Mme le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Laurent Pietraszewski, secrétaire d’État auprès de la ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion, chargé des retraites et de la santé au travail. Madame la sénatrice, nous ne sommes évidemment pas d’accord au niveau politique, mais il existe des points sur lesquels nous devrions factuellement pouvoir nous entendre.
Les éléments de pénibilité n’ont pas été supprimés, ils ont été transférés. On peut toujours partir plus tôt à la retraite : les quatre éléments de pénibilité que vous avez cités sur décision médicale sont donc bien pris en compte. On a le droit de ne pas être d’accord, mais c’est un fait.
Par ailleurs, la comparaison sur le temps de travail peut s’entendre de plusieurs façons différentes. Examinons plutôt la situation des salariés à temps complet.
En 2019, la France figurait, avec les pays scandinaves, parmi les pays qui travaillaient le moins en durée annuelle effective. J’ai repris ces chiffres pour préparer ce débat avec vous : 1 680 heures en France contre 1 830 heures pour l’Union européenne. L’Espagne, l’Allemagne et les Pays-Bas se situent entre 1 830 et 1 850 heures par an. Il convient donc d’examiner la situation de ceux qui travaillent à temps complet pour connaître la réalité en matière de temps de travail.
Mme le président. La parole est à Mme Annie Le Houerou, pour la réplique.
Mme Annie Le Houerou. En réalité, monsieur le secrétaire d’État, les personnes en fin de carrière sont confrontées à des difficultés importantes. Les questions de pénibilité ne sont donc pas prises en compte à la bonne hauteur, sans parler de la répartition de la richesse créée. Il existe dans notre pays des différences de salaire allant de 1 à 22 entre les salariés d’une même entreprise. C’est inadmissible !
Une meilleure répartition du temps de travail et une bonne prise en compte des conditions de travail seraient, à notre sens, à étudier.
Mme le président. La parole est à M. Martin Lévrier.
M. Martin Lévrier. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, les sénateurs du groupe CRCE nous invitent aujourd’hui à débattre du partage du travail. Ils préconisent la diminution du temps de travail des travailleurs, et ce pour trois raisons.
Premièrement, il s’agit de diminuer le temps de travail pour réduire le chômage en augmentant les postes de travail.
Deuxièmement, il s’agit de réduire le temps de travail pour permettre aux salariés de profiter davantage de leur vie familiale, sociale, culturelle, sportive et démocratique.
Troisièmement, il s’agit de mieux répartir les richesses pour participer à l’amélioration des conditions de travail, des salaires et de vie des salariés. (On opine du chef sur les travées du groupe CRCE.)
Ces idées sont louables… Pour autant, la crise que nous vivons nous apporte à ce sujet de multiples enseignements. Alors que les conjectures laissaient imaginer en 2021 la destruction de plus de 230 000 emplois et tandis que la pandémie continue à perturber fortement le marché du travail, la réalité est bien différente.
Le chômage baisse et atteint les 8 %, soit son niveau le plus bas depuis quinze ans. Le taux d’emploi est en hausse, à près de 66 %. Selon la Dares, le nombre d’emplois vacants a augmenté très fortement, de +33 %, par rapport à la situation d’avant crise et de façon généralisée dans tous les secteurs. Les embauches en CDI, 416 000 comptabilisées en novembre 2021, n’ont jamais été aussi hautes depuis 2006.
Ces chiffres, parmi bien d’autres, laissent présager que le plein emploi est à notre portée, à tout le moins que la trajectoire n’a jamais été aussi positive depuis plus de trente ans. Ces résultats ne sont en rien le fruit du hasard. Ils sont liés à des choix politiques forts, dont nombre concernent l’organisation du travail. Je citerai quelques exemples.
Tout d’abord, je citerai la réforme du droit du travail, qui a laissé une bien plus grande place aux négociations au sein des entreprises ou des branches, sans parler de l’aménagement plus souple de l’organisation du travail, en particulier grâce au développement du télétravail.
Il faut noter, ensuite, la volonté affichée de favoriser l’entrée des jeunes sur le marché. Je pense au plan « 1 jeune, 1 solution » et à l’apprentissage.
