M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Mizzon. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Jean-Marie Mizzon. L’usage du numérique est devenu vital pour notre économie et notre société : chacun en convient, singulièrement en ces temps de crise sanitaire.
Or la fracture numérique que nous connaissons n’est pas seulement technologique et liée à l’insuffisante couverture du territoire en haut débit ; elle est également culturelle. Rechercher des informations, accéder à ses comptes en ligne, consommer, communiquer mobilise désormais des ressources nouvelles et la maîtrise des outils et langages numériques.
Dès lors, la formation au numérique n’est pas une option, et la lutte contre l’illectronisme doit devenir une grande cause nationale. C’est le constat que la mission d’information sur l’illectronisme, que j’ai l’honneur de présider, a dressé dès le début de ses travaux, en tirant les leçons de cette terrible épidémie qui a désorganisé nos vies et anesthésié notre économie.
Il y a urgence à lutter contre la fracture numérique. L’administration se dématérialise à très grande vitesse. Il y a vingt ans, 4 500 contribuables seulement déclaraient leurs revenus en ligne, contre plus de 20 millions de foyers en 2017.
L’État, toujours à la recherche d’économies, a massivement réduit les points de contact physiques avec l’administration et basculé nombre de procédures vers le numérique. Trop vite, trop fortement, a d’ailleurs estimé le Défenseur des droits, que nous avons entendu lundi et qui avait alerté, dès avril 2018, sur les conséquences d’une dématérialisation trop rapide des services publics. Une minorité significative de la population française ne maîtrisant pas le numérique risque de voir ses droits reculer.
Pour prévenir une telle situation et réussir l’inclusion numérique, tout doit être fait pour embarquer le plus grand nombre.
Il faut d’abord des financements à la hauteur des enjeux, et donc importants. À côté des 20 milliards d’euros du plan France Très haut débit, les financements publics alloués à la résorption de l’illectronisme de 13 millions de Français éloignés du numérique sont-ils à la hauteur ?
Il faut ensuite une mobilisation de tous les acteurs, soutenue par une volonté politique forte, évitant une dispersion et concentrant les énergies. L’inclusion numérique est l’affaire de tous. Dans ce domaine, l’État intervient, comme souvent, de manière sans doute trop dispersée ; la mission d’information devra d’ailleurs se pencher sur ce problème. Les rôles respectifs des opérateurs des réseaux de communication, des associations et, plus encore, des collectivités territoriales, notamment des intercommunalités, agissant chacun dans son champ de compétences, devront être fortement coordonnés. Une coconstruction de stratégies locales est souhaitable pour lutter efficacement contre l’illectronisme.
L’école doit apprendre aux élèves à comprendre la Toile dès le collège. Elle doit construire l’égalité des savoirs numériques, notamment au regard des genres, alors que le numérique exprime trop souvent une suprématie masculine.
Il faut enfin que l’illectronisme soit pris en considération dans toutes les politiques publiques de manière transversale. Pour éduquer nos concitoyens au numérique, l’école doit approfondir les apprentissages des usages du numérique. Pour les salariés, la formation professionnelle devra intégrer cette dimension. Pour mettre en œuvre leurs actions, les administrations doivent prendre en compte la non-maîtrise du numérique.
Déployer des infrastructures, dématérialiser les procédures, enrichir sans cesse les plateformes de e-commerce de nouveaux produits et services : ce monde d’après que nous préparons doit tenir compte de l’illectronisme. Ayons l’ambition collective d’éradiquer celui-ci, afin de ne pas laisser un trop grand nombre de nos concitoyens hors connexion, et donc hors du pacte national et républicain ! (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à Mme Élisabeth Lamure.
Mme Élisabeth Lamure. La crise sanitaire a eu un impact majeur et soudain sur la place du numérique dans la vie quotidienne de nos concitoyens et de nos entreprises.
