M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale, rapporteur. Monsieur le ministre, je n’ai pas besoin de vous le dire, car vous le savez déjà, le Sénat tout entier est mobilisé pour participer à la lutte contre ce fléau épouvantable qu’est ce nouveau coronavirus, qui donne la maladie dite du Covid-19. Nous le sommes avec le souci de ne prendre des mesures contraignantes pour nos concitoyens que lorsqu’elles sont strictement nécessaires, en préservant toujours, autant qu’il est possible dans cette période exceptionnelle, nos libertés, nos droits fondamentaux et la vie privée. Il est d’ailleurs très difficile de trouver le bon point d’équilibre, et je ne suis pas sûr que nous y parviendrons. D’une certaine façon, je pense que la vigilance du Conseil constitutionnel permettrait de prendre le relais de la nôtre. Il me paraît tout à fait important que nos concitoyens sachent que, si nous menons avec résolution ce combat, nous avons l’exigence de lutter avec les armes qui sont celles d’une grande démocratie et d’un État de droit.
À cet égard, je ne sais pas si nous devons remercier le Gouvernement d’avoir accepté d’organiser le débat qui vient de se clore et qui a eu lieu à l’Assemblée nationale la semaine dernière. Nos traditions de courtoisie nous y incitent – donc, je l’en remercie –, mais nous sommes quand même obligés de vous dire qu’il ne s’agit pas d’une libéralité ou d’une faveur qui nous serait faite : c’est le jeu de la démocratie !
M. Philippe Bas, rapporteur. La Constitution prévoit ces débats et ces votes. Ils sont nécessaires !
Si le Gouvernement l’a organisé, c’est parce que nous le lui avons demandé. Je crois que nous avons bien fait. Il a d’ailleurs oublié de nous en remercier. En effet, le Gouvernement a pu trouver au Parlement le moyen de s’exprimer davantage devant les Français, même s’il reste, de notre point de vue, un certain nombre de zones d’ombre entourant la journée du lundi 11 mai.
Monsieur le ministre, vous nous présentez aujourd’hui ce texte. Je veux d’emblée dissiper toute ambiguïté pour nos collègues qui ne siègent ni à la commission des lois ni à la commission des affaires sociales, lesquelles ont déjà examiné ce projet de loi. Ils doivent savoir que ce texte n’est pas la traduction en forme de loi du plan de déconfinement du Gouvernement. Il comporte des mesures certes importantes, mais elles sont ponctuelles. J’ai proposé à la commission des lois de les adopter, moyennant un grand nombre de modifications, dont certaines, très importantes, nous ont été inspirées par la commission des affaires sociales. Le président Milon s’exprimera dans un instant sur ces propositions.
Ce texte comporte – dans la mesure où nous sommes dans la discussion générale, je vais me cantonner aux généralités – des mesures d’aménagement du régime de la quarantaine. Un tel régime existe depuis la nuit des temps : il est déjà dans le code de la santé publique. Vous en faites un usage particulier. Nous avons inscrit des garanties supplémentaires. Je rappelle que c’est surtout pour les outre-mer que vous avez besoin de ces mesures de quarantaine, même si elles peuvent s’appliquer à d’autres circonstances lors de l’entrée sur le territoire national. Nos îles ont besoin d’être protégées, car, si le virus venait à se répandre sur leur territoire, le danger serait grand que l’on ne puisse pas bien soigner les gens comme on peut le faire sur le continent.
À côté des mesures de quarantaine, il y a des mesures qui relèvent du système d’information que vous voulez mettre en place. Ne nous arrêtons pas trop sur le système d’information, car, ce qui est important, c’est ce que vous voulez en faire.
Nous sommes majoritairement d’accord avec la finalité que vous avez retenue. Quelle est-elle ? Il s’agit de remonter les filières de contamination. À un malade ou à quelqu’un qui s’est révélé porteur du virus, il importe de demander qui il a rencontré, dans le but de protéger ces personnes. Ensuite, celles-ci vont devoir être contactées pour faire un test dans les vingt-quatre heures ; le cas échéant, on leur demandera d’accepter de se mettre en quatorzaine pour ne pas courir le risque de contaminer autrui.