Par ailleurs, je citerai le plan d’investissement dans les compétences et la mobilisation de 15 milliards d’euros, lancé en 2018, qui a eu pour objectif, à travers la formation, d’insérer durablement dans l’emploi les demandeurs d’emploi, notamment les jeunes. Aujourd’hui, plus de 1 million de personnes en recherche d’emploi sont ainsi formées chaque année, contre 600 000 personnes avant ce plan.
Il faut évoquer enfin une réforme forte et assumée de l’assurance chômage, avec deux lignes principales : faire que la rémunération soit plus importante au travail qu’au chômage, et pousser les entreprises à sortir de la logique des CDD de très court terme.
C’est bien cet ensemble de mesures qui a entraîné la création d’emplois et qui nous a permis d’éviter une crise sociale de grande ampleur.
Au-delà de l’organisation du travail, un deuxième élément, peut-être le plus essentiel, est la réforme de la formation continue.
En 2018, la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel a levé les discriminations persistantes dans notre pays et donné les moyens de créer cet espace d’émancipation qui permet aujourd’hui à nos concitoyens de choisir librement leur parcours, en bénéficiant de protections collectives.
L’envolée de l’utilisation du compte personnel de formation (CPF), avec en 2021 plus de 2 millions de personnes inscrites à une formation, contre 630 000 en 2019, en est une preuve incontournable. Les Français sont désormais libres de se réorienter, de changer de spécialité pour être en adéquation avec le marché du travail et avec leur ambition personnelle.
L’épanouissement au travail n’est plus une utopie. Trouver du sens dans ce que l’on fait, travailler sur des projets impactants ou relever des challenges au quotidien, partager des valeurs communes ou être reconnu par ses pairs et sa hiérarchie sont autant de facteurs d’épanouissement et d’émancipation.
C’est ainsi que se construit une meilleure concordance entre les besoins des entreprises et les choix assumés de ceux qui se forment.
En résumé, donner plus de souplesse aux entreprises, libérer les énergies des salariés, en ayant confiance dans leur capacité à se former et pousser à la négociation de terrain sont les plus forts atouts pour faire baisser le chômage et créer de la richesse.
À l’inverse, réduire le temps de travail – le passage aux 35 heures l’a démontré – n’est pas source de création d’emplois. Si cette réforme a donné plus de temps libre, elle a finalement bien davantage pénalisé les salariés faiblement rémunérés, tout simplement parce que ce temps libéré n’a pas été créateur d’une rémunération plus importante. Elle a en revanche eu pour conséquence la multiplication du recours aux emplois précaires, parfois non déclarés, pour arrondir les fins de mois.
Elle a, de plus, engendré des tensions préjudiciables envers les salariés dans les petites entreprises. Supprimer quatre heures de travail par semaine et par salarié dans une petite structure ne construit pas un temps plein. Le corollaire de cette réforme est la création d’heures supplémentaires dans le meilleur des cas. Elle s’accompagne d’une obligation de productivité accrue la plupart du temps. Être stressé, car débordé, ne participe en rien à l’épanouissement. En partant d’une intention louable, mais idéologique, on obtient malheureusement le résultat inverse.
Enfin, et c’est aussi l’intérêt de ce genre de débat, qu’il me soit permis de sortir un peu du cadre contraignant qui consiste à réfléchir en termes de « plus ou moins d’heures travaillées ».
Il pourrait être utile de se rappeler que les femmes et les hommes ne sont pas des machines. Vouloir toujours résumer le travail à un décompte du temps passé au travail est terriblement réducteur. Ainsi, en fonction de sa forme et de ses soucis, un salarié peut un jour accomplir une tâche en une heure, et en deux heures un autre jour.
J’ai la conviction, l’ayant moi-même mise en place par la voie de la négociation, que cette piste, si elle est partagée et bien comprise, est facteur d’épanouissement pour les salariés, qui organisent ainsi beaucoup mieux leur temps de travail, et créateur de richesse pour l’entreprise.
Sur un tel sujet, notre rôle est également de sortir de la binarité quasi idéologique du décompte du temps de travail, mais aussi d’intégrer tous les facteurs possibles d’épanouissement et de réussite partagés entre les salariés et les entreprises. Ce gouvernement en a fait la démonstration par toutes ses réformes, mais il reste encore de nombreuses pistes à explorer ! (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Laurent Pietraszewski, secrétaire d’État auprès de la ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion, chargé des retraites et de la santé au travail. Ce débat est intéressant, car chaque orateur y apporte sa contribution en faisant part de sa vision politique.