À cet égard, j’admire la réactivité des entreprises, qui, quelle que soit leur taille, se sont adaptées au choc du confinement et à l’arrêt brutal d’activité. Nous avons tous des exemples, dans nos territoires, d’initiatives prises dans les entreprises pour trouver des solutions ingénieuses, adapter leur production, la commercialisation, leurs modes de travail et de management. Production de matériels sanitaires, vente par internet, drive, click and collect, télétravail, visioconférences : la créativité et l’agilité des Français ont trouvé à s’exprimer.
Le Sénat se bat depuis longtemps pour l’accès à la fibre pour tous, et la délégation aux entreprises du Sénat travaille depuis près de dix-huit mois sur la question cruciale de la numérisation des entreprises, en particulier des PME et TPE.
Au travers du rapport de notre collègue Pascale Gruny intitulé « Accompagnement de la transition numérique des PME : comment la France peut-elle rattraper son retard ? », adopté en juillet 2019, la délégation aux entreprises du Sénat a montré que, malgré le succès de ses start-up, la France se caractérise par le retard pris par les TPE et PME pour opérer leur transformation numérique : le classement européen DESI place la France au quinzième rang en 2019. Or la crise amplifie le coût de ce retard dans la numérisation.et l’usage de la fibre par les entreprises. Il est donc impératif d’accompagner celles-ci pour combler ce handicap, tant le numérique joue un rôle crucial pour la reprise et la croissance.
À ce titre, je rappellerai quelques-unes des quatorze propositions de notre rapport qui pourraient être utilement mises en œuvre dans le contexte actuel : créer un crédit d’impôt à la formation et à l’équipement numérique pour les artisans et les commerçants de détail ; pérenniser le dispositif de suramortissement pour les investissements de robotisation et de transformation numérique des PME-TPE et permettre l’inscription à l’actif du bilan de l’ensemble des investissements matériels ou immatériels concernés ; donner à l’Arcep les moyens d’agir avec réactivité pour contrôler le respect des engagements pris par les opérateurs de télécommunications et prendre éventuellement des sanctions ; renforcer l’efficacité de l’Autorité de la concurrence en transposant dans les meilleurs délais la directive ECN+ du 11 décembre 2018.
Cependant, nous avons souhaité aller plus loin. C’est pourquoi j’ai proposé à notre collègue Patrick Chaize, président du groupe numérique du Sénat, de mener des travaux conjoints dès l’automne 2019. Ils ont donné lieu à un rapport d’information, adopté en décembre dernier, dont le titre est révélateur : « Accès des PME à la fibre : non-assistance à concurrence en danger ? ».
En effet, au-delà des services de télécommunications, les services numériques et les innovations associées doivent demeurer compétitifs. Pour cela, deux éléments sont essentiels : l’accès au très haut débit et l’accompagnement de l’écosystème numérique. Dans cette perspective, les opérateurs doivent avoir accès au réseau FTTH, afin de pouvoir offrir des conditions économiquement viables pour les PME-TPE en développant une concurrence effective et loyale sur le marché de gros des télécommunications d’entreprise. Or, malgré la volonté des pouvoirs publics, les résultats ne sont pas à la hauteur.
Nous déplorons aussi que les PME soient les victimes de défaillances en matière de complétude.
Ce retard provient largement d’un manque de dynamisme de l’écosystème des services numériques aux entreprises, dû notamment aux restrictions dans le dégroupage des infrastructures fibre pour le marché des télécommunications d’entreprise par rapport au marché résidentiel. La concurrence par ce dégroupage existe en effet seulement dans les zones « réseau d’initiative publique » (RIP), où les entreprises bénéficient d’un meilleur niveau de services, à des conditions tarifaires favorables. Dans les autres parties du territoire, la régulation de la concurrence sur le marché des télécommunications d’entreprise doit être améliorée afin de favoriser une réelle concurrence sur le marché de la fibre à destination des TPE et PME. Ainsi, nous défendons l’« intérêt général numérique », sujet sur lequel nous alertons le Gouvernement depuis près d’un an.