Nos compatriotes, qui sont de bons citoyens – ils l’ont prouvé pendant le confinement –, devront respecter ces prescriptions, bien sûr, mais vous ne pouvez pas mettre en place une telle organisation sans un système d’information. L’idéal eût été que ce système d’information soit exclusivement alimenté par des médecins sur la base d’un accord avec le patient, mais c’est inconcevable : il n’y aura jamais assez de médecins pour contacter chaque semaine – je reprends le chiffre du Premier ministre, qui est une évaluation dont je ne connais pas l’exactitude, mais qui donne quand même un ordre de grandeur – plus de 500 000 personnes. Le Premier ministre se dit même prêt à mettre en œuvre 700 000 tests hebdomadaires. Vous ne pouvez pas matériellement organiser cela uniquement avec des médecins qui signalent ce qu’on appelle, dans le jargon de la santé publique, des cas contacts. Il faut obligatoirement passer à une échelle supérieure.
Nous n’aimons pas ce système ; je n’ai rencontré personne au Sénat qui aimait ce système. Pourtant, bien que nous ne l’aimions pas, nous avons accepté en commission des lois de le mettre en place, mais à une condition majeure : le Gouvernement doit accepter un certain nombre de garanties supplémentaires, sur le détail desquelles je ne m’attarde pas maintenant, car nous aurons largement le temps de le faire tout à l’heure.
Enfin, je dois vous dire que nous avons buté sur un petit abcès de fixation dans nos travaux. Je ne veux pas l’exagérer, mais vous voyez bien que, finalement, le confinement est plus facile que le déconfinement.
Le confinement, c’est une règle applicable à tous, sur tout le territoire national : vous n’avez pas le droit de sortir de chez vous, sauf dérogations pour lesquelles vous devez remplir vous-même une attestation, qui pourra être contrôlée. Les contrôles ont d’ailleurs été massifs, comme la commission des lois a pu le vérifier.
Le déconfinement, c’est une multitude de situations qu’il va falloir régir : dans les transports, dans les écoles, dans les entreprises, dans les administrations et même dans les rues. Cela crée naturellement des difficultés.
Le Gouvernement a raison de souligner l’importance des gestes barrières, mais il est également important que les masques soient accessibles aussi massivement que possible. D’ailleurs, spontanément, les Français veulent en porter. Vous pouvez le vérifier tous les jours.
Par ailleurs, nous avons besoin qu’il y ait le moins possible de gens libérés du confinement sur les lieux de travail, dans les transports en commun ou dans la rue, car il y aura toujours, malgré les gestes barrières et les masques, des risques de contamination.
Ainsi, au moment du déconfinement, ce n’est plus l’État qui va dire : « À mes ordres, adoptez le comportement de confinement ! » Ce sont des dizaines de milliers de personnes, qui, chaque jour, vont prendre des décisions. Parmi elles, il y aura des maires, des présidents de grandes collectivités et leurs collaborateurs ; il y aura aussi des chefs d’entreprise. Ces personnes vont prendre des risques dans l’organisation du travail ; elles vont prendre des risques pour le bon accueil des enfants à l’école. Nous voulons permettre à ces décideurs de prendre ces risques sans s’exposer au danger d’une incrimination trop aisée.
Nous avons modifié l’article 1er, non seulement pour vous demander de revenir nous voir plus tôt que vous ne l’aviez prévu si vous voulez prolonger l’état d’urgence, mais aussi pour exiger un aménagement temporaire de la mise en œuvre de la responsabilité pénale de tous ceux qui vont avoir à prendre des risques raisonnés pour permettre au déconfinement progressif de réussir. Nous sommes mobilisés pour réussir le déconfinement, mais pas sans garanties. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et Les Indépendants, ainsi que sur des travées du groupe SOCR.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales, rapporteur pour avis. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à l’issue de bientôt deux mois de confinement, et alors que nous nous réunissons aujourd’hui pour la première fois depuis l’adoption de la première loi d’urgence, je ne peux entamer mon propos sans vous faire part d’une grande satisfaction, dont la période qui s’achève s’est pourtant montrée particulièrement avare : pendant que le pays, dépourvu à ce jour de toute certitude sur son avenir, est engagé dans un moment de son histoire dont il gardera pour longtemps la mémoire et les marques, le Parlement, en particulier le Sénat, n’a pas un instant cessé d’exercer, dans la tempête sanitaire qui nous secoue violemment, la vigilance essentielle et indispensable à tout état d’exception.
