Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission des affaires européennes. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis deux ans, nous débattons dans cet hémicycle à l’issue des réunions du Conseil européen. L’expérience a montré que la formule n’était pas satisfaisante.
De fait, le moment politique où les parlements nationaux peuvent mobiliser l’exécutif se situe plutôt en amont qu’en aval du Conseil européen.
Aussi, dès le renouvellement de la commission des affaires européennes, en octobre dernier, son bureau a proposé à l’unanimité de rétablir en séance plénière le débat préalable au Conseil européen, comme c’était le cas auparavant.
Cette proposition a été acceptée par le groupe de travail sur la modernisation de nos méthodes de travail, présidé par Mme Pascale Gruny, vice-présidente du Sénat. Nous nous en félicitons. La nouvelle formule retenue par le groupe de travail prévoit une discussion générale plus longue permettant aux groupes politiques d’exposer leurs positions avant chaque réunion trimestrielle des chefs d’État ou de gouvernement européens.
Après le Conseil européen, la commission des affaires européennes entendra désormais le ministre chargé des affaires européennes pour qu’il lui en rende compte. Nous espérons que cette nouvelle formule satisfera chacun d’entre vous. Souhaitons aussi que, au vu des enjeux, les sujets européens retiennent l’intérêt d’un nombre toujours croissant de nos collègues.
Nous voici donc à l’avant-veille d’un prochain sommet européen, qui se déroulera une nouvelle fois par visioconférence. La situation sanitaire de l’Europe, comme celle de la France, reste la préoccupation première. Elle se dégrade nettement depuis un mois à l’échelle européenne et cette dégradation va s’accélérant à mesure que les variants du virus prennent le dessus.
Notre priorité absolue doit être de maximiser l’approvisionnement en vaccins des États. Nous appuyons donc l’action menée par la Commission dans deux directions.
Première direction : augmenter le plus possible notre capacité de production industrielle de vaccins. À cet égard, je veux saluer ici la détermination du commissaire Thierry Breton à identifier les goulots d’étranglement dans les chaînes de production ; il a ainsi encouragé les entreprises européennes à développer des synergies.
Il sera auditionné la semaine prochaine par la commission des affaires économiques et la commission des affaires européennes réunies, et nous ne manquerons pas de l’interroger à ce sujet.
Seconde direction : maîtriser les exportations européennes de vaccins.
Depuis deux mois, la Commission a les moyens juridiques de bloquer l’exportation des vaccins pour lesquels elle a conclu des contrats d’achats anticipés. Elle ne l’a fait qu’une seule fois, la semaine dernière ; est-ce suffisant ? La France doit faire valoir auprès du Conseil européen que, sans perdre de vue l’objectif d’un accès mondial aux vaccins, nous devons à nos concitoyens les vaccins dont ils ont besoin.
Il n’est pas envisageable de laisser des vaccins produits sur le sol européen quitter l’Union européenne alors que celle-ci ne reçoit même pas les doses promises dans le cadre des contrats. Il ne s’agit pas de fermer nos frontières mais d’appliquer un principe de réciprocité, afin que l’Union ne soit pas seule à supporter l’inconséquence de fabricants incapables d’honorer les contrats. Sans vaccination, en effet, nos libertés restent confinées et la relance de l’économie européenne demeure une chimère.
Enfin, notre pays doit rappeler au Conseil européen l’importance d’un travail approfondi sur le projet de certificat vert numérique pour restaurer la liberté de circulation dans le respect des droits fondamentaux. J’indique d’ailleurs que notre commission des affaires européennes proposera sur ce sujet une résolution européenne dès la semaine prochaine.
Je ne m’étendrai pas sur les autres questions à l’ordre du jour du prochain Conseil européen, à savoir le marché unique et la politique industrielle numérique, ainsi que les relations extérieures en Méditerranée orientale et avec la Russie – je sais que d’autres collègues y reviendront.
