Mme la présidente. La parole est à M. Claude Malhuret.
M. Claude Malhuret. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, trop longtemps, la société a tu la réalité des violences au sein de la famille. Leur persistance ne peut être ignorée et nous impose d’agir.
Ce fléau n’est ni acceptable ni tolérable. Il est encore moins supportable lorsque l’on apprend que, dans un grand nombre de cas, les victimes décédées avaient signalé les violences dont elles faisaient l’objet auprès des autorités. Les victimes ne doivent plus se sentir isolées et la parole doit se libérer.
Chaque année, près de 220 000 femmes subissent des violences de la part de leur conjoint ou ex-conjoint. Ces violences s’exercent dans toutes les catégories sociales, à tous les âges et sur l’ensemble du territoire. En 2018, 149 personnes sont mortes sous les coups, dont 121 femmes et 28 hommes. Les violences au sein de la famille tuent aussi les enfants : l’an dernier, 21 enfants sont ainsi décédés, tués par un de leurs parents.
Ces chiffres sont connus. Ils sont terribles. Ils nous obligent.
Ces chiffres sont le résultat effrayant de notre incapacité collective à protéger ces femmes – le plus souvent –, parfois ces hommes, ces enfants, victimes d’un conjoint, d’un ex-conjoint ou d’un parent violent qui se transforme peu à peu en assassin.
Il ne faut pas oublier qu’à toutes ces vies ôtées s’ajoutent toutes celles qui sont brisées pour toujours : celles des victimes qui ne sont heureusement pas décédées, mais dont les cicatrices ne se refermeront jamais, celles des enfants qui ont également été victimes de violences ou qui ont enterré un de leurs parents et dont l’autre est en prison.
Cette réalité insupportable doit faire l’objet d’un combat sans relâche et la République doit se montrer à la hauteur.
Ce combat ne saurait être entaché de divergences partisanes : l’urgence et la gravité de la situation exigent de transcender les sensibilités politiques qui peuvent, par ailleurs, nous opposer. De même, ce combat ne peut se borner à des déclamations : il exige l’action, ici et maintenant, notamment au sein de notre assemblée. Ce n’est qu’en agissant, dans cet hémicycle, par la discussion et le vote que nous apporterons à ce fléau des réponses susceptibles de diminuer le nombre des victimes de violences intrafamiliales.
Tant que tous les moyens juridiques, humains et budgétaires n’auront pas été établis, notre devoir d’élus, en particulier de législateurs, ne sera pas accompli.
La présente proposition de loi, que l’Assemblée nationale a adoptée à l’unanimité le 15 octobre dernier, se compose d’un volet pénal, dont la mesure phare est la généralisation du bracelet anti-rapprochement, d’un volet civil, visant à renforcer le dispositif de l’ordonnance de protection, et d’un volet relatif au relogement des victimes de violences familiales.
En ce qui concerne plus particulièrement les mesures civiles, je me réjouis que le texte tende à accélérer la délivrance de l’ordonnance de protection et à enrichir son contenu.
Créée en 2010, l’ordonnance de protection permet à un juge aux affaires familiales d’ordonner, dans un bref délai, des mesures destinées à protéger une personne quand il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle est la victime de violences conjugales et qu’elle court un grave danger. Ces mesures peuvent consister, par exemple, à évincer le conjoint violent du domicile conjugal ou à lui interdire d’entrer en contact avec la victime.
Pour accélérer la procédure, la proposition de loi prévoit que le juge aux affaires familiales devra délivrer l’ordonnance dans un délai maximal de six jours à compter du moment où il a fixé la date de l’audience. Le texte vise également à lever les obstacles à la délivrance d’une ordonnance de protection en précisant qu’un dépôt de plainte n’est pas nécessaire et que l’ordonnance peut concerner un couple qui n’a jamais cohabité.