Sur le texte soumis aujourd’hui à notre examen, par lequel le Gouvernement nous demande de proroger l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 23 juillet, la commission des affaires sociales s’est saisie pour avis de trois articles et a adopté six amendements, dont cinq ont été retenus par la commission des lois. Un point divise donc nos deux commissions. À mon sens, il résume à lui seul les conditions de la réussite que l’on est en droit, non pas seulement d’espérer, mais d’exiger de la levée du confinement.
Lors de sa déclaration devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre a érigé le point saillant de sa stratégie en un triptyque, dont la célébrité a presque immédiatement concurrencé celle de notre devise républicaine : protéger, tester isoler ; des mots vibrant et généreux, dont le succès ne pourra cependant dépendre d’une simple incantation.
Après la levée progressive du confinement, dont on ne peut qu’accueillir la nouvelle avec soulagement, vous entendez désormais, monsieur le ministre, faire supporter la lutte contre l’épidémie, fort loin d’être remportée, sur la seule responsabilisation citoyenne des personnes, y compris celles qui continueront d’être atteintes par le virus et celles qui, par leurs contacts, seront susceptibles de l’être. J’entends bien l’obligation politique d’emprunter désormais des voies décisionnelles, qui, après deux mois d’enfermement imposé à nos concitoyens, privilégient l’incitation à la contrainte.
Les professionnels de santé auditionnés par la commission des affaires sociales et engagés dans les premières formes de suivi sanitaire à domicile des patients atteints nous ont rappelé cette condition première et fondamentale, que vous connaissez en tant que praticien, et à laquelle tout soignant se doit de toujours soumettre son action : le consentement et l’adhésion de son patient. Je ne souhaite pas, bien évidemment, remettre en cause ce principe, mais que sait-on vraiment, mes chers collègues, de l’horizon maintenant tout proche que la levée du confinement dessine ? Victimes de l’enthousiasme bien légitime qui nous prend au moment où nous annonçons à nos concitoyens que leur liberté d’aller et venir sera bientôt recouvrée, n’oublierions-nous pas un peu vite que le matin du 11 mai ne rangera pas magiquement les ravages de cette épidémie dans les épisodes malheureux, mais clos, de notre histoire ?
Le risque d’un sursaut de la maladie, avec la cohorte tragique d’hospitalisations qui l’a accompagnée, est aussi réel et présent qu’à ses premiers jours. La seule différence entre hier et aujourd’hui tient dans la capacité de notre système hospitalier, qui, exemplaire dans la prise en charge de la première vague, ne manquerait pas d’être irrémédiablement submergé par la seconde. Inciter à un changement réel des comportements individuels est nécessaire, mais quel poids accorder au premier mot lancé par le Premier ministre – « protéger » – si on lui refuse l’appui du troisième, à savoir « isoler » ?
Le texte du Gouvernement réserve les quarantaines et isolements aux seuls mouvements de population transfrontaliers ou interinsulaires. Ce n’est pas seulement insuffisant, c’est dangereux. Par cette qualification des seuls cas d’isolement prophylactique contraint, monsieur le ministre, vous faites courir à nos concitoyens le risque d’une insouciance périlleuse, qui considérerait le danger écarté tant que l’on reste à l’intérieur de nos frontières.
L’histoire nous prouve que ces craintes ne sont pas infondées et que les appels les plus renouvelés à la responsabilité citoyenne peuvent se montrer cruellement insuffisants. Les épidémiologistes ont tous en mémoire le triste exemple de Mary Mallon, porteuse saine de la fièvre typhoïde au début du XXe siècle, qui avait accepté une première période volontaire de quarantaine, mais refusa une seconde période et essaima sa maladie. L’État de New York l’obligea ensuite à deux quarantaines d’affilée, afin d’éviter qu’elle ne contamine d’autres personnes.
À ceux qui me rappelleront justement que l’on ne pourra pas reconstruire notre société et notre économie durement éprouvées en substituant la diffusion du soupçon à celle du virus, je répondrai que la confiance ne se conçoit pas sans précaution. J’aurai l’occasion de vous l’exposer tout à l’heure, mes chers collègues, par la présentation d’un amendement, qui vise à étendre la possibilité de quarantaine et d’isolement au cas du refus réitéré d’un confinement prophylactique. C’est en conscience que je vous demanderai alors de me rejoindre dans l’adoption de cette mesure, à mes yeux indispensable au succès des prochains jours. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Exception d’irrecevabilité
M. le président. Je suis saisi, par Mme Assassi et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, d’une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions (n° 417, 2019-2020).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 7, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion, l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Éliane Assassi, pour la motion.
