Mme le président. La parole est à M. Joël Bigot, pour la réplique.
M. Joël Bigot. Madame la secrétaire d’État, vous reconnaissez donc les suppressions d’emplois touchant certains opérateurs essentiels comme l’Ademe ou le Cerema. Cela touche maintenant les opérateurs liés à l’innovation. Lorsque facialement les emplois sont préservés, certains postes sont pourvus par des emplois temporaires. La fin des contrats précédera alors l’achèvement des missions et il sera impossible de vérifier si les travaux ont été menés à leur terme.
Mme le président. La parole est à M. Pierre-Jean Verzelen.
M. Pierre-Jean Verzelen. Madame la secrétaire d’État, ma question porte sur le développement et le déploiement de l’énergie photovoltaïque. Les engagements en la matière ont déjà été rappelés par certains de nos collègues.
Cette énergie renouvelable fait plutôt consensus, contrairement à d’autres. Voilà quelques mois, lors des réunions organisées dans les préfectures au sujet du plan de relance, on encourageait le monde économique agricole et les collectivités territoriales à investir dans les énergies renouvelables, notamment le photovoltaïque. C’est ainsi que des agriculteurs, des entreprises et des particuliers ont déposé des dossiers en ce sens.
Cependant, de nombreux dossiers subissent un retard à la suite de décisions de l’architecte des bâtiments de France. L’Aisne, à l’instar d’autres départements, compte beaucoup de bâtiments classés. Certes, nous avons tous à cœur de préserver le patrimoine, mais ces blocages, qui se répètent, paraissent en contradiction avec les objectifs affichés par les préfectures.
Il serait utile de faire passer le message pour faire en sorte que cela n’arrive pas. Mieux, une charte nationale ou départementale indiquant aux porteurs de projet la conduite à tenir pour que les dossiers soient acceptés pourrait être élaborée. Il s’agit non seulement de créer des énergies renouvelables, mais aussi d’offrir de l’activité au monde économique.
Mme le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Bérangère Abba, secrétaire d’État auprès de la ministre de la transition écologique, chargée de la biodiversité. Monsieur le sénateur Verzelen, la programmation pluriannuelle de l’énergie prévoit un objectif de 20,1 gigawatts produits par l’énergie photovoltaïque en 2023.
Nous en sommes très loin, puisque notre production s’élève aujourd’hui à 12,6 gigawatts. Il nous faut donc tripler cette capacité d’ici à 2028 et l’accentuer davantage encore à l’horizon 2050.
Cette ambition s’exprime en priorité sur les bâtiments, mais concerne également des projets au sol. Comme vous l’avez souligné, l’intégration paysagère et l’absence d’impact environnemental devront être prises en compte pour favoriser l’acceptabilité de ces projets, qui font certes consensus dans le mix énergétique, mais qui supposent une concertation locale approfondie pour qu’ils trouvent leur place harmonieusement dans les paysages.
Les appels d’offres prévoient des bonus pour le développement de l’énergie photovoltaïque au sol sur les terrains dégradés : c’est là une réponse idéale pour ces espaces. À l’inverse, les terrains agricoles naturels et forestiers doivent être préservés – leur dégradation ne serait évidemment pas souhaitable.
En lien avec le ministère de la culture, nous essayons de concilier le développement de cette énergie avec les objectifs de préservation du patrimoine et des paysages. Les conseils et l’expertise technique des architectes des bâtiments de France sont précieux quant à la préservation et la valorisation de notre patrimoine architectural, dont nous sommes aussi très fiers.
Afin de favoriser cette bonne intégration paysagère, nos mécanismes de soutien comportent désormais un nouveau dispositif incitatif, par le biais d’arrêtés tarifaires ou de la prime d’intégration paysagère.
Mme le président. Nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Quelle action de la France pour prendre en compte l’enjeu environnemental ? »
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-huit heures vingt-cinq, est reprise à dix-huit heures trente-cinq.)
Mme le président. La séance est reprise.