Je veux seulement partager un motif de satisfaction profonde : le projet de conclusions du Conseil européen pointe du doigt nos dépendances stratégiques. Cette évolution fondamentale atteste d’une réelle prise de conscience, parmi les Vingt-Sept, de l’enjeu que représente l’autonomie stratégique européenne. Ces mots prêtent toujours à un débat sémantique : chaque État membre leur donne un sens différent selon sa propre situation.
Mais les faits sont là : la Commission entreprend d’analyser nos dépendances stratégiques, et pas seulement dans le domaine pharmaceutique. Terres rares, batteries électriques, microprocesseurs… L’Union européenne ne sera jamais autosuffisante. Elle doit donc construire des stratégies, en s’appuyant notamment sur les pays de son voisinage et en veillant à s’assurer la maîtrise du volet logistique ; les ports et autres infrastructures sont eux aussi d’importance stratégique.
Les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), qui permettent de déroger doublement aux règles européennes de concurrence, constituent une opportunité que l’Europe doit exploiter si elle veut exister dans ce nouveau monde qui prend forme autour du cloud, de l’ordinateur quantique, du supercalculateur et des constellations spatiales.
Je relève aussi que le sommet de la zone euro qui suivra la réunion du Conseil européen se penchera sur les moyens de renforcer le rôle international de l’euro, autre clé de l’autonomie européenne. Ne faut-il pas envisager la mise en place d’une banque européenne du commerce extérieur pour sécuriser nos entreprises à l’international contre les sanctions extraterritoriales ?
Monsieur le secrétaire d’État, quel espoir avons-nous de faire partager toutes ces ambitions à nos partenaires européens ? (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et INDEP, ainsi que sur des travées du groupe SER.)
Mme la présidente. Dans la suite du débat, la parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, en préambule à mon propos, je voudrais vous faire part d’une petite mésaventure qui m’est arrivée hier à l’occasion de la préparation de mon intervention.
À la recherche de quelques précisions sur l’ordre du jour du Conseil européen à venir, j’ai eu, en cliquant sur certains liens concernant les documents préparatoires afférents à cette réunion, l’heur de voir s’afficher le désormais traditionnel message : « Cette ressource n’est actuellement disponible que dans la ou les langues suivantes : English. » L’anglais, rien que l’anglais ! (Mme Catherine Morin-Desailly et M. Bruno Sido s’en offusquent.)
Mme Pascale Gruny. Ce n’est pas normal !
M. André Gattolin. Je m’intéresse aux questions européennes et les suis depuis près de quarante ans ; je devrais être habitué, d’autant que cette prédominance toujours croissante de la langue de Shakespeare dans les enceintes institutionnelles de l’Union paraît une tendance irrésistible au fil du temps.
Lorsque nous procédons à des auditions de représentants de la Commission, il est en effet de plus en plus fréquent que nos interlocuteurs ne soient plus en mesure de s’exprimer, outre dans leur langue native, qu’en anglais.
Je n’ai rien contre le multilinguisme, tout au contraire. C’est pourquoi je suis résolument opposé à ce monolinguisme de fait, assorti d’ailleurs d’une dérive techniciste de l’anglais vers une version dénuée de toute richesse syntaxique et sémantique, qui s’impose plus que jamais en dépit du retrait du Royaume-Uni.
M. Bruno Sido. Très bien :
Mme Pascale Gruny. Il a raison !
M. André Gattolin. Au sortir d’une semaine consacrée à la promotion de la langue française et de la francophonie, admettez, monsieur le secrétaire d’État, qu’il y a de quoi être choqué par ce non-respect quasi systématique des obligations des principales institutions de l’Union en matière de plurilinguisme. (Mme Catherine Morin-Desailly acquiesce.)
Je rappelle que l’Union compte vingt-quatre langues officielles et que le français et l’allemand figurent logiquement, à équité avec l’anglais, parmi les trois langues de travail de la Commission et du Conseil !
M. Bruno Sido. Très bien !
Mme Catherine Morin-Desailly. Bravo !
M. André Gattolin. Je sais que, dans un contexte européen fait de tensions larvées déjà nombreuses entre les États membres, il peut sembler un peu inconvenant de vouloir ouvrir un tel front. Mais, monsieur le secrétaire d’État, quand notre pays va-t-il enfin faire valoir ses droits linguistiques, rien que ses droits et cependant tous ses droits, en la matière ?