La réflexion collective chemine donc autour de cette discussion lancée par la sénatrice Apourceau-Poly, qui aborde la question de l’épanouissement par le travail, sans occulter la dimension nécessaire du travail puisque c’est lui qui donne à chacun les moyens de vivre.
La réflexion sur l’offre de travail et sur la façon dont on peut construire sa vie professionnelle est bien plus large qu’une simple réflexion sur le partage du temps de travail. Martin Lévrier a parfaitement décrit la situation. Concevoir le temps de travail comme une donnée fixe qu’il faudrait découper pour en faire davantage de morceaux est une vision macroéconomique statique.
En réalité, nous nous situons dans une économie dynamique. C’est sur ce point que nos lectures politiques et économiques divergent, comme cela apparaît clairement après ces premières interventions.
Mme le président. La parole est à M. Daniel Chasseing.
M. Daniel Chasseing. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je veux tout d’abord remercier nos collègues du groupe CRCE d’avoir proposé ce débat, qui est très important.
L’instauration de l’euro nous a permis, malgré les déficits, de ne pas dévaluer notre monnaie, d’où notre facilité à vivre avec des déficits. Depuis vingt ans, nous n’avons pas su prendre les mesures pour rétablir l’équilibre budgétaire.
En 1983, au temps du franc, Jacques Delors, au sein du gouvernement d’union de la gauche, avait été contraint, pour ne pas trop dévaluer la monnaie, à prendre des mesures d’austérité alors acceptées par les partis de gouvernement.
En 1998, le commerce extérieur français était excédentaire alors que l’Allemagne affichait un déficit commercial. En 2020, les situations sont inversées. Que s’est-il passé ?
La part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) français est passée de 20 % à 13 %, entraînant au passage la perte de 1 million d’emplois. En Allemagne, alors qualifiée d’« homme malade de l’Europe », cette part du PIB est passée de 18 % à 26 %, avec des emplois à la clé.
Pourquoi une telle évolution ? J’y vois trois raisons principales.
Première raison : l’évolution des coûts de production pour les entreprises. En Allemagne, le chancelier Schröder, avec le soutien des syndicats, a gagné l’entrée dans l’euro grâce aux rigueurs des années 2000.
Au même moment, nous nous autorisions une baisse du temps de travail, aggravant l’augmentation du coût du travail, et donc réduisant la compétitivité des entreprises, malgré les aides publiques mises en place pour accompagner le passage aux 35 heures.
Deuxième raison : l’euro a stimulé le commerce intra-européen en facilitant les transactions, ce qui a renforcé la nécessaire compétitivité entre les entreprises. Toute différence de prix, même faible, a une importance capitale. Les emplois industriels se sont concentrés dans les zones les plus productives.
Troisième raison : dans une économie de marché comme la nôtre et avec une zone monétaire unique comme celle de l’euro, il convient, lorsqu’il existe un déficit courant structurel, par exemple lié à l’affaiblissement de notre commerce extérieur, de baisser les coûts de production pour rétablir l’équilibre.
Ce problème n’est pas résolu. Nous sommes le pays où le temps de travail par habitant – vous l’avez rappelé, monsieur le secrétaire d’État – est le plus faible et où les prélèvements obligatoires sont les plus forts : nous travaillons 630 heures en moyenne, contre 722 heures en Allemagne et 808 au Royaume-Uni.
À cela s’ajoute une difficulté supplémentaire, à savoir qu’il n’y a malheureusement pas d’Europe sociale, dotée d’un salaire minimum homogène dans toute la zone. D’où la délocalisation des industries vers les pays de l’Est. Decazeville a été cité, je pourrai également parler de la Corrèze et de BorgWarner.
Pourtant nous devons absolument réindustrialiser notre pays pour financer une protection sociale indispensable : sécurité sociale, assurance chômage, retraites, aides sociales, etc.
Il faut plus de cotisants et plus d’emplois, avec un objectif d’augmentation du volume de cotisations, en s’assurant que les cotisations sociales et les impôts de production ne soient pas plus élevés que ceux de nos voisins. Tel est le chemin d’une véritable Europe sociale vers laquelle nous devons nous engager.