C’est pourquoi nous déposerons dans quelques jours, avec Patrick Chaize, une proposition de loi en ce sens. Elle visera à renforcer la concertation entre les deux autorités de régulation et à conforter la finalisation de l’ouverture à la concurrence du marché des télécommunications d’entreprise par la régulation.
Ce sujet technique recouvre des enjeux stratégiques majeurs pour l’adaptation de nos PME aux défis d’aujourd’hui. Nous n’avons plus d’autre choix que d’agir vite pour soutenir nos entreprises et leurs salariés, où qu’ils soient. Monsieur le ministre, nous comptons sur vous pour soutenir notre démarche. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Michel Houllegatte. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. Jean-Michel Houllegatte. À la faveur de la crise, le numérique s’est affirmé comme un formidable outil de continuité de la vie de notre pays, un facteur de résilience de notre société, un bien essentiel, un nouveau droit, un service de base, au même titre que l’eau et l’électricité. Aussi devons-nous saisir l’occasion de la transcription en droit français de la directive européenne concernant le service numérique universel pour engager un débat au Parlement, afin de définir les contours et les modalités de ce service.
Les réseaux ont tenu face à l’accroissement significatif des usages : le trafic internet a en effet augmenté de 20 % à 30 % et le trafic voix a été multiplié par deux ! Mais la crise a mis aussi en relief les fragilités liées aux fractures numériques, qu’elles soient territoriales ou sociales, comme l’a souligné avant moi Viviane Artigalas. Les naufragés du Net, dont on estime le nombre à 13 millions, ont, pour certains, bénéficié de quelques bouées de sauvetage, dont la distribution à titre caritatif n’a pas manqué d’être médiatisée… Ce n’était pas à la hauteur de l’enjeu, à savoir rétablir une égalité de droits.
De même, le télétravail a créé une nouvelle barrière sociale entre ceux qui avaient la possibilité d’y recourir et les autres, entre les protégés et les exposés.
Concernant la fracture territoriale, nous devons poursuivre et accélérer le déploiement des réseaux, dont le rythme s’est ralenti. Certes, les opérateurs, hormis la fermeture des boutiques commercialisant produits et services, ont été peu impactés, à l’inverse des entreprises de BTP ou de maintenance, qu’il faut continuer à soutenir, sauf à perdre les compétences durement acquises ces derniers temps, qui ont permis à la filière de livrer 4 millions de prises en 2019. Les réseaux d’initiative publique, qui démontrent chaque jour que les infrastructures sont un bien commun, doivent être soutenus par le biais du guichet numérique afin de boucler les plans de financement.
Dans le même ordre d’idées, les leçons de l’expérimentation menée pour fluidifier les procédures administratives doivent être tirées en ce qui concerne les permissions de voirie, l’accès aux colonnes montantes des copropriétés ou les appuis communs sur les réseaux électriques. Enfin, concernant la téléphonie mobile, les engagements du New Deal doivent être tenus.
Mais cette crise a aussi mis en relief la vulnérabilité du Net et, sans doute, la nécessité de nouvelles régulations.
La ruée vers le numérique a fait que les noms d’applications comme Webinaire, Zoom ou BlueJeans sont passés dans le langage commun. Dans la précipitation, nous avons produit de la donnée, entrouvert les portes de nos systèmes d’information, alors que la cybercriminalité individuelle ou organisée, y compris étatique, n’a cessé de progresser.
Nous devons, au plan national, renforcer notre action pour la production de services numériques sécurisés en gérant les données comme une ressource précieuse, constituant le carburant qui alimente la nouvelle économie numérique, et ne pas laisser aux Gafam la possibilité d’accroître leurs monopoles.
La régulation doit concerner également les flux, pour éviter les embouteillages sur les nouvelles autoroutes de l’information. D’ailleurs, les opérateurs ont appelé les consommateurs à faire preuve de « civisme numérique ». Même si les principaux acteurs, comme Netflix, ont réduit de 25 % l’intensité de trafic et si YouTube a paramétré ses vidéos, par défaut, sur une qualité d’image standard, voire dégradée, la crise met en évidence le poids considérable pris par le streaming vidéo dans les usages numériques : il représente environ 50 % du trafic internet en France ! Elle met aussi en lumière notre dépendance aux grands acteurs du streaming, presque tous américains, et nous incite à revisiter, certes avec précaution, le principe de neutralité du web pour canaliser les flux liés à ces usages vidéo.