5
La perte de puissance économique de la France (notamment en termes de compétitivité, d’innovation et de recherche) et ses conséquences sur la situation sociale et le pouvoir d’achat
Débat thématique
Mme le président. L’ordre du jour appelle le débat sur le thème : « La perte de puissance économique de la France – notamment en termes de compétitivité, d’innovation et de recherche – et ses conséquences sur la situation sociale et le pouvoir d’achat. »
Dans le débat, la parole est à M. Daniel Salmon.
M. Daniel Salmon. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la puissance est la capacité d’un acteur à imposer ses choix aux autres acteurs – voilà un vocabulaire qui rime avec compétitivité et guerre économique. La puissance ainsi définie s’est toujours déclinée en termes de croissance.
Le thème de ce débat souligne donc encore un peu plus, s’il le fallait, votre croyance sans faille, à l’instar de l’immense majorité de la classe dirigeante, dans une croissance infinie. La célèbre citation de Kenneth E. Boulding, « celui qui croit en une croissance infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », est par conséquent incomplète. Il convient d’y ajouter : « soit un politique ».
Là où le bât blesse, c’est que toutes les politiques publiques sont tournées vers la croissance du PIB ; pis encore, nombre de nos mécanismes de protection sociale lui sont adossés. Cette croissance résulte d’une hausse de notre consommation d’énergie et de l’extraction de nos matières premières, ce qui bouleverse le climat et menace les conditions de vie sur Terre.
Le taux de croissance des économies développées est corrélé au prix de l’énergie. Mais plus jamais le prix des énergies fossiles ne sera celui des Trente Glorieuses : que notre avenir énergétique soit fossile, nucléaire ou renouvelable, le coût de l’énergie ne reviendra jamais au niveau ayant favorisé les grandes heures de la croissance. Le réalisme implique d’apprendre à vivre sans cette croissance du PIB, incompatible avec l’indispensable sobriété énergétique. Il s’agit d’un impératif vital.
On nous vend l’espoir d’un découplage entre cette croissance économique et ses conséquences écologiques, mais tout montre que nous n’en sommes pas capables. Vivre sans la croissance, telle qu’elle est définie aujourd’hui, est une réalité qui s’imposera à nous de toute façon.
Ce système économique productif, qui dépend de l’extraction et de la transformation des ressources, ne peut croître indéfiniment. Depuis les années 1980, la croissance ne permet pas non plus de réduire les inégalités en Europe et aux États-Unis ; pire, elle contribue à les creuser, ses fruits étant captés depuis quarante ans par le décile le plus riche.
Heureusement, il me semble possible de concevoir, de débattre et de mettre en œuvre une transformation de notre organisation et de notre économie sans miser sur le pari périlleux de la croissance.
Nous devons faire évoluer nos économies et revoir toutes nos activités au prisme de la soutenabilité environnementale et de la réduction des inégalités. Il est encore temps de construire une économie sobre, avant qu’elle ne s’impose de l’extérieur après une succession de catastrophes.
Avec la pandémie, les Français redécouvrent la vulnérabilité des sociétés humaines et constatent que l’argent, que l’on finit toujours par trouver, ne suffit pas à résoudre une crise. Sans organisation au service d’un but clair, ils comprennent que la « puissance économique » n’est rien.
Jusqu’ici, les débats relatifs à la transition écologique se sont surtout concentrés sur le montant des investissements et la tuyauterie financière, très peu sur la définition d’un objectif et quasiment jamais sur la méthode.
La transformation que nous devons envisager réclamera, dans bien des cas, que nous simplifiions ou ralentissions. Souvent aussi, elle aura besoin de plus de têtes et de bras. Il faudra que chaque organe de la société fonctionne en recherchant une sobriété optimale dans la consommation de matières premières et d’énergie.
Pour autant, un système économique plus sobre n’a pas à exiger des plus modestes qu’ils se serrent la ceinture. Au contraire, il peut donner de l’air aux plus petits budgets en organisant des économies d’énergie et de matière. Il peut également offrir de nouvelles et importantes opportunités en termes de travail et de revenus.