Il serait souhaitable de parler de la répartition des richesses dans notre pays. Mais cette meilleure répartition ne doit pas être nécessairement synonyme de davantage d’impôts. Le plus important est d’abord de créer des richesses avant de les répartir. Ensuite seulement il sera possible d’augmenter les salaires, de prévoir une participation au conseil d’administration des entreprises et d’envisager d’intéresser davantage les employés aux résultats l’entreprise. Il pourrait également s’agir de verser un salaire décent aux jeunes prenant l’engagement de se former, un salaire plus important aux apprentis, en vue de favoriser l’apprentissage, ou de permettre aux seniors de poursuivre une activité à mi-temps.
Pour créer de l’emploi et des richesses, il faut plus d’entreprises compétitives par rapport à nos concurrents européens.
Votre proposition, généreuse dans son principe, de réduire le temps de travail à 32 heures par semaine entraînerait, avec le maintien du salaire et la diminution du temps de travail, dans une économie de marché et avec une monnaie unique, un déclin de l’économie et de l’emploi, une perte des recettes sociales, un nouveau recul de notre industrie, et notamment des PME.
Mme le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Laurent Pietraszewski, secrétaire d’État auprès de la ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion, chargé des retraites et de la santé au travail. L’intervention du sénateur Daniel Chasseing est intéressante puisqu’il aborde ce débat sous un angle plus économique, en s’interrogeant plus généralement sur le coût du travail. Il s’agit donc d’un prisme différent.
La dynamique mise en avant devrait faire l’unanimité : plus il y a d’emplois et de cotisants, plus cela doit profiter à l’ensemble de notre système social. Il me semble d’ailleurs qu’une telle idée est largement partagée.
Se repose donc la question de l’offre d’emplois et de la réindustrialisation de notre pays, c’est-à-dire de la façon dont on peut assurer des emplois pérennes. Si j’évoque les emplois industriels, ce n’est pas tout à fait par hasard : venant des Hauts-de-France, je vois bien tout l’intérêt de reconstruire et de relocaliser nos industries dans nos territoires !
D’ailleurs, les parcours professionnels qui se bâtissent dans les secteurs industriels montrent qu’il existe des métiers à forte valeur ajoutée. La perspective d’une industrie 4.0 est bien celle d’emplois plus qualitatifs. Les conditions de travail y sont bien différentes de celles qui prévalaient dans l’industrie il y a trente ou quarante ans !
L’angle que vous avez choisi me paraît intéressant, monsieur le sénateur, et je partage votre point de vue. Dans cette perspective, le Gouvernement a développé le programme Territoires d’industrie et le plan France Relance. Nous avons également diminué, comme vous le souhaitez, les impôts de production de 20 milliards d’euros – 10 milliards en 2021 et 10 milliards en 2022 – pour répondre aux enjeux que vous posez.
Mme le président. La parole est à M. Daniel Chasseing, pour la réplique.
M. Daniel Chasseing. J’ai voulu aborder la question sous l’angle européen, car nous nous situons dans la zone euro. Bien sûr, instaurer la semaine de 35 ou de 32 heures est une idée généreuse, mais il importe que nos entreprises soient compétitives au niveau européen si nous voulons créer de l’emploi.
Certes, il est important de mettre en place une Europe sociale, avec un SMIC commun à tous les pays. Ce serait un « plus ». Mais c’est en créant des emplois et en ayant des entreprises compétitives que nous pourrons, grâce au nombre de cotisants, revenir à l’équilibre tant au niveau de la sécurité sociale, des retraites que de l’Unédic.
Mme le président. La parole est à Mme Frédérique Puissat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Frédérique Puissat. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je remercie mes collègues du groupe CRCE d’avoir mis à l’ordre du jour, dans ce contexte de crise sanitaire qui se prolonge, ce débat sur le thème « le partage du travail : un outil pour le plein emploi ? ».
Au fond, ce sujet est d’actualité puisque le marché du travail a été plus que jamais à l’épreuve de la crise sanitaire depuis 2020. Le sujet est revenu sur le devant de la scène à l’occasion de la Convention citoyenne pour le climat, laquelle a proposé une réduction du temps de travail à 28 heures – son rapport n’est pas mon livre de chevet, mais je cite ce chiffre pour montrer qu’on peut toujours faire moins que moins !
