M. le président. La parole est à M. Emmanuel Capus.
M. Emmanuel Capus. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens évidemment moi aussi à saluer l’initiative du groupe socialiste, qui a lancé ce vrai débat de fond sur les successions, même si, à l’image de Jean Pierre Vogel, je ne partage pas tous les objectifs des auteurs de ce texte.
Réformer la fiscalité de la succession et de la donation, c’est interroger la notion de transmission ; c’est envisager ce qu’elle implique, au niveau tant individuel que social.
Le débat n’est pas nouveau ; il s’invite régulièrement au Parlement depuis la Révolution française. Mais ses termes ont changé avec le temps. L’allongement de la durée de vie, la baisse de la fécondité ou le recul de l’âge auquel on devient parent sont autant de facteurs qui soulèvent des interrogations sur la fiscalité de la transmission.
Face à ces évolutions, il peut paraître utile d’adapter les dispositifs fiscaux de la succession et de la donation, mais il faut prendre garde à ne pas bouleverser les équilibres. Les facteurs que j’évoquais à l’instant s’inscrivent dans le temps long des évolutions sociétales. Le principal écueil que nous devons éviter aujourd’hui, c’est donc la tentation de nous précipiter pour tout chambouler. Sur des sujets aussi essentiels, la prégnance du problème ne justifie pas l’urgence de la solution. Elle nous appelle plutôt à la prudence.
Alors que les cellules familiales évoluent, dans leur forme et dans leur structure, et alors que les parcours de vie deviennent de moins en moins linéaires, les assouplissements proposés dans la version originelle du texte pouvaient retenir notre attention et susciter le débat.
Si le recul de la réserve héréditaire soulève d’importantes interrogations, d’autres aspects de cette proposition de loi pouvaient se révéler intéressants, notamment concernant l’encouragement des transmissions intergénérationnelles et la révision du barème de progressivité, autant de pistes de réflexion que nous pourrons explorer, mais certainement pas dans le cadre trop restreint d’une législation en commission. Ces pistes devraient faire l’objet d’un débat de fond en séance publique.
M. Julien Bargeton. Oui !
M. Emmanuel Capus. La fiscalité de la transmission n’est pas qu’une affaire fiscale ; c’est aussi une question sociétale. Parce qu’elle impacterait significativement le budget de l’État, parce qu’elle affecterait la façon dont les familles constituent leur patrimoine, parce qu’elle modifierait la redistribution sociale, aussi, une telle réforme devrait nécessairement se fonder sur une réflexion beaucoup plus aboutie et des travaux préparatoires plus approfondis.
À défaut, je crains que nous ne confirmions, malgré nous, les craintes de ces familles qui n’y voient plus clair quant à l’avenir de leur patrimoine parce qu’elles ne comprennent plus rien aux évolutions incessantes de notre droit.
Bien sûr, nul ici ne trouvera réjouissant que le travail parlementaire soit bridé par les parlementaires eux-mêmes. Que la commission ait ainsi vidé le texte de sa substance n’a donc rien de satisfaisant en soi. Mais, en tout état de cause, cette proposition de loi aura le mérite d’attirer l’attention du Parlement et du Gouvernement sur ce chantier qui se trouve devant nous. C’était manifestement, d’ailleurs, le but de ses auteurs ! Elle nous aura également permis d’affiner nos propositions et d’affirmer nos convictions.
J’ai, pour ma part, et au nom du groupe Les Indépendants, suivi une ligne claire fondée sur trois principes.
Premier principe : réduire la pression fiscale qui pèse sur les transmissions, notamment pour les petits et moyens patrimoines, tout en assouplissant les conditions dans lesquelles les donations entre vifs peuvent être réalisées, et ce à tout âge de la vie, particulièrement entre grands-parents et petits-enfants.
Deuxième principe : encourager et faciliter la transmission d’entreprise afin que nos centres de décisions et notre appareil productif demeurent en France. Il est en effet impensable de remettre en cause le dispositif du pacte Dutreil, qui est aujourd’hui la seule possibilité pour une génération de dirigeants de transmettre l’entreprise à la génération suivante, sauf, bien sûr, à vouloir en assouplir les conditions et en augmenter l’abattement dérogatoire. Il y va de l’avenir de nos PME et de nos ETI, qui structurent le tissu industriel de nos territoires.
