer leur sinistre entreprise. Les leçons des guerres menées au nom de la “guerre contre le terrorisme” ne sont pas tirées. À chaque fois, les pays sont laissés en proie au chaos pour des décennies. La désintégration de la Libye en est un exemple. Elle est d’ailleurs directement à l’origine d’une partie des violences armées dans le nord du Mali. Dans quel état laisserons-nous le Mali et les autres pays de la région si nous poursuivons dans cette voie ? »
Nous avons poursuivi. Mais ce constat a été dressé plusieurs mois avant l’arrivée au pouvoir du colonel Goïta et la venue de Wagner au Mali ! Les responsabilités politiques françaises dans le désastre actuel ne peuvent pas être niées, parce qu’il était prévisible.
Sur les cartes du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, près de 90 % du territoire malien est en rouge, contre 10 % il y a dix ans. Voilà le résultat de la militarisation à tout va ! Les victoires tactiques contre les djihadistes, que vous n’avez pas cessé d’invoquer pour justifier la poursuite de Barkhane, n’ont en vérité jamais tari le terreau de recrutement des entrepreneurs de violence.
Les chiffres des violences sont en augmentation constante depuis 2015. En 2021, près de 2 000 événements violents ont été recensés au Sahel, provoquant la mort de plus de 4 800 personnes pour cette seule année. La violence des groupes djihadistes contre les civils représente 60 % de ces violences. Une part non négligeable est donc également imputable aux forces de sécurité et de défense, dont celles de l’armée française.
À titre d’exemple, je veux rappeler le bombardement français de Bounti, au Mali, qui avait fait dix-neuf morts civils, et plus récemment, les 20 et 27 novembre 2021, les morts et les blessés graves lors de manifestations au Niger et au Burkina Faso contre le passage d’un convoi militaire français.
Cette guerre a aussi coûté la vie à cinquante-neuf de nos miliaires, dont nous saluons évidemment la mémoire.
La lumière sur l’ensemble de ces violences n’est pas encore faite – elle devra l’être.
Aujourd’hui, notre armée va quitter le Mali, mais s’agit-il véritablement d’un « changement de paradigme » comme l’a déclaré Emmanuel Macron ? Rien ne l’indique, au contraire, puisque nous voulons nous redéployer au Sahel avec les mêmes objectifs, en forçant cette fois la main au Niger, semble-t-il, pour nous y installer, avec très probablement les mêmes résultats demain.
Dans ce contexte de forte dégradation de l’image de la France, nous continuons de vouloir tirer les ficelles de régimes et d’États africains fragilisés, au moyen de prises de position à géométrie variable selon qu’il s’agisse du Tchad, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, du Mali ou du Burkina Faso. Nous appuyons les sanctions extrêmement dures de la Cédéao contre le Mali, alors qu’elles punissent un peuple malien en souffrance, mais aussi par ricochet les populations des pays limitrophes et les diasporas, notamment en France.
Alors, que faire ?
Il y a un an, nous demandions un plan de retrait programmé et concerté. Vous ne nous avez pas écoutés et aujourd’hui, acculés, vous niez l’évidence de l’échec.
Nous demandions ce plan pour y substituer un nouvel agenda politique, économique et de sécurité durable pour le Mali et la région, enfin tourné vers un développement de l’Afrique par les Africains.
Depuis dix ans, nous avons dépensé trente fois plus pour intervenir militairement que pour financer l’aide publique au développement (APD). En 2021, l’APD au Mali s’élevait à 28 millions d’euros, contre près de 900 millions pour Barkhane…
L’APD, absolument nécessaire, ne suffira d’ailleurs pas, même si elle est augmentée et mieux ciblée. C’est la refondation de notre relation à l’Afrique qui doit être mise à l’ordre du jour.
Que l’on ne me dise pas que la Françafrique est finie ! Ou alors, que l’on m’explique pourquoi, l’an dernier, nous avons précipité le ravalement de façade du franc CFA en eco, sans réelle concertation avec les parlements africains, coupant ainsi l’herbe sous le pied à tout projet de construction d’une souveraineté monétaire africaine.