Mme Pascale Gruny. Bravo !
M. André Gattolin. Il ne s’agit pas ici de contester à l’anglais son statut partagé de langue de travail, mais de ne lui accorder que la part qui lui revient, et pas davantage, dans une Europe à vingt-sept qui ne compte désormais plus que deux États membres, l’Irlande et Malte, pour qui cet idiome est la langue officielle.
Monsieur le secrétaire d’État, le 1er mars dernier, lors de la première réunion du comité d’échanges et de suivi de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, vous nous avez dit vouloir mettre en avant la question de la francophonie et du multilinguisme tout au long de la présidence française.
Précisément, n’y aurait-il pas là l’occasion d’affirmer un changement de cap en faisant en sorte que, lors de toutes les réunions se rapportant à la présidence française, l’ensemble de nos dirigeants et de nos représentants choisissent de ne s’exprimer qu’en français ou, à défaut, en allemand ?
L’usage de la langue, notamment dans les domaines politique et diplomatique, est loin d’être symbolique : il traduit dans les actes une certaine idée de l’appartenance européenne.
M. Bruno Sido. Bien sûr !
M. André Gattolin. Au-delà de cette question d’usage, cette réunion du Conseil européen programmée de longue date tombe particulièrement à point, grâce à une concordance de plusieurs calendriers.
En effet, deux mois après l’investiture de Joe Biden, trois mois après la sortie effective du Royaume-Uni de l’Union, quatre mois après le pré-accord d’investissement entre l’Union européenne et la Chine et, bien sûr, un an après l’explosion de la pandémie de covid-19 sur notre continent, cette réunion pourrait être une occasion forte de s’interroger sur l’état de l’Union et sur ses perspectives d’avenir dans un contexte géopolitique et stratégique extrêmement évolutif, et parfois même inquiétant.
Certes, ce questionnement global n’est pas inscrit à l’ordre du jour de la réunion. Cependant, à regarder l’ensemble des thèmes qui devraient y être discutés, on constate que jamais l’agenda d’un Conseil européen n’aura été – à ma connaissance, tout au moins – doté d’une tonalité aussi géostratégique !
On y parlera bien évidemment de la stratégie vaccinale au sein de l’Union et des pressions exercées par certains États tiers, tantôt pour limiter notre approvisionnement par rapport à ce qui est prévu, tantôt pour introduire un ou plusieurs vaccins non certifiés par l’Agence européenne des médicaments (AEM).
La réunion traitera également des priorités à donner aujourd’hui au marché unique et à la stratégie industrielle de l’Union, ainsi que de la nouvelle stratégie numérique – on parle de « nouvelle boussole numérique » –, qui a déjà fait l’objet d’un Conseil européen extraordinaire en octobre dernier.
Stratégie, souveraineté, protection, objectifs, cibles, boussole… Jamais le vocabulaire usité par l’Union, notamment dans le domaine économique, n’aura été autant empreint de connotations tactiques et géopolitiques.
Et ce n’est pas tout ! La réunion consacrera une part importante de son agenda à la situation en Méditerranée orientale, avec la présentation du rapport du Haut Représentant sur les relations – de plus en plus tendues – avec la Turquie, ou plutôt, faudrait-il dire, avec le régime toujours plus autoritaire et plus agressif de M. Recep Tayyip Erdogan.
À l’ordre du jour, encore : la tenue d’un débat stratégique sur les relations avec la Russie, ou plutôt, faudrait-il dire, avec le régime toujours plus autoritaire et plus répressif de M. Vladimir Poutine.
À cette liste de points épineux, qui renvoient à la définition d’une politique étrangère commune aux pays de l’Union, viendront certainement s’ajouter les tensions récentes, et d’un niveau sans précédent depuis Tiananmen, avec la Chine, ou plutôt, faudrait-il dire, avec le régime toujours plus autoritaire, plus répressif et plus agressif du président Xi Jinping !