Par ailleurs, les représentants des employeurs, dont le président du Medef, avaient déclaré en 2020 qu’il faudrait « bien se poser la question tôt ou tard du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise et faciliter, en travaillant un peu plus, la création de croissance supplémentaire ».
Comment faire pour relancer une économie qui se déconfine ? Faut-il travailler plus, produire plus, pour rattraper le temps perdu ? Faut-il, au contraire, partager le temps de travail entre tous, avec ou sans baisse de rémunération, pour lutter contre le chômage ?
De nombreuses questions sont soulevées avec finalement, un peu comme pour la crise sanitaire, toujours plus de spécialistes appelés à y répondre. Cela a été souligné, ce sujet complexe et périlleux doit être traité de façon large.
En la matière, quatre points me semblent intéressants à analyser.
Le premier, même si comparaison n’est pas raison, est celui de la logique européenne, dans un marché concurrentiel.
Le taux de chômage en France en 2021 s’établit à 7,6 %, à l’identique de la moyenne de la zone euro. Les pays qui ont le taux de chômage le plus bas sont donc quasiment au plein emploi : l’Allemagne est à 3,3 %, le Royaume-Uni à 4,2 %, les Pays-Bas à 2,7 % ; la Norvège et la Pologne présentent un taux respectif de 3,6 % et de 3,4 %.
A contrario, selon l’enquête sur les forces de travail conduite par Eurostat dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, en France, la durée effective annuelle moyenne du travail était en 2019 de 1 680 heures pour les salariés à temps complet – vous avez eu raison, monsieur le secrétaire d’État, de le souligner –, soit le plus faible taux des pays de l’Union européenne après la Suède.
L’Insee précise également qu’en 2019 l’âge conjoncturel moyen de départ à la retraite des Français est de 62,5 ans pour les femmes et de 61,9 ans pour les hommes. Cela nous positionne là encore, selon les tableaux comparatifs du réseau européen Missoc (système d’information mutuelle sur la protection sociale), comme l’un des pays de l’Union européenne où la durée du travail est la plus faible.
Sans en tirer d’autres conclusions, nous pouvons considérer que les pays connaissant le plein emploi au niveau européen sont largement ceux dans lesquels le temps de travail est supérieur au nôtre.
Le deuxième point consiste à observer les suites du passage de 39 heures à 35 heures prévu par les lois Aubry I et II. Si l’on se base sur les bilans officiels de l’Insee et de la Dares, les données sont contrastées.
Certains économistes, comme Éric Heyer, économiste néokeynésien au sein l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), considèrent que les 35 heures ont permis de créer entre 300 000 et 400 000 emplois. D’autres, comme Nicolas Bouzou, économiste libéral et directeur du cabinet Asterès, estiment que ce sont les mesures d’accompagnement et d’allégement de charges qui ont créé des emplois, mais que les 35 heures en elles-mêmes n’ont pas eu d’impact positif avéré sur l’emploi.
En tout état de cause, tous concluent que les 35 heures ont dégradé les finances publiques, car les baisses de cotisations n’ont pas été financées par le surplus de croissance attendu.
M. Stéphane Piednoir. Très bien !
Mme Frédérique Puissat. Par ailleurs, l’Institut Montaigne estime qu’un retour aux 39 heures permettrait d’économiser 7 milliards d’euros par an…
Il est donc compliqué de considérer que le passage de 39 à 35 heures a permis un partage du temps de travail, la perspective étant à l’époque le plein emploi. La réalité d’aujourd’hui est que plus de la moitié des salariés à temps plein travaillent plus de 35 heures par semaine, ce qui rend presque obsolète cette perspective.
Le troisième point concerne l’impact d’une baisse du travail sur le secteur public. Il est en effet fondamental, pour des raisons évidentes d’équité, d’associer le secteur public au secteur privé pour conduire cette réflexion.
Or, si l’on revient sur les 35 heures, plusieurs travaux ont été conduits, dont ceux de notre collègue Albéric de Montgolfier : il chiffrait à 21 milliards d’euros, sur la période 2005-2015, le coût du passage aux 35 heures pour les seules fonctions publiques d’État et hospitalière, du fait de l’embauche de 50 000 agents supplémentaires.