Que l’on m’explique aussi ce que faisaient le 24 janvier dernier Nicolas Sarkozy et Yannick Bolloré dans le bureau de ce cher ami de la France, Alassane Ouattara, si ce n’est pour convaincre ce dernier d’avaler la couleuvre de la vente des concessions portuaires d’Afrique de l’Ouest du groupe Bolloré au géant italien MSC, alors même que la fin de ces concessions pourrait conduire à une reprise en main souveraine de ces infrastructures stratégiques ?
Oui, il faut décidément changer d’époque ! Mais surtout, il faut arrêter de seulement le dire, et le faire vraiment !
Dans le domaine sécuritaire, à l’issue d’une renégociation des accords avec les pays concernés, notre appui militaire doit être recentré sur le soutien exclusif aux armées locales, en retenant, si ces pays le souhaitent, la formule d’un comité d’état-major conjoint des forces africaines.
Formations et transferts de technologies aux armées nationales doivent être programmés pour rompre avec une dépendance quasi exclusive vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale. Le retrait des troupes françaises doit être décidé en concertation avec les pays de la zone sahélienne. L’unité du Mali doit être garantie et les accords d’Alger renégociés.
Comme nous le proposons dans le cadre de la campagne présidentielle, démilitariser les relations internationales est une urgence, que ce soit en Europe, en Afrique ou ailleurs. Inspirons-nous de la feuille de route de Lusaka pour faire taire les armes en Afrique. Luttons contre les trafics d’armes, cessons de vendre des armes à des États du golfe Persique qui entretiennent des relations troubles avec les mouvements djihadistes.
Surtout, refondons nos relations économiques. Je terminerai, en rappelant quelques-unes de nos propositions à ce sujet.
Premièrement, il faut avancer urgemment vers la suppression des paradis fiscaux offshore, qui permettent un accès rapide aux richesses illégalement acquises et servent le pillage du continent africain.
Les flux financiers illégaux participent chaque année à la fuite de près de 1 000 milliards de dollars du continent. Dans cette logique, nous réaffirmons également que 10 % de l’aide publique au développement devrait être dédié au soutien et au renforcement des systèmes fiscaux des pays en développement.
Deuxièmement, il faut aider à la construction d’une souveraineté monétaire africaine, sans laquelle tout financement du développement est structurellement handicapé. La tutelle du franc CFA et de l’eco doit cesser. La France doit agir en vue de changer les critères d’allocation des droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international (FMI) et en faveur d’une réaffectation des droits de tirage spéciaux (DTS) non utilisés. Notre groupe a déposé une proposition de résolution en ce sens.
Enfin, troisièmement, il faut réviser la logique actuelle des échanges économiques et des traités de libre-échange. Ces derniers maintiennent ces pays dans une économie extravertie, contre toute logique de développement de leurs ressources endogènes, humaines ou économiques ; ils les empêchent d’affronter les immenses défis du siècle à venir liés au développement humain et à la lutte contre le réchauffement climatique.
L’intérêt commun de la France, du Mali et des pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest est la reconquête par ces pays des moyens de leur propre développement. Toute autre voie empreinte d’instrumentalisation au service d’influences exclusives dans la guerre d’influence des puissances est vouée à l’échec : ces dix dernières années nous le montrent avec éclat. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE. – M. Guillaume Gontard applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. André Guiol, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. André Guiol. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, depuis quelques mois, la relation entre Paris et Bamako tenait de plus en plus de la « chronique d’une mort annoncée ». Jeudi dernier, la décision de désengager les troupes françaises du Mali est en effet l’aboutissement d’un engrenage n’offrant plus d’autre solution.
Comment en sommes-nous arrivés à cette « trajectoire de rupture », comme l’a qualifiée le Président de la République ?
C’est certain, l’installation au pouvoir de la junte du colonel Goïta en mai dernier et l’arrivée de Maïga à la tête du gouvernement malien ont marqué un tournant dans les relations entre la France et le Mali.