La fiscalité demeure l’un des leviers essentiels, en France et à l’échelon européen, pour réduire les inégalités : supprimer les niches qui profitent aux plus aisés, augmenter la progressivité des impôts pour lisser les écarts de revenus ou encore imposer plus fortement le capital et le patrimoine. Un tel cercle vertueux doit être pensé, discuté, organisé et planifié.
Je suis bien conscient que cette analyse percute de plein fouet la croyance dominante dans nos sociétés « extractivistes ». Mais face aux faits, au rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), aux limites planétaires, aux conséquences sur notre monde d’une augmentation de température de deux, trois ou quatre degrés, le mythe d’un retour à une puissance économique forcément prédatrice n’est ni souhaitable ni même réaliste.
Nous devons passer le cap de cette ère industrielle, responsable de la destruction du climat et de nos ressources, pour nous engager enfin vers une économie économe, au sein de laquelle des indicateurs tels que la santé, le bien-être et l’éducation orienteront davantage les politiques publiques.
La France est capable d’emprunter un nouveau chemin : celui du progrès. Notre puissance réside dans notre souveraineté et notre survie dans la coopération, en premier lieu à l’échelle européenne. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST – M. Franck Montaugé applaudit également.)
Mme le président. La parole est à Mme Cathy Apourceau-Poly.
Mme Cathy Apourceau-Poly. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis trente ans, les gouvernements libéraux ont réduit les cotisations sociales et la fiscalité des entreprises pour garantir la compétitivité de l’emploi dans notre pays.
Depuis trente ans, au nom du fameux « coût du travail », les salariés ont dû faire des sacrifices en subissant les conséquences de la disparition des services publics et de la réduction de leurs droits sociaux. Pour quel résultat ? Les grandes entreprises continuent de délocaliser leur activité en Europe de l’Est et en Asie. Les dividendes des actionnaires ont explosé et les salaires ont stagné.
Alors que le niveau de chômage n’a jamais été aussi élevé et que l’emploi industriel est en baisse depuis 2019, Emmanuel Macron a annoncé un nouveau durcissement des critères de l’assurance chômage, qui s’ajoute à la réforme de septembre dernier et qui va faire perdre à près de 2 millions de demandeurs d’emploi le bénéfice de leur indemnité chômage.
Alors que de nombreux travailleurs ont déjà dû consentir de lourds sacrifices en raison de la pandémie de covid-19, le Gouvernement continue de faire des cadeaux fiscaux aux plus riches et aux grandes multinationales. Dans le même temps, il réduit les droits sociaux et rechigne à compenser l’augmentation du prix de l’énergie pour tous nos concitoyens.
Nous, parlementaires communistes, défendons un projet radicalement opposé, qui vise à permettre à chacun de vivre dignement de son travail, aux jeunes d’accéder à des emplois stables, aux populations de disposer partout de services publics de qualité, au pays de se doter de nouveau d’une industrie à la fois garante de notre souveraineté et à même de répondre aux besoins de la société.
Pour y parvenir, il nous faut réorienter radicalement les richesses vers la satisfaction des besoins des femmes, des hommes et des jeunes, plutôt que de toujours engraisser les plus riches et les marchés financiers, et confier de vrais pouvoirs de décision aux citoyens et au monde du travail.
Emmanuel Macron a multiplié les cadeaux fiscaux à une poignée d’ultra-riches et au capital : 358 000 familles, dont le patrimoine représente 1 000 milliards d’euros, soit l’équivalent de la moitié du PIB de la France, ont ainsi été exonérées du paiement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF).
De même, il a multiplié les exonérations de cotisations sociales au profit des grandes entreprises, en contrepartie d’un recrutement à temps partiel et à bas salaire. Il a ainsi aggravé la précarité des salariés, des personnes privées d’emploi, des jeunes, des retraités. Les femmes en sont les premières victimes.