« Toutes les violences ont un lendemain », écrivait Victor Hugo. Ce lendemain doit être apaisé et synonyme de justice pour celles qui subissent ces violences au plus profond de leur être. Ce lendemain doit être synonyme de tourments et de sanctions pour ceux qui, à travers la violence physique, ne sont que l’incarnation de la pire des lâchetés. La peur, la honte et la culpabilité doivent définitivement changer de camp.
Approuvant sans réserve l’objet de ce texte, les membres du groupe Les Indépendants le voteront à l’unanimité. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Indépendants, RDSE et UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Loïc Hervé.
M. Loïc Hervé. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le sujet qui nous réunit ce soir concerne malheureusement toutes les couches sociales de la population, ainsi que tous les territoires. Les violences au sein de la famille – contre les femmes, dans une très large majorité des cas – touchent aussi bien les milieux modestes que des familles plus aisées, les zones urbaines que les territoires ruraux.
À cet instant, j’ai une pensée pour les victimes de violences que j’ai pu avoir à connaître, comme élu local, pendant près d’une dizaine d’années. Nous connaissons toutes et tous de telles situations.
Ce mal est partout présent. Les chiffres font froid dans le dos : 129 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint depuis le début de l’année 2019. Non seulement ces chiffres sont élevés, mais ils augmentent d’une année sur l’autre.
Pourtant, le législateur n’est pas resté inactif en la matière. En effet, la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants a profondément amélioré notre droit. Comme la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui, ce texte a modifié tant notre droit civil que notre droit répressif. Il a introduit d’importantes innovations, comme l’ordonnance de protection, que la présente proposition de loi tend à faire évoluer. Mais force est de constater, compte tenu du nombre de drames que l’on continue à déplorer chaque jour dans notre pays, que cette importante réforme de 2010 nous laisse un goût d’inachevé.
À cet égard, je tiens à saluer nos collègues députés qui ont pris l’initiative de déposer cette proposition de loi, en particulier Aurélien Pradié, qui a réalisé un travail important sur le sujet. Je me félicite que ce texte nous permette de dépasser nos clivages politiques : sur des sujets aussi graves, nous devons travailler collectivement, guidés par la volonté absolue de protéger les victimes, sans considération de nos étiquettes partisanes. Pour l’essentiel, les interventions des orateurs qui m’ont précédé à cette tribune s’inscrivent dans cet esprit.
Cela ne signifie pas, pour autant, que toutes les idées visant à protéger les victimes soient forcément bonnes… Attention aux fausses bonnes idées. Notre mission de législateur nous autorise évidemment à être innovants, mais elle nous oblige à être rigoureux, c’est-à-dire à ne voter que des dispositions effectivement normatives et, surtout, applicables concrètement. Susciter de faux espoirs chez les victimes est sans doute le principal des écueils que nous devons éviter.
Notre rapporteur a parfaitement respecté ces impératifs. L’exercice n’était pourtant pas aisé. Je tiens à rendre hommage à la qualité du travail réalisé par notre collègue Marie Mercier, dont chacun connaît l’engagement sur ces sujets. Les modifications proposées en commission étaient indispensables. Elles permettent de débattre cet après-midi d’un texte bien plus abouti, juridiquement plus précis et moins « bavard » que celui qui a été voté par les députés.
Mes chers collègues, permettez-moi de faire quelques observations sur le volet civil et sur le volet pénal de la proposition de loi.
Concernant le volet civil, il est essentiellement question de l’ordonnance de protection, outil à la disposition des juges aux affaires familiales depuis la loi du 9 juillet 2010. L’ordonnance de protection est une mesure très particulière. Elle est hybride : c’est une décision rendue par un juge civil, le JAF, qui évoque, par les mesures qu’elle peut contenir, une décision de nature pénale. Le JAF peut notamment ordonner des interdictions de rapprochement, contrôlées par un bracelet électronique, ainsi que des interdictions de paraître en certains lieux, comme pourrait le faire le juge répressif dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
Dix ans après sa création, les JAF utilisent-ils correctement et suffisamment cet outil ? Apparemment, non.
