M. Alain Richard. De la droite sénatoriale, plutôt.
M. Bruno Retailleau. Vous avez refusé l’augmentation des moyens consacrés aux centres de rétention, ou plus exactement, à l’expulsion ; vous avez refusé les plafonds fixés annuellement, démocratiquement, par le Parlement ; vous avez refusé le resserrement du regroupement familial. Sur ce point, vous avez même fait pire : vous avez ouvert le regroupement familial, au moment même où tous les autres pays le limitaient. Je parle non pas de l’Italie de Salvini, mais de la Suède ou de l’Allemagne.
Quant à l’AME, mes chers collègues, avec une régularité métronomique, nous votons tous les ans sa transformation en aide médicale d’urgence, avec un panier resserré et, avec la même régularité métronomique, le Gouvernement s’y oppose. Vous avez finalement dit « non » à sa transformation, monsieur le Premier ministre, mais j’ai compris que le Président de la République avait dit plutôt « oui », puis j’ai entendu Mme Buzyn dire plutôt « non ». Aujourd’hui, c’est donc ni oui ni non ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.) On ne sait plus où on en est.
Mon sentiment est que vous n’avez pas, monsieur le Premier ministre, la majorité pour mener une politique de fermeté. Voilà la réalité ! Vous êtes non pas dans une logique de rupture en matière de politique migratoire, mais dans une logique de posture et de faux-semblants.
Comme souvent sur des sujets pourtant importants, vous semblez faire, mais vous faites semblant !
Or l’immigration ne peut pas s’accommoder de faux-semblants, parce que c’est un sujet explosif.
Explosif, d’abord, sur le plan démographique. Oui, mille fois oui ! Les chocs migratoires que nous avons connus il y a deux ou trois ans ne sont que les prémices de secousses telluriques beaucoup plus violentes qui se produiront lorsque l’Europe aura perdu, à la fin du siècle, 100 millions d’habitants alors que l’Afrique en aura gagné près de 2 milliards.
Auguste Comte disait : « la démographie, c’est le destin ». L’honneur de la politique, ce n’est pas de seulement subir les effets et d’essayer de les traiter en courant après, mais c’est de s’attaquer aux causes, si nous ne voulons pas que notre destin soit réduit à la fatalité.
Où est notre politique familiale ? Elle est détricotée, vous le savez parfaitement. De ce point de vue, vous avez suivi avec constance le processus engagé par vos prédécesseurs.
Le sujet est explosif, ensuite, sur le plan politique, mes chers collègues, parce que certains ont utilisé l’immigration comme un sujet politicien et ont fait de la figure du migrant la figure idéale du bouc émissaire, d’autres, à l’inverse, en ont fait la figure de substitution d’un prolétaire devenu introuvable, d’autres encore ont vu dans chaque homme un individu interchangeable et dans chaque migrant une ressource économique bon marché déplaçable et corvéable à merci.
Ce sujet est, enfin, explosif en matière de démocratie. Ce n’est pas moi qui le dis, mais un philosophe que je respecte énormément, Marcel Gauchet, qui l’a très bien expliqué. L’immigration de masse est sans doute le phénomène social qui a le plus bouleversé nos sociétés. Il a pourtant été laissé totalement à l’écart de la délibération du peuple français ; sans doute est-ce parce que le peuple pense mal, que son opinion est peu convenable.
Dans son dernier livre, No Society, Christophe Guilluy cite ces grandes enquêtes menées par Ipsos dans vingt-cinq pays à propos de la perception de l’impact de l’immigration sur les sociétés : 20 % seulement des sondés qualifient cet effet de positif, et ils ne sont que 11 % en France à le faire.
Mes chers collègues, nous pouvons nous cacher derrière notre petit doigt, mais je suis assez d’accord avec le constat effectué par le Président de la République lorsqu’il parle d’embourgeoisement et évoque le risque d’une société française coupée en deux, avec des catégories supérieures éduquées qui ont les moyens de se mettre à l’abri des effets de l’immigration par des stratégies d’évitement résidentiel et scolaire et d’autres catégories, plus populaires, qui ne peuvent financer ces frontières invisibles pour se protéger.