Nous devons cependant nous interroger sur les ressorts qui ont poussé à remettre en cause la présence française au Mali. Il nous appartient de tirer des enseignements de cette situation, par respect pour les cinquante-neuf morts, dont cinquante-trois soldats français morts pour la France, et pour les nombreux blessés qui nous écoutent probablement cet après-midi et qui ont payé un lourd tribut à l’affaiblissement des groupes djihadistes.
Grâce à leur courage et à leur engagement, nos soldats ont contribué à ce que bon nombre d’attentats soient évités sur notre territoire.
En effet, depuis neuf ans, plusieurs grands chefs islamistes et nombre de leurs petites mains ont été éliminés, dont l’émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, tué en juin 2020.
Avant cela, en 2013, n’oublions pas la première réussite de nos soldats dans le cadre de l’intervention Serval : l’arrêt de la progression des terroristes, la préservation de l’État malien et le maintien de l’intégrité territoriale du Mali, conformément à la mission confiée à l’époque par le président Hollande.
Cependant, gagner la guerre ne fait pas gagner la paix. En l’espèce, la capitalisation politique par Bamako des gains militaires sur le terrain a sans doute manqué. La reconquête des territoires n’a pas été suivie d’une politique de services auprès des populations. Par conséquent, dans certaines zones rurales, les Maliens sont plus enclins à laisser s’installer les organisations terroristes.
Dans ces conditions, la première question consiste à savoir si nos opérations extérieures peuvent s’éterniser face à un État qui reste indéfiniment failli.
En outre, notre présence militaire sur le terrain doit être accompagnée par une action humanitaire menée conjointement avec ces États. Ne faudrait-il pas systématiquement conditionner le maintien des forces françaises à un projet de reconquête institutionnelle locale clairement établi par le pouvoir en place ? Nos propres soldats ont aussi besoin d’un tel objectif pour comprendre le sens de leur mission, lorsque celle-ci dure près d’une décennie.
La seconde interrogation consiste à se demander si l’on doit rester coûte que coûte, alors que l’acceptabilité par les populations locales n’est plus au rendez-vous. La France a toujours une équation compliquée à résoudre, lorsqu’elle intervient dans les pays qui gardent un mauvais souvenir du temps colonial.
Au Mali, on a pu observer depuis quelques années combien la colère grandissait à l’encontre de la présence militaire française. Pourtant, en 2013, la France y avait été appelée directement par Bamako et était soutenue par l’Union européenne, ainsi que par l’ONU.
Cependant, sur la durée, il est bien difficile pour notre pays de ne pas être assimilé à son ancienne image de puissance coloniale, en particulier lorsque cette dernière est instrumentalisée tant par les autorités locales que par Wagner et ses fake news.
Aussi, dans une partie de l’Afrique, il devient évident que la France a tout intérêt à se fondre au sein d’une force multilatérale. S’agissant du Mali, on ne peut pas nier que cela ait été tenté : Minusma, G5 Sahel et force Takuba.
Mais le redimensionnement de Barkhane décidé à Pau, conjugué à la lenteur de la montée en charge des forces spéciales européennes, a laissé la France en première ligne.
Ces réflexions invitent à méditer sur l’idée que la défense européenne ne doit pas se limiter à des manœuvres ou à des alliances industrielles en matière d’armement. Il faut franchir un cap plus important sur le plan opérationnel, car c’est toute la sécurité de l’Europe qui se joue au Mali.
C’est un dossier de plus, monsieur le Premier ministre, qui doit être porté par la présidence française du Conseil de l’Union européenne.
Sur le plan diplomatique, quelles autres leçons pouvons-nous tirer de l’expérience malienne ?
Une de ces leçons, assez sensible, consiste à savoir si, dans certaines configurations, nous ne devrions pas lutter contre nos tabous, qui ne sont pas forcément ceux des populations concernées.