Enfin, n’oublions pas que le numérique a une empreinte environnementale, même si ses externalités sont largement positives. Les flux de données à stocker, les terminaux, dont la fabrication consomme des matières premières, ont un impact grandissant sur l’environnement.
Monsieur le ministre, cette crise démontre la nécessité de construire une stratégie numérique républicaine englobant les infrastructures, les services et les usages, pour un numérique durable au service de tous nos concitoyens. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
M. Jean Bizet. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Guillaume Chevrollier. (M. Patrick Chaize applaudit.)
M. Guillaume Chevrollier. Référent, aux côtés de Patrick Chaize et de Jean-Michel Houllegatte, de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable sur les questions d’aménagement numérique du territoire en cette période de crise sanitaire, je m’associe aux propos tenus par mes collègues concernant les inégalités territoriales en matière d’accès au numérique.
La crise confirme malheureusement la pertinence des positions défendues par notre commission et notre assemblée depuis tant d’années. « Malheureusement », car on ne peut pas se réjouir d’avoir raison, alors que confinement a rimé avec isolement pour des millions de Français éloignés du travail, de l’éducation, de la santé, faute d’un accès satisfaisant aux infrastructures numériques. J’appelle donc le Gouvernement à prendre acte de ces constats et à placer l’aménagement numérique du territoire en bonne position dans les priorités pour la relance à venir.
Je m’exprime également en tant que corapporteur de la mission d’information relative à l’empreinte environnementale du numérique, lancée par la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable en janvier dernier. Je rappelle que le numérique représente environ 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde. Ce chiffre pourrait doubler d’ici à 2025. La croissance de l’empreinte environnementale du numérique est extrêmement inquiétante : inquiétante pour notre capacité à respecter les objectifs de l’accord de Paris, inquiétante pour le maintien du caractère d’outil de résilience du numérique dans la perspective des crises futures. Je considère que le numérique ne continuera à être un facteur de continuité des activités essentielles de notre nation qu’à condition d’être plus sobre.
Cela devra être une exigence de la relance. Il ne fait pas de doute que, dans nos territoires, les projets « smart », comme les projets de ville intelligente, vont se développer. Ces projets visent parfois à réduire la consommation énergétique des bâtiments et à diminuer la pollution urbaine en fluidifiant le trafic. Il convient de systématiser les évaluations environnementales préalables à ces opérations de numérisation, en intégrant notamment une analyse du cycle de vie des équipements numériques installés. Pour cela, il faut donner aux acteurs les moyens de quantifier les impacts environnementaux associés à certains usages et à certains équipements. Notre mission d’information préconisera de mettre à disposition du public une base de données afin de permettre aux entreprises et aux administrations d’évaluer les incidences environnementales de leurs programmes de numérisation.
L’information environnementale doit également être disponible pour les consommateurs. À titre d’exemple, nous avons parfois observé, pendant le confinement, un report de la connexion à l’internet vers les réseaux mobiles, pourtant beaucoup plus énergivores et fragiles que les réseaux fixes. Dans certains cas, les réseaux mobiles sont trop largement sollicités via les smartphones, malgré la disponibilité des réseaux fixes. Il existe donc des pratiques non optimales, qui menacent la résilience des réseaux et dégradent le bilan environnemental du numérique. Nous sommes convaincus qu’une meilleure information du consommateur sur l’impact environnemental de sa connexion mobile est nécessaire. Dans certaines zones, en revanche, le report vers les réseaux mobiles démontre l’insuffisant déploiement de la fibre : on se connecte via son smartphone à la 3G ou à la 4G faute de mieux. Atteindre les objectifs du plan France Très haut débit, visant à une généralisation de la fibre dans notre pays, relève donc autant d’une nécessité au regard de l’aménagement numérique du territoire que de la mise en œuvre d’un levier pour réduire l’empreinte environnementale du numérique.