D’abord, en pratique, certaines juridictions font du dépôt de plainte une condition de recevabilité de la demande d’ordonnance de protection. Ce n’est pourtant ni l’esprit ni la lettre de la loi de 2010.
Ensuite, la moitié des demandes d’ordonnance de protection sont formées devant les JAF de seize juridictions, plutôt urbaines, alors que ces dernières regroupent à peine plus d’un quart des affaires familiales. Le rapport de notre collègue député Aurélien Pradié signale même que « 10 % des juridictions n’ont jamais rendu aucune décision en dix ans ». Il indique, en outre, que « la difficile montée en charge de l’ordonnance de protection » tient « toujours à un déficit de formation des juges aux affaires familiales appelés à les édicter. »
M. Roland Courteau. C’est vrai !
M. Loïc Hervé. Concernant le volet pénal, l’article 2 du texte complète le contenu de l’ordonnance de protection par trois mesures nouvelles, relevant plus traditionnellement du droit pénal. Le JAF pourrait notamment ordonner le port d’un bracelet anti-rapprochement, avec le consentement des deux parties.
Au travers de la présente proposition de loi, nous entendons améliorer les conditions de délivrance et l’efficacité de l’ordonnance de protection. Cependant, il ne faut pas, à mon sens, renverser la philosophie de la loi de 2010, comme le proposent certains de nos collègues. Plusieurs amendements visent à ce que la décision en matière de placement sous bracelet anti-rapprochement soit confiée au juge des libertés et de la détention plutôt qu’au juge aux affaires familiales. Certes, le rôle du JAF en la matière n’est pas aisé, mais tout l’intérêt du système actuel repose sur le fait que ce juge du siège dispose d’une vision globale de la situation d’urgence et d’une palette d’outils pour protéger rapidement les victimes. Nous ne serons donc pas favorables à ces amendements.
Enfin, les modifications proposées de l’article 8 afin d’encourager le recours au dispositif de téléprotection communément appelé « téléphone grave danger » vont dans le bon sens.
Pour que le téléphone grave danger fonctionne correctement, il doit continuer à être attribué uniquement dans les situations qui le nécessitent. Généraliser son attribution conduirait à perdre l’efficacité immédiate de l’intervention des policiers ou des gendarmes lorsqu’il est activé par la victime.
Certaines des mesures que je viens d’évoquer sont appliquées chez nos voisins européens, notamment en Espagne, qui a été pionnière sur ce plan. En effet, en 2005 et en 2009, ce pays a adopté deux grandes lois qui ont permis de faire passer le nombre de féminicides de 71 en 2003 à 44 en 2019. Avec des moyens à la hauteur, il est possible d’agir de manière réellement efficace.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, nous nous félicitons que le Sénat puisse examiner aujourd’hui cette importante proposition de loi. J’espère que le débat en séance permettra d’améliorer encore l’excellent texte adopté par notre commission des lois. Bien évidemment, les membres du groupe Union Centriste voteront cette proposition de loi avec conviction. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Indépendants, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. Michel Canevet. Bravo !
Mme la présidente. La parole est à Mme Laure Darcos. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme Laure Darcos. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le Sénat examine aujourd’hui la proposition de loi visant à agir contre les violences au sein de la famille.
Dans le contexte mortifère que nous connaissons, ce texte apporte des solutions concrètes pour protéger rapidement et efficacement les conjoints victimes de violences et leurs enfants. Nous devons féliciter notre collègue député Aurélien Pradié de cette excellente initiative, récompensée par une adoption à l’unanimité à l’Assemblée nationale.
De nombreuses dispositions – certaines figurent déjà dans le code civil, mais leur portée est renforcée – permettent de mettre à l’écart le conjoint violent, qu’il s’agisse de l’attribution de la jouissance du domicile familial aux victimes, de l’interdiction faite au conjoint présumé violent de se rendre dans certains lieux que la victime fréquente de façon habituelle, de la modulation du droit de visite et d’hébergement, du placement sous dispositif électronique anti-rapprochement, qui fera toutefois l’objet d’une évaluation préalable avant son éventuelle pérennisation, ou de l’exclusion de la médiation familiale quand des violences ont été alléguées, et non plus commises.
