Mme Cécile Cukierman. Par cet amendement, nous souhaitons rappeler notre opposition à la généralisation des cours criminelles départementales.
Alors que l’expérimentation dont elles font l’objet est censée se poursuivre jusqu’en 2022, aucune étude n’a pu établir de données définitives quant à sa mise en œuvre. Les premiers chiffres dévoilés n’attestent en aucun cas que leur instauration sur le long terme serait aussi judicieuse que ne le disent les promoteurs du projet de loi. De nombreux acteurs du monde judiciaire jugent cette expérimentation trop courte pour en tirer des conclusions aussi hâtives et la généraliser.
Si la commission des lois du Sénat s’est exprimée dans le sens d’une prolongation d’un an de l’expérimentation plutôt que d’une généralisation, nous préférons ne laisser aucune chance à l’Assemblée nationale de réécrire cet article 7 et, partant, proposons sa suppression.
M. le président. La parole est à M. Hussein Bourgi, pour présenter l’amendement n° 124.
M. Hussein Bourgi. Il est défendu, monsieur le président.
M. le président. La parole est à M. Henri Leroy, pour présenter l’amendement n° 187 rectifié bis.
M. Henri Leroy. J’ai déposé moi aussi un amendement de suppression de l’article 7. En effet, ce projet de loi affiche l’ambition de généraliser les cours criminelles départementales, aujourd’hui compétentes pour juger de très nombreux crimes et dont sont écartés, pour ne pas dire chassés, les jurés populaires.
Mes chers collègues, je voudrais vous mettre en garde contre cette disposition qui agira comme une sorte de poison lent. C’est toujours le même refrain avec la politique des « petits pas ». Aujourd’hui, on écarte le peuple des cours criminelles départementales ; demain, on nous demandera de l’écarter des cours d’assises !
Les jurés populaires sont une institution bicentenaire. C’est leur participation qui nous permet de dire que la justice est bien rendue au nom du peuple français.
Monsieur le garde des sceaux, avec la création des jurés populaires, la Révolution française a fait entrer les citoyens dans notre système judiciaire. Vous les en faites sortir, semble-t-il !
Comment pouvez-vous prétendre restaurer la confiance dans l’institution judiciaire ? Au contraire, vous allez augmenter la défiance du peuple.
Mes chers collègues, la justice ne se rend pas sur un coin de table. Tant que les cours criminelles départementales ne comporteront pas de jurés populaires, elles ne seront pas totalement légitimes.
Je vous demande donc de voter cet amendement afin que l’expérimentation des cours criminelles départementales ne soit pas prolongée d’une année.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur. Nous sommes très attachés, ici, au Sénat, à la mise en place des jurés populaires, qui sont l’expression de la participation des citoyens à l’œuvre de justice.
C’est pourquoi, sans remettre en cause leur existence, nous pensons qu’il est prématuré de généraliser l’expérimentation des cours criminelles départementales.
C’est tout d’abord une question de principe : dès lors qu’une expérimentation est souhaitée et votée, il convient qu’elle soit menée jusqu’à son terme. Y mettre fin avant la date fixée nuit à la crédibilité du principe même d’expérimentation.
Ensuite, sur le fond, les cours criminelles départementales ne sont en place que depuis le début de l’année 2020 ; nous ne disposons donc que de peu de recul à leur sujet. La mission « flash » menée par nos collègues députés MM. Stéphane Mazars et Antoine Savignat, tout comme la mission présidée sur le sujet par M. Jean-Pierre Getti, montrent bien que, faute du recul nécessaire, des interrogations subsistent quant à la mise en œuvre de cette expérimentation.
Comme l’indique le rapport Getti, seules 86 affaires ont été jugées impliquant 100 accusés. L’échantillon est donc insuffisant pour apprécier la situation ; il « apparaît peu aisé, en raison de l’absence de recul […], d’en tirer des conclusions significatives. », est-il écrit.
Cette expérimentation a en outre été très perturbée, tant par la crise de la covid-19 que par la grève des avocats.
Pour ce qui est de généraliser cette expérimentation, nous penchons donc pour la prudence : nous proposons plutôt de l’étendre afin qu’un bilan solide et complet puisse en être tiré.
La commission émet par conséquent un avis défavorable sur les amendements identiques de suppression de l’article 7.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Premièrement, il convient de rappeler que les cours d’assises traditionnelles subsistent pour toutes les infractions punies de plus de vingt ans de réclusion criminelle. Ce n’est pas rien ! Ces infractions représentent même une partie importante du contentieux.
Supposons, deuxièmement, que vous soyez mécontent d’une décision rendue par la cour criminelle départementale ; interjetant appel, vous retombez sur la cour d’assises traditionnelle, qui est alors saisie comme juridiction d’appel. Celle-ci est donc loin d’être supprimée.