Enfin, je tiens à rappeler qu’un numérique plus sobre, c’est également un numérique plus accessible. À titre d’exemple, une page internet lourde est d’autant plus longue à charger que la qualité de la connexion est limitée : de nombreux concitoyens en ont fait l’expérience pendant le confinement. Nous devons donc aujourd’hui tendre vers une plus grande sobriété des services numériques. Plusieurs pistes sont d’ores et déjà étudiées par la mission d’information. Ainsi, le lancement automatique de vidéos, qui ralentit considérablement le chargement de certaines pages, pourrait être interdit, ou du moins encadré. L’écoconception des sites des administrations ou des grandes entreprises pourrait être rendue obligatoire, un pouvoir de sanction étant confié à l’Arcep.
Voilà quelques premières pistes que notre mission d’information sur l’empreinte environnementale du numérique a explorées. Nous ne manquerons pas, monsieur le ministre, de vous détailler dans les semaines et les mois à venir les résultats de nos travaux. Une chose est certaine : nous avons aujourd’hui l’occasion de bâtir une société numérique plus inclusive, plus durable et plus résiliente face aux crises. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Julien Denormandie, ministre auprès de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, chargé de la ville et du logement. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais tout d’abord m’associer aux nombreux remerciements qui ont été adressés au groupe Union Centriste, et plus particulièrement à vous, madame Loisier, pour avoir inscrit à l’ordre du jour ce débat sur une question ô combien importante.
Je vous prie d’excuser Cédric O, retenu à l’Assemblée nationale par le débat sur StopCovid, qui se tiendra ce soir dans votre hémicycle.
Je souhaiterais vous faire part d’un certain nombre de convictions.
Ma première conviction, exprimée par beaucoup d’entre vous, c’est que pouvoir accéder au numérique, à internet, à la téléphonie mobile, est aujourd’hui non pas un luxe, mais un droit. Ce n’est pas un luxe, parce que c’est une nécessité, et c’est un droit, parce que l’égalité est l’un des principes fondamentaux de notre République. Or l’égalité n’est pas assurée lorsque l’on ne bénéficie pas du même accès au numérique et à la téléphonie mobile selon le territoire où l’on vit.
Ma deuxième conviction, c’est qu’on a eu trop tendance à présenter le numérique comme le remède miracle à beaucoup de maux, notamment en matière d’aménagement du territoire. On a trop souvent dit à certains de nos concitoyens : « Ne vous inquiétez pas, si cet aménagement n’est pas réalisé, c’est parce que le numérique arrive. » En fait, année après année, on constatait des suppressions de services, mais le numérique n’arrivait pas dans tous les territoires… Il est donc extrêmement important de souligner que, bien loin de combler les inégalités territoriales, le numérique les a plutôt accentuées pendant nombre d’années. Cela rend d’autant plus impérieuse la nécessité de couvrir le territoire de manière massive, tout en accompagnant les usages.
Voilà trois ans, quand j’ai pris mes fonctions, au cours d’un tel débat, nous ne parlions que des infrastructures, très peu des usages. Aujourd’hui, on parle beaucoup plus des usages, ce qui veut dire que le débat a évolué, parce que, précisément, beaucoup de choses ont été faites en matière d’infrastructures, et pas uniquement par le Gouvernement : je n’oublie jamais que le donneur d’ordres, in fine, en matière de déploiement du numérique ou de téléphonie mobile, c’est la collectivité territoriale. En fait, ma troisième conviction est que c’est l’action d’une équipe du numérique réunissant les collectivités territoriales, les opérateurs et l’État, intervenant en appui, qui a permis que l’on parle désormais beaucoup plus des usages, les infrastructures se déployant de manière beaucoup plus rapide qu’il y a trois ans.
