Mme la présidente. Votre temps de parole est écoulé, mon cher collègue.
La parole est à M. Éric Kerrouche. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Éric Kerrouche. Madame la présidente, madame la ministre, chers collègues, Jules Simon, alors sénateur, déclarait en 1892 que le cumul des mandats avait pour effet qu’un citoyen d’une démocratie assume à lui seul plus de pouvoir qu’aucune aristocratie ne pourrait lui donner.
Qu’est-ce que le cumul des mandats ? Pour faire simple, il s’agit de la monopolisation de la représentation politique par un groupe réduit d’individus caractérisés par une multipositionnalité qui nuit à l’efficacité du travail local ou parlementaire et au contrôle démocratique.
Depuis désormais des décennies, cette exception française a été décrite, disséquée et critiquée dans la littérature tant parlementaire que scientifique.
Plus précisément, depuis 1985 et le lancement du mouvement de décentralisation, des lois ont tenté d’encadrer ce cumul, majoritairement sur l’initiative de gouvernements de gauche, sans que ces avancées aient été remises en cause.
Par un sens du timing surprenant, tant le cumul de mandat est un symbole pour l’opinion publique, la proposition de loi organique que nous examinons vise à revenir sur ces avancées démocratiques. Bref, aujourd’hui, nous sommes en plein retour vers le futur !
L’argument principal est classique : l’affaiblissement local des parlementaires en ferait des élus déconnectés. Pour feindre de rendre cette proposition acceptable, les auteurs cantonnent le dispositif aux communes de moins de 10 000 habitants, et avaient initialement supprimé l’indemnité élective, dans une disposition retirée du texte en commission.
D’une part, les lois en vigueur ne prévoient pas de mandat unique. Les parlementaires peuvent toujours cumuler.
M. Joël Bigot. Très bien !
M. Éric Kerrouche. D’autre part, le seuil arbitraire de moins de 10 000 habitants se justifierait par une « charge de travail réaliste ». Cette disposition concernerait donc 97 % des communes françaises. Dans le dernier baromètre AMF-Cevipof au mois de novembre 2019, les maires des communes de 1 000 à 3 500 habitants déclarent consacrer 35 heures hebdomadaires à leur mandat, contre 45 heures hebdomadaires pour les maires des villes de 3 500 à 10 000 habitants. Ils apprécieront la valorisation de leur travail, d’autant que les premiers sont généralement moins dotés en services.
À cet argument de risque de déconnexion, qui pourrait concerner toutes les démocraties, mais ne s’applique bien entendu qu’à la nôtre, la sagesse populaire répondra : « Qui trop embrasse mal étreint. » La majorité sénatoriale fait sienne cette formule en critiquant certains cumuls de mandats horizontaux encore en vigueur.
Jean-Pierre Worms, alors député, après avoir été un chercheur reconnu, déclarait en 1985 que le cumulant doit essuyer la double critique permanente de ne pas être assez présent sur le terrain et d’être trop absent du Parlement et que le cumul représente une charge de travail qu’aucun élu, quels que soient son sens de l’organisation et ses capacités personnelles, ne peut prétendre assurer et maîtriser totalement.
Depuis, différents travaux de politistes et de sociologues, comme Laurent Bach, Abel François, Martial Foucault, Julien Navarro ou Raoul Magni-Berton, s’accordent sur les effets délétères du cumul sur la fonction législative, sur la fonction locale ou sur les deux.
Si l’expérience locale enrichit le travail parlementaire, pourquoi cela devrait-il se traduire par l’exercice simultané de plusieurs mandats ?
M. Jérôme Durain. Très bien !
M. Éric Kerrouche. Sommes-nous réellement déconnectés, isolés dans nos circonscriptions ? Non, je ne le crois pas !
Si l’absence de cumul nuit, faut-il considérer que les travaux du Sénat sont de piètre qualité depuis 2017 ? Avons-nous été de si mauvais législateurs ? Je ne le crois pas non plus ; je ne parle pas des cas où le Gouvernement rend notre travail difficile.