Ces mesures pragmatiques devraient démontrer toute leur pertinence dans la lutte implacable que nous menons contre les violences au sein de la famille. Elles répondent à l’objectif majeur de protéger l’intégrité physique de la femme et des enfants du couple et elles sont, à n’en pas douter, parfaitement conformes aux recommandations formulées à plusieurs reprises par la délégation aux droits des femmes du Sénat.
Il ne faudrait toutefois pas occulter une triste réalité que l’on a tendance à oublier : plus de 70 000 hommes sont aussi victimes de violences conjugales. Je pense particulièrement à l’un d’entre eux.
Si la question des violences conjugales est au centre de nos débats aujourd’hui, celle des violences subies par les enfants en est indissociable. Dans près de 70 % des cas, en effet, la violence conjugale, qu’elle prenne la forme d’agressions physiques, verbales, sexuelles ou psychologiques, se déroule devant les enfants. Dans un cas sur deux, ils la subissent directement.
Cette violence peut parfois se traduire par une agression sexuelle ou un viol. Dans les cas les plus dramatiques, elle entraîne la mort de l’enfant. Notre collègue député Aurélien Pradié rapporte le chiffre de 25 décès d’enfants en 2017.
De nombreuses études confirment l’impact psychotraumatique des violences conjugales sur l’enfant, cet impact variant selon le degré d’exposition à ces violences, l’âge et le sexe de l’enfant. Toutes soulignent l’altération de sa santé, de son développement affectif, physique ou cognitif et de ses conduites, l’enfant manifestant notamment des problèmes « extériorisés » d’agressivité ou d’usage de la violence ou « intériorisés », comme la dépression et la propension à être victime.
Pour l’adolescent, les conséquences sont principalement des problèmes accrus de manque de confiance et d’estime de soi et le développement de comportements à risques, dont la dépendance aux psychotropes.
En tout état de cause, les enfants et adolescents exposés présentent un risque élevé de reproduire les comportements violents à l’âge adulte, comme le relève l’Observatoire national de l’enfance en danger.
Coconstruite avec des juristes et les acteurs associatifs, la proposition de loi d’Aurélien Pradié représente incontestablement une avancée majeure dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants.
Toutefois, il nous faudra, j’en suis convaincue, réfléchir dans un second temps à une inflexion de certaines dispositions de notre législation, notamment en matière civile.
Dans le cadre de ses travaux récents, la délégation aux droits des femmes du Sénat a, par exemple, jugé indispensable une mise en cohérence de notre législation pénale, très protectrice, avec notre législation civile, notamment le droit de la famille, qui ne prend pas suffisamment en compte les situations de violences intrafamiliales.
C’est particulièrement vrai au moment de la séparation des parents, où trop souvent prévaut le modèle unique du droit de la famille, celui de la coparentalité, en vertu duquel le statut de parent est maintenu, quelles que soient les circonstances. La question de la pertinence de la résidence alternée systématique doit par ailleurs être posée.
Il en est de même de la question de l’articulation de la médiation pénale, exclue en cas de violences conjugales, et de la médiation familiale, option qui demeure ouverte quand les faits de violences sont seulement allégués et non pas commis. Sur ce point, la proposition de loi Pradié apporte une réponse précise, dont nous pouvons nous féliciter.
Enfin, nous devrons réfléchir à l’évolution éventuelle de l’autorité parentale, pouvant aller jusqu’au retrait total de celle-ci, car nous savons bien qu’elle peut être un moyen, pour le parent violent, de maintenir son emprise sur les membres les plus vulnérables de la famille, c’est-à-dire les enfants.