Comme l’ont souligné les sénateurs Chaize et Houllegatte, le premier constat est que les réseaux ont tenu pendant toute la période du confinement. Nous pouvons être fiers de nos opérateurs du numérique. Je salue l’action du secrétaire d’État au numérique et de ses équipes, qui se sont fortement mobilisés.
Mmes Loisier, Assassi et Saint-Pé, MM. Collin, Chaize, Houllegatte et Chevrollier m’ont interrogé sur la progression du déploiement des infrastructures.
Nous avons d’abord opéré un changement de paradigme en janvier 2018, avec ce que l’on a appelé le New Deal. En fait, on se plaignait depuis des années d’un système coconstruit en premier lieu par l’État, qui organisait tous les deux ans des enchères et demandait beaucoup d’argent aux opérateurs. Ces derniers, pour rentabiliser leurs investissements, s’attachaient à couvrir prioritairement les zones denses. Nous avons donc changé les choses avec le New Deal : désormais, on demande moins d’argent aux opérateurs, mais on leur impose des obligations en termes de développement des infrastructures dans les territoires.
Fin 2019 a été lancée la couverture de 1 361 zones blanches. Dans les tout prochains jours, je publierai un décret pour en ajouter 481 nouvelles. Cela fera près de 1 800 zones blanches en voie de couverture, avec obligation de mise en service. Lors du précédent quinquennat – je suis bien placé pour le savoir, puisque j’y travaillais au côté d’Emmanuel Macron –, le programme « mobile » avait identifié 600 zones blanches, dont bon nombre, in fine, n’avaient pas été couvertes, faute d’obligation de résultat. L’un des éléments fondamentaux du New Deal est qu’il y a une obligation de résultat, avec un pouvoir de sanction dévolu à l’Arcep.
Plusieurs d’entre vous l’ont dit, en 2019 ont été installées 4,8 millions de prises raccordables, soit deux fois plus qu’en 2017. Là aussi, c’est grâce à la grande équipe du numérique constituée des collectivités territoriales, donneurs d’ordres et premiers financeurs, des opérateurs et de l’État, qui accompagne.
Les opérateurs ont été touchés par la crise. Que fait-on pour retrouver le niveau d’avant celle-ci ?
Tout d’abord, nous poursuivons le soutien au titre du FSN, le fonds de solidarité numérique. Nous disposons aujourd’hui d’une enveloppe de 280 millions d’euros. Un cahier des charges a été présenté en février 2020. Le retour des collectivités territoriales est attendu jusqu’au 15 septembre.
Ensuite, nous allons permettre le versement d’acomptes au titre du FSN, pour faire en sorte que les choses aillent plus vite.
Par ailleurs, nous serons très attentifs au respect par les opérateurs des engagements calendaires, sauf s’il est justifié d’en décaler certains. Cependant, nous continuerons à « mettre une bonne pression dans le tube », pour reprendre une expression que j’ai employée hier devant votre commission de l’aménagement du territoire et du développement durable.
Enfin, nous avons annoncé la création d’un guichet « cohésion des territoires », aux fins de donner un coup de pouce de 150 euros à ceux de nos concitoyens qui ont besoin d’une technologie autre que filaire. Le dispositif n’étant pas utilisé à plein, nous allons élargir les critères d’éligibilité pour pouvoir accompagner plus de personnes.
Nous avons beaucoup travaillé avec Enedis, madame Loisier, pour faire en sorte que, lorsque des difficultés apparaissent ici ou là, on puisse adresser directement les bons messages au bon endroit. Une plateforme recensant les incidents a ainsi été créée : plus de deux cents signalements de difficultés de raccordement électrique ou autres ont été faits.
Concernant la méthode, nous avons mis en place une sorte de comité de pilotage depuis maintenant deux ans. Je l’ai réuni en début de semaine avec Agnès Pannier-Runacher et Jacqueline Gourault. Y sont représentés toutes les associations d’élus, y compris celles d’élus de montagne, madame la sénatrice Artigalas, les opérateurs et, bien évidemment, l’État. Ce comité de pilotage permet un suivi très précis.