À travers ses débats, son vocabulaire et certaines de ses orientations politiques et stratégiques, l’Union européenne, aujourd’hui placée au pied du mur, semble sortir enfin de la béatitude et de la naïveté géopolitiques dans lesquelles elle baignait depuis la chute du Mur et l’effondrement de l’URSS.
Certes oui, il y a, si l’on veut voir le verre à moitié plein, des raisons de se réjouir de certaines initiatives européennes, comme la mise en œuvre de la réglementation Magnitski adoptée en décembre dernier, avec, d’ores et déjà, une salve de sanctions ciblées à l’endroit de plusieurs dirigeants russes, chinois et birmans. Je citerai également l’ouverture des fonds destinés à la Facilité européenne pour la paix, ou encore l’avancée de l’initiative franco-allemande, reprise par l’Union, en faveur de la réforme de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Mais il est malheureusement impossible aussi de ne pas voir le verre à moitié vide, notamment à propos de certaines attitudes relativement ambiguës de notre grand partenaire, l’Allemagne, concernant la mise sur pied d’une Europe de l’armement, la politique spatiale européenne à mener, la construction du gazoduc Nord Stream 2 ou le préaccord d’investissement Europe-Chine, Berlin tentant de tordre le bras de ses partenaires au nom de ses seuls intérêts industriels et commerciaux.
C’est là, j’en ai peur, l’un des dégâts collatéraux du Brexit, encore peu mesuré, car la France a peut-être perdu un précieux allié en Europe à un moment où les enjeux géopolitiques et militaires semblent prendre une dimension sans précédent pour le futur de notre continent.
Si nous sommes d’accord pour penser que le multilatéralisme est en danger aujourd’hui, conclurai-je, nous ne devons cependant pas oublier que ce qui menace l’Europe en tant que véritable acteur dans le jeu mondial est aussi la tentation, chez certains de nos partenaires, d’un équilatéralisme concernant de tierces grandes puissances susceptibles d’entrer demain dans une conflictualité accrue les unes avec les autres. (Applaudissements sur des travées des groupes INDEP, RDSE, UC et Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Véronique Guillotin. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE et sur des travées du groupe UC. – M. le rapporteur général de la commission des finances applaudit également.)
Mme Véronique Guillotin. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, d’après les statistiques du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, 10,4 % des habitants de l’Union et de l’Espace économique européen avaient reçu une première dose de vaccin contre la covid-19 au 22 mars 2021. C’est bien en deçà des États-Unis, où un tiers de la population a désormais reçu une première injection.
C’est également moins que chez notre voisin le Royaume-Uni, où ce ratio atteint plus de 40 %, ou qu’en Israël, où il dépasse les 60 %. Les habitants de ces pays y redécouvrent la vie d’avant tandis que notre gouvernement est contraint, un an après le premier confinement, de resserrer la vis.
Au regard de ces chiffres, une évaluation du déploiement de la stratégie vaccinale européenne s’impose ; c’est l’un des points principaux de l’ordre du jour du Conseil européen des 25 et 26 mars prochain – vous l’avez longuement évoqué.
L’Europe de la santé n’existe pas encore, hélas. L’Union dispose néanmoins d’une compétence de santé lui permettant de mener des actions afin d’appuyer, de coordonner ou de compléter l’action des États membres. On peut donc se réjouir qu’elle ait mis en œuvre une approche centralisée pour répondre à la crise sanitaire, et en particulier pour garantir l’approvisionnement du continent en vaccins.
L’Union fait la force, dit-on : l’adage a en partie porté ses fruits, puisque les négociations menées en groupe nous ont permis de conclure des contrats à des prix avantageux. Ainsi le vaccin de Pfizer nous a-t-il coûté moins cher qu’au Royaume-Uni et qu’aux États-Unis.
Il ne faudrait toutefois pas que nous payions le prix fort de ces économies réalisées, celui d’un pays qui tourne au ralenti faute de livraisons dans les temps ! Sans vaccination massive, l’immunité collective – nous le savons bien – est impossible et une véritable reprise économique ne peut donc être envisagée à court terme.