Le prétendu « coût du travail » n’existe pas : le travail crée des richesses. Face aux libéraux et aux tenants de l’austérité budgétaire, nous voulons une économie au service de l’humain.
De 2008 à 2017, l’Union européenne a apporté 1 500 milliards d’euros au système financier, sans que cela ait modifié la courbe du chômage.
À l’inverse de ceux qui invoquent le défaitisme et la défaite morale de la France, nous prônons les jours heureux. Nous proposons une autre utilisation de l’argent pour produire autrement et partager les richesses.
Pour que chacun puisse vivre dignement, il faut augmenter les salaires. Pour donner du travail au plus grand nombre, il faut réduire le temps de travail hebdomadaire à 32 heures et recruter massivement dans la fonction publique.
M. Laurent Duplomb. Mais bien sûr !
Mme Cathy Apourceau-Poly. Nous avons besoin de développer les services publics, d’investir dans la santé et en faveur d’une autre industrie.
Face à l’urgence sociale, nous devons augmenter le SMIC de 200 euros net par mois, revaloriser les pensions et les minima sociaux, appliquer l’égalité salariale entre les femmes et les hommes, rétablir les cotisations sociales du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), moduler l’impôt sur les sociétés selon la politique d’emploi et d’investissement des entreprises et taxer les 10 milliards d’euros de profits annuels des compagnies pétrolières.
Face à l’urgence sociale, il faut aussi baisser le prix des carburants et réduire de 30 % les taxes sur le gaz et l’électricité.
Le déclin de la puissance économique de la France est la conséquence des choix budgétaires des gouvernements successifs. Il est encore temps d’inverser la tendance en adoptant une politique orientée vers l’investissement et l’humain plutôt que vers l’austérité et le marché.
M. Michel Canévet. Vive l’austérité ! (Sourires.)
Mme le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Anne-Catherine Loisier. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, les inquiétudes quant à la dégradation de la compétitivité du tissu productif français sont bel et bien fondées.
Si les difficultés liées à la covid-19, la crise économique et la désorganisation des chaînes de production ont touché tous les pays européens en 2020, la France semble avoir particulièrement souffert.
En effet, la part de notre pays dans les exportations de biens de la zone euro a beaucoup diminué. Elle serait ainsi passée de 13,9 % à 12,7 % entre 2019 et 2020, alors que, dans le même temps, les parts de marché respectives de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie sont restées stables. Parallèlement, le déficit commercial de l’Hexagone s’est creusé de plus de 7 milliards d’euros en 2020, atteignant 65 milliards d’euros.
Si l’on inclut les services, le constat est malheureusement le même : les exportations de biens et de services de la zone euro ont reculé de 13,2 % l’an passé, tandis que celles de la France ont littéralement plongé de 19,3 %.
Même les exportations françaises dans l’aéronautique, pourtant secteur de prédilection, ont davantage baissé que celles de nos voisins. On observe des pertes de parts de marché dans toutes les catégories de produits. Il y aurait donc bel et bien un « facteur français » plus profond, monsieur le ministre, ce qui nous interroge.
Les restrictions sanitaires ne peuvent, à elles seules, expliquer la contre-performance française. L’Italie et l’Espagne ont pris des mesures de distanciation sociale plus strictes que nous sans avoir enregistré de pertes de parts de marché. Cela laisse donc supposer une fragilité générale de l’appareil productif français en 2020.
Certains économistes craignent que notre pays soit confronté à une nouvelle phase de désindustrialisation dans les prochaines années, alors même que le Gouvernement investit massivement dans un plan de relance de 30 milliards d’euros, largement relayé par les préfets dans nos territoires.