À l’inverse, si la fonction parlementaire est indispensable à l’avancement des dossiers locaux, comme certains le prétendent, faut-il par souci d’égalité donner un siège à tous les maires et responsables d’exécutif de France ? C’est, bien entendu, impossible. Faudrait-il alors entériner une inégalité de fait entre les territoires et consacrer la supériorité des intérêts particuliers de certains au détriment de tous les autres ? Je ne le crois pas non plus. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Quelles sont les causes de cette singularité française dont nous parlons ce soir ?
S’il est naturalisé, le cumul des mandats n’est pas une normalité. Il est historiquement une des caractéristiques majeures du système politique français, exacerbée après 1958 à cause de la faiblesse du Parlement sous la Ve République. En 2012, 75 % des parlementaires exerçaient une fonction exécutive locale, soit deux fois plus que sous la IIIe République. Comme le résume Jean-Éric Gicquel, les parlementaires diminués par le régime présidentialiste établi depuis 1958 ont trouvé un formidable exutoire dans l’exercice du pouvoir local. Dit autrement, on peut d’autant plus cumuler que le Parlement est faible. Nous déplorons suffisamment cette situation pour ne pas avoir à légiférer pour l’entretenir. (Marques d’agacement sur les travées du groupe UC).
Le cumul de mandats est une adaptation du système politique français à son système administratif. Il dénote surtout un rapport maladif à la centralisation. Michel Debré, le décrit en 1955 comme un des procédés de la centralisation française, et le rapport Guichard de 1976 le pointe comme l’agent de la centralisation.
Bref, cette proposition de loi organique va pour nous à rebours du titre qu’elle affiche. Elle consacre le rôle périphérique du Parlement, et elle contribue à l’affaiblissement des collectivités, en les considérant comme accessoires, hors du recours à la centralité. C’est tout ce que nous combattons sur ces travées.
Le cumul est une sorte de maladie auto-immune : nous nuisons nous-mêmes à notre propre santé démocratique. (Mme Françoise Gatel s’exclame.)
Alain Peyrefitte expliquait bien l’illusion représentée par un tel système, jugeant que celui-ci ne pouvait s’accomplir « qu’en raison de la minceur de ces fonctions électives » et avait « pour effet de la perpétuer. » Il ajoutait : « Apparemment, le cumul donne de la force à l’élu. En réalité, il affaiblit le pouvoir représentatif […]. »
Pourquoi alors souhaitons-nous le maintien des dispositions en vigueur ? Tout simplement pour assurer le bon fonctionnement de nos institutions démocratiques et conforter autant que faire se peut la confiance des citoyens dans les élus.
Les réponses ont été apportées depuis longtemps, du rapport Guichard au rapport Jospin en passant par les rapports Debarge, Léotard, Worms, Roman, Vedel ou Balladur.
De quoi la République a-t-elle besoin? Nous allons être d’accord. Elle a besoin d’un Parlement qui exerce pleinement ses missions, de collectivités locales reconnues et respectées et d’une vie politique qui se renouvelle.
Je fais volontiers mien le titre du rapport commis par nos collègues François-Noël Buffet et Georges Labazée en 2013 : Valoriser les mandats par le non-cumul.
C’est bien le Parlement et non le cumul qu’il faut renforcer, en dotant les parlementaires de plus de moyens pour leur permettre d’exercer leurs fonctions de contrôle et d’évaluation des politiques publiques. C’est un Parlement puissant qu’il nous faut, comme dans d’autres démocraties occidentales.
C’est bien le gouvernement local qu’il faut reconnaître et valoriser, notamment en consacrant un vrai statut de l’élu. Plus on décentralise, plus les fonctions exécutives requièrent du temps et des connaissances, et plus le problème des conditions matérielles d’exercice des mandats locaux se pose.