Troisième principe : avancer avec prudence lorsqu’il s’agit de modifier des dispositifs aussi importants aux yeux de nos compatriotes. Il ne suffit pas de brandir les chiffres de la répartition du patrimoine en France pour justifier l’augmentation des droits de succession ou la suppression de la réserve héréditaire. Il faut pour cela prendre le temps de mener un débat qui sera un débat de société, serein, global et approfondi, et pas seulement un débat fiscal.
Le groupe Les Indépendants est disposé à prendre part à ce débat, de façon active et constructive. Mais, pour l’heure, les conditions ne sont pas réunies pour prendre de telles décisions, sachant notamment que nous nous apprêtons à examiner un budget déjà placé sous le signe de la réduction d’impôts et de la maîtrise des dépenses.
Pour cette raison, le groupe Les Indépendants s’abstiendra sur ce texte. (M. Julien Bargeton applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Vincent Delahaye. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – Mme Sylvie Goy-Chavent et M. Jérôme Bascher applaudissent également.)
M. Vincent Delahaye. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je voudrais commencer par remercier le groupe socialiste de nous permettre de débattre de fiscalité, et en particulier de fiscalité des successions, même si on a parfois l’impression que les auteurs de ce texte vont un peu à rebours de ce qui s’est produit dans le passé.
Remontons à 1984, à l’époque de Mitterrand : le taux de la tranche supérieure du barème applicable aux successions en ligne directe était passé de 20 % à 40 %. Lors du brillantissime quinquennat de François Hollande (Sourires.),…
M. Roger Karoutchi. Brillantissime, c’est le mot !
M. Vincent Delahaye. … c’est à un festival que nous avons assisté : une tranche à 45 % a été créée ; les abattements de 30 % ont été réduits ; le délai fiscal de donation a été porté à quinze ans ; le délai de règlement a été réduit de dix à trois ans. On est donc allé, systématiquement, vers un alourdissement de la fiscalité.
Cette proposition de loi semble un acte de contrition de la part de nos amis socialistes, qui se disent qu’ils y sont peut-être allés un peu fort (Sourires. – MM. Thierry Carcenac, Patrick Kanner et Claude Raynal le contestent.), et qu’en définitive il vaudrait mieux aller dans le sens de l’allégement – sauf sur l’assurance vie !
J’aurais tendance à dire, comme Churchill, qu’il n’y a aucun mal à changer d’avis, pourvu que ce soit dans le bon sens !
J’ai travaillé, au nom du groupe Union Centriste, avec Bernard Delcros et quelques autres collègues de la commission des finances, autour de propositions fiscales ; et nous avons naturellement porté notre réflexion sur les successions.
L’héritage est-il un mal absolu ? Nous ne le pensons pas. Et 80 % des Français – le chiffre de 87 % a été donné tout à l’heure ; je penche plutôt, quant à moi, pour 80 % – considèrent que ces impôts sont illégitimes, parce que ce patrimoine, et les revenus qui ont permis de le constituer, ont déjà été frappés, à plusieurs reprises, de plein d’impôts !
M. Vincent Éblé, auteur de la proposition de loi. C’est bien pour cette raison que nous proposons d’alléger la fiscalité dans ce domaine !
M. Vincent Delahaye. Quand on acquiert un bien immobilier, on paie des frais de notaires et des droits d’enregistrement ; les frais d’entretien sont soumis à la TVA ; quand on le détient, on paie de la taxe foncière, de la taxe d’habitation – cette dernière va certes être supprimée –, et, le cas échéant, de l’IFI. En outre, lorsque ledit patrimoine est lui-même le fruit d’un héritage, des droits ont déjà été acquittés.
On se retrouve donc avec de l’impôt sur l’impôt : une chaîne d’impôts qui finit par devenir insupportable.
Nous avons cherché, par nos propositions et nos amendements, à introduire à la fois de la souplesse et de l’intelligence dans ces dispositifs. Nous souhaitons ainsi permettre que le patrimoine soit donné plus souvent – au lieu de quinze ans, nous proposons huit ans, et sans condition d’âge ; j’y reviendrai tout à l’heure lors de la discussion des amendements.
Nous proposons également que la résidence principale soit exonérée à hauteur de 300 000 euros, sachant que les Français dépensent en moyenne, pour acheter leur résidence principale, environ 250 000 euros. La commission a proposé de relever cet abattement de 20 % à 30 %, mais nous pensons qu’il vaut mieux, en la matière, un montant plafond qu’un pourcentage.