À ce sujet, je rappelle que la délégation aux droits des femmes avait recommandé au garde des sceaux, dans son rapport d’information de 2016, « de diligenter une mission d’information sur le retrait total de l’autorité parentale par décision expresse du jugement pénal, à l’encontre des père ou mère qui auraient été condamnés comme auteurs, coauteurs ou complices d’un crime sur la personne de l’autre parent ».
J’ajouterai pour conclure que nous ne devons pas négliger la possibilité de développer une offre de soins psychotraumatiques destinée aux enfants sur l’ensemble du territoire. L’accompagnement et le soutien psychologique des enfants sont indispensables pour les aider à se reconstruire et à comprendre les faits subis par le parent victime de violences conjugales ou par eux-mêmes, afin qu’ils ne risquent pas de devenir à leur tour des adultes maltraitants. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Rossignol. (Applaudissements sur des travées du groupe SOCR.)
Mme Laurence Rossignol. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, pourquoi, au moment où nous entamons l’examen de ce texte que nous allons probablement voter, ne ressentons-nous pas la fierté du travail législatif accompli, la satisfaction d’apporter à la société une avancée attendue, qui fera date, en réponse à l’effroyable répétition des meurtres et des assassinats, ainsi qu’à la mobilisation des familles de victimes et des associations féministes ?
Je veux saluer ici le travail des animateurs du compte twitter « Féminicides par (ex) compagnons », qui tient la morbide comptabilité en temps réel, au jour le jour, des victimes de féminicides, et du tumblr « Les mots tuent », qui, avec le collectif de journalistes « Prenons la une », a fait changer le traitement médiatique des féminicides et veille à rendre aux victimes une dignité souvent mise à mal par les titres racoleurs des médias.
Madame la ministre, depuis deux mois, nous essayons de suivre le Gouvernement. Les annonces se succèdent ; souvent, il s’agit d’annonces positives, qui font écho aux travaux des groupes de réflexion du Grenelle et appellent, dans la plupart des cas, des modifications législatives, dont nous ne trouvons malheureusement aucune traduction dans cette proposition de loi. J’en donnerai trois exemples.
Premièrement, Marlène Schiappa a annoncé la levée du secret médical. J’y suis pour ma part très favorable, mais je rappelle que, voilà un an, dans cet hémicycle, nous avons voté l’obligation pour les médecins de signalement des violences faites aux enfants. Vous vous y êtes opposée, madame la ministre, et avez fait supprimer cette disposition en commission mixte paritaire ; or voilà maintenant que vous vous déclarez favorable à l’instauration d’une telle obligation pour les violences faites aux femmes ! Tant mieux, mais j’avoue avoir du mal à discerner la cohérence de la pensée du Gouvernement…
M. Jean-Pierre Sueur. Très bien !
Mme Laurence Rossignol. Une deuxième annonce a porté sur la réquisition des armes à feu dès la première plainte. Très bien, mais pourquoi ne pas présenter d’amendement sur ce point dès aujourd’hui ?
Enfin, le Gouvernement a évoqué le retrait de l’autorité parentale et l’aménagement du droit de visite et d’hébergement – j’aborderai tout à l’heure la question du délit de non-présentation d’enfant –, mais quelque chose me dit, madame la ministre, que vous opposerez un avis défavorable à tous les amendements relatifs à l’autorité parentale en cas de violences conjugales que je présenterai…
Nous nous trouvons dans une situation un peu particulière : vous avez pris un véhicule législatif d’origine parlementaire, mais les parlementaires ont l’impression de ne pas avoir véritablement de capacité d’initiative pour améliorer ce texte. Et voilà maintenant que nous apprenons qu’une seconde proposition de loi sur le même sujet sera déposée par le groupe LaREM de l’Assemblée nationale, probablement le 25 ou 26 novembre prochain ! Tout cela fait petite cuisine et donne le sentiment constant que le fond et le sérieux s’inclinent devant la communication…
Un autre sujet d’inquiétude tient aux matières que nous abordons. Pour tout vous dire, mes doutes ne se sont pas dissipés à l’écoute de ce qui se dit aujourd’hui et de ce que vous avez déclaré ce matin sur France Inter, madame la ministre.