À défaut, c’est la logique assurantielle du cumul qui est privilégiée au détriment de la démocratisation des fonctions électives. La décentralisation portait en effet la promesse de la démocratie locale, et non pas celle de la construction de baronnies locales généralement masculines.
Pour décrire le cumul, Yves Mény parle de la « stratégie du baobab », cet arbre dont la majesté interdit aux autres plantes de grandir dans son ombre. Il illustre ainsi la concentration du pouvoir et l’assèchement de la compétition électorale, au détriment d’une démocratie pluraliste qui laisse vraiment une place aux femmes, aux jeunes, aux personnes issues des classes populaires et à la diversité. En 2014, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes qualifiait la limitation du cumul comme « un atout décisif pour la parité ».
Vous l’aurez compris, nous sommes formellement et strictement opposés à cette régression législative, qui donnera par ailleurs du Sénat l’image d’une institution conservatrice et déconnectée, ce que nous combattons. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et RDSE. – Protestations sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Alain Richard.
M. Alain Richard. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous pouvons échanger des vues différentes sur ce sujet dans le respect mutuel.
Souvenons-nous que l’exercice de mandats électifs reçus des électeurs suppose un dévouement à la chose publique. Cette remarque s’applique tant aux mandats parlementaires qu’aux missions d’administration locale.
L’état du droit et des mœurs va aujourd’hui en faveur de la fin de cette situation ancienne longuement discutée. La loi en vigueur autorise le cumul des mandats, puisque les mandats parlementaires et électifs d’administration locale sont cumulables, dans la limite d’un mandat local.
Il n’est pas exact, et il est hâtif, me semble-t-il, d’argumenter en disant que l’absence d’accès des parlementaires aux missions exécutives locales les prive de la connaissance de la vie du terrain. D’ailleurs, nombre d’entre nous avons été à nouveau candidats, aux élections municipales en 2020 ou aux élections régionales et départementales en 2021, en ayant le sentiment que ces candidatures étaient de nature à enrichir notre mandat législatif et apporter une certaine utilité à nos collectivités territoriales.
Les capacités des parlementaires à exprimer leur besoin et à porter leur projet pour les collectivités territoriales sont maintenues, me semble-t-il, à condition que l’exercice du mandat soit tourné vers l’écoute et le contact local, dans une démarche coopérative et non d’autorité.
Cette proposition de loi organique vient tenter de rompre cette situation. Très respectueusement, je voudrais dire que si l’argumentaire développé est tout à fait soutenable, nous ne le trouvons pas convaincant.
Il nous semble que les parlementaires, y compris ceux qui ont fait le choix de ne pas exercer de mandat local, disposent de nombreuses possibilités pour se trouver au contact des électeurs, à l’écoute de leurs problèmes, et pour s’informer de toutes les difficultés du terrain. En utilisant les ressources légales substantielles qui sont les nôtres, toute une série d’interventions réelles proches du dialogue effectif avec les intéressés est possible dans l’exercice de notre mandat parlementaire lui-même.
L’exigence de disponibilité ne nous paraît pas permettre de rétablir un cumul du mandat parlementaire avec les fonctions exécutives. D’autres collègues l’ont rappelé, la charge de travail et l’exigence de disponibilité d’un élu exécutif dans une commune de moins de 10 000 habitants ne sont pas inférieures à celle du leader d’une grande collectivité qui dispose de moyens humains de soutien incomparablement supérieurs. L’idée de rétablir un cumul de fonctions exécutives dans des communes plus petites, dans lesquelles la mission serait censée être plus légère, ne nous paraît donc pas véritablement justifiée.
Nous ne suivrons donc pas cette proposition, qui ne nous semble pas de nature à rapprocher les citoyens des parlementaires.
Cela n’empêche pas, comme d’autres collègues l’ont dit, d’autres débats connexes.