La presse économique titrait voilà quelques jours sur « l’énigme du plan France 2030 » pour souligner le désintérêt dont ce nouveau plan fait l’objet en raison de lourdeurs administratives et d’injonctions contradictoires. Nous entendons les mêmes antiennes dans nos territoires : « trop compliqué », « encore un plan de plus », « trop d’objectifs confus, « 2030, c’est loin »…
Comment expliquez-vous, monsieur le ministre, le peu d’engouement des acteurs économiques, à quelques exceptions près ? Au-delà du plan de relance, quelles solutions s’offrent aujourd’hui à la France pour renouer avec la compétitivité et le pouvoir d’achat ?
Avec un déficit public important, un déficit extérieur qui se creuse et des dépenses publiques très élevées, la France est un pays atypique au sein de la zone euro. Quel nouveau modèle de croissance durable devons-nous privilégier si nous voulons éviter tout ajustement brutal des salaires et des dépenses publiques qui pourrait se dessiner après l’élection présidentielle ?
En matière de politique monétaire et commerciale, la France et les pays du sud de l’Europe peuvent-ils encore échapper à un débat sur le rééquilibrage durable de la demande au sein de la zone euro ? Les pays en situation d’excédent commercial devraient accepter de relancer la demande de façon pérenne, mais nous savons que nos amis allemands ont malheureusement tendance à faire la sourde oreille…
La France profitera-t-elle de sa présidence de l’Union européenne, qui s’ouvre en janvier prochain, pour tenter de promouvoir une nouvelle donne et une relance de l’offre européenne ?
Monsieur le ministre, je souhaiterais enfin attirer votre attention sur une étude de l’Insee, publiée en septembre dernier, qui a révélé qu’une personne sur cinq en France était déjà en situation de pauvreté monétaire ou de privation matérielle et sociale en 2019, c’est-à-dire avant même la crise de la covid-19.
Entre 1986 et aujourd’hui, le nombre de repas servis par les Restos du Cœur a été multiplié par seize et la moitié des bénéficiaires ont malheureusement moins de vingt-cinq ans.
Face à ces réalités, la stratégie européenne From farm to Fork, qui impose de nouveaux critères environnementaux coûteux qui affectent la productivité de nos agriculteurs, n’orchestre-t-elle pas, finalement, une nouvelle perte de compétitivité agricole de l’Europe ? Ne va-t-elle pas à rebours des priorités de pouvoir d’achat de nos concitoyens et de la nécessité de nourrir la planète ? (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme le président. La parole est à M. Henri Cabanel.
M. Henri Cabanel. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le rejet de la première partie du projet de loi de finances nous a empêchés d’examiner certains crédits, comme ceux de la mission « Économie », du plan de relance ou encore des investissements d’avenirs. Le présent débat aurait alors trouvé toute sa place dans cette discussion et aurait pu se traduire en propositions d’amendements.
Le déclin économique de la France et ses inévitables conséquences sociales, dont le mouvement des gilets jaunes est l’exemple le plus prégnant de cette législature, est un vaste sujet. Les seules dernières années ne sauraient suffire à expliquer un phénomène qui s’étend sur plusieurs décennies et dont l’origine remonte à la fin des Trente Glorieuses, au milieu des années 1970.
Jusqu’à la fin des années 2000, la France occupait encore le quatrième ou cinquième rang des puissances économiques mondiales. Depuis une dizaine d’années, le déclassement semble s’être accéléré du fait des conséquences de la crise des années 2008 à 2010 en Europe et de l’émergence de nouveaux acteurs extra-européens, au premier rang desquels la Chine.
Il s’agit donc d’abord d’une perte de puissance relative. Nous sommes confrontés à l’affirmation d’autres puissances : poursuite du leadership technologique des États-Unis en ce début de XXIe siècle, dans des domaines comme le numérique, le spatial, les biotechnologies ; réaffirmation de la puissance allemande au cœur de l’Europe à la suite du grand élargissement de l’Union européenne vers l’Est ; et surtout, émergence spectaculaire de la Chine depuis deux décennies après son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), avec la construction de monopoles de fait dans la production de certains biens ou matériaux comme les terres rares. D’autres pays et régions du monde émergent en Asie, en Amérique latine ou encore au Moyen-Orient.
