compte rendu intégral
Présidence de Mme Catherine Troendlé
vice-présidente
Secrétaires :
M. Guy-Dominique Kennel,
M. Victorin Lurel.
1
Procès-verbal
Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Remplacement d’une sénatrice
Mme la présidente. En application des articles L.O. 151 et L.O. 297 du code électoral, M. le président du Sénat a pris acte de la fin de plein droit, à compter du 24 juin à minuit, du mandat de sénatrice de la Sarthe de Mme Nadine Grelet-Certenais.
En application de l’article L.O. 320 du code électoral, elle est remplacée par M. Christophe Chaudun, dont le mandat a commencé aujourd’hui à zéro heure.
3
Nouvelle ère de la décentralisation
Adoption d’une proposition de résolution
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe socialiste et républicain, l’examen de la proposition de résolution pour une nouvelle ère de la décentralisation, présentée, en application de l’article 34-1 de la Constitution, par M. Éric Kerrouche et les membres du groupe socialiste et républicain (proposition n° 515).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Éric Kerrouche, auteur de la proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. Éric Kerrouche, auteur de la proposition de résolution. Ce dimanche aura lieu le second tour des élections municipales, aboutissement d’une compétition électorale où s’affrontent idées et visions.
Le premier tour a d’ores et déjà démontré que les formations jugées obsolètes en 2017 ne le sont pas tant que cela : elles peuvent en remontrer à des organisations plus jeunes, réduites pour l’heure au rôle de simple figurant territorial.
Si ce scrutin se déroule dans des conditions extraordinaires, il est malgré tout l’une de ces respirations qui font se régénérer notre démocratie locale à échéances régulières ; mentionner cette régularité n’est pas innocent en cette saison d’innovation calendaire…
Toutefois, quelle portée aurait cette élection, à laquelle les Français sont tant attachés, sans l’acte fondateur de 1982, cette onde de choc qui s’est diffusée sur notre organisation institutionnelle ? Elle n’aurait pas le même sens, ni le vote de millions de citoyens la même valeur démocratique.
« La décentralisation est la grande affaire d’un gouvernement de gauche et le maître mot d’une expérience de progrès », déclarait François Mitterrand en 1977. Elle allait être l’une de ses 110 propositions, la 54e, dans le sillage de propositions de loi déposées par les socialistes dans les années 1970. Elle donna lieu à la première loi examinée par le conseil des ministres, en juillet 1981.
L’année suivante, le Président François Mitterrand affirma que la décentralisation était « la plus grande réforme institutionnelle dans l’équilibre de la France depuis le début du siècle ». Pierre Mauroy l’avait défendue pour libérer une « France asphyxiée par le centralisme », promettant aux Français une « nouvelle citoyenneté » faite d’une plus grande participation.
Cette grande affaire du septennat n’eut que peu d’écho dans l’opinion publique ; mais, dans l’hémicycle, la bataille fut beaucoup plus âpre, avec pas moins de 5 000 amendements de l’opposition de droite.
Bref, la loi Defferre, la bien nommée loi « Droits et libertés », fut une véritable bouffée d’oxygène démocratique et l’amorce d’une période de modernisation des territoires où, d’acteur central, l’État devenait accompagnateur. Ainsi, la décentralisation inaugura une nouvelle façon de « faire République ».
Même ses plus féroces détracteurs se sont ralliés à cette réforme, ainsi qu’en témoignent les nombreux textes, défendus par des gouvernements de gauche ou de droite, visant à parfaire cet ouvrage au fil du temps. Pour des Français qui la considèrent comme allant de soi, la décentralisation est devenue, tout simplement, une règle de vie.
Son succès se mesure également au quotidien : l’investissement des collectivités territoriales représente 70 % de l’investissement public civil, et les différentes politiques publiques mises en place au plan local ont permis de fournir des services publics de proximité, d’innover, de transformer nos territoires.