Mme Éliane Assassi. L’examen du texte qui a déclenché l’état d’urgence sanitaire, devenu la loi du 23 mars 2020, s’est effectué dans le cadre d’une forme de sidération démocratique face à la violence de l’épidémie, qui peut expliquer la légèreté du contrôle de constitutionnalité sur des dispositions particulièrement lourdes en matière de libertés publiques et démocratiques. La précipitation exigée par cette agression virale, mais aussi par un état d’impréparation et de dénuement de notre pays face à une telle situation, que nos concitoyennes et nos concitoyens ne comprennent toujours pas, a provoqué le transfert d’une forme de pleins pouvoirs au Gouvernement pour une durée indéterminée. Il est grand temps de vérifier si l’état d’urgence que nous vivons et sa prolongation sont conformes à la Constitution et aux valeurs fondamentales de notre République.
Cela ne fait pas de doute, ce projet de loi sera soumis à l’appréciation du Conseil constitutionnel, et nous nous associons à cette démarche. Il nous paraît cependant nécessaire que le Parlement, notamment le Sénat, débatte dès maintenant de cette constitutionnalité, exerçant ainsi son pouvoir souverain, sans attendre l’examen par le Conseil constitutionnel, lequel, dois-je le rappeler, n’est pas pourvu de la même légitimité démocratique et a pris une décision contestable et contestée sur la loi organique du 25 mars dernier accompagnant le premier état d’urgence sanitaire.
Depuis le 16 mars, notre pays est confiné. Les libertés publiques et la démocratie le sont aussi. Le Gouvernement et son administration ont pris seuls les rênes du pouvoir : ont été pris 31 ordonnances, 70 décrets, autant d’arrêtés ministériels et au moins 1 200 arrêtés préfectoraux.
Action et efficacité ont été les maîtres mots du Président de la République, de son Premier ministre et des ministres. Bien sûr, il fallait agir vite ; bien sûr, il fallait que la mobilisation soit générale et exemplaire. Toutefois, monsieur le ministre, nous constatons que cette prise en main de la quasi-totalité des pouvoirs s’est traduite par une forme d’infantilisation de notre peuple et de ses représentants.
« Ayez confiance », clamez-vous à tout-va. Mais, en démocratie, la confiance se partage et fait l’objet d’un débat, puis d’un contrôle. Notre peuple n’a pas besoin de tuteur ; il a besoin d’un pouvoir exécutif et d’un pouvoir législatif à l’écoute de ses difficultés, de ses souffrances, de ses inquiétudes, de ses colères et de ses exigences.
Le Président de la République a admis des failles, des lenteurs, des insuffisances. C’est plutôt, selon nous, la faillite d’un système libéral fondé sur la réduction d’une dépense publique entraînant la casse des services publics, en premier lieu de l’hôpital, qu’il faut admettre une fois pour toutes.
Le triste feuilleton des masques et la longue incapacité de production de tests le soulignent : les pleins pouvoirs ne résolvent pas tout. Le temps perdu par des choix politiques et non pas par la fatalité ne se rattrape pas par une débauche de communication souvent désordonnée et contradictoire, mais par une mobilisation de tous les acteurs de notre démocratie : les citoyennes et citoyens, les forces associatives et syndicales, les parlementaires, les élus locaux et l’exécutif.
Comment ne pas constater que la captation de tous les pouvoirs par ce dernier est d’autant plus insupportable démocratiquement que notre pays est confronté depuis des années à une centralisation des décisions aux mains d’un seul homme, le Président de la République ? Le choix solitaire de la date du 11 mai par Emmanuel Macron pour enclencher le déconfinement est une démonstration de l’impasse démocratique dans laquelle se trouve notre pays. Cette décision aurait dû être préalablement débattue, partagée, sous-pesée par les acteurs démocratiques, économiques et sociaux. Tel n’a pas été le cas, puisque de nombreux membres du Gouvernement ont eux-mêmes découvert cette décision au dernier moment.