Nous allons continuer à travailler sur la base adresse nationale avec vous, monsieur le sénateur Chaize, en lien avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires, l’ANCT.
En définitive, les deux objectifs d’un « bon » débit pour tous en 2020 et du très haut débit pour tous en 2022 doivent être tenus ; décaler ces échéances n’est pas du tout à l’ordre du jour.
Mme Artigalas, MM. Collin et Mizzon ont fait observer que beaucoup de nouveaux usages du numérique sont apparus pendant la crise que nous avons traversée.
Je pense par exemple au maintien du lien social et éducatif. En tant que père de quatre enfants, j’ai pu mesurer tout l’intérêt des cours à distance, de la « Nation apprenante », mais, parallèlement, en tant que ministre de la ville, je me suis aussi rendu compte que c’était terriblement inégalitaire. Ainsi, le taux de décrochage des élèves était très élevé dans un certain nombre de quartiers prioritaires de la politique de la ville. J’ai rencontré à Trappes, voilà quelques jours, des mères de famille qui m’ont expliqué toutes les difficultés qu’elles avaient rencontrées, pendant la période de confinement, pour assurer la continuité éducative. Nous avons donc mis en place un fonds de 10 millions d’euros pour acheter du matériel informatique et rendre possible cette continuité éducative sur un certain nombre de territoires ; il est déjà plus qu’à moitié consommé un mois après sa création.
Cet exemple montre très bien en quoi le numérique peut à la fois jouer un rôle très positif et contribuer à creuser les inégalités.
Un deuxième usage du numérique qui s’est développé à l’occasion de la crise, c’est la télémédecine : le nombre de consultations selon cette modalité est passé de 10 000 avant la période de confinement à 500 000 fin mars, puis à un million début avril, soit une multiplication par 100.
Pour les responsables politiques que nous sommes, c’est un élément qui doit absolument être pris en compte. Comment aller plus loin ? Le Gouvernement avait déjà commencé à travailler sur ce sujet, notamment en permettant un certain nombre de remboursements au titre de la télémédecine. Puisque vous aurez tout à l’heure un débat sur l’application StopCovid, je n’en parlerai pas ici.
On a également constaté des usages de solidarité, avec un développement incroyable du recours aux réseaux pour maintenir le lien social. Je me bornerai à citer l’exemple des plateformes mettant en relation les associations recherchant des bénévoles et les personnes souhaitant s’engager. Le numérique peut permettre à la solidarité de s’organiser. C’est un point très important à souligner.
J’en viens à la question de la formation. Beaucoup d’entre vous l’ont dit, dans notre pays, 13 millions de personnes déclarent aujourd’hui être en situation d’illectronisme. Ce sont autant de personnes qui voient le TGV passer en bas de chez eux sans pouvoir y monter ! C’est l’autre grand facteur de creusement des inégalités. Pour y remédier, le Gouvernement a déployé un certain nombre de dispositifs, en lien avec les collectivités territoriales. Je pense évidemment au pass numérique, à la structuration de lieux de médiation et de formation, ainsi qu’aux plus de 1 800 tiers lieux en voie de déploiement sur notre territoire, autant dans les zones urbaines qu’en milieu rural. Je remercie le sénateur Collin d’avoir mentionné ce dispositif, pour lequel le Gouvernement a lancé un grand plan de développement, que nous avons annoncé, avec Jacqueline Gourault, quelques semaines avant le début du confinement : il s’agit de créer 300 nouveaux tiers lieux, dont 150 dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, le numérique étant un vecteur d’excellence pour ces territoires.
J’évoquerai enfin la plateforme Solidarité numérique, créée sur l’initiative du secrétaire d’État Cédric O, qui a été beaucoup utilisée pendant la période de confinement.