Certes, les collectivités territoriales ne peuvent pas tout faire, ni compenser à elles seules les mutations du capitalisme qui provoquent l’effondrement des territoires industriels, ni inverser les mouvements de populations, ni répondre à toute l’ampleur du défi écologique. Pourtant, la crise liée à l’épidémie de Covid-19 a mis en lumière les blocages et les lourdeurs de l’État central, quand les collectivités territoriales, c’est-à-dire les élus locaux, ont fait la démonstration de leur réactivité, leur adaptabilité et leur inventivité.
Reste que, en dépit de nombreuses réussites, des difficultés demeurent : complexification des modes de gouvernance locale, nouveaux rapports aux territoires induits par une société du mouvement perpétuel, contrainte financière, normes, responsabilité des élus locaux, attentes et exigences toujours plus grandes des citoyens.
Par ailleurs, sous deux quinquennats marqués par des orientations politiques différentes, les territoires ont connu, de la loi RCT à la loi NOTRe, une véritable fièvre institutionnelle, dans l’attente d’un hypothétique texte 3D.
Les réformes ont mis les élus locaux, notamment municipaux, sous tension. Ainsi, au début de 2019, les maires disaient ne pas vouloir de bouleversement institutionnel. Cette attitude s’inscrivait dans un contexte d’incompréhension avec l’exécutif : 80 km/h sur les départementales, suppression de la taxe d’habitation, asphyxie des contrats aidés, contrats de Cahors, sans oublier #BalanceTonMaire.
Si les élus locaux sont tardivement revenus en grâce pendant la crise des « gilets jaunes », puis à travers des gestes comme l’adoption d’une loi dite Engagement et proximité, il reste que, à la veille des municipales, seuls 31 % des maires disaient avoir confiance dans la parole du Gouvernement pour la mise en œuvre des futures réformes locales. Par contraste, à travers de multiples initiatives, les élus locaux encourageaient à tirer toutes les conséquences des réformes précédentes et en appelaient à une confiance de l’État dans ses territoires.
Dans un environnement difficile, rendu plus volatil par la crise du Covid-19, il est plus que jamais nécessaire de changer notre manière d’appréhender la décentralisation. Il faut rompre avec le prêt-à-penser en la matière, car nous sommes à la fin d’un cycle : nous devons relancer nos territoires par la transition écologique et l’innovation.
Dans ce contexte, il nous semble nécessaire de tracer les principes qui permettront de transformer notre façon d’envisager le gouvernement local. Cette nouvelle approche, c’est surtout un retour aux sources des lois de 1982. Le principe en était simple : ce qui relève à l’évidence de la proximité et de l’administration du quotidien doit aller vers le local – en d’autres termes, si la perspective organisationnelle est importante, la finalité l’est bien plus.
Il faut faire en sorte que les biens et services publics soient distribués plus équitablement sur le territoire, de façon qu’aucun citoyen ne se sente jamais oublié ou mis à la périphérie.
Ce nouveau récit territorial a plusieurs implications, à commencer par un recentrage de l’État sur des fonctions énumérées dans la Constitution, les autres compétences relevant du niveau local. Comme l’écrivait Pierre Mauroy, « aucun nouvel acte de la décentralisation ne pourra désormais se passer d’une réforme en profondeur de l’État central lui-même ». Nous avons besoin d’un État resserré sur ses fonctions régaliennes.
L’État français est la résultante d’une construction historique ; il en porte les stigmates. Notre État raconte une histoire, dessine une mythologie. C’est un État fort, mais, à l’instar d’une pieuvre à la tête trop grosse et aux tentacules territoriaux trop petits, il souffre de la centralisation dont il a hérité et qui s’est encore amplifiée ces dernières années.
Cela ne signifie pas que l’État doive s’effacer devant les collectivités territoriales, ni qu’il faille renoncer au modèle unitaire. En revanche, l’État doit sortir d’une logique de vassalisation des territoires pour devenir leur partenaire, ce qui permettra de mettre fin aux doublons inutiles entre État déconcentré et collectivités décentralisées.