D’une part, nous devons signaler l’absence totale de limitation, sauf par un biais financier, du cumul de responsabilités exécutives détenues par des élus locaux. Nous sommes parfois les témoins de situations d’accumulation de responsabilités, peut-être obtenues par les plus habiles des élus territoriaux, qui arrivent à un excès. Il faudra, me semble-t-il, légiférer sur le sujet.
D’autre part, après la suppression de la réserve parlementaire en 2017, nous avons vu se manifester dans toute une série d’assemblées départementales une pratique de cassettes mises à la disposition de chaque élu territorial, totalement libres d’emploi, qui ne nous paraît vraiment pas conforme au principe du bon emploi des deniers publics. Cette pratique devrait elle aussi faire l’objet d’une réglementation.
En définitive, le débat se résume à la conception que nous avons de notre propre mission de législateur. Comment concevons-nous notre mission de représentants du peuple ? Si nous l’exerçons avec plénitude, dévouement et guidés par une volonté de contact avec nos concitoyens, et si, lors de tous nos débats ici, nous tirons les conséquences de ce que nous entendons de nos concitoyens et suivons notre propre conscience, il me semble que la République peut être bien défendue par les parlementaires, et que nous n’avons pas besoin de les charger de missions maintenant bien exercées par d’autres.
Mme la présidente. La parole est à M. Alain Marc. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Alain Marc. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens au préalable à saluer la qualité du travail de notre rapporteur.
Le cumul des mandats est l’une des nombreuses victimes de la démagogie. Son interdiction, en 2014, pendant le quinquennat socialiste, a été obtenue en cédant à une petite musique simple et facile – « les cumulards sont d’affreux profiteurs » –, jouée sur l’air de « les politiques, tous des pourris ! »
Nous savons bien, au sein de la chambre des territoires, que la réalité est beaucoup plus complexe. Nous avons presque tous exercé des mandats locaux avant notre mandat parlementaire. Nous savons à quel point ces fonctions peuvent permettre au parlementaire d’être connecté au terrain et de comprendre en profondeur la réalité vécue par les élus locaux et nos concitoyens.
Nous savons aussi que tous les cumuls ne sont pas logés à la même enseigne. Il est insupportable aux yeux de certains que les parlementaires puissent exercer pendant leur mandat une fonction exécutive au sein d’une collectivité territoriale, fût-ce une commune de moins de 100 habitants, mais il leur semble apparemment parfaitement normal que le cumul soit possible entre les différentes responsabilités et présidences d’exécutif local.
Les positions dogmatiques sont souvent préjudiciables aux réalités du terrain. Cela explique peut-être pourquoi l’enquête réalisée à la demande des auteurs de la proposition de loi organique laisse apparaître que 54 % des sondés se disent favorables au cumul des mandats tel qu’envisagé par le texte. Il est en revanche peu probable que les sondés aient compris que les communes de moins de 10 000 habitants représentaient en réalité la quasi-totalité, soit 97 %, des communes de France. Il est de même assez peu probable que ce score en faveur du cumul reste identique à présent que le non-cumul des indemnités doit être abandonné, quand bien même celles-ci seraient écrêtées. C’était constitutionnellement nécessaire, mais le non-cumul d’indemnités était politiquement indispensable.
Sur le terrain, beaucoup d’élus locaux regrettent l’interdiction du cumul. D’autres y sont fortement attachés. Il est bien difficile de déterminer avec précision les effets réels qu’entraîne cette interdiction pour notre démocratie.
Certains parmi nous ont rappelé que l’interdiction adoptée en 2014 l’avait été à la suite d’enquêtes d’opinion. À cet égard, plusieurs exemples sont venus enrichir, ces dernières années, une sagesse populaire qu’il nous faut faire nôtre, surtout en cette période sondagière : « Souvent sondage varie, bien fol est qui s’y fie. »
Enfin, la question se pose de savoir s’il est opportun de changer les règles quatre ans après leur entrée en vigueur.