Lorsqu’un pouvoir en crise décide de tenir un dialogue inclusif, y compris avec Al-Qaïda, quelle position adopter ? La France est prisonnière du terrorisme qui a fait de trop nombreuses victimes sur son sol. Mais sommes-nous en mesure de poser des conditions dans des territoires où la situation est aussi complexe ?
Le président Keïta voulait négocier avec les deux principaux chefs maliens affiliés à Al-Qaïda, car les indépendantistes touaregs leur apparaissaient comme leurs premiers ennemis.
Léopold Sédar Senghor a écrit : « Ce que veulent les esprits distingués, qu’ils soient de l’Ouest ou de l’Est, c’est nous imposer une civilisation européenne, nous en imprégner sous la couleur de l’universel. » À certains égards, cela peut faire sens.
Enfin, il me reste à évoquer la politique de développement, une véritable urgence pour le Mali, qui est au 184e rang sur l’échelle définie par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).
Comment l’Agence française de développement pourra-t-elle assurer la continuité de ses projets dans un environnement sécuritaire plus qu’incertain ?
Certes, le retrait de Barkhane du Mali ne signifie pas l’abandon du Sahel, le Gouvernement l’a rappelé. Pour autant, quelles digues allons-nous construire et avec qui ?
Le Burkina Faso, soucieux de son indépendance et en proie à un putsch ?
Le Niger, dans lequel la présence française est assumée, mais parfois fragilisée, comme on l’a vu avec l’épisode de Téra ?
Avec l’Algérie, tapie dans l’ombre pour reprendre en main le dossier malien, mais avec qui nos relations sont fluctuantes ?
Quant aux ensembles régionaux, la Cédéao ou l’Union africaine, les seules sanctions économiques ne sauraient suffire.
Nous le constatons : dans un monde en permanence en mouvement, enclin à des intérêts divergents, à des modèles sociétaux éloignés et à des religions instrumentalisées, peuplé d’hommes et de femmes baignant soit dans l’abondance, soit dans la pauvreté, les conflits sont potentiellement partout – et ce n’est pas la situation ukrainienne qui me démentira…
Quelles leçons devons-nous en tirer ?
D’abord, que seule la recherche du bonheur de chaque individu semble universelle !
Nous aurons ainsi appris que la réponse militaire, aussi nécessaire soit-elle, doit être accompagnée par un engagement sur le terrain pour éduquer les populations, développer les territoires concernés et lutter contre la pauvreté, si nous ne voulons pas être rejetés par ceux-là mêmes qui nous avaient réclamé de l’aide.
Je ne suis pas sûr que ceux qui sont censés nous remplacer, plus animés par la convoitise des richesses naturelles, fassent mieux que nous pour le bonheur du peuple malien ou pour l’éradication du terrorisme. Rendez-vous est pris !
Pour terminer, la France est intervenue pour défendre ses légitimes intérêts sécuritaires et pour répondre à l’appel d’un pays menacé par le terrorisme.
Une campagne de dénigrement, lancée contre elle, avec les moyens modernes de communication, vient vérifier le vieil adage politique : l’important n’est pas ce qui est vrai, mais ce qui est cru !
C’est aussi cette leçon que nous devons tirer. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – M. le président de la commission des affaires étrangères et M. Olivier Cigolotti applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires.
M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, malgré la distance qui les sépare, les événements du Mali et de l’Ukraine ont un point commun : ils sont une étape dans la dissipation d’une grandiose et merveilleuse illusion.
Le temps dévoile les lignes de force de l’histoire. Il nous enseigne que le XVIIe siècle fut celui des monarchies absolues et de l’ordre westphalien, le XVIIIe celui des Lumières et de l’avènement des démocraties, le XIXe celui de la révolution industrielle et de la domination du monde par l’Occident.
Le XXe siècle fut celui du combat à mort des démocraties contre les totalitarismes. Par deux fois, les premières ont failli le perdre. Le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin a signé leur victoire. L’illusion fut de la croire définitive. Douze ans plus tard, en 2001, cette douce illusion s’est effondrée en même temps que les tours jumelles de Manhattan. Depuis, chaque année qui passe apporte un nouveau démenti à ceux qui y croiraient encore.