Le résultat est là, et craignons ce moment qui pourrait advenir : les gens d’en haut ne pourront pas éternellement dire que ceux d’en bas se trompent, que leur diagnostic est politiquement incorrect et qu’il faut de toute urgence les rééduquer. Cela n’est plus possible !
Il faut au contraire réagir. J’ai lu dans la presse que vous n’aviez pas peur de réfléchir à la proposition de plafonds votée annuellement par le Parlement, tel que nous l’avions émise avec François-Noël Buffet. Fichtre, c’est décoiffant ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
C’est une mesure importante qu’il faut mettre en œuvre, et nous devons réintroduire le sujet de la migration et de ses effets dans le débat démocratique au Parlement. S’il n’y est pas débattu, il sera instrumentalisé ailleurs, dans la rue. La démagogie, mes chers collègues, cessera quand la démocratie reprendra ses droits, quand on mettra fin à l’impuissance publique et au fiasco de la politique migratoire française.
Certes, celui-ci ne date pas d’hier, mais il faut en parler droit dans les yeux.
Qu’est-ce qu’une bonne politique migratoire ? Ce n’est pas une politique qui se réduirait seulement à ses effets humanitaires. Un État, ce n’est pas une ONG, ce n’est pas non plus une église !
M. Julien Bargeton. Dieu merci ! (Sourires sur les travées du groupe LaREM.)
M. Bruno Retailleau. Une bonne politique ne peut pas non plus se contenter de répondre seulement à la question, sur laquelle j’espère que nous serons tous d’accord : allons-nous laisser se noyer ces pauvres gens, femmes, enfants, vieillards au milieu de la Méditerranée ? Non, la politique ne consiste pas à se contenter de réparer les effets ; il s’agit de traiter directement les causes, le plus possible en amont.
Je vous accorde un satisfecit, monsieur le Premier ministre : vous avez indiqué que vous étiez prêt à corréler une politique humanitaire de développement de l’Afrique avec un effort, par ces pays sources, de maîtrise de leur propre immigration. Il faut bien sûr mettre en œuvre un plan massif de développement de l’Afrique, associant les collectivités, car le regard de territoire à territoire me semble être le plus efficace, mais il faut aussi que nous exigions une conditionnalité, par exemple en matière de laissez-passer consulaires. Les choses doivent être claires : pas de laissez-passer consulaires, pas d’aide au développement !
Une politique migratoire est faite de trois composantes, mes chers collègues : des frontières maîtrisées, des lois appliquées – quand moins de 10 % des déboutés du droit d’asile sont expulsés, peut-on dire que la loi est appliquée ? Non ! – et des valeurs républicaines.
S’agissant, d’abord, des frontières, il me semble que nous avons besoin d’un triple contrôle : le premier se trouve dans la profondeur des pays de transit ou des pays d’origine. Il faut généraliser les hotspots. Plus le contrôle a lieu loin à l’extérieur, moins l’on expose ces gens-là au risque de n’être, au péril de leur vie, que des marchandises humaines pour les trafiquants, ces nouveaux esclavagistes des temps modernes.
Le deuxième contrôle concerne l’Europe, bien sûr, avec Frontex. Dans quelques semaines, nous saurons si la nouvelle Commission va lui accorder de vrais moyens. Vous devez vous battre sur ce sujet-là, madame la secrétaire d’État, c’est très concret.
De même, casser les filières, c’est assumer des actions policières et militaires. Peu d’entre nous, sans doute, savent qu’en juin 2015 l’opération Sophia a été déclenchée par l’Union européenne. Votée par le Conseil, elle disposait de quatre phases pour détruire, y compris par des moyens militaires et jusqu’aux plages des pays de transit, les infrastructures de ces esclavagistes.
Cette opération a dû s’arrêter, mais il faut qu’elle reprenne. S’il en était besoin, et parce que je n’ignore pas les problèmes, notamment internationaux, qui se posent, nous devrions pouvoir saisir le Conseil de sécurité de l’ONU pour obtenir une résolution en matière de lutte contre toutes ces filières.
