M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, voilà typiquement un texte qui apporte une mauvaise réponse à une bonne question. Je ne doute à aucun moment des bonnes intentions qui l’ont inspiré. Et tous, quelles que soient les travées sur lesquelles nous siégions, nous aimerions pouvoir trouver une juste réponse, c’est-à-dire opposer la loi de la République à la loi de la jungle digitale. Or la loi de la République, ce n’est pas le droit de salir, de diffamer, d’injurier.
Malheureusement, cette réponse est mauvaise, parce que, comme l’a dit M. le rapporteur Christophe-André Frassa, elle sera inefficace. Surtout, pour lutter contre un mal, elle attente à un bien commun qui nous est cher : la liberté d’expression. Et si nous sommes attachés en France à cette liberté, c’est pour des raisons profondes, et il en est ainsi tout particulièrement au Sénat, qui s’honore de défendre les libertés publiques.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. C’est vrai !
M. Bruno Retailleau. La mesure phare de ce texte est l’article 1er, que la commission des lois a profondément et heureusement modifié : il s’agit de donner un pouvoir de suppression de contenus à ces plateformes internationales. Cela pose un vrai problème, comme l’ont indiqué plusieurs orateurs. En effet, que se passera-t-il dès qu’un contenu sera signalé ? Le compte à rebours pénal et le compte à rebours civil de l’amende seront déclenchés, et ces plateformes préféreront toujours leur portefeuille à nos libertés.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Bien évidemment !
M. Bruno Retailleau. Elles préféreront censurer au lieu de payer, et, plutôt que d’examiner, supprimer.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Absolument !
M. Bruno Retailleau. C’est le risque de la sur-censure.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Bien sûr !
M. Bruno Retailleau. Et tant pis pour nos libertés publiques, mes chers amis, notamment la liberté d’expression ! Tant pis aussi pour ce qui constitue un socle important de nos procédures civile et pénale, à savoir le principe du contradictoire ! Bien sûr, la liberté d’expression doit connaître des limites. Elle a des bornes, mais celles-ci doivent être posées et reconnues dans un cadre particulier qui est précisément le respect du principe du contradictoire.
Or, en l’espèce, ce principe est jeté par-dessus bord. Il s’agit d’un renversement total : alors que d’habitude le doute bénéficie à l’accusé, là, il bénéficiera à l’accusateur.
Monsieur le secrétaire d’État, j’ai lu des dépêches ! Vous m’avez accusé, parce que je n’étais pas d’accord avec vous, de ne pas avoir lu le texte. Cela m’a blessé et j’ai mis plusieurs jours à m’en remettre. (Sourires.)
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Vous êtes trop sensible !
M. Bruno Retailleau. J’espère, monsieur le président de la commission des lois, que, tout comme les présidentes des commissions de la culture et des affaires économiques, vous avez bien lu le texte, de même que les membres de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), du Conseil d’État, ainsi que Mme von der Leyen et les membres de la Commission européenne. D’ailleurs, j’ai bien noté que, au-delà de l’avis très critique de la Commission européenne, la nouvelle présidente proposerait prochainement une initiative législative.
Il eût été beaucoup plus prudent, beaucoup plus sage, me semble-t-il, d’attendre cette initiative européenne plutôt que de se précipiter et d’élaborer un texte bâclé, parce qu’il malmène l’une de nos libertés importantes à nos yeux, qu’il soulève un problème d’applicabilité et que son efficacité – elle paraît plus que douteuse – suscite des questions.
Un grand juriste anglo-saxon a déclaré un jour, en parlant d’internet : « code is law ». Malheureusement, sur la toile, la limite provient souvent de la technologie. Je me suis suffisamment intéressé, pendant des années, au sujet du digital pour avoir vu tant d’initiatives, toujours inspirées par de bonnes intentions, se fracasser contre cet écosystème particulier du numérique.
Nous ne disons pas, madame la ministre, monsieur le secrétaire d’État, qu’il faille ne rien faire. La preuve ? Nous aurions pu rejeter le texte, mais nous ne l’avons pas souhaité. Les rapporteurs ont travaillé, ils vous ont proposé un certain nombre d’aménagements et de modifications.
Mes chers collègues, internet n’est pas une zone de non-droit. Nous avons un arsenal juridique et déjà, madame la garde des sceaux, une jurisprudence. Mais nous voulons aller plus loin et proposer des dispositifs plus opérationnels, tout en protégeant nos libertés en termes de viralité, de célérité et d’interopérabilité pour que ceux et celles qui pourraient être concernés par cette haine – il faut bien sûr la dénoncer et la condamner – puissent se réfugier sur d’autres plateformes. Ces points importants ont été étudiés et ont fait ou feront l’objet d’amendements.