Bien entendu, en liant plus étroitement les collectivités territoriales avec le Parlement, le cumul des mandats pourrait permettre de renforcer l’ancrage territorial des parlementaires. Certains cumuls ont effectivement nourri des mandats parlementaires, mais d’autres n’ont pas apporté grand-chose.
En l’état du droit, les parlementaires peuvent déjà exercer un mandat local non exécutif sans tomber sous le coup de l’interdiction du cumul. Certes, un tel mandat donne, lui aussi, accès à la réalité que vivent nos collectivités. Mais ce n’est probablement pas suffisant.
Nous comprenons le sens de la proposition de loi organique : maintenir vivant le lien entre les Français et leurs élus. C’est un sujet qui doit tous nous préoccuper. Au-delà de la question du cumul se trouvent celle de l’engagement de chaque élu et celle de la place que nous accordons à l’élu au sein de la République et du statut que nous voulons lui donner. Les parlementaires doivent pouvoir remplir au mieux leur mission de représentation de nos concitoyens.
Dans la lutte contre cette déconnexion, et au-delà des idées préconçues, il faut reconnaître qu’il existe des arguments favorables au cumul des mandats, mais également des arguments contre.
Ainsi, sur ce sujet, chacun des membres du groupe Les Indépendants votera en fonction de ses convictions. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Rémy Pointereau. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Rémy Pointereau. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui la proposition de loi organique déposée par le président du groupe Union Centriste, Hervé Marseille, et nos collègues membres de ce groupe. Ce texte vise à corriger une erreur commise par la loi organique du 14 février 2014 interdisant le cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de député ou de sénateur, qui a mis fin au cumul de fonctions exécutives locales avec le mandat de parlementaire. Et de quelle manière !
Cela s’est fait en présentant des arguments agréables aux oreilles des populistes, en dénonçant vulgairement les avantages et les indemnités associés, sans jamais préciser qu’il existait déjà une règle de plafonnement, en montrant du doigt un prétendu accaparement de pouvoirs, en laissant entendre que ceux qui cumulaient n’étaient pas élus démocratiquement. Le comble est que l’on a pris pour exemples des cas qui allaient peut-être trop loin – des élus étaient à la fois maires d’une grande ville, présidents d’une métropole et parlementaires – pour imposer cette fausse bonne idée à tout le monde, sans différenciation. Parce que la pulsion et la démagogie l’ont emporté sur la réflexion, nous sommes passés, comme souvent, d’un extrême à l’autre.
J’en veux pour preuve les paradoxes qui entourent la règle du non-cumul. Ainsi, en horizontal, on peut aujourd’hui être, simultanément, maire d’une très grande ville, président d’une métropole et vice-président d’une région.
M. Guy Benarroche. C’est scandaleux !
M. Rémy Pointereau. Mais on interdit à un parlementaire d’être maire d’une commune rurale de 500 habitants, adjoint au maire ou vice-président d’un conseil départemental. Cherchez l’erreur !
Nous avions pourtant tenté, par le passé, de moduler l’interdiction en fonction d’un seuil démographique, pour rappeler que le maintien d’un niveau de cumul permettait de ne pas tomber dans le « hors sol » ou la déconnexion du terrain, ce que nous observons aujourd’hui. Une fois de plus, nous avons eu tort d’avoir raison trop tôt.
Longtemps après la mise en place du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, qui a renforcé le régime présidentiel au détriment du Parlement, la règle du non-cumul et – j’irai plus loin – la fin de la réserve parlementaire…
M. Roger Karoutchi. Ah !
M. Rémy Pointereau. … sont venues achever ce long processus de dépouillement des parlementaires et ont diminué l’attractivité de cette fonction, comme l’a souligné notre excellent rapporteur, Stéphane Le Rudulier.