Nous assistons à une « désoccidentalisation » du monde comme conséquence ultime de la mondialisation, pour prendre le contrepied de l’expression de l’économiste Serge Latouche.
La mondialisation et la libéralisation des échanges ont eu des conséquences profondes sur la chaîne de production française. De pays exportateur net jusqu’au début des années 2000, nous sommes devenus massivement importateurs, à rebours de certains de nos voisins. Cette croissance, dite « fondée sur la consommation », se paye aujourd’hui comptant avec le renchérissement de produits énergétiques ou des matériaux de base, comme dans la construction, et un impact direct sur le pouvoir d’achat.
Le bouleversement économique lié à la pandémie n’a pas modifié cette réalité, alors que le déficit commercial s’est encore élevé à plus de 60 milliards d’euros en 2020. À l’inverse, la reprise de cette année et l’inflation qui s’ensuit révèlent les faiblesses de notre appareil productif et notre dépendance à l’extérieur.
Cela fait des années que certains experts ou responsables alertent sur la dégradation de la position économique de la France. Des efforts pour réhabiliter la production française auprès des consommateurs ont certes été réalisés – je pense, par exemple, au salon du made in France, qui s’est tenu voilà quelques jours à la porte de Versailles. Il faut reconnaître le caractère précurseur des idées défendues en son temps par l’ancien ministre de l’économie Arnaud Montebourg.
On voit aujourd’hui combien notre dépendance se paye cher. Il nous faut retrouver notre souveraineté industrielle, alimentaire, pharmaceutique, même si cela doit coûter un peu plus cher. Dans le même temps, il faut augmenter les salaires les plus bas et revoir la réglementation des marchés publics. La seule loi de l’offre et de la demande n’apporte pas de réponse satisfaisante dans bien des domaines comme la santé, l’éducation ou encore l’agriculture.
Il faut en profiter pour mettre en place à nos frontières des taxes carbone, afin de rééquilibrer nos échanges internationaux, ainsi que des exigences en matière de normes sociales et environnementales, ce que certains ont pu appeler le « juste échange ».
Enfin, nous avons intérêt à davantage produire chez nous, ou près de chez nous, afin de nous prémunir du risque géopolitique et contribuer à la réindustrialisation de nos territoires et au développement des pays les plus proches, comme, par exemple, ceux du Maghreb.
Il est impératif que la France et l’Europe réinvestissent massivement dans les secteurs d’avenir. Est-il toujours acceptable et sûr que la plupart de nos microprocesseurs proviennent de Taïwan ou encore que nos médicaments soient de plus en plus fabriqués en Inde ? Pour cela, il faut aussi réinvestir massivement dans la recherche publique, trop délaissée au cours des dernières années.
Si nous ne travaillons pas ensemble sur ces enjeux, notre positionnement sur l’échiquier international va nous échapper. Il est donc temps, pour les différents candidats à l’élection présidentielle, d’établir une feuille de route claire pour redonner confiance aux Français. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – Mmes Marie-Noëlle Lienemann, Viviane Artigalas et Florence Blatrix Contat applaudissent également.)
Mme le président. La parole est à M. Franck Montaugé. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Franck Montaugé. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature, Albert Camus disait : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Pour des raisons différentes de celles de 1957, cette phrase garde, pour les générations d’aujourd’hui, toute sa force d’appel au devoir et à la responsabilité.
Je crois que l’on ne peut débattre utilement de la puissance économique de la France sans se poser la question de la place qui doit être la sienne dans la fin de la « civilisation du carbone » et ses conséquences.
C’est d’abord d’une trajectoire de transition de modèle, comprise par le plus grand nombre, dont nous avons urgemment besoin. La France ne peut ignorer « l’apparition ou l’irruption du terrestre dans notre Histoire », pour reprendre la belle idée de Bruno Latour.