Il s’agit donc, si l’on aborde la question de la baisse du temps de travail dans la fonction publique, d’envisager l’équilibre financier et notre capacité à financer une telle réforme, à l’heure où la Cour des comptes souligne que « l’impact sur les finances publiques de la crise sanitaire et des mesures prises pour y faire face est considérable » et que « la soutenabilité des finances publiques s’inscrit dans le temps long avec des manifestations de perte de confiance qui peuvent être rapides et brutales »…
Dernier point : parce que la logique du temps de travail répond avant tout à une productivité et que celle-ci est différenciée, avec des secteurs économiques en surcharge de travail et d’autres au contraire en sous-charge, nous ne pouvons que nous réjouir que les 35 heures n’aient en réalité duré que de 1998 à 2002.
Le monde bouge, évolue et emporte avec lui un flot permanent de mutations en tous genres, dont la digitalisation de l’économie, la plateformisation, le télétravail et bien d’autres phénomènes. Ce qu’il reste des 35 heures, c’est un cadre rigide et un management d’outre-tombe, alors qu’il faudrait être plus flexible et valoriser davantage l’intelligence.
Félicitions-nous donc que les 35 heures aient progressivement évolué via des baisses de cotisations plus larges et une augmentation du contingent d’heures supplémentaires. Nos entreprises ont ainsi pu s’adapter à un marché concurrentiel et changeant, tout en créant des emplois.
Pour ma part, je pense que plus on travaille, plus il y a de travail.
Dans la logique économique, le véritable enjeu est d’appréhender autrement le temps de travail. Pour répondre à ces défis, il est plus que nécessaire d’assouplir les réglementations et de mettre en avant, plutôt que de privilégier des cadres directifs, le dialogue social au sein des entreprises, car il importe de pouvoir autoriser des arrangements au cas par cas.
Laissons à nos entreprises, sur la base d’un cadre flexible et souple, la possibilité de s’adapter. Il y va de la pérennité de leur performance et parfois même de leur survie. C’est ainsi, et par des réorganisations de modèle managérial en profondeur, que nous gagnerons le pari de l’emploi et de l’appétence de chaque collaborateur pour son poste et son activité.
Eu égard à la logique d’équilibre des comptes sociaux et de leur pérennité, chacun a bien compris que l’équation était assez simple : à défaut de réformer nos systèmes de retraite en allongeant notre temps de travail, nous appauvrirons les retraités et nous creuserons les déficits.
La campagne électorale à venir permettra à chacun de faire des choix éclairés (M. Fabien Gay ironise.) et notre groupe politique fera, comme tel a toujours été le cas, le choix de la responsabilité, de l’analyse objective et du courage politique, dans une perspective de plein emploi et d’équilibre des comptes sociaux ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Stéphane Piednoir. Excellent !
Mme le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Laurent Pietraszewski, secrétaire d’État auprès de la ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion, chargé des retraites et de la santé au travail. Je vous remercie, madame la sénatrice, d’avoir ouvert un autre front dans ce débat, celui de la réduction du temps de travail aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public. Il ne s’agit pas d’une mince affaire, et votre analyse sur les conséquences en matière de finances publiques et d’organisation est pertinente.
Effectivement, le problème est bien celui de l’organisation du travail et de la façon dont il est possible de trouver des équilibres. Vous avez souligné que vous étiez favorable à des solutions au plus près de la réalité, et je partage votre lecture.
Il s’agit de donner cette souplesse – c’était d’ailleurs l’objet des ordonnances de 2017 dont j’étais le rapporteur à l’Assemblée nationale, même si je sais qu’elles ne sont pas ici applaudies – pour permettre à chacun de trouver des solutions, y compris en matière d’organisation du travail. Comme vous l’avez rappelé, les entreprises sont confrontées à des réalités différentes selon leur taille ou leur secteur d’activité. Il est important de le souligner.
Au final, j’ai le sentiment que ce débat sur la réduction du temps de travail avait sans doute plus de sens lorsque nous étions confrontés à un chômage endémique qui s’élevait à 10 %. Aujourd’hui, grâce à l’action du Gouvernement, la France présente un taux de chômage qui tourne autour de 7 %. On compte 1 million d’emplois créés depuis le début du quinquennat et 500 000 chômeurs de moins.
C’est la preuve que nous cherchons davantage à répondre à la dynamique économique qui s’est installée plutôt qu’à réduire le temps de travail dans des secteurs qui souhaitent recruter des personnes de bonne volonté.