Pour terminer, je signalerai deux contradictions politiques.
Si les réseaux sociaux donnent fréquemment le sentiment d’être les grands déversoirs des mauvaises humeurs, c’est parce qu’ils sont aussi souvent le grand défouloir d’une parole empêchée. Je ne veux rien justifier et surtout pas excuser l’inexcusable, mais beaucoup de Français ont le sentiment de ne pas avoir suffisamment droit au chapitre. Et ce fait est au cœur du malaise de nos démocraties occidentales.
Il faut évidemment poser des limites, et nous vous le proposons. Néanmoins, les propos que vous avez tenus, monsieur le secrétaire d’État, comprennent une contradiction. En disant qu’il ne fallait pas que seuls les pays autoritaires puissent se saisir de ces armes, vous êtes entré dans cette contradiction que je veux dénoncer, parce que nous ne devons pas raisonner de la sorte. Attenter à l’une de nos libertés sous prétexte de lutter contre la tentation libérale, c’est tomber dans le panneau.
Autre contradiction : cela fait des années que l’on nous exhorte à réguler internet, à réguler les géants, les Gafam, ce n’est pas Gérard Longuet, qui a été rapporteur de la commission d’enquête sur la souveraineté numérique, qui me contredira. Et vous nous proposez de leur confier ce que nous avons de plus précieux, c’est-à-dire la capacité de censure ! Privatiser la censure revient en fait à leur demander de réguler une de nos libertés publiques importante pour nous, Français. Cela ne va pas !
En outre, cette faculté de censure serait concédée non pas à des hommes ou à des femmes, mais à des robots, à des algorithmes dont nous ne connaîtrons jamais les codes sources, mes chers collègues. Voilà le problème ! Ce n’est pas une société de vigilance qu’on nous propose, c’est une société d’une surveillance généralisée. Nous ne le voulons pas.
Bernanos a dénoncé la civilisation des machines dans son livre La France contre les robots. Cette France des robots, nous n’en voulons pas. Nous voulons la France avec l’esprit français, attaché à toutes nos libertés publiques et tout spécialement à la liberté d’expression. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées des groupes SOCR et CRCE, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à Mme Muriel Jourda. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Muriel Jourda. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, sans surprise, je vais à mon tour insister sur la suppression de l’obligation qui est imposée dans le texte initial aux opérateurs en ligne de supprimer dans les vingt-quatre heures les contenus haineux sous peine de condamnation pénale.
Le risque de sur-blocage préventif des propos qui pourraient être tenus a déjà été dénoncé. Pour certains, c’est tout à fait louable, car cela permettrait à internet de devenir le lieu d’une aimable conversation civique. Je crains que nous ne puissions d’ores et déjà dessiner les contours de cette aimable conversation civique.
En effet, vous le savez sans doute, l’une des plateformes les plus connues proscrit toutes les images de nudité de ses contenus, et ce jusqu’aux œuvres d’art que nous connaissons tous, notamment françaises. La Grande Odalisque d’Ingres, l’un des fleurons de la peinture française, ne sera plus jamais visible par les visiteurs de cette plateforme,…
M. Bruno Retailleau. Et L’Origine du monde aussi !
M. Julien Bargeton. Cette œuvre est déjà censurée en raison du puritanisme anglo-saxon.
Mme Muriel Jourda. … puisque le peintre a réussi cette prouesse anatomique de faire apparaître sur le même dessin à la fois un sein et une paire de fesses !
Dans ce pays d’où sont originaires de nombreux opérateurs en ligne, certaines maisons d’édition comportent en leur sein des comités de lecture qui expurgent soigneusement tous les ouvrages, tous les manuscrits, de tous les éléments qui pourraient blesser des groupes d’intérêt, des communautés particulières, si bien que les ouvrages qui en sortent ont à peu près la densité de Petit Ours Brun va à la plage. (Sourires.)
Par ailleurs, depuis le 1er juillet 2019, le New York Times a supprimé de sa publication les dessins de presse. Or, et vous ne l’avez pas oublié, je le sais, mes chers collègues, le 7 janvier 2015, c’est pour un dessin de presse que douze victimes sont tombées sous les balles de terroristes islamistes… (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Derrière cette volonté tout à fait louable de mettre fin à ces flots insensés de violence qui déferlent en permanence sur la toile se cache la liberté d’expression. C’est une liberté constitutionnelle, c’est l’essence même de notre démocratie, au point que tous les régimes totalitaires cherchent à empêcher leurs citoyens d’aller sur internet.