Aujourd’hui, sous le triple effet de la réception des thèses écologistes dans l’opinion, des démarches scientifiques prédictives et des effets dévastateurs et bien concrets des pollutions et du réchauffement climatique, les prises de conscience progressent. Mais, au-delà des paroles, peu sont ceux qui donnent un contenu au projet global de transformation du système productif. De COP en COP, les constats désabusés se succèdent.
Pour autant, il serait injuste d’oublier ou de dénigrer les changements de stratégie engagés dans nombre d’entreprises françaises des secteurs de l’automobile, de l’aéronautique, de l’agriculture, de l’énergie ou du recyclage, par exemple.
Dans la phase de « transition-coopération-compétition » qui a débuté entre les économies du monde, la France doit définir très rapidement sa stratégie.
En matière de justice sociale, elle doit transformer souverainement ses politiques pour être plus attractive, pourvoyeuse d’emplois utiles et bénéfiques à l’écoumène.
L’éducation générale et populaire, l’enseignement supérieur et la recherche, l’accueil des étudiants étrangers, la souveraineté numérique, la formation générale et professionnelle tout au long de la vie, la culture font partie de ces domaines ou processus qui feront le monde de demain et notre place dans le monde de demain.
Après la révolution du néolithique et la révolution industrielle, voilà respectivement 12 000 ans et 200 ans, l’ère de l’anthropocène, dans laquelle nous sommes entrés depuis des décennies, nous plonge dans la révolution de la durabilité.
Dans ce contexte d’urgence, l’avenir économique de la France, sa compétitivité, ses emplois, son modèle social et culturel passeront par sa capacité à changer de référentiel dans de nombreux domaines.
Changer de référentiel… Dans son ouvrage intitulé Durer, éléments pour la transformation du système productif, Pierre Caye, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), développe l’idée de la nécessité de construire la durée par la transformation de nos systèmes productifs, en mettant à son service le patrimoine et le capital – ainsi que la technique, la ville et l’architecture – et en faisant évoluer la notion de travail.
Sur le plan de la gouvernance et des institutions, il rappelle que transformer la richesse comptable en biens institutionnels et symboliques et constituer un patrimoine social pour l’ensemble de la société est la tâche que se fixe le régime républicain.
« La République est un dispositif d’accumulation du patrimoine matériel et symbolique pour lequel l’ensemble de la communauté s’organise, en république précisément, pour mieux le gérer et en assurer sa conservation.
« La notion de richesse doit être réinterrogée, une des tâches du politique étant de transformer les richesses matérielles et financières en biens juridiques, sociaux, culturels et symboliques.
« Aujourd’hui, on pioche dans le patrimoine institutionnel et social en précarisant les statuts, en fragilisant le droit du travail et en réduisant la protection sociale.
« Et dans les conditions actuelles, la croissance passe nécessairement par la désinstitutionalisation des sociétés à l’accélération de laquelle s’attache la gouvernance, avatar néolibéral du gouvernement des hommes.
« Or il n’y a pas de développement durable possible sans le renforcement du processus de patrimonialisation institutionnelle, sociale et symbolique.
« À travers la constitution de ce patrimoine, nos activités témoignent de leur capacité à construire de la durée.
« Et aucun membre de la communauté nationale, quel que soit son statut, ne doit être écarté de la construction de cette “durée” ! »
Comme l’écrit également Pierre Calame, dans Métamorphoses de la responsabilité et contrat social, « pour gérer une planète unique et fragile, il est nécessaire de se mettre d’accord à l’échelle mondiale sur des valeurs communes ».
La responsabilité doit s’imposer comme la « colonne vertébrale de l’éthique du XXIe siècle ».
La mise en œuvre d’un développement vraiment durable passe aussi, et nécessairement, par la transformation de la responsabilité pour répondre aux défis actuels.
C’est donc au prix d’une reconsidération du politique et de l’éthique que les générations actuelles et futures éviteront « que le monde se défasse » et que l’économie française trouvera la place et la contribution qui doivent être les siennes à l’ère de l’anthropocène.