Or, aujourd’hui, que constate-t-on ? Si la Commission européenne a commandé plus de 2 milliards de doses, les retards s’accumulent. Au 16 mars, seulement 69,5 millions de doses avaient été livrées.
C’est autour du contrat conclu avec AstraZeneca que les difficultés se cristallisent. Clairement, l’entreprise ne tiendra pas ses engagements. Vous le savez, mes chers collègues, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a exhorté le laboratoire à honorer les contrats de commande conclus avec l’Union avant de livrer d’autres pays, comme il le fait actuellement avec le Royaume-Uni. Le contrat entre l’Union et AstraZeneca prévoit la livraison de doses produites à la fois sur le territoire européen et sur le territoire britannique ; or les doses produites au Royaume-Uni ne sont pas livrées sur le continent.
Comme vous l’avez dit lors d’une intervention télévisée, monsieur le secrétaire d’État, l’Union européenne ne doit pas servir de « variable d’ajustement » pour les laboratoires pharmaceutiques.
Faudra-t-il donc, comme le suggère la présidente de la Commission, empêcher les doses de sortir du territoire européen si le fabricant anglo-suédois ne remplit pas ses obligations contractuelles ? Alors que nous avons adopté, en décembre dernier, un accord sur la relation future entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, une escalade des tensions sur la question des vaccins serait un mauvais signe pour ladite relation.
En outre, si cette escalade aboutissait à des rétorsions sur nos importations, l’Union européenne pourrait être privée de composants que nous ne fabriquons pas. L’heure n’est donc pas à l’isolement, car il est vital que les chaînes d’approvisionnement demeurent ouvertes.
Ce problème nous renvoie d’ailleurs à celui, plus général, de la relocalisation de certaines industries en Europe. Le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, y travaille. Mon groupe est en tout cas favorable à une forte ambition européenne de réindustrialisation, gage de notre autonomie stratégique dans de nombreux domaines, notamment celui de la santé.
M. Bruno Sido. Très bien !
Mme Véronique Guillotin. En attendant, il est regrettable que, face au manque de doses de vaccins autorisés par l’Agence européenne des médicaments, certains États fassent le choix de conclure des contrats de commande parallèlement au dispositif de l’Union : la Hongrie, la Slovaquie, la Tchéquie ou encore la Pologne.
Je ferai deux observations.
Tout d’abord, ces choix sont préjudiciables à la valeur de solidarité qui est théoriquement au cœur du projet européen. Nous avons fait un grand pas, en juillet dernier, avec le plan de relance européen, en consacrant la solidarité financière entre États membres. Il ne faudrait pas que, dans cette course aux vaccins, les choix nationaux faits à l’est de l’Europe nous ramènent en arrière en posant une nouvelle fracture.
Viktor Orban n’en est pas à son premier bras de fer avec Bruxelles. Aussi, s’il assure que ce choix de faire cavalier seul est uniquement motivé par des nécessités sanitaires, il semble s’engouffrer dans la « diplomatie du vaccin » déployée par la Chine et par la Russie pour élargir leurs sphères d’influence respectives.
Ensuite, ces attitudes risquent de poser des difficultés si l’Union met bien en place son passeport vaccinal : pourra-t-on octroyer les mêmes libertés à tous sans discrimination ? Cela semble difficile, et cette situation pourrait peser sur la circulation des Européens au sein du continent.
S’agissant de libre circulation, j’en profite pour aborder celle des travailleurs transfrontaliers. Dans sa déclaration du 26 février dernier, le Conseil européen a affirmé : « Il faut assurer la circulation sans entrave des biens et des services au sein du marché unique, y compris en recourant à des voies réservées aux points de passage frontaliers. »
L’Union affirme un principe, mais sa mise en œuvre demeure bel et bien du ressort des États membres. Depuis le classement, le 2 mars dernier, de la Moselle en zone à forte circulation des variants du virus, les transfrontaliers sont contraints de présenter un test PCR négatif toutes les quarante-huit heures afin de pénétrer sur le territoire allemand. Dans le même temps, les frontaliers allemands peuvent rejoindre le territoire français sans observer les mêmes contraintes. Je mesure bien, sur le terrain, la lassitude des 16 000 travailleurs frontaliers concernés.