Il aura fallu attendre le mouvement des gilets jaunes et, plus précisément, le grand débat national pour que le sujet du cumul revienne à la charge.
M. Vincent Segouin. Tout à fait !
M. Rémy Pointereau. À cette occasion, ce sont les élus locaux et non les parlementaires qui ont interpellé le Président de la République, afin de lui demander à celui-ci de corriger la copie en rétablissant, au travers du cumul de mandat, une « République de proximité ».
M. Vincent Segouin. Absolument !
M. Rémy Pointereau. Le Président de la République avait répondu : « Je suis assez partisan de redonner du temps au législateur pour aller sur le terrain ». Il avait ajouté : « C’est à vous, maires, et aux parlementaires d’avoir ce débat. » Nous l’avons aujourd’hui.
Au lendemain de cette annonce, le 14 juin 2019, j’avais déposé une proposition de loi organique, cosignée par 85 sénateurs de la droite et du centre, qui donnait résonance à l’invitation d’Emmanuel Macron, en rendant possible la complémentarité – je préfère ce mot à celui de cumul, qui a une connotation péjorative – entre le mandat de parlementaire et celui de maire, avec un seuil de 9 000 habitants, ou de président d’une communauté de communes, avec un seuil de 15 000 habitants. Je regrette évidemment que mon initiative n’ait pas été inscrite, à l’époque, à l’ordre du jour du Sénat. Mais je me réjouis de l’inscription de celle de notre collègue Hervé Marseille.
La présente proposition de loi organique rend possible la complémentarité entre le mandat de député ou de sénateur et les fonctions de maire ou d’adjoint au maire dans les communes de 10 000 habitants ou moins, parce que je suis de ceux qui ont toujours été persuadés qu’un certain niveau de complémentarité entre ces mandats est nécessaire pour le bon fonctionnement de notre République, parce que je pense qu’un élu doit marcher sur ses deux jambes, le local et le national, pour mieux comprendre les difficultés du terrain et parce que je crois à la démocratie des libertés, c’est-à-dire celle qui laisse à l’électeur le soin de choisir en qui il place sa confiance. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Le groupe Les Républicains soutiendra cette proposition de loi organique telle qu’amendée par la commission des lois sur proposition de son rapporteur. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Guy Benarroche. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Guy Benarroche. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous représentons les collectivités territoriales de la République. L’article 24 de notre Constitution exprime bien ce que nous sommes.
N’en déplaise à certains, l’interdiction du cumul d’un mandat de membre d’un exécutif local avec celui de député ou de sénateur est une bonne chose. Il n’est pas question de nier ou d’effacer l’apport d’un ancrage local. Il s’agit simplement d’éviter de concentrer les pouvoirs aux mains de certains. Il est paradoxal et incongru de penser qu’un ancrage local ne pourrait exister qu’au travers d’une position de membre d’un exécutif local. Le fait d’être un « simple » conseiller municipal, départemental ou régional ne serait pas, selon vous, suffisant.
Pour ma part, je suis conseiller municipal et ne suis plus maire ni adjoint. Pour autant, je reste à l’écoute de mes collègues, ancrés dans le territoire. Je ne crois pas avoir perdu de lien avec le terrain. Tout dépend de la manière dont on exerce son mandat !
M. Jérôme Durain. Très bien !
M. Guy Benarroche. Au vu de nos responsabilités de parlementaires, même si vous limitez, au travers de votre proposition, la taille des communes concernées, je reste plus que perplexe face à la nécessité d’exercer simultanément plusieurs fonctions.
Vous avez évoqué les colères exprimées par les gilets jaunes et l’abstentionnisme croissant. Mais avez-vous entendu les griefs ? Comment pouvez-vous déduire que ce que les gens réclament est le retour du cumul des mandats ? En même temps, vous continuez de refuser toute initiative de développement de la démocratie citoyenne !