Les trois dispositifs dont nous traitons ici – l’ordonnance de protection, le téléphone grave danger et le bracelet anti-rapprochement – figurent déjà dans les codes. Si aucun d’entre eux ne produit les résultats que l’on escomptait, ce n’est pas parce que la loi est mal faite ou insuffisamment précise ; c’est parce que nous n’arrivons pas à faire bouger la pratique judiciaire.
Ce matin, madame la ministre, interrogée sur les propos tenus par l’actrice Adèle Haenel au sujet de faits dont elle dit avoir été victime, vous avez répondu qu’elle avait tort de ne pas s’adresser à la justice. Je comprends ce que vous avez voulu dire : elle aurait tort de donner à penser aux femmes victimes de violences qu’il ne faut pas aller en justice. Cependant, elle a raison d’évoquer une « violence systémique » faite aux femmes par l’institution judiciaire.
Cette violence systémique, c’est d’abord la présomption d’insincérité, de manipulation qui pèse immanquablement sur la parole des femmes. C’est ensuite la croyance tenace qu’un mari violent peut aussi être un bon père, alors que, depuis des années, avec le magistrat Édouard Durand, nous répétons que ce n’est pas le cas. La violence systémique, c’est le déni par les institutions que sont la police et la justice de leurs propres carences. Le parcours d’une victime de violences s’apparente à une loterie : il lui faut tomber sur le bon commissariat, la bonne gendarmerie, le bon juge, le bon procureur… C’est un barillet dans lequel tournent quelques balles qui, à la fin, frappent trop souvent les femmes.
La violence systémique, c’est aussi son ignorance, son déni. Cette proposition de loi sera sans doute votée et changera la législation, mais, madame la ministre, nous attendons de vous que vous disiez aux magistrats, à l’institution judiciaire, qu’il faut changer de pratique, changer de regard sur les femmes et enfin les croire ! Quand une femme dit qu’elle a peur, c’est qu’elle est en danger, ce n’est pas qu’elle cherche à manipuler. (Applaudissements sur les travées des groupes SOCR et CRCE. – Mme Françoise Laborde applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Marta de Cidrac. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Marta de Cidrac. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi de notre collègue député Aurélien Pradié permet de poser les premières fondations d’une politique de défense des victimes de violences conjugales. Il était temps !
À Bordeaux, le 21 octobre, une femme de 35 ans s’écroulait dans l’escalier de son immeuble, un couteau planté dans le cœur et des traces de violences autour du cou. Son ancien compagnon, déjà connu pour des faits de violences conjugales, est toujours activement recherché.
En 2018, 121 femmes ont péri sous les coups de leur conjoint ou ex-compagnon. Nous avons déjà dépassé ce chiffre cette année : triste record, dont nous commençons à comprendre les raisons. Oui, il faut une réponse de la justice, mais surtout il faut une réponse rapide. Ainsi, cette proposition de loi prévoit de ramener à six jours le délai pour la délivrance d’une ordonnance de protection, sans dépôt de plainte préalable, car une victime a besoin de se sentir protégée au plus vite. Il lui faut un courage inouï pour accepter de témoigner de la violence qui se déploie dans son intimité, remettre en question son univers familial.
En moyenne, les femmes retirent leur plainte sept fois, parce que leur parole n’est pas toujours bien accueillie, bien entendue. Il y faut de l’expérience, du temps et de l’espace. Dans mon département des Yvelines, des formations à l’écoute sont organisées par la police et un portail de signalement des violences sexuelles ou sexistes est accessible de façon anonyme 24 heures sur 24. Il a déjà recueilli 5 000 signalements depuis le mois de novembre 2018, date de sa mise en service. Cela a abouti au dépôt d’une plainte dans 33 % des cas. Les victimes peuvent ainsi prendre rendez-vous avec l’enquêteur concerné et ne pas subir la salle d’attente et le délai de prise en charge. De tels dispositifs doivent être étendus.