Nous voulons en outre faciliter les transmissions d’entreprise. Nous nous posons même, sur le fond, la question suivante : pourquoi impose-t-on la transmission d’entreprise ? Pourquoi l’État doit-il prélever des droits sur une transmission d’entreprise ? Sachant qu’une telle transmission est déjà souvent très compliquée en termes économiques, et notamment en termes d’emplois, la logique d’une telle imposition nous échappe.
Dans cette proposition de loi, qui a été en partie déshabillée par les votes de la commission – sept articles sur dix ont été supprimés –, il y a du positif et du négatif.
Il y a du positif : ses auteurs proposent d’augmenter les abattements et de diminuer les délais de donation. Nous considérons néanmoins qu’il faut aller plus loin : il faut un régime unique, quels que soient les liens familiaux. Je voudrais citer l’exemple fameux du marchand de cycles de Nice, qui avait souhaité céder gratuitement son fonds de commerce à un chômeur, et qui a dû y renoncer lorsqu’il s’est aperçu qu’il faudrait payer 60 % de droits. (M. Roger Karoutchi manifeste son dépit.)
M. Julien Bargeton. Le petit pêcheur de l’île de Ré fait des émules…
M. Vincent Delahaye. En définitive, tout le monde y a perdu : l’État y a perdu en recettes, bien sûr, et l’assurance chômage a dû continuer à verser de l’argent au chômeur. Cela doit nous faire réfléchir ; en tout cas, monsieur le secrétaire d’État, on ne peut en rester à la situation actuelle. Vous disiez tout à l’heure que l’équilibre actuel est un bon équilibre ; je pense le contraire : il faut le faire évoluer.
M. Antoine Lefèvre. Votez l’amendement de Roger Karoutchi !
M. Vincent Delahaye. Cette proposition de loi contient également un lissage des tranches, destiné à éviter les effets de seuil. C’est bien, mais insuffisant : les droits de succession sont encore beaucoup trop élevés. En la matière, nous sommes troisièmes au monde derrière le Japon et la Corée du Sud, et premiers dans l’Union européenne.
M. Jean-Raymond Hugonet. Eh oui !
M. Antoine Lefèvre. Ce n’est pas glorieux !
M. Vincent Delahaye. Même les pays scandinaves, qui sont très sociaux-démocrates, sont bien meilleurs que nous !
Nous sommes plutôt, donc, pour la baisse des taux ; et, par cohérence, nous sommes également pour la baisse de la dépense publique. La baisse des taux ne sera possible qu’une fois que nous aurons eu le courage de diminuer la dépense publique.
M. Roger Karoutchi. Eh oui !
M. Julien Bargeton. Il faut le dire aux « gilets jaunes »…
M. Vincent Delahaye. Quant à la réserve héréditaire, nous pensons que l’assouplissement et la liberté donnés dans cette proposition de loi sont une bonne idée, qui tient compte de la diversité actuelle des structures familiales. Il faut aller dans ce sens.
Au titre des points négatifs, nous pensons que les allégements proposés sont insuffisants pour les petites et moyennes successions, notamment sur la résidence principale, qui est le principal bien que l’on peut transmettre, en particulier dans les familles.
Le rabotage du pacte Dutreil est un très mauvais signal pour les entreprises et pour l’économie française. Nous avions fait adopter par le Sénat, lors de l’examen du dernier projet de loi de finances, un amendement visant à faire passer l’abattement du pacte Dutreil à 100 % de la valeur des parts ou actions transmises ; nous souhaitons persévérer dans cette direction.
Nous défendrons tout à l’heure, donc, différents amendements : approfondissement du pacte Dutreil ; instauration d’un abattement à 300 000 euros sur la résidence principale ; abaissement du délai du rappel fiscal, pour les donations, de quinze à huit ans.
Je redis, en conclusion, que l’inscription de ce texte à l’ordre du jour est une bonne initiative : nous avons besoin, ici, au Sénat, tant dans l’hémicycle qu’en commission des finances, d’avoir des débats fiscaux de fond, et je remercie, à ce titre, le groupe socialiste. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce débat ; nous considérons en effet, monsieur le secrétaire d’État, que la fiscalité n’est pas figée – et je ne parle pas seulement des droits de succession. Ces sujets méritent réflexion : notre fiscalité est beaucoup trop complexe et beaucoup trop lourde aujourd’hui, et nous devons poursuivre ce débat.
M. Julien Bargeton. Il faut un nouvel équilibre !
M. Vincent Delahaye. Pour permettre un travail parlementaire de qualité, monsieur le secrétaire d’État, Bercy ne doit pas se contenter d’avoir un super service de communication (Sourires.), mais doit absolument fournir aux parlementaires de la transparence et de l’aide à la décision.