Lorsque Samuel Huntington a publié en 1996 Le Choc des civilisations, dans l’euphorie de la victoire des démocraties, il fut loin de convaincre.
Trente ans plus tard, l’histoire nous montre qu’il était visionnaire. Les conflits idéologiques de la guerre froide ont disparu, remplacés par les lignes de fracture entre civilisations. C’est le retour des religions, des nationalismes, des zones d’influence et de l’affaiblissement de l’universalisme au profit des particularismes.
Mauvaise nouvelle pour nous, car à la perte de notre prépondérance s’ajoute le fait que nous sommes les seuls ou presque à nous revendiquer de la démocratie dans un océan de régimes illibéraux, dictatoriaux, religieux, militaires ou totalitaires.
Le Mali en est un bon exemple, où nous affrontons la conjonction du djihadisme islamiste, de soudards anachroniques prétendant lutter contre le colonialisme soixante ans après l’indépendance, de la Chine dans le domaine économique et de la Russie dans le domaine militaire et politique.
Certains demandent de quand datent nos difficultés au Mali. La réponse est simple : du début. Ce que je dis là peut surprendre tant Serval fut un succès, mais Serval n’était pas le début.
Le début, et nous y sommes un peu pour quelque chose, c’est, en 2011, lors de notre « guerre humanitaire » en Libye – étrange oxymore inventé par des éditorialistes enivrés de la démocratie victorieuse et des ONG appelant à l’aide sur le terrain –, après avoir stoppé les colonnes de chars de Kadhafi chargeant sur Benghazi, nous nous sommes détournés, laissant s’aggraver la guerre civile, les affrontements des tribus, la disparition des frontières, l’explosion des groupes djihadistes dans tout le Sahel, boostés par les trafics d’armes, d’argent, d’êtres humains et de drogue.
Voilà pourquoi, succédant à Serval victorieux, Barkhane n’a jamais eu que deux issues possibles : ne jamais finir ou finir un jour par le départ sans victoire définitive.
Le drame des pays du Sahel, c’est que, lorsque la démocratie est défaillante, la place est libre pour les deux solutions les pires : l’extrémisme religieux et les centurions. Le djihadisme menace désormais jusqu’au golfe de Guinée et les coups d’État se multiplient.
C’est ce qu’a très bien compris le dictateur paranoïaque de Moscou, qui n’a aucun projet positif au Mali – ni ailleurs ! – et dont le seul but est d’en chasser les autres, en installant à Bamako un quarteron de colonels formés à Moscou et en dépêchant, après le Mozambique et la Centrafrique, les mercenaires de Wagner de triste mémoire. C’est là que l’Ukraine fait écho au Mali.
Incarnation du ressentiment, l’homme qui s’est juré de revenir par la ruse ou par la force sur le rabougrissement de son empire a un cauchemar : que l’Ukraine marche vers la démocratie et qu’elle réussisse, parce que l’exemple serait contagieux chez lui. Alors que 150 000 soldats sont massés à la frontière et déjà entrés pour certains en Ukraine, il se présente comme l’agressé ! Ce qui est effarant, c’est que certains ici même le croient.
Dans leur combat contre les dictatures, les démocraties ont un énorme handicap. Elles ont en leur sein une cinquième colonne, les populistes d’extrême droite et d’extrême gauche, qui ont un flair infaillible pour renifler les despotes. De Le Pen à Mélenchon en passant par Zemmour, c’est à qui gagnera le concours du meilleur caniche.