Troisièmement, il est faux de dire que le peuple n’a pas été respecté. En réalité, j’ai fait en sorte qu’un jury populaire ne puisse plus prononcer une condamnation sans que la majorité des jurés se soit exprimée en ce sens, ce qui n’était plus le cas, durant une période courte, il est vrai. En effet, ces temps derniers, un homme pouvait être condamné par une cour d’assises sans que se soit dégagée une majorité de jurés ; j’ai remis en chantier cette question afin de redonner à la souveraineté populaire son sens véritable, qu’elle avait perdu.
Voilà pour le contexte.
Pour le reste, je l’ai dit précédemment, les magistrats sont satisfaits, comme le sont les avocats, dans leur très grande majorité. Le taux d’appel a nettement baissé, de dix points. Le viol n’est plus correctionnalisé et l’audiencement est beaucoup plus rapide qu’avec la cour d’assises traditionnelle.
J’indique aussi – les praticiens le savent – que l’on peinait souvent à réunir les jurés pour former un jury populaire. C’était devenu un casse-tête.
Je suis tout à fait favorable à la généralisation du dispositif – et je défendrai dans un instant un amendement en ce sens –, pour une raison simple : l’expérimentation est en cours depuis septembre 2019, c’est-à-dire depuis deux ans ! Or je ne souhaite pas que l’on maintienne dans ce pays deux types de juridiction et que la cour d’assises traditionnelle et la cour criminelle départementale continuent de se chevaucher. Deux ans, c’est bien assez !
Le dispositif a été déployé, développé et expertisé. On pourrait bien sûr, pour le plaisir, continuer d’expérimenter, mais les retours d’expérience sont déjà là et bien là. Des rapports parlementaires transpartisans confirment d’ailleurs que l’expérience est plutôt probante. Pourquoi, dès lors, laisser prospérer un système, quelle que soit la durée prévue, où coexistent une cour d’assises stabilisée sur le terrain de la souveraineté populaire et une cour criminelle départementale qui siègera dans certains départements, mais pas dans d’autres ?
Je plaide pour l’homogénéité, qui est essentielle là où il s’agit de restaurer la confiance. Comment les justiciables comprendraient-ils qu’il y ait dans tel endroit deux types de juridiction, mais un seul dans tel autre ?
L’expérience – je l’ai dit – est concluante. Le bilan, nous l’avons, sous différentes formes – de nombreuses auditions ont été menées. On me rétorque que tout le monde serait opposé au dispositif ; mais qui est ce « tout le monde » ? Je l’ignore… Je suis en contact quotidien avec des magistrats et des avocats qui me disent que cette juridiction fonctionne. Quelques braillards ont hurlé, dans des conditions assez singulières, puisqu’ils semblaient ne pas savoir qu’il y va de l’intérêt général, seule chose qui me préoccupe.
Quant aux propos que j’ai tenus lorsque j’étais avocat, Mme la sénatrice de La Gontrie a eu raison de les rappeler, car je les assume.
Il est temps désormais – cette réforme nous en donne l’occasion – d’instaurer un système clair, net, précis et homogène, reposant sur l’unicité de la juridiction criminelle.
C’est la raison pour laquelle j’émets un avis défavorable sur ces amendements et vous demanderai, dans un instant, d’abréger cette expérience et de stabiliser le dispositif. Nous disposons de tous les éléments nécessaires pour le faire sans trembler.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Sueur. Je partage le point de vue exprimé par Henri Leroy. Monsieur le ministre, je tiens à dire qu’il y a des limites à certains raisonnements. Vous avez évoqué les propos que vous aviez tenus avant d’être garde des sceaux ; je n’y reviens pas.
Je me souviens, en revanche, de ce qu’avait dit Mme Belloubet ici au Sénat. Annonçant le lancement d’une expérience dans huit départements, elle nous avait dit, avec un luxe de précautions très grand, qu’il ne s’agissait absolument pas de généraliser, mais de voir ce que l’expérience allait donner. Des expertises et des rapports étaient promis.
Il paraît que des rapports transpartisans ont été publiés. Où sont-ils ? Pour ma part, je n’en ai jamais vu la couleur au Sénat…
Par la suite, Mme Belloubet est passée tout d’un coup de huit à dix-sept départements concernés par l’expérimentation. À la question que je lui posais quant à la raison de ce changement, elle s’est contentée de me répondre : « C’est comme ça… » ! Pourtant, le raisonnement qui valait pour huit départements s’effondrait dès lors qu’on passait à dix-sept.
Lorsque vous êtes entré en fonction, je me suis dit que peut-être, eu égard à vos déclarations passées, vous alliez interrompre l’expérience, ou qu’au moins vous alliez vous en tenir là. Mais pas du tout ! Vous nous dites désormais que tout est parfait, que le bilan est formidable, qu’il faut relativiser les débats sur les jurys populaires, car de toute manière on peine à les réunir, qu’avocats et magistrats pensent tous la même chose… Quelle extraordinaire unité de pensée !