De même, on pourra mettre un terme au processus d’« agencification » de l’État, conséquence du libéralisme qui signe le démembrement de l’État par lui-même. De fait, les dispositifs verticaux d’appels à projets lancés par ces agences court-circuitent régulièrement les services déconcentrés et entretiennent des logiques sélectives.
Ensuite, cette redéfinition opérée, il convient d’ajuster certaines compétences pour certaines collectivités territoriales : affirmer le rôle social du département, redonner quelques compétences à la région, comme le service de l’emploi et l’apprentissage, et donner une place plus affirmée aux élus locaux dans la gestion des hôpitaux. En outre, il faut rompre avec une vision trop homogène du fonctionnement des EPCI (établissements publics de coopération intercommunale).
Si l’État se redéfinit, les collectivités territoriales doivent faire de même, car, pour paraphraser Hobbes, il n’est pas possible que le territoire soit caractérisé par la guerre de tous contre tous. Nous devons installer une logique horizontale, une logique d’interterritorialité.
L’interterritorialité est, d’une certaine façon, le pendant de la subsidiarité : elle doit remettre le citoyen au cœur des vécus territoriaux. Si les institutions sont fixes, les populations, elles, sont mobiles, passant d’une institution à une autre. S’il n’y a pas de continuité, par exemple en matière de transports publics, cela pose des difficultés graves à certains Français.
Dans cet esprit, il faut élaborer des pactes interterritoriaux, à l’échelle départementale ou interdépartementale. Ils sont la condition de l’affirmation d’une nouvelle justice spatiale pour tous les territoires, des ruralités françaises aux zones urbaines en difficulté. La même perspective est à l’œuvre s’agissant des territoires transfrontaliers.
Cette vision encourage également la possibilité d’évolutions différenciées et adaptées aux diversités territoriales : expérimentations, droit à la différenciation, pouvoir réglementaire des collectivités territoriales.
La différenciation est, en quelque sorte, l’aboutissement du processus de décentralisation. Naturellement, lorsque nous parlons de différenciation, nous pensons également aux outre-mer.
Cette nouvelle grammaire territoriale – un État recentré et des territoires plus coopératifs – a deux autres implications.
La première, financière, sera développée par mon collègue Didier Marie dans quelques instants.
La seconde concerne la démocratie locale, qui doit être approfondie et rendue inclusive ; elle doit à la fois favoriser la participation et renforcer la responsabilité des citoyens. En particulier, il faudra renforcer la parité : sans mesures fortes, il ne sera jamais possible d’atteindre des équilibres au sein des exécutifs locaux ! Il convient également d’accroître les droits des élus d’opposition, d’assurer la séparation des fonctions exécutives et législatives locales et de démocratiser les fonctions électives par la mise en place d’un statut de l’élu.
Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, cette proposition de résolution vise à affirmer que le principe de décentralisation ne peut pas se démonétiser. À nous, ensemble, de lui redonner toute sa valeur, si importante pour nos territoires ! (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR. – M. Jean-Marie Bockel applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Daniel Chasseing.
M. Daniel Chasseing. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je remercie Éric Kerrouche et nos collègues du groupe socialiste d’avoir déposé cette proposition de résolution, qui s’inscrit dans la perspective du projet de loi de décentralisation, déconcentration et différenciation. En effet, il est important que le Sénat, assemblée des territoires, s’empare de ces sujets et soit force de propositions.
La crise sanitaire a bouleversé tous nos repères, notamment financiers ; cela ne veut pas dire que le sujet n’est plus d’actualité, bien au contraire.
La décentralisation consiste en un transfert de compétences de l’État aux collectivités territoriales : l’économie est gérée par les régions, le social par les départements.