Cette liberté d’expression est importante, elle doit être préservée, beaucoup d’entre nous l’ont dit. Le rapporteur a demandé à la commission des lois de prendre la décision de supprimer l’article en cause, afin que cette liberté d’expression soit toujours respectée. Je soutiens bien évidemment cette position, car je ne voudrais pas, pour citer un auteur français, pouvoir dire comme Le Figaro de Beaumarchais : « Pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place […], ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement sous l’inspection de deux ou trois censeurs. » (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. David Assouline.
M. David Assouline. Le sujet a été posé par tous les orateurs talentueux de tous bords qui m’ont précédé. Bien sûr il est insupportable pour la démocratie que continuent à proliférer de façon exponentielle sur le net le racisme, l’antisémitisme, l’appel à la haine, réduisant et portant atteinte au dialogue, au débat et à la politique.
L’intention qui sous-tend la proposition de loi est à saluer : agir contre cela. Mais il faut légiférer sans porter atteinte à la liberté d’expression.
De ce point de vue, monsieur Retailleau, vous auriez dû vous appliquer votre excellent propos quand nous avons étudié le droit de manifester, examiné la loi dite « anticasseurs ». (Murmures sur les travées du groupe Les Républicains.) C’était le même sujet : comment garantir la liberté de manifester tout en luttant contre ceux qui dévoient ce droit ?
M. Bruno Retailleau. Le Conseil constitutionnel a dit non !
M. David Assouline. Bien entendu, mais il faut lire entre les lignes : le Conseil d’État a validé cette loi. Ici, on légifère, on débat et on essaye de construire du droit. Mais il faut toujours faire attention !
Cela dit, un amendement que nous défendrons vise à écarter de la future loi la possible atteinte à la liberté de la presse, qui est constitutive de la liberté d’expression dans notre pays. Je propose de dire d’emblée que la presse, au sens de la loi de 1881, la presse en ligne notamment, n’est pas concernée. Ne pas inscrire ce cadre dans la loi ferait prendre le risque de laisser cette liberté passer sous le joug des plateformes.
Or, nous le savons, malgré toutes nos précautions, le risque de voir des algorithmes ne pas tenir compte du contexte et censurer des articles de presse existe. La presse en ligne est d’autant plus sensible qu’elle offre des espaces de contributions qui pourraient apparaître comme des opinions, mais sont pourtant déjà modérées par des éditeurs agréés et couvertes par la loi de 1881. Le retrait des contenus s’effectue déjà aux dépens de cette notion de contextualisation dont il est question.
Pour conclure, je veux rappeler que l’un des principes à affirmer est l’exclusion de la presse du champ d’application de la future loi.
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État. Je voudrais apporter un certain nombre de réponses, même si j’ai bien conscience que nous poursuivrons la discussion lors de l’examen de chacun des articles.
D’abord, je n’ai aucun doute sur le fait que nous partagions l’objectif final de cette proposition de loi. Effectivement, la question, c’est celle des moyens. Je remercie de nouveau le rapporteur Frassa du travail constructif que nous avons pu mener jusqu’ici et que, j’espère, nous poursuivrons.
J’aborderai d’abord l’opportunité d’une proposition de loi par rapport à un projet de loi. Compte tenu de la multiplication, quasiment tous les mois, de cas de harcèlement, le Gouvernement lui aussi a conscience de l’urgence à agir. Dernièrement, je parlais de ce qui s’est passé à Noisiel.
Quant à savoir si les choses auraient été différentes avec une étude d’impact, je le dis avec beaucoup de respect pour le processus parlementaire, mais quand le Gouvernement veut taire certaines choses dans une étude d’impact, il sait le faire. La situation n’aurait donc guère été différente.
À titre personnel, comme d’ailleurs en règle générale le Gouvernement, j’aurais aussi préféré un projet de loi, notamment pour avoir la main sur l’agenda. En l’occurrence, un texte était proposé par la députée Laetitia Avia, après un rapport qu’elle avait rédigé avec Gil Taïeb et Karim Amellal, et compte tenu de l’urgence, nous avons choisi de passer par ce biais-là.