Enfin, le troisième niveau de contrôle, ce sont nos propres frontières. Schengen autorise, en situation de crise et pour des durées déterminées, le rétablissement des frontières. Nous vivons sous ce régime, pérennisons-le, parce que trois protections des frontières valent mieux qu’une.
La deuxième composante d’une politique migratoire, c’est la bonne application des lois. Monsieur le Premier ministre, il faut, bien sûr, appliquer notre arsenal législatif, mais il faut aussi le revoir de toute urgence, parce que nous sommes désormais en décalage total avec nos grands partenaires européens.
Vous avez lu, j’en suis certain, le petit ouvrage du patron de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, Didier Leschi, qui est un parfait connaisseur du sujet. Il dit tout et vous donnera de nombreux exemples de la Suède à l’Allemagne en passant par beaucoup d’autres pays qui ont fait le job que nous n’avons pas fait.
Vous en appelez à l’Europe, et je suis d’accord pour mettre en place des éléments d’harmonisation, mais pourquoi, par exemple, refusez-vous les quotas en matière de regroupement familial, alors que l’accord de gouvernement du 1er août 2018 de la Große Koalition prévoit 1 000 regroupements pour les réfugiés et pas un de plus ? L’Allemagne peut le faire, pourquoi ne le pouvons-nous pas ? La Suède a emprunté une autre voie, etc.
Notre impuissance est de notre propre fait, ne nous en déchargeons pas sur l’Europe.
M. Philippe Pemezec. Bien sûr !
M. Bruno Retailleau. Nous n’avons pas le courage de transformer, d’adapter nos propres règles, que ce soit en termes de regroupement familial, de droit d’asile ou de séjours pour soins !
On trouve des exemples parlants dans ce livre (L’orateur brandit l’ouvrage susvisé.), mais heureusement que les Français ne les connaissent pas, parce que ceux-ci les révolteraient, tant ils y verraient une rupture du principe d’égalité.
Il faut donc des lois, nous avons présenté des textes, et il faut les appliquer. Je ne dresserai pas ici la liste de toutes nos propositions, mais, par exemple, les étrangers qui commettent des actes de délinquance graves et qui sont condamnés doivent encourir une peine complémentaire à l’expulsion. Il faut également consacrer des moyens aux expulsions.
Nous avons fait ces propositions et nous les tenons à votre disposition ; nous sommes prêts à les voter de nouveau, dès que vous le voudrez, dès l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale ou du projet de loi de finances, si vous le souhaitez.
Je termine par la composante la plus importante : les valeurs républicaines. Aujourd’hui, les Français ont le sentiment qu’une immigration non maîtrisée provoque une insécurité culturelle en ébranlant notre modèle culturel. Il y a trois semaines, une grande enquête annuelle sur les fractures françaises montrait que 64 % des Français considéraient que « l’on ne se sent plus chez soi comme avant ». On peut le déplorer, on peut s’indigner, mais c’est un chiffre qui nous appelle à réagir.
Le problème, c’est que nous avons renoncé à assimiler et que nous ne parvenons pas à intégrer dans une logique républicaine de la citoyenneté, avec les droits et les devoirs assumés par les uns et par les autres. C’est évidemment un échec, que nous devons regarder en face.
Monsieur le Premier ministre, de ce point de vue, nous devons agir sans que notre bras tremble. Il y a deux modèles : le premier, c’est le multiculturalisme, un modèle centrifuge qui divise et qui dresse les communautés les unes contre les autres ; le second, c’est le modèle républicain appuyé sur la citoyenneté. Nous devons relever ce défi, parce que nous avons trop reculé, sur la laïcité, par exemple. Monsieur le Premier ministre, avez-vous renoncé à modifier la loi 1905 ?
Nous devons tenir coûte que coûte et l’on voit bien que l’attentat à la préfecture de police nous appelle à cette résistance, chaque jour.