Si une femme décide de déposer plainte, c’est aussi parce qu’elle a peur pour ses enfants, dont elle ne veut pas risquer de perdre la garde. On oublie trop souvent ces victimes collatérales, dont le nombre est officiellement de 90 000, mais qui avoisinerait plutôt 4 millions, d’après le docteur Ben Kemoun, psychiatre expert près la cour d’appel de Versailles. En effet, comment les repérer ? Les traces de coups ne sont pas toujours apparentes et, même si elles le sont, les enfants sont experts pour les dissimuler : il est trop difficile d’expliquer ce qui se passe à la maison. Cependant, des yeux n’oublient pas ce qu’ils ont vu, ni des oreilles ce qu’elles ont entendu, et ce quel que soit l’âge. Ce souvenir va évidemment transformer leur comportement au quotidien : les enfants victimes collatérales de violences conjugales sont quinze fois plus susceptibles que les autres d’être victimes de harcèlement ou de devenir eux-mêmes des prédateurs. Leur risque de connaître un retard scolaire est de 40 % plus élevé que celui d’un enfant élevé dans un contexte normal et ils développeront beaucoup plus souvent des maladies chroniques, telles des maladies cardio-vasculaires, mais aussi des troubles alimentaires, des conduites addictives ou des tendances suicidaires.
La prévention de la maltraitance est ainsi une prévention de la délinquance future. Nous devons agir vite, et nous le pouvons !
Il s’agit tout d’abord de former les enseignants et les médecins à repérer les signaux faibles, ceux que l’on peut détecter dans le quotidien d’un enfant décrocheur ou en cas de changement de comportement. En effet, ils sont en première ligne et une formation de deux jours peut déjà permettre de les sensibiliser.
Il s’agit ensuite de respecter la parole de l’enfant, qui peut être dénaturée par les répétitions inévitables de son histoire – jusqu’à sept fois avant qu’elle n’atteigne les autorités compétentes.
Plus la situation est prise en charge rapidement, moins le traumatisme de l’enfant sera profond et son rétablissement sera rapide.
Nous devons mettre les moyens financiers à la hauteur des besoins matériels, aider la police et la gendarmerie à développer leurs programmes de sensibilisation et de prévention, qui fonctionnent déjà avec succès sur certains de nos territoires, et continuer à former à l’écoute de la parole de la victime, quelle qu’elle soit.
Il faut ensuite protéger le parent victime – ce faisant, on protège l’enfant –, en lui permettant de quitter rapidement le lieu où la violence s’exerce, c’est-à-dire, le plus souvent, ce foyer qui devrait être un refuge. Il s’agit de lui offrir un hébergement d’urgence et un temps de répit pour reprendre ses esprits et s’organiser – à cet égard, je salue l’annonce de la création de nouvelles places en ouverture du Grenelle des violences conjugales –, mais surtout de lui donner la possibilité de rester dans son foyer en éloignant la menace du conjoint violent. Pourquoi infliger à la victime de violences une deuxième peine, celle de devoir quitter son foyer ? En toute logique, je soutiens les articles ouvrant la possibilité d’attribuer la jouissance du logement conjugal au conjoint victime, à sa demande, même s’il a bénéficié d’un logement d’urgence.
Cette proposition de loi nous permet de remédier à des carences constatées en matière de rapidité de la réponse de la justice et de protection du conjoint victime. Cependant, vous l’aurez compris, les enfants, victimes trop souvent muettes et qui constitueront la société de demain, ne doivent pas être oubliés.
Pour conclure, je remercie tous ces hommes et toutes ces femmes qui s’engagent dans nos territoires pour lutter contre les violences faites aux femmes, ainsi que Marie Mercier, notre rapporteur, pour son excellent travail. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC.)