N’importe quelle personne saine d’esprit ne peut qu’être effarée par l’invraisemblable litanie des violations du droit international par la Russie : invasion de la Géorgie, soutien aux sécessions de l’Ossétie, de l’Abkhazie et de la Transnistrie, crimes contre l’humanité en Tchétchénie et en Syrie, annexion de la Crimée, soulèvement du Donbass, pressions sur la Moldavie et les pays Baltes, dénonciation maladive de l’OTAN, cyberattaques massives, chasse aux ONG, destruction du Boeing de la Malaysia Airlines, assassinat manqué de Navalny, exil forcé pour Khodorkovski et Kasparov, assassinats réussis de Politkovskaïa, Litvinenko, Markelov, Bourbourova, Magnitski, Beresovski, Nemtsov et bien d’autres – et, aujourd’hui, l’invasion.
Pourtant, les populistes continuent de brailler que les responsables sont les Américains. L’antiaméricanisme rance de la vieille extrême droite anti-anglo-saxonne et de la vieille extrême gauche anticapitaliste, la vieille rancune est toujours là : comment pardonner aux Américains de nous avoir sauvés trois fois au XXe siècle ?
Pour ces tyrannophiles, tout aussi responsables sont les dirigeants européens, cette Europe qu’ils détestent et qu’ils veulent abattre, cette Europe qui propose à ses partenaires tout ce que Poutine, comme eux-mêmes, ne peut supporter, la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et la solidarité entre les États membres. Ils rabâchent au mot près la propagande de l’ex-colonel du KGB : la nation ukrainienne n’existe pas, l’Ukraine fait partie de la sphère de la Russie, la Russie a été humiliée depuis la chute du mur. Aucun mot, bien sûr, de l’humiliation durant cinq décennies des Polonais, des Tchèques, des Hongrois et de toutes les autres victimes de l’occupation soviétique, à commencer par les Ukrainiens.
Depuis trois jours, c’est encore plus écœurant : ils s’aplatissent devant Poutine et pilonnent Macron. Ils ne parlent que de souveraineté, mais ils réclament la soumission de l’Ukraine.
Que les extrêmes tiennent ces discours de collabos est dans l’ordre des choses. Ce qui est affligeant, c’est qu’ils déteignent sur la droite républicaine (Mme la ministre des armées acquiesce.), dont une partie est déjà zemmouro-poutinisée et une autre si complaisante avec Poutine qu’elle me donne, quand je l’écoute, l’impression d’entendre le « toc-toc » du parapluie de Daladier sur les pavés de Munich.
Comme j’aimerais entendre enfin l’un de ses membres poser cette question : qui imagine le général de Gaulle entrer au conseil d’administration d’oligarques russes complices de Poutine et corrompus jusqu’à la moelle ?
Si j’évoque Munich, c’est qu’en 1938 les nazis expliquaient que la nation autrichienne n’existait pas, comme Poutine explique que la nation ukrainienne est une fiction. Ils disaient vouloir défendre les minorités allemandes dans les Sudètes, comme Poutine prétend défendre les « Russes ethniques » du Donbass. Il est plus que temps de se souvenir de cette phrase de Karl Marx : ceux qui oublient l’histoire sont condamnés à la revivre. Nous sommes aujourd’hui en train de la revivre. (Mme la ministre des armées acquiesce.)
Pour en revenir au Mali, je pourrais donner à mon tour mon avis sur la façon de partir, de nous redéployer au Sahel, d’organiser en urgence la protection de nos alliés du golfe de Guinée où les djihadistes sont déjà à l’œuvre. Le Premier ministre l’a fait avant moi : il me suffit de dire que je partage son analyse.
Je ne peux terminer mon intervention sans un hommage particulier à nos soldats qui se battent depuis dix ans dans des conditions dantesques ni une pensée pour les cinquante-neuf d’entre eux qui sont morts au combat.
Certains prétendent qu’ils sont morts pour rien, ce qui est ignoble, ne serait-ce que parce que, depuis dix ans, ils nous ont protégés en empêchant au Mali l’installation d’un califat islamiste d’où seraient immanquablement planifiés des attentats en Europe.
Enfin, ils sont le symbole et le guide de ce dont nous risquons tous d’avoir énormément besoin dans les temps qui s’annoncent, au Sahel comme en Europe : le courage. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDPI, ainsi que sur des travées des groupes RDSE, UC et Les Républicains.)