Quant au fond, à plusieurs reprises le reproche nous a été adressé de faire exercer la censure par les grands réseaux sociaux. Regardons la situation telle qu’elle existe – cela a d’ailleurs été évoqué par la sénatrice Muriel Jourda. Quand vous utilisez un réseau social, il s’agit d’un domaine privé, avec les conditions générales d’utilisation afférentes. Par conséquent, si les grands réseaux sociaux veulent organiser la censure selon leurs conditions générales d’utilisation, vous ne pouvez rien faire ; l’État ne peut rien faire. L’exemple de L’Origine du monde en atteste. Si demain Facebook décidait de se politiser, de changer ses conditions générales d’utilisation, de soutenir tel parti politique, il en aurait parfaitement le droit, puisqu’il s’agit, je le répète, d’un domaine privé. Aujourd’hui, les réseaux sociaux peuvent appliquer une censure sans aucune supervision de la loi.
Cette proposition de loi propose de créer un régime spécifique concernant la haine en ligne, selon lequel les plateformes ne peuvent pas faire ce qu’elles veulent. Le CSA assurera une supervision.
Je l’indique d’ores et déjà : l’État ne peut pas examiner chacune des insultes et des injures proférées sur internet, et la justice ne peut pas statuer en temps utile, malgré tous les référés du monde. Ainsi, dans les vingt-quatre heures qui ont suivi la tuerie de Christchurch commise dans une mosquée en Nouvelle-Zélande, Facebook a retiré 1,5 million de copies de la vidéo.
Les plateformes doivent se doter des capacités à retirer ces contenus, sous la supervision du CSA ; in fine, le juge pourra toujours statuer sur la légalité ou non des mesures prises.
Il faut bien s’adapter au monde tel qu’il est et aux réseaux sociaux. Mais non, nous ne leur donnons pas la capacité de censure.
Concernant la question de la sanction pénale, le droit applicable est celui de la LCEN aux termes de laquelle la plateforme doit retirer promptement le contenu litigieux sous peine de sanction pénale. Nous n’introduisons pas de sanction pénale. Nous multiplions l’amende par quatre et nous changeons « promptement » et prévoyons un délai de vingt-quatre heures.
Le vrai changement, c’est l’introduction d’une obligation de moyens : se doter des modalités de modération et des modalités de lutte contre la haine au juste niveau – ce juste niveau sera déterminé avec le Conseil supérieur de l’audiovisuel – sous peine d’une sanction pouvant aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires.
Encore une fois, nous n’introduisons pas de sanction pénale qui existe dans la loi applicable aujourd’hui.
Monsieur le sénateur Ouzoulias, nous avons considéré, pour notre part, que l’analyse du Conseil d’État était juridique.
Par ailleurs, cette proposition de loi traite non pas de manipulation de l’information, mais de ce qui est manifestement illicite.
J’ai eu l’occasion de le dire, pour les grandes plateformes et les grands réseaux sociaux, ceux qui ont les plateformes structurantes, je suis favorable à l’interopérabilité qui est un moyen de toucher leur modèle d’affaires, la manière dont ils fonctionnent. Telle est la position officielle de la France dans les discussions européennes.
Dans le cas d’espèce, un problème de principe se pose.
M. Pierre Ouzoulias. C’est l’Europe !
M. Cédric O, secrétaire d’État. Ce n’est pas l’Europe, monsieur Ouzoulias !
Mais vous proposez, en raison de la violence qui y sévit, de rendre Twitter interopérable pour que les usagers puissent aller sur Mastodon ou sur un autre réseau social et continuer à communiquer avec leurs amis. Vous voulez fluidifier le marché. Votre approche est assez libérale… Pour un communiste, c’est assez intéressant. (Sourires.)
Le rôle de l’État, ce n’est pas de fluidifier le marché, c’est de régler le problème des contenus haineux sur la plateforme où il se pose. Cela étant, je suis ouvert à la question de l’interopérabilité.
Un certain nombre d’interventions portaient sur l’articulation avec les dispositifs européens. Il y a deux questions, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir.
Tout d’abord, la proposition de loi est-elle compatible avec la loi européenne ? Pour le Gouvernement, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne relative à la dignité humaine écarte le risque d’inconventionnalité de ce texte au regard de la directive e-commerce.
Si en termes d’injures, de menaces de mort et de propos antisémites, racistes, etc., l’on s’en remet à l’Europe pour prendre les décisions, il y a un gros problème. Selon la directive e-commerce, dans de tels cas, la loi qui s’applique est celle du pays où se trouve le siège social de l’entreprise en Europe.