Ces derniers sortent clairement renforcés de la gestion de cette crise, notamment dans les territoires ruraux. En effet, les départements ont mené des tests Covid, en particulier dans les Ehpad et le secteur médico-social, et acheté des masques à destination des communes et avec elles. Ils auraient donc toute leur place dans le pilotage fonctionnel et financier des Ehpad, dans la perspective de l’organisation prochaine d’une cinquième branche de la sécurité sociale, consacrée à la dépendance, tout en conservant le budget hébergement.
De même, il faut favoriser les départements qui embauchent les médecins salariés, afin de répondre au problème des déserts médicaux par l’action de proximité.
La décentralisation nous oblige à articuler clarté et souplesse pour répartir les compétences. Ainsi, l’articulation de la compétence « économie » entre le département et la région pourrait être aménagée au cas par cas, la région pouvant la déléguer aux départements pour des projets précis, limités aux communes ou petites intercommunalités. En matière économique toujours, une délégation de compétences devrait être possible aussi des intercommunalités vers les communes, dans certains cas. Il faut de la souplesse ! Trois maires sur quatre pensent que le transfert de compétences rigide des communes aux intercommunalités a des conséquences négatives…
Si le département est l’échelle pertinente de l’action locale, notamment dans les territoires ruraux isolés, il peut aussi s’avérer pertinent de déconcentrer l’action de l’État et des territoires. Je pense en particulier à la mise en place de sous-préfets développeurs, une idée défendue par notre ancien collègue Alain Bertrand, auquel je rends hommage : ils seraient chargés de développer l’emploi dans les territoires ruraux et difficiles, mais aussi d’aider les maires dans leurs projets.
La différenciation est capitale en matière économique, touristique et de services publics. Il faut aider davantage les collectivités territoriales qui créent des ateliers relais, soutenir davantage l’équipement des entreprises, sans forcément établir de lien avec le nombre d’emplois créés – de la souplesse, là aussi – et instaurer des avantages fiscaux de type ZRR (zone de revitalisation rurale) et zone franche dans les zones ciblées hypodenses sur le plan démographique. Il convient également de renforcer les aides pour les artisans et commerçants en dotant le Fisac beaucoup mieux qu’actuellement.
L’objectif est de maintenir la vie et d’assurer le remplacement des emplois agricoles, dont les deux tiers ont été perdus en trente ans dans certains territoires. L’agriculture aussi doit être soutenue, notamment dans les secteurs d’élevage, et bénéficier de différenciations de la part de l’Europe et de l’État. Il n’y aura pas de ruralité sans agriculteurs ! Leur métier est très difficile, mais indispensable à la Nation et à l’aménagement du territoire.
Les services publics – écoles, collèges, gendarmerie – doivent eux aussi bénéficier de différenciations pour être conservés dans les zones hypodenses ; France Services peut être une possibilité.
Le tourisme rural également doit être différencié pour être pérennisé. Je pense notamment à la réhabilitation des hôtels et des villages de vacances.
La suppression de l’artificialisation des terres de façon uniforme sur tout le territoire pénalise fortement les petites communes rurales, qui avaient déjà, sans PLU (plan local d’urbanisme), beaucoup de mal à obtenir un permis de construire. Là aussi, la différenciation est nécessaire.
Oui, pour redonner de la vie et de l’espoir dans les territoires difficiles, notamment ruraux, il faut renforcer le département par décentralisation et réaliser une déconcentration avec un service managé par un sous-préfet développeur, mais surtout différencier, pour adapter l’action de l’État fort aux spécificités de chaque territoire. L’excellent président de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation, M. Jean-Marie Bockel, nous indique, dans sa lettre du 11 juin dernier, que 68 % de nos concitoyens sont favorables à l’adaptation de la loi aux spécificités des territoires.
Pour arriver à ce résultat, les élus ne souhaitent pas de modification de la Constitution, plus de loi tous les cinq ans – bref, pas de bouleversement.