Je prends bonne note des propositions formulées à la fois par Mme Artigalas et M. Mizzon, qui en appellent à une volonté politique d’aller encore plus loin en matière d’usages du numérique pour la formation. C’est aussi l’objet de la proposition de loi évoquée par Mme la sénatrice Lamure.
Sur le plan économique, la priorité a été de soutenir des acteurs du numérique. Je pense au plan de soutien aux start-up de 3 milliards d’euros qui a été mis en place immédiatement pour aider ces futurs fleurons de l’économie française.
Au-delà de ce plan, au-delà des préfinancements, au-delà de l’utilisation du programme d’investissements d’avenir (PIA), il y a tout ce que nous faisons depuis maintenant trois ans en faveur du développement de cette économie. Je ne citerai qu’un exemple à cet égard : la création du Next40.
Enfin, à propos du télétravail, beaucoup de bonnes questions ont été posées, auxquelles je n’apporterai aucune réponse certaine.
Le constat qui a été rappelé par l’un d’entre vous est très juste : avant la crise, le recours au télétravail était en France moitié moindre que la moyenne européenne. Le télétravail a bouleversé l’ensemble de notre société pendant la période de confinement. Cela va-t-il conduire à beaucoup de changements durables ? En tout cas, ce qui est sûr, c’est que le regard de beaucoup d’entre nous sur le télétravail a évolué.
Le gouvernement auquel j’appartiens croit beaucoup au télétravail. D’ailleurs, les ordonnances prises par Mme la ministre du travail le favorisent grandement, puisqu’elles permettent à des salariés de demander sa mise en place à leurs employeurs.
Cependant, certaines questions très justes ont été soulevées au cours de ce débat, comme celle du lien entre télétravail et inégalités sociales. Il ne faudrait pas qu’il y ait, d’un côté, une France de cols blancs pouvant accéder au télétravail, et, de l’autre, une France de cols bleus privés de cette possibilité, comme cela a parfois pu être observé pendant la crise sanitaire. L’isolement social est un autre vrai sujet, qu’il nous faut aussi aborder.
À ces questions, nous n’avons pas de réponses préconçues. Cela doit nous amener à travailler pour appréhender les conséquences de l’ampleur nouvelle prise par le télétravail à la suite de la crise que nous avons traversée. Comme l’a rappelé Mme Assassi, le télétravail produit des effets sur d’autres considérants. Ainsi, on observe que, depuis la sortie du confinement, beaucoup de demandes de nos concitoyens en matière de logement ont changé. Le logement devient un nouveau lieu d’usage du numérique : il est très important de le prendre en compte.
Enfin, plusieurs d’entre vous, en particulier Mme Loisier et M. Houllegatte, ont évoqué la question de la régulation des plateformes numériques, notamment à l’échelle européenne. Après plusieurs années de discussions, la Commission européenne a adopté, à l’été 2019, un règlement, dit « Platform to business », qui entrera automatiquement en vigueur dès le 12 juillet 2020 et contribuera à renforcer la protection des consommateurs sur les grandes plateformes numériques. Un projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne, qui doit être présenté prochainement au Parlement, permettra d’adapter notre droit aux nouvelles dispositions qui s’appliqueront dans le cadre de ce règlement européen, au travers notamment d’un renforcement des pouvoirs de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).
En conclusion, je tiens d’abord à vous remercier une nouvelle fois, madame Loisier, ainsi que l’ensemble des membres de votre groupe, d’avoir pris l’initiative de ce débat. On ne doit jamais oublier que c’est toujours l’humain qui doit être placé au centre du numérique. C’est selon moi essentiel. Contrairement à ce que l’on a beaucoup dit jusqu’à présent, le numérique a trop souvent constitué un facteur de creusement des inégalités. C’est pourquoi nous devons complètement inverser la donne : avec le New Deal, nous avons changé de paradigme. Le numérique doit bien évidemment être un élément essentiel d’une relance économique qui soit à la fois inclusive, durable et résiliente, pour reprendre les mots de M. le sénateur Chevrollier. (Applaudissements sur des travées des groupes LaREM et RDSE.)