Par exemple, si un citoyen français se fait insulter, injurier, menacer de mort sur un réseau social russe ou d’un autre pays installé à Malte, c’est la loi de Malte qui s’applique et c’est le régulateur de Malte qui intervient.
Effectivement, des initiatives sont prises par l’Europe, comme le Digital Services Act ; il va falloir transposer la directive SMA. Mais, à ce stade, la haine en ligne n’est pas concernée. D’ailleurs, la philosophie européenne, s’agissant de ces sujets, est plutôt en faveur de la directive e-commerce. Ainsi, la loi qui s’applique à Facebook et le régulateur de Facebook doivent être ceux de l’Irlande.
Cela dit, la question de la haine en ligne doit être réglée maintenant. Les régulations européennes, vous le savez tous, prennent des mois, voire des années. Nous sommes favorables à des modifications des règles européennes jusqu’à la modification de la directive e-commerce, mais il faudra du temps. En attendant, prenons un certain nombre de dispositions en France pour protéger les Français. Lorsque les dispositions européennes seront adoptées, elles auront vocation à s’appliquer.
Monsieur Retailleau, votre plaidoyer pour les libertés publiques – nous confierions aux plateformes la censure – serait audible si le seul amendement que vous avez proposé n’allait pas complètement à l’encontre de vos propos. Vous leur demandez de se doter des moyens de supprimer les comptes sur la base d’un faisceau d’indices. Qu’est-ce qu’un faisceau d’indices ? Vous les laissez juges des comptes qu’elles doivent supprimer, ce qui se passe dans les pays autoritaires. Le débat sera intéressant.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, j’ai retenu trois points des différentes interventions : la liberté d’expression, la question des textes européens et le droit pénal inabouti, terme que non seulement j’ai lu dans un quotidien de l’après-midi hier, mais également que j’ai entendu prononcer dans cette enceinte.
Pour ce qui concerne la liberté d’expression, je partage évidemment vos préoccupations sur la nécessité de trouver un équilibre entre la lutte contre la haine et la liberté d’expression. C’est sur les moyens qui nous permettent d’y parvenir que nous pouvons peut-être diverger.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel est extrêmement forte. La liberté d’expression découle de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le Conseil constitutionnel indique toujours dans ses considérants que cette liberté d’expression est d’autant plus précieuse « que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à cette liberté doivent donc être nécessaires, adaptées et proportionnées ». Il s’agit d’une exigence extrêmement puissante qui trouve ses racines au fondement même de la démocratie. Nous devons donc assurer cet équilibre.
La proposition de loi n’est pas liberticide. C’est ce que je pense profondément, pour plusieurs raisons. D’abord, les propos haineux sont clairement définis : nous avons repris les dispositions de la LCEN. Ils correspondent à des infractions limitativement énumérées et qui préexistent. Aucune infraction nouvelle n’est créée.
Cette proposition de loi garantit un équilibre : elle permet de lutter efficacement contre la haine tout en préservant la liberté d’expression. Cette lutte passe par les mesures administratives que vous avez relevées. Elle passe également par des mesures pénales, à savoir la création d’un délit et d’un parquet spécialisé. Nous disposons ainsi d’outils performants.
Au total, la protection de la liberté est garantie par le rôle du juge, qui, vous le savez, interviendra sur la base de propos manifestement illicites. À cet égard, les dispositions prévues sont, une fois de plus, très encadrées. Elles ont été conçues sur la base d’une jurisprudence du Conseil constitutionnel, et ce de manière très adéquate.
Mesdames, messieurs les sénateurs, j’en suis convaincue : le texte que nous proposons n’est ni liberticide ni disproportionné. Au contraire, nous avons réussi à trouver un équilibre ; naturellement, nous pouvons voir avec vous s’il est possible de l’améliorer.
J’en viens à la question des textes européens. J’étais présente – c’est mon rôle – au dernier conseil Justice et affaires intérieures.
La Commission a la volonté de proposer des textes permettant de lutter contre les propos haineux, contre les incitations au terrorisme. Nous parlons très régulièrement de ces sujets. Mais – il faut le savoir – certains pays européens s’opposent à ce que nous allions plus loin en la matière. Avant que la Commission ne parvienne à proposer une initiative, avant que cette dernière ne fasse l’objet de débat, deux ans au moins se seront écoulés !