Il y a à peu près deux siècles, nos ancêtres ont pris la Bastille ; aujourd’hui, il faut libérer Bercy ! (Sourires. - Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
Il faut ouvrir la forteresse de Bercy, en sorte de nous permettre, à nous, parlementaires, de faire des propositions fondées sur des estimations – cela nous manque beaucoup, aujourd’hui, pour la qualité de notre travail.
Monsieur le secrétaire d’État, nous comptons sur vous pour faire sauter non pas le verrou mais la forteresse de Bercy ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains. – M. Jean-Claude Requier applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Anne-Marie Bertrand. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Anne-Marie Bertrand. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’allongement de la durée de vie, dont nous devons évidemment nous réjouir, nous oblige à revoir bon nombre de dispositions. En effet, au-delà de la question de la dépendance, se pose celle de la succession.
Nos concitoyens héritent de plus en plus tard. Souvent, ces héritiers sont eux-mêmes à la retraite.
Je l’entends régulièrement, lors de mes déplacements : les personnes âgées sont bien souvent plus inquiètes pour leurs petits-enfants que pour leurs enfants et pour eux-mêmes.
Ces petits-enfants, ils aimeraient pouvoir les aider à se lancer dans la vie, et souhaiteraient parfois même les voir créer leur entreprise.
De ce point de vue, je me réjouis de cet article 1er, qui propose une hausse des abattements en cas de donation ou succession entre grands-parents et petits-enfants, et même entre un légataire sans enfant et ses neveux et nièces.
Car – nous ne le disons pas assez – les Français sont généreux ! Ils sont généreux lorsqu’ils savent comment est dépensé leur argent.
Notons également qu’ils sont rares à faire confiance à l’État pour redistribuer les richesses. Le mouvement des « gilets jaunes » a été, à mon sens, une démonstration de ces propos. Les « gilets jaunes » manifestaient à la fois contre de nouveaux prélèvements et pour de meilleurs services publics. Cela peut sembler antinomique, et ça l’est, mais, surtout, cela en dit long sur la confiance des Français s’agissant de l’utilisation de leurs deniers par l’État.
L’épargne des Français atteint aujourd’hui des niveaux record, parce qu’ils n’ont plus confiance dans l’avenir. Quel nouvel impôt ? Quelle nouvelle taxe va-t-on créer ? Difficile, dans cette situation, de prendre des risques et de ne pas être dans l’expectative.
Encourager les Français à transmettre leur patrimoine de leur vivant, c’est encourager ceux qui le peuvent à investir dans la jeunesse. C’est aussi, disons-le, redonner du pouvoir d’achat aux jeunes trentenaires, car, je le rappelle, l’article 2 de cette proposition de loi diminue le rappel fiscal des donations de quinze à dix ans lorsque le bénéficiaire est âgé de moins de 40 ans.
Je tiens à saluer le travail du rapporteur, mon collègue Jean Pierre Vogel, qui a su préserver les entreprises familiales, lesquelles seront d’ailleurs plus longuement évoquées par mon collègue Claude Nougein d’ici quelques instants. Cette proposition de loi est désormais équilibrée ; soulignons qu’à l’approche des discussions sur le projet de loi de finances l’équilibre est l’une des premières qualités que nous devons mettre en œuvre.
Faisons confiance aux Français, ayons confiance en nos jeunes ; encourageons-les à entreprendre lorsqu’ils sont dans la force de l’âge. C’est ainsi que nous dynamiserons notre économie. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mmes Catherine Fournier et Sylvie Goy-Chavent applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
M. Roger Karoutchi. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, désagréable et opposé à tous mes amendements (Sourires.), mes chers collègues, quelques observations – je vais tâcher de ne pas dépasser les cinq minutes qui me sont imparties.
Première observation, sur la forme : cette proposition de loi est la preuve que certains textes débattus en commission posent un vrai sujet, et qu’il ne faut donc engager la procédure de législation en commission que sur des sujets techniques et limités. Il est un peu absurde d’examiner une partie du texte en commission, une partie dans l’hémicycle !
M. Julien Bargeton. C’est vrai.
M. Roger Karoutchi. Cela hache le débat et, tout le monde n’ayant pas participé aux réunions en commission des finances ou en commission élargie, le rend incomplet. Le sujet de la fiscalité et des droits de succession – je remercie le président Kanner de l’avoir proposé – mérite une discussion complète en séance publique, afin que nous ayons un vrai débat de fond. Cela aurait d’ailleurs peut-être permis à notre rapporteur d’être plus généreux ! (Nouveaux sourires.)