Nous avons reculé sur l’assimilation. Regardons les choses en face : les valeurs républicaines d’égalité, de liberté, de laïcité, de fraternité civique, on les assimile, on ne les intègre pas.
Comme disait Dominique Schnapper, que personne n’accusera d’extrémisme, on a oublié que l’assimilation, laquelle, certes, représentait parfois une contrainte, portait aussi une promesse généreuse de devenir complètement français.
Mes chers collègues, relevons la tête, soyons fiers de nos convictions, ne cédons rien, parce que les Français nous le reprocheraient.
Oui, la générosité fait partie du patrimoine, de l’héritage français, mais encore faut-il avoir quelque chose à donner, une histoire à offrir, des valeurs communes à partager, un pays à aimer. Rien ne serait pire, parce qu’il serait inhumain, qu’un monde sans frontières, où, de déracinements en affrontements, on dresserait les populations les unes contre les autres.
Monsieur le Premier ministre, si vous souhaitez que ce débat ne soit pas seulement un signe d’habileté politique, agissez, prenez des décisions ! D’autres pays européens l’ont fait, vous pouvez le faire. À défaut, vous ajouterez beaucoup de défiance à la désespérance ! (Bravo ! et vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Indépendants.)
M. le président. Après les interventions des orateurs des groupes, la parole est à M. le Premier ministre.
M. Édouard Philippe, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, nous n’avons peut-être pas trouvé de consensus, mais nous avons fait valoir des convergences.
Sans surprise, je constate – nous l’avons tous entendu – que la question de la définition et de la mise en œuvre d’une politique migratoire dans notre pays n’appelle pas, dans cet hémicycle, comme dans celui de l’Assemblée nationale, un consensus. Au fond, personne n’en est complètement surpris : entre les positions qui ont été développées par Mme la présidente Assassi et celles qu’a fait valoir M. le sénateur Ravier, aucun consensus n’est possible. C’est un fait !
Mme Éliane Assassi. Il y a même un très grand fossé !
M. Édouard Philippe, Premier ministre. J’ai tout de même été surpris d’entendre M. le sénateur Ravier évoquer, dans une série qui se voulait cohérente, Charlemagne, Charles Martel et Charles Quint. Dans mon souvenir, Charles Quint s’était plutôt illustré par un conflit contre la France. Je me souviens – je dis « je me souviens », mais je n’y étais pas ! (Sourires.) – que le roi François Ier, pour faire contrepoids à l’influence de Charles Quint, était allé chercher des alliances à l’Est, voire du côté de ce qui est aujourd’hui la Turquie. Cela montre bien que le sujet est finalement plus complexe que l’on veut parfois le présenter.
Pour revenir à l’essentiel, nous n’avons donc pas trouvé de consensus, mais un certain nombre d’éléments sont intéressants et peuvent, à mon sens, relever peut-être d’une certaine convergence.
Tout d’abord je veux remercier très sincèrement l’ensemble des orateurs de la qualité des propos qui ont été tenus. C’est probablement la meilleure façon de démontrer que ce débat est utile.
J’ai aimé entendre les propositions qui ont été évoquées et les positions qui ont été tenues, même si elles appellent des commentaires, même si l’on peut les partager ou non, et je vais maintenant essayer d’y répondre.
Quelques-uns d’entre vous se sont interrogés sur l’opportunité de ce débat difficile. Celui-ci me semble utile, pas seulement parce qu’il m’aura donné l’occasion rare de voir le président Malhuret citer Dalida (Sourires.), …
M. Loïc Hervé. Dans le texte !
M. Édouard Philippe, Premier ministre. … mais parce que l’on a dit beaucoup de choses.
Ce n’est pas la première fois, ni au Sénat ni à l’Assemblée nationale, que l’on parle des sujets d’immigration. Toutefois, ce n’est pas parce que l’on en a déjà parlé que ce débat serait inutile ; au contraire, ce sujet est au cœur d’interrogations françaises et d’un processus législatif massif et ancien. Il continue à interroger les Français et