Si, monsieur Kerrouche, nous approuvons complètement l’esprit de votre proposition de résolution et si, comme vous, nous croyons à un État fort qui assure l’égalité des citoyens sur tout le territoire, votre texte nous paraît pour l’instant trop imprécis pour que nous puissions le voter en l’état. Reste que le Sénat, qui représente les territoires, doit bel et bien être, comme ce matin, force de propositions pour la décentralisation, la déconcentration et la différenciation.
Madame le ministre, le Gouvernement doit prévoir, dans le projet de loi 3D, des mesures pragmatiques et efficaces pour maintenir la vie dans les territoires difficiles, notamment ruraux. (MM. Jean-Marie Bockel et Didier Rambaud applaudissent.)
Mme la présidente. Monsieur Chasseing, vous auriez pu prendre la parole depuis la tribune. Je vous rappelle, mes chers collègues, que, depuis lundi dernier, les orateurs peuvent parfaitement s’adresser à l’assemblée depuis la tribune.
La parole est à Mme Françoise Gatel.
Mme Françoise Gatel. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, j’associe à mon propos Jean-Marie Bockel, président de notre délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation – laquelle se réunit en ce moment même.
La proposition de résolution de nos collègues socialistes prend place dans un débat récurrent, où les hésitations alternent avec l’audace. La décentralisation est-elle une complainte, un refrain, une exigence ? Elle est en tout cas une conviction, défendue par le Sénat, sur l’initiative du président Larcher, mais aussi par le groupe Union Centriste, qui, en septembre dernier, a organisé un colloque auquel vous avez participé, madame la ministre, et qui a formulé huit propositions en appelant à un nouvel acte de décentralisation et de différenciation – son titre était : « Tous égaux, tous différents ».
La nécessité de la décentralisation est affirmée aussi par le Président de la République. C’est l’origine du projet de loi que vous préparez, madame la ministre.
Les concepts en débat attirent et effraient en même temps. Nous sortons d’un cycle de réformes territoriales inventives pour certaines, comme la recomposition des régions, mais un peu brouillonnes, à l’instar de la loi relative au statut de Paris et à l’espace métropolitain, et par trop « corsetantes », comme la loi NOTRe – le tout ayant été mené parallèlement à un véritable essorage des finances locales.
Destinées à améliorer l’efficacité de l’action publique, ces lois ont-elles atteint leur objectif ? Sans doute sont-elles perfectibles, puisque nous voici réunis ce matin pour songer à remettre l’ouvrage sur le métier. La porte a été entrouverte par la loi Engagement et proximité, qui a desserré l’étau qui emprisonnait le bloc local.
À l’issue de ces lois territoriales, les élus ont exprimé irritation et asphyxie. Parallèlement, la crise sociale des « gilets jaunes » a violemment révélé le sentiment d’abandon des territoires. Quant à la crise sanitaire du Covid-19, elle a révélé à ceux qui l’ignoraient la capacité de mobilisation des collectivités territoriales et leur agilité, qui leur ont permis d’inventer des solutions ; elle a manifesté aussi l’efficacité d’un partenariat intelligent entre l’État territorial, représenté par les préfets, et les élus locaux.
La vérité d’une République construite sur deux piliers – l’État et les collectivités territoriales – s’impose plus que jamais comme une évidence pour la performance de l’action publique au service de nos concitoyens.
Décentralisation, déconcentration, différenciation : cette audace fracasserait-elle la République une et indivisible, à laquelle tous, ici, nous sommes profondément attachés ? Je ne le crois pas.
L’article 61-1 de la Constitution assure la garantie des droits et libertés pour tous. Mais l’égalité n’est pas l’uniformité, ce dont le Conseil constitutionnel est convenu en 1995 : dans une décision relative à la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire, il a jugé que le législateur, ayant prévu la passation de conventions locales destinées à tenir compte de la spécificité de situations territoriales, avait mis en place une procédure qui, loin de méconnaître le principe d’égalité, constituait un moyen d’en assurer la mise en œuvre. Traiter différemment des situations différentes n’est donc pas déroger au principe d’égalité : c’est, au contraire, l’appliquer.