Même chose pour le plan de déconfinement que M. le Premier ministre nous a exposé : un ensemble de mesures de cette importance pour l’avenir de notre pays et de notre peuple aurait exigé un projet de loi visant à véritablement partager le pouvoir avec le Parlement, lequel aurait disposé d’un droit de proposition, d’amendement et de vote.
Faute de masques, faute de tests, faute de préparation dans les transports, faute de moyens, la date du 11 mai devient incertaine, et ce qui aurait dû être source d’espoir est devenu source de profonde inquiétude. La situation de défiance qui monte dans notre pays indique qu’il faut maintenant restaurer le fonctionnement démocratique de nos institutions. La question de la levée de l’état d’urgence est donc posée.
Cet état d’urgence est l’exception de l’exception : une telle pratique est-elle conforme à la Constitution ? Nous nous questionnons fortement. En effet, rappelons-le, l’article 2 de la loi promulguée le 23 mars introduit dans le code de la santé publique un nouvel état de crise : l’état d’urgence sanitaire. Il y est précisé que la prorogation de l’état d’urgence au-delà d’un mois doit être autorisée par la loi. Il y est aussi précisé que la loi, confirmant cette prorogation d’un mois, doit en fixer la date butoir. En effet, le nouvel article L. 3131-14 du code de la santé publique dispose : « La loi autorisant la prorogation au-delà d’un mois de l’état d’urgence sanitaire fixe sa durée. »
Il a été finalement créé, par l’article 4 de cette même loi du 23 mars, un autre cadre temporel, un état d’urgence sanitaire d’exception, dont la durée est de deux mois. Nous constatons aujourd’hui qu’il peut être renouvelé sans date butoir. Le troisième alinéa de l’article 4 indique en effet que la prorogation de l’état d’urgence, le second état d’urgence, à savoir l’exception de l’exception, au-delà de la durée de deux mois ne peut être autorisée que par la loi. Plus d’obligation, donc, dans cette situation, de prévoir une date butoir. Nous contestons la constitutionnalité de cet article 4, lequel, rappelons-le, n’a pas été soumis au Conseil constitutionnel après le 23 mars.
Monsieur le président de la commission des lois, je sais que la question de la maîtrise par le Parlement de la durée de l’état d’urgence était pour vous une priorité. En 2015, lors de l’examen du projet de révision de la Constitution relatif à la protection de la Nation, qui n’a finalement pas abouti, vous aviez déposé deux amendements significatifs pour préserver le pouvoir des assemblées en matière de fixation de la durée de l’état d’urgence. L’un de ces amendements visait même à garantir le pouvoir des assemblées, y compris dans le cas des articles 16 et 36, relatifs à l’état de siège et aux pleins pouvoirs.
Quelle que soit la gravité de la crise, le transfert massif du pouvoir législatif au pouvoir exécutif pour une durée indéterminée n’apparaît pas conforme aux valeurs de la République ni à l’esprit même de la Constitution.
Avant tout examen du texte, nous devons demander au Gouvernement de rétablir l’équilibre institutionnel, en fixant une date butoir à l’état d’urgence. En effet, ne l’oublions pas, la lutte contre l’épidémie pouvait se faire dans le cadre de dispositions préexistantes à la loi du 23 mars 2020. Rappelons-le, l’étude d’impact jointe au projet de loi visant à instaurer l’état d’urgence indiquait – cela est passé inaperçu – que l’état normal pouvait répondre à la crise sanitaire. Trois options étaient ainsi retenues.
Option 1 : ne pas modifier le cadre législatif en continuant de s’appuyer sur les dispositions sanitaires existantes des articles L. 3131-1 du code de la santé publique et d’autres dispositions plus spécifiques du même code en matière de réquisition ou encore de lutte contre la propagation internationale des maladies, ainsi que sur le pouvoir de police appartenant respectivement au Premier ministre, aux maires et aux préfets.
Option 2 : compléter les dispositions existantes pour les adapter aux situations extrêmes.
Option 3 : l’état d’urgence sanitaire. Il s’agit d’une option pleinement politique, dont la pertinence sanitaire reste à prouver.