On déplore néanmoins la résistance de quelques « braillards », comme vous les avez désignés à plusieurs reprises depuis le début de nos débats, monsieur le garde des sceaux. On a le droit d’être contre cette mesure et d’exiger du Gouvernement qu’il fasse preuve de cohérence dans la durée sans pour autant être considéré comme un ramassis de « braillards » ! D’un point de vue intellectuel, la manœuvre relève du tour de passe-passe (M. le garde des sceaux proteste.).
Quand un engagement a été pris au sujet de huit, puis treize, puis dix-sept départements, alors même qu’on nous avait assuré qu’il n’y aurait pas d’extension de l’expérimentation avant qu’un bilan sérieux soit dressé, il faut se garder de certains raccourcis !
M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman, pour explication de vote.
Mme Cécile Cukierman. Monsieur le garde des sceaux, à l’occasion de l’examen d’un précédent texte sur la justice, je me souviens très bien vous avoir rappelé qu’au Sénat personne ne donnait ni dans l’excès ni dans la caricature. Vous ne pouvez donc pas laisser croire que certains d’entre nous auraient dit que « tout le monde était contre » l’expérimentation, quand cela n’a jamais été le cas.
Voici ce que je vous ai dit : « De nombreux acteurs du monde judiciaire jugent cette expérimentation trop courte ». Je n’ai en revanche jamais dit que ces acteurs étaient favorables ou opposés à l’expérimentation.
Le Sénat, qui n’est pas l’Assemblée nationale, n’aime guère les effets de manche. Je tiens à vous le redire, car nous avons apparemment un problème de communication.
Dans cet hémicycle, personne ne songe à démonter par principe le texte du garde des sceaux : tous nous réfléchissons à la manière la plus efficace de restaurer la confiance de nos concitoyens dans l’institution judiciaire.
En outre, parce que notre assemblée est démocratique et que nous y faisons de la politique, il peut arriver que nos avis divergent. C’est en versant au débat nos positions respectives et en acceptant la contradiction que nous avons une chance de faire société. Cet exercice éminemment politique est le propre d’une assemblée démocratique. Je vous demande donc un minimum de respect.
Méprisant en quelque sorte nos amendements, vous nous dites que nos concitoyens ont besoin d’homogénéité. Je vous réponds, sur le même ton, qu’il suffirait, pour homogénéiser – rien de plus facile ! –, de supprimer toutes les cours criminelles départementales. C’est ce qu’à juste titre notre collègue Leroy proposait : revenons-en aux jurys populaires sur tout le territoire, et basta !
Mieux vaudrait, monsieur le ministre, que nous nous répondions les uns aux autres sur le fond et non seulement sur la forme. Je le redis donc : sur ces travées comme parmi les acteurs du monde judiciaire, certains demeurent sceptiques quant au système proposé ; d’où ces amendements de suppression.
M. le président. La parole est à M. Marc Laménie, pour explication de vote.
M. Marc Laménie. Je suis cosignataire de l’amendement de M. Henri Leroy qui vise, comme les autres amendements identiques dont nous débattons, à supprimer l’article 7. Cet article suscite beaucoup d’inquiétudes, car le passage de l’expérimentation à l’extension généralisée des cours criminelles départementales présente un danger réel.
Or, nous en avons tous des exemples, les jurys d’assises tirés au sort à l’échelle des communes fonctionnent quand même relativement bien. J’ai moi-même eu l’honneur de faire partie d’un jury d’assises, en 1995 – ça remonte ! J’insiste sur la légitimité de l’échelon de proximité ; je soutiens donc ces amendements.
M. le président. La parole est à Mme le rapporteur.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. Sans revenir sur le fond, je précise les enjeux à l’intention de mes collègues : si nous adoptions ces amendements, alors nous reviendrions à l’état actuel du droit, c’est-à-dire que les cours criminelles départementales seraient expérimentées jusqu’en mai 2022. Nous n’aurions donc pas le temps de nous prononcer sur la généralisation ou sur l’extinction de cette expérimentation.
M. le président. Je mets aux voix les amendements identiques nos 77, 124 et 187 rectifié bis.
(Les amendements ne sont pas adoptés.)
M. le président. Mes chers collègues, nous avons examiné 43 amendements au cours de la journée ; il en reste 154.
La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.
5
Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à aujourd’hui, mercredi 29 septembre 2021 :
À quinze heures :
Questions d’actualité au Gouvernement
À seize heures trente et le soir :
Suite du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, pour la confiance dans l’institution judiciaire (texte de la commission n° 835, 2020-2021) et du projet de loi organique, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, pour la confiance dans l’institution judiciaire (texte de la commission n° 836, 2020-2021).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée le mercredi 29 septembre 2021, à zéro heure trente.)
Pour la Directrice des comptes rendus du Sénat,
le Chef de publication
ÉTIENNE BOULENGER