La définition du mode de scrutin selon la taille des communes fracture-t-elle la République ? La reconnaissance des spécificités des territoires d’outre-mer et la création de la Collectivité européenne d’Alsace fracturent-elles la République ? Le pacte breton, que vous connaissez bien, madame la ministre, qui permet de gérer au niveau régional le dispositif Pinel d’aide à la construction afin d’éviter des spéculations foncières, fracture-t-il la République ?
Au contraire, ces réalités confirment la pertinence et la nécessité d’une adaptation aux réalités locales dans leur diversité. L’unité de la République est respectée et garantie, car, chose très importante, ces adaptations sont réalisées sous l’autorité du législateur.
Seulement, chaque fois, nous agissons par touches ponctuelles, comme si nous ravaudions ou réparions, par un droit des exceptions. Or la République ne peut pas être une addition d’exceptions. Comment réussir ce que nous appelons de nos vœux dans le respect d’une République une et indivisible ?
Il faut une volonté affirmée et constante de l’État, dans un esprit de confiance dans les élus locaux. Il faut aussi changer l’esprit de la fabrique de la loi. Comme le disait Portalis, « les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois » : la loi doit se borner à définir un cadre, comme un champ des possibles permettant initiatives et expérimentations, qu’il faut encourager, puis pérenniser sans nécessairement les généraliser.
De même, il faut ériger la subsidiarité en principe sacré, si je puis dire, pour permettre au niveau pertinent d’agir.
Clarifier les missions de l’État central et de l’État territorial est tout aussi nécessaire.
Nous devons construire une ossature d’architecture qui replace la commune au cœur du dispositif, par sa compétence générale. Il faut aussi définir, pour chaque niveau d’organisation, un cœur de métier, en permettant une articulation avec d’autres collectivités territoriales par des délégations ou des contractualisations.
Il importe également, comme nos collègues socialistes le soulignent, d’encourager l’articulation horizontale des territoires. En effet, le mode de vie de nos concitoyens transgresse quotidiennement les frontières administratives. Les territoires ne peuvent s’ignorer, ni les métropoles prospérer en cultivant l’indifférence à l’égard de leur territoire. La récente loi d’orientation des mobilités est un exemple de raisonnement pertinent : elle introduit l’échelle des bassins de mobilité, donc des bassins de vie.
Comme dans toute recette, madame la ministre, il y a des ingrédients de base, indispensables : la capacité financière des collectivités territoriales à assumer leurs missions dans le respect de leur autonomie, avec une péréquation d’État pour réguler les écarts, mais aussi le soutien à l’engagement citoyen et la juste reconnaissance de celui-ci par un vrai statut de l’élu.
Le groupe Union Centriste est convaincu de l’impérieuse nécessité d’une audace décentralisatrice, en confiance avec les élus locaux. Dans cet esprit, nous nous sommes pleinement associés à la réflexion initiée par le président du Sénat, à travers la mission de corapporteur de notre collègue Jean-Marie Bockel.
Je salue l’initiative de nos collègues socialistes, qui permet d’ouvrir avec vous, madame la ministre, un débat qui ne saurait tarder. Si nous souscrivons à l’esprit général de la proposition de résolution, nous avons quelques différences sur un certain nombre de mesures. La richesse de la démocratie naissant de la différence, nous nous abstiendrons. (Applaudissements sur des travées du groupe SOCR – Mme Michelle Gréaume applaudit également.)
M. Vincent Éblé. Le groupe UC s’abstient : quelle audace ! (Sourires.)
Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Pemezec.
M. Philippe Pemezec. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je suis très heureux de participer à ce débat sur la décentralisation, un sujet fondamental. Je regrette simplement que ceux qui ont réclamé ce débat soient les mêmes qui ont multiplié les lois détruisant la belle loi de 1983… (Exclamations ironiques sur les travées du groupe SOCR.)