Comme l’a dit Cédric O, nous ne pouvons pas attendre si longtemps. Les Allemands ont décidé d’agir sans délai. Nous avons fait de même à propos du RGPD. La France et l’Allemagne peuvent d’ailleurs avoir l’initiative de textes au sujet desquels l’Union européenne finira par nous suivre et dans lesquels elle trouvera sa force.
Certes, en la matière, la loi allemande diffère de la loi française. En particulier, un orateur a relevé que l’Allemagne ne prévoyait pas de mesures pénales. Mais j’ajoute un bémol : quand les sanctions pécuniaires sont extrêmement fortes, qu’elles soient pénales ou administratives, leur effet est le même et il est extrêmement puissant !
Enfin, selon plusieurs d’entre vous, nous proposons un droit pénal inabouti. Ces propos m’ont frappée.
Comment dire que ce droit pénal est inabouti tout en supprimant de facto l’article 1er, lors de l’examen en commission, alors même que cet article entreprend la construction de cet arsenal pénal ? Il y a là une forme d’incohérence.
Il faut préserver les premiers outils que nous créons, non seulement par l’article 1er, mais aussi – nous le verrons dans la suite du débat –, par l’article 6 et par d’autres articles encore. J’y insiste, nous garantissons un système pénal justement proportionné !
M. le président. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet
Chapitre Ier
Simplification des dispositifs de notification de contenus haineux en ligne
Article additionnel avant l’article 1er
M. le président. L’amendement n° 40 rectifié, présenté par M. Assouline, Mme de la Gontrie, MM. Montaugé et Kanner, Mmes Artigalas et S. Robert, MM. Temal, Sueur, Jacques Bigot, Durain et Fichet, Mme Harribey, MM. Kerrouche, Leconte, Marie, Sutour et Antiste, Mmes Blondin, Ghali et Lepage, MM. Lozach, Magner et Manable, Mme Monier, M. M. Bourquin, Mme Conconne, MM. Courteau, Daunis et Duran, Mme Guillemot, MM. Tissot, Bérit-Débat et Joël Bigot, Mme Bonnefoy, MM. Botrel, Boutant et Carcenac, Mme Conway-Mouret, MM. Dagbert, Daudigny, Devinaz et Éblé, Mme Espagnac, M. Féraud, Mmes Féret et M. Filleul, M. Gillé, Mme Grelet-Certenais, MM. Houllegatte et Jacquin, Mme Jasmin, MM. P. Joly et Jomier, Mme G. Jourda, M. Lalande, Mme Lubin, MM. Lurel et Mazuir, Mmes Meunier, Perol-Dumont et Préville, MM. Raynal et Roger, Mmes Rossignol, Taillé-Polian et Tocqueville, MM. Todeschini, Tourenne et Vallini, Mme Van Heghe et M. Vaugrenard, est ainsi libellé :
Avant l’article 1er
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
La présente loi ne s’applique pas à la presse, au sens de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
La parole est à M. David Assouline.
M. David Assouline. Dans mon discours à la tribune, j’ai déjà défendu les dispositions de cet amendement, et je devine ce que l’on va me répondre : il va de soi que la loi de 1881 encadre l’ensemble du dispositif et que le présent texte ne peut pas la remettre en question. Mais cela va tellement de soi que je ne vois pas pourquoi on ne l’affirme pas d’emblée !
Cette question a déjà donné lieu à débats. Pour certains, les plateformes doivent pouvoir censurer elles-mêmes, en amont, des contenus de presse – les amendes et autres sanctions qu’elles peuvent encourir sous vingt-quatre heures vont dans ce sens –, alors même qu’elles ne jugent pas toujours du contexte.
Mes chers collègues, nous pouvons tous nous retrouver pour voter cet amendement. Les seuls arguments que l’on peut m’opposer, c’est qu’il est satisfait. Or un grand nombre d’imprécisions subsistent, qui nourrissent beaucoup de doutes et de préventions.
Tout le monde veut sécuriser ce dispositif. Voilà pourquoi il faut dire d’emblée qu’il ne porte pas préjudice à la loi de 1881 sur la liberté de la presse, laquelle est, à l’inverse, très claire.
J’ajoute qu’une telle précision rassurerait beaucoup le monde de la presse, notamment de la presse en ligne, dont les inquiétudes sont vives à cet égard.
Ne mettons pas le doigt dans l’engrenage en légiférant ainsi ; ne portons pas atteinte à la liberté d’expression. Dans notre pays, cette liberté est régie par la loi de 1881 : c’est ce texte qui l’a ordonnée pour l’ensemble des citoyens. C’est une force de rappeler d’emblée cette tradition juridique !