Monsieur le secrétaire d’État, reconnaissons que l’Union est ici dans une posture difficile : la Commission a voulu jouer un rôle ambitieux dans la gestion de la crise, mais elle semble rattrapée par la réalité de pouvoirs très limités en la matière.
Cette situation soulève une question de fond : les États membres doivent-ils se ressaisir des compétences déléguées à l’Union à l’occasion de cette crise, ou doit-on au contraire confier à l’Union des prérogatives plus importantes en matière de santé ?
Il nous faut en tout cas aujourd’hui apprendre des erreurs passées afin de continuer à gérer cette crise le mieux possible, et continuer à penser une Europe solidaire, au service de tous ses citoyens. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE et sur des travées des groupes UC et Les Républicains. – M. Didier Marie applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Laurent.
M. Pierre Laurent. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, Balzac écrivait qu’« il ne croyait à aucune vertu, mais à des circonstances où l’homme est vertueux ». Probablement sommes-nous face à de telles circonstances. Alors que le covid-19 continue ses ravages, que le pays est partiellement reconfiné, que la population commence à se désespérer des mesures de privation de libertés, la stratégie vaccinale européenne et nationale doit être considérée avec gravité. C’est sur ce point que je souhaite intervenir.
En de pareilles circonstances, nous ne pouvons plus tolérer que les logiques du marché prévalent sur la santé physique et mentale des citoyennes et des citoyens européens. Des solutions existent et pourraient s’imposer autour d’un principe : la libération des brevets.
Les investissements des laboratoires pharmaceutiques étant financés massivement par de l’argent public, l’argument selon lequel les brevets servent à couvrir ces investissements ne tient pas. Selon la fondation kENUP, les gouvernements des grandes puissances ont mobilisé a minima 93 milliards d’euros d’argent public pour soutenir la recherche et la production d’un vaccin.
La Commission européenne a choisi la méthode des contrats d’achats anticipés. Elle a déboursé 2,1 milliards d’euros, grâce aux fonds de l’instrument d’aide d’urgence de l’Union européenne, pour garantir un stock de 2,5 milliards de doses destiné aux citoyens européens. Or nous savons aujourd’hui qu’aucun stock n’est véritablement garanti, que les États membres sont lésés, que les concurrences demeurent et que l’ambition d’une Europe protectrice relève à ce jour d’une chimère.
Les pertes sociales et humaines pour le plus grand nombre, d’un côté, et les profits pour les grands groupes, de l’autre, cela n’est plus acceptable ! C’est pourquoi les sénatrices et les sénateurs de mon groupe sont partie prenante de la campagne de signatures lancée au niveau européen sur le thème : « Pas de profit sur la pandémie ».
Le Président de la République avait pourtant déclaré, le 4 juin dernier, lors du sommet mondial sur la vaccination : « L’enjeu c’est de faire en sorte dès maintenant qu’un vaccin contre le covid-19, lorsqu’il sera découvert, bénéficie à tous, parce qu’il sera un bien public mondial. »
Ces mots dont nous voulions espérer la mise en œuvre se sont révélés n’être que posture. La France a voté contre l’initiative portée par l’Afrique du Sud et par l’Inde, meneurs d’une coalition d’une centaine de pays militant au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour une dérogation temporaire permettant que chaque pays puisse produire des vaccins.
Le 4 mars dernier, le secrétaire général de l’OMS apportait son soutien à cette volonté de lutter contre la captation des vaccins par les pays riches : 75 % des 200 millions de doses inoculées l’ont été dans 10 pays, quand 130 pays où vivent 2,5 milliards de personnes n’en ont pas reçu une seule.
Les laboratoires pharmaceutiques ne respectent pas leurs engagements contractuels. Malgré leur opacité, certains manquements sont établis. Tout d’abord, les retards d’approvisionnement : je pense évidemment à AstraZeneca, qui ne livrera qu’un tiers des doses promises d’ici à juin. Ensuite, les atermoiements autour du nombre de doses par flacon de vaccin : Pfizer et BioNTech en profitent pour livrer 20 % de doses en moins pour le même prix.