Deuxième remarque : j’apprécie, dans ce texte, la volonté de promouvoir la transmission en cours de vie. La vie est plus longue ; les héritiers sont parfois impatients, en tout cas ils ont des projets ;…
M. Vincent Éblé, auteur de la proposition de loi. La question générationnelle est une vraie question.
M. Roger Karoutchi. … il faut pouvoir les financer. Et, après tout, qu’est-ce que ça peut faire si l’on transmet une partie de son héritage en plusieurs fois, en cours de vie ? En soi, c’est plutôt bon pour l’activité, bon pour les familles, bon pour les projets.
J’en viens à ma troisième remarque. Voici ce que systématiquement, monsieur le secrétaire d’État, on nous répond : « Vous n’imaginez pas combien vos amendements coûtent cher ! » Ce qui veut dire, en clair : « Vous pouvez courir la bouche ouverte pour réformer la fiscalité en France ». Quoique vous disiez, on vous répond : « C’est cher ! » C’est de l’article 40 non déclaré, mais quasi déclaré !
Si nous étions tous persuadés que la fiscalité dans ce pays est juste, équilibrée et acceptée par la population, nous ne chercherions pas à la modifier. La vérité, c’est que notre système fiscal est délirant – pardonnez-moi l’expression –, même s’il rapporte à l’État les quelques milliards d’euros après lesquels il court systématiquement. Mais qui a dit que l’assiette fiscale, le système d’impôt et les taux étaient réalistes ?
Monsieur le secrétaire d’État, lorsque j’étais plus jeune – ce n’est pas si ancien (Sourires.) –, j’aurais pu avoir le concours sociologique dont parlait mon inestimable collègue Éric Bocquet, car je ne suis pas un héritier. Mais j’ai épargné toute ma vie, parce que je ne pars pas en vacances, parce que je n’ai pas de voiture – je n’ai d’ailleurs pas de permis ! – et parce que je n’ai pas de résidence secondaire. Or que me dit-on ? « Tu as bien raison d’épargner, mon vieux, et dès que tu meurs, on te prend 60 % ! »
M. Roger Karoutchi. Non, pas « merci » : « Bercy » ! (Sourires.)
Toute notre vie, nous payons des impôts sur nos revenus : ce qui reste, c’est notre épargne après impôts.
M. Julien Bargeton. C’est comme ça pour tout le monde !
M. Roger Karoutchi. Et vous voulez encore nous prendre 60 % ?
Je ne donnerai pas de nom, mais j’ai eu une conversation assez drôle avec vos services, monsieur le secrétaire d’État. Il y a des gens très aimables même dans les services fiscaux, il ne faut pas croire. Que m’ont-ils dit ? « Monsieur le ministre, dépensez tout ! » (Rires.)
Les bras m’en tombent : moi qui croyais qu’il fallait favoriser l’épargne, de façon à constituer un patrimoine pour les générations futures ! Eh bien non ! Bercy, conscient du niveau atteint par les droits de succession, dit : « Dépensez tout, comme cela vos héritiers ne paieront rien ! »
M. Julien Bargeton. Cela soutient l’activité économique !
M. Roger Karoutchi. Monsieur le secrétaire d’État, je vous fais confiance depuis toujours, quelles que soient les évolutions… Non, j’en rajoute ! (Rires.)
Or, franchement, le Gouvernement nous joue, à nous qui épargnons, la fable de la cigale et la fourmi, mais à l’envers ! Par pitié, remettez-la à l’endroit et baissez les droits de succession pour les gens qui ne font que transmettre leur épargne ! (Applaudissements sur toutes les travées sauf celles des groupes LaREM et CRCE.)
M. Julien Bargeton. La morale de cette fable de La Fontaine n’est pas très claire !
M. le président. La parole est à M. Claude Nougein. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Claude Nougein. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je souhaite évoquer l’article 8 concernant la transmission des entreprises, qui me semble être malgré tout le sujet le plus important de cette proposition de loi, eu égard aux conséquences, car il remet en cause à la fois l’avenir et la prospérité des entreprises françaises, ainsi que la société dans laquelle nous souhaitons vivre.
En effet, cette proposition de loi nous mène, à terme, vers un autre type de société, celle que nous avons connue au siècle dernier.