M. François Bonhomme. Il faut le rappeler !
M. Jean-Pierre Sueur. Votre groupe avait voté contre !
M. Vincent Éblé. Et ils n’ont jamais été au pouvoir…
Mme la présidente. Mes chers collègues, veuillez laisser l’orateur poursuivre.
M. Philippe Pemezec. Quoi qu’il en soit, depuis quelque temps, nous sommes de plus en plus nombreux à appeler le Gouvernement à prendre conscience qu’il est temps d’ouvrir un acte III de la décentralisation. La crise sanitaire n’a fait que confirmer cette absolue nécessité.
Où donc était l’État, devenu obèse, dans la gestion des masques ? Totalement absent ! Ce sont les communes, les régions et les départements qui ont acheté et distribué les moyens de protection nécessaires à l’ensemble de la population. Dans ma commune, nous avons même dû fournir la police nationale pour qu’elle puisse effectuer ses contrôles…
Où donc est l’État, devenu obèse, dans la gestion des tests ? À longueur de conférences de presse, le ministre de la santé nous a annoncé le passage à 700 000 tests par semaine. On doit être à peine à la moitié – mais impossible d’avoir des chiffres… Là aussi, ce sont les collectivités territoriales qui ont fait le travail. Au Plessis-Robinson, par exemple, nous avons testé tous les agents communaux au contact des enfants et des personnes fragiles ; nous avons même élargi les tests aux agents de l’éducation nationale, ce mammouth impotent, parce qu’on nous l’a demandé…
Oui, l’État s’est perdu ! À vouloir s’occuper de tout, il ne s’occupe plus de rien, notamment pas d’assumer les missions régaliennes, pourtant sa raison d’être : la politique étrangère et la place de la France dans le monde, l’immigration, la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, le bon fonctionnement de la justice – les derniers rebondissements de l’affaire Fillon ne plaident pas en faveur de l’institution judiciaire.
Oui l’État s’est perdu, et il est en train d’envoyer le navire France par le fond, alors que notre pays a un potentiel et des ressources peut-être uniques : un territoire et surtout un maillage local extraordinaires, une histoire, une culture, des savoir-faire que le monde entier nous envie et que nous n’arrivons plus à faire prospérer, du fait d’un système politique à bout de souffle.
Les Français l’ont d’ailleurs bien compris et l’appellent de leurs vœux. Un sondage réalisé par la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation révèle que trois Français sur quatre estiment que la décentralisation est une bonne chose et souhaitent son renforcement.
Alors oui, 1 000 fois oui, il faut passer à un acte III de la décentralisation pendant qu’il est encore temps, au moment où nous abordons un tournant majeur de notre histoire et où nous devons faire face à la crise économique, sociale et environnementale sans doute la plus grave que nous ayons connue depuis 1929.
Ce débat capital sur la décentralisation, chacun en est conscient, ne fait que commencer. Nous n’en sommes pas encore à détailler les mesures et les solutions qui nous permettraient de trouver un équilibre entre la capitale et les régions, entre la métropole et les zones périurbaines, entre la ville et les territoires ruraux, car, avant d’en arriver à ces mesures précises, il faut commencer par se débarrasser de quelques contre-vérités.
La première de ces contre-vérités est la confusion entre décentralisation et déconcentration. Nul n’est besoin, dans cette noble assemblée, de rappeler nos cours de droit précisant que la première – la décentralisation – consiste à déléguer des pouvoirs aux assemblées territoriales élues, alors que la seconde – la déconcentration – se contente de renforcer les pouvoirs de l’administration préfectorale dans les territoires, ce dont, bien sûr, nous ne voulons pas.
J’ai noté plusieurs fois que le Président de la République, pourtant issu de la plus haute école d’administration, fait souvent la confusion entre les deux, sans doute à dessein, imité en cela par notre ami le ministre délégué aux collectivités territoriales, Sébastien Lecornu, qui m’a fait sursauter il y a quelques semaines en parlant des maires comme des agents de l’État dans leur commune.