L’objectif doit bien rester que le vaccin devienne véritablement un bien public mondial. Comme le déclarait la présidente de la Commission, en effet, « l’Union européenne ne sera à l’abri que si le reste du monde est à l’abri ».
Pour prendre toute sa part de l’effort réalisé en vue de cet objectif, l’Europe a besoin de reconstruire au plus vite des capacités de recherche et de production souveraines, afin de sortir de la dépendance aux grands laboratoires mondiaux et de faire prévaloir la coopération contre les logiques de la concurrence et des « égoïsmes nationaux » qui en sont le pendant naturel.
La concurrence de tous contre tous crée une inflation des prix et la rareté des flacons. Si l’Europe paie ses doses, aujourd’hui, autour de 2 euros l’unité, l’Afrique du Sud, qui a revendu les siennes, avait déboursé 4,5 euros quand l’Ouganda se ruinait en payant plus de trois fois le prix.
L’initiative Covax était censée permettre de vacciner 20 % de la population de 142 pays ; or ce chiffre devrait n’être que de 3,3 % au premier semestre 2021, et la majorité de la population africaine n’aura pas accès aux vaccins avant 2022. L’Afrique du Sud a déclaré récemment, lors de la réunion du conseil général de l’OMC : « Le problème de la philanthropie est qu’elle ne peut pas acheter l’égalité. […] S’il n’y a pas de vaccins à acheter, l’argent n’a pas d’importance. » En vérité, les pays pauvres constituent donc la variable d’ajustement de l’approvisionnement des vaccins.
Si les pays développés se sont accaparés la quasi-totalité des doses de vaccin, cela ne signifie même pas que les populations européennes sont pour autant bien protégées. Là aussi, en effet, les logiques de marché font des ravages.
Quand 8,9 % seulement de la population européenne a reçu au moins une dose, l’exportation récente de 34 millions de doses interroge. Depuis le début de l’année, 249 demandes d’exportations ont déjà été autorisées vers 31 pays. Parmi ces pays, le Royaume-Uni a bénéficié de 8 millions de doses de vaccin produites aux Pays-Bas, mais aucune dose n’a fait le chemin inverse.
Symboliquement, la Commission européenne a mis en place un « mécanisme de transparence » forçant les entreprises qui produisent des vaccins contre le covid-19 dans l’Union européenne à notifier toute exportation de leurs produits vers des pays tiers, mécanisme utilisé aussitôt par l’Italie pour bloquer 250 000 doses en partance pour l’Australie.
Les stratégies nationales de contournement avaient en réalité débuté, semble-t-il, avec l’Allemagne d’Angela Merkel, qui aurait passé commande à Pfizer et BioNTech de 30 millions de doses supplémentaires de leur vaccin. Plus récemment, le Danemark et l’Autriche ont mis en scène la signature de leur partenariat avec Israël pour la production du vaccin Moderna, via son sous-traitant Teva qui dispose d’usines dans ces pays.
Pendant ce temps, la Hongrie, la République tchèque et la Pologne se tournent vers le vaccin chinois Sinopharm et le vaccin russe Spoutnik V, sans attendre l’avis des autorités sanitaires européennes. L’Union européenne, au lieu d’organiser la coopération entre tous les vaccins, ferme la porte à ces deux vaccins au nom d’un interdit géopolitique et non d’arguments sanitaires.
Le 9 septembre dernier, Ursula von der Leyen avertissait : « Le nationalisme vaccinal met des vies en danger, la coopération en matière de vaccins les sauve. » Force est de constater que la coopération et la solidarité européennes restent à construire. La pandémie révèle au grand jour, en effet, que c’est la matrice même de l’actuelle Union européenne qui est en cause.
L’enjeu sanitaire nous donne l’occasion de changer de logiciel. Allons-nous une nouvelle fois rater la marche ? Cette fois, les Européens ne nous le pardonneront pas. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE. – MM. Jacques Fernique et Didier Marie applaudissent également.)