M. Victorin Lurel. Oh là là !
M. Claude Nougein. Vous proposez de réduire l’abattement de 75 % à 25 % lors des successions ou donations pour les dirigeants d’entreprise qui s’engagent à garder les titres six ans actuellement.
En fait, vous souhaitez voir disparaître toutes les entreprises familiales détenues par des Français, lesquelles, je vous le rappelle, représentent un emploi sur deux en France, ce qui n’est pas rien ! Tout cela, à la grande joie, j’imagine, des multinationales étrangères, qui pourront acheter à vil prix les fleurons de l’économie française.
Si cette proposition a un impact relatif sur les TPE ou sur les petites PME, souvent faiblement valorisées, elle a en revanche un impact considérable sur les grosses PME ou ETI, les entreprises de taille intermédiaire. En effet, lors des successions, l’entreprise est valorisée par l’administration fiscale en tenant compte des plus-values latentes et non du capital investi parfois vingt ou trente ans auparavant.
Malgré le taux actuel de 75 %, la France reste le mauvais élève de l’Europe en matière de transmission familiale d’ETI : 18 % seulement dans notre pays, contre 56 % en Allemagne et 70 % en Italie. C’est la raison pour laquelle nous comptons seulement 5 000 ETI dans notre pays contre 10 000 en Italie et 15 000 en Allemagne.
Le coût actuel de la transmission reste significativement plus élevé en France : 0 % de droits en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni, en Espagne, en Suède, 3 % en Belgique ou aux Pays-Bas, contre 11 % à ce jour en France ! Malgré le pacte Dutreil, nous avons les taux de succession pour les entreprises qui sont les plus élevés d’Europe et probablement du monde. Nonobstant, vous souhaitez aggraver la situation, sans mesurer les conséquences graves que cela aura sur notre économie.
Au sein de la commission des finances, j’ai cité le cas d’une ETI dynamique, qui distribue peu, recrute et investit beaucoup, avec des réserves et des capitaux propres qui augmentent, valorisée par exemple à 100 millions d’euros. En cas de succession avec le pacte Dutreil, en gardant six ans les actions, il faut acquitter malgré tout 11 millions d’euros, ce qui est très difficile, mais pas impossible en ayant recours à des emprunts. Avec votre loi, pour la même entreprise, il y aura 34 millions d’euros de droits à payer, ce qui est impossible. La seule solution est alors de vendre.
Vous indiquez que cette vente sera une bonne chose, car « favoriser la reprise par des héritiers serait dommageable à l’activité économique ». Je rêve ! Ce n’est pas vrai : de nombreux rapports prouvent que le taux de survie à trois ans pour les transmissions familiales d’ETI est de 100 %, ce qui est bien supérieur aux taux de survie dans les cessions non familiales. Surtout, les transmissions familiales garantissent davantage la stabilité des effectifs.
Un rapport publié en 2017 dans le cadre de la délégation aux entreprises du Sénat, dont je suis co-auteur avec notre collègue Michel Vaspart et qui était intitulé Moderniser la transmission d’entreprise en France : une urgence pour l’emploi dans nos territoires, démontrait qu’il était utile d’améliorer toutes les formes de transmission, en particulier la transmission familiale, que ce soit pour les entreprises industrielles ou agricoles.
Ce rapport a fait l’objet d’une proposition de loi votée au Sénat en 2018 à une très large majorité, qui visait à augmenter l’abattement à 90 % – au lieu de 75 % – en échange de l’allongement de la durée de détention des actions.
J’ai vécu comme élu d’un département rural, la Corrèze, plusieurs successions d’importantes entreprises familiales qui ont dû être vendues à de grands groupes. Le scénario est toujours le même : on délocalise d’abord le siège social, puis les bureaux administratifs et informatiques, on ne travaille plus avec les acteurs locaux – banque, assurance, transport – et on ferme quelques années plus tard !
Vous indiquez que le dispositif Dutreil est réalisé « au détriment des finances publiques ». Vous oubliez de prendre en compte le coût exorbitant pour les finances publiques des fermetures d’entreprises. Les coûts sociaux, économiques et fiscaux sont largement supérieurs au manque de recettes fiscales évoqué dans votre texte. De plus, si plus tard l’entreprise est vendue, n’oubliez pas que les actionnaires paieront la plus-value. Au bout du bout, on n’échappe pas à l’impôt. Aucun cadeau n’est fait !
Enfin, l’article 8 de cette proposition de loi est à la fois inutile et nuisible.