Limiter la durée de l’état d’urgence est une exigence constitutionnelle. Le Défenseur des droits a d’ailleurs rappelé « l’impératif de limiter dans le temps les dispositions spéciales qui restreignent l’exercice des libertés publiques ». Or il nous est demandé aujourd’hui de proroger l’état d’urgence et non pas de le limiter. Nous refusons clairement cette disposition. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons déposé cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
M. le président. Personne ne demande la parole contre la motion ?…
Quel est l’avis de la commission ?
M. Philippe Bas, rapporteur. Je me retrouve avec Mme Assassi sur beaucoup de valeurs, parce que ce sont celles de la République. Pourtant, je ne les interprète pas au point d’approuver sa motion, ce dont elle ne sera pas surprise.
Ma chère collègue, je refuse moi aussi toute évolution qui aurait pour effet de réduire notre démocratie au dialogue singulier entre un homme – le Président de la République – et le peuple français. Cette vision n’est pas la nôtre ! Nous sommes les représentants de la Nation au Parlement, au Sénat de la République, et jamais nous ne pourrons l’accepter.
Nous ne sommes pas non plus les apôtres d’un système dans lequel il n’y aurait plus les garanties de l’État de droit pour s’opposer aux excès de pouvoir. Quand nous nous prononçons en faveur de l’état d’urgence sanitaire, cela ne signifie pas que nous renoncions à l’État de droit, car nous prévoyons des garanties.
Dans notre démocratie, le Parlement est là – il vote la loi – et les restrictions à l’exercice de libertés fondamentales doivent être justifiées, sous le contrôle, possible et souhaitable, du Conseil constitutionnel et, pour ce qui concerne leur mise en œuvre, des juridictions.
Ne cédons pas à la tentation d’une vision trop réductrice de l’état de notre démocratie, même s’il existe de véritables sources de préoccupation, que vous avez exprimées et que je partage s’agissant de l’équilibre des pouvoirs dans la République et d’un certain nombre d’évolutions qui ne me paraissent pas favorables à la vie d’une démocratie équilibrée dans laquelle tous les points de vue peuvent être entendus avant la décision.
Reste que nous sommes là et que nous ne pouvons pas, sans nier notre propre mission, considérer que le Parlement n’aurait pas d’importance. Nous voterons – ou pas – le projet de loi qui nous est proposé pour proroger l’état d’urgence, mais nous y inscrirons des garanties essentielles qui n’y figurent pas. C’est la différence entre votre position, qui consiste à refuser la discussion, et notre position, qui est favorable à la discussion, afin d’inscrire des garanties dans le texte, conformément au rôle du Sénat dans le cadre du processus législatif.
Telles sont les raisons pour lesquelles, mes chers collègues, la commission, après avoir longuement délibéré – près de dix minutes –, a décidé d’émettre un avis défavorable sur cette motion.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Olivier Véran, ministre. Le Gouvernement est forcément défavorable à cette motion.
L’idée de faire durer l’état d’urgence sanitaire ne plaît à personne…
M. Jacques Grosperrin. C’est clair !
M. Olivier Véran, ministre. … parmi tous ceux qui siègent sur les travées du Sénat, sur les bancs de l’Assemblée nationale ou à la table du conseil des ministres. La restriction des libertés inhérente à l’état d’urgence sanitaire est un déchirement pour chacun d’entre nous. Priver les familles de fêtes, de deuils, les gens de travail, les enfants d’école, un certain nombre de nos concitoyens de déplacements ne fait pas partie de notre ADN politique, ni du vôtre, mesdames, messieurs les sénateurs. Si nous agissons ainsi, c’est pour protéger les Français.
Je vous demande très sobrement de ne pas adopter cette motion, qui nous empêcherait de poursuivre la mission de protection qui nous a été confiée et que nous avons, je crois, conduite avec parcimonie, raison et efficacité, si j’en juge par l’évolution de la courbe épidémique. Au reste, cette courbe évolue de la même manière dans tous les pays ayant eu recours au confinement. L’épidémie est en recul dans tous les pays d’Europe, sauf en Suède. Je ne sais pas si l’on peut faire une corrélation. Quoi qu’il en soit, je ne me permettrai pas de le faire et encore moins de juger un autre État. Simplement, j’observe que tous les pays ayant mis en place le confinement ont vu l’épidémie régresser.
Nous avons encore besoin de faire un effort collectif pour arriver à terrasser définitivement ce virus. Toutes les protections nécessaires seront apportées dans le cadre du débat parlementaire, ce dont je me réjouis.