J’ai moi aussi entendu les revendications exprimées à l’époque et je ne pense pas me méprendre en retenant davantage la méfiance à l’égard de la professionnalisation des « carrières politiques », donc le sentiment justifié qu’il est impossible d’occuper en même temps ces différentes fonctions.
À ce titre, vous avez beau jeu d’invoquer le vote comme justification du maintien au pouvoir. Mais le cumul des mandats dans le temps est également un problème. Sans nier l’apport que peut représenter un mandat local, celui-ci n’est aucunement la garantie d’un meilleur dialogue avec le terrain, ainsi que vous le soutenez. S’impliquer dans nos communes sans y exercer le pouvoir exécutif est possible.
Cette proposition de loi organique n’a pour objet et n’aura pour conséquence que de rétablir une concentration des pouvoirs dont les citoyens ne veulent plus. Notre groupe ne peut pas s’y associer.
Vous le savez, c’est par des règles comme celles du non-cumul ou de la parité que de nouvelles personnes ont pu accéder à des responsabilités. Ces nouvelles personnes qui apportent leur expérience, leur point de vue, leur vision, leur relation avec le terrain, leur innovation. L’émergence de citoyens impliqués dans la politique ne peut se produire que si une place leur est laissée par une contrainte légale, comme avec la parité.
Dans ma commune de 6 500 habitants, j’ai été remplacé par un nouvel adjoint. Je me réjouis que celui-ci puisse ainsi exprimer son engagement, faire valoir ses idées et ses solutions nouvelles, qui s’ajoutent aux miennes ; elles ne s’y substituent pas.
Pourquoi concentrer tous les pouvoirs dans les mêmes mains ? Plus il y aura de citoyens qui peuvent le faire, plus nous arriverons à lutter contre le désengagement et le désenchantement à l’égard de notre démocratie représentative. Et je ne parle pas de la charge de travail d’un élu voulant accomplir sérieusement son mandat, souhaitant réellement s’investir dans ses fonctions ! Que représenterait par exemple la charge de travail d’un maire, même d’une commune de moins de 10 000 habitants, qui serait également sénateur ? Combien d’heures de travail, si l’on souhaite faire correctement les choses, cela représenterait-il ? Un tel cumul est impossible, vous le savez très bien.
Ce qui nous nuit et conduit à notre déconsidération, ce n’est pas de ne pas être présent tous les jours dans l’exécutif de nos villages ou de nos villes, c’est de prendre une charge sans en exercer la fonction ; c’est d’être absent soit de notre territoire, soit du Parlement. Mais comment faire autrement si le cumul entraîne une charge trop lourde ? Voilà une des fêlures qui expliquent la perte de confiance des électeurs envers les élus et l’élection.
Vous défendez également la suppression de cette règle en expliquant, à juste titre, qu’il existe encore des cumuls tolérés par la loi et plus nocifs pour notre fonctionnement démocratique, que vous qualifiez d’« horizontaux » : par exemple, le cumul de ceux qui assument en même temps des fonctions exécutives dans une commune, dans une intercommunalité, dans une métropole, dans un département – Martine Vassal – ou dans une région ou même le cumul d’une fonction exécutive locale et d’un portefeuille ministériel. Vous avez raison. Mais tirons-en la seule conclusion cohérente et logique : interdisons ces cumuls nocifs ! (M. Jérôme Durain applaudit.)
Il faut étendre le non-cumul des mandats, et non le restreindre. Certains partis politiques, spontanément et volontairement, imposent déjà cette règle à leurs élus. C’est le cas du mien, Europe Écologie Les Verts.
Notre groupe s’oppose donc avec fermeté à cette proposition de loi organique. Le retour du cumul des mandats n’est pas une solution à notre impasse démocratique. C’est une mesure rétrograde et incompréhensible pour nos concitoyens. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE.)
(Mme Pascale Gruny remplace Mme Nathalie Delattre au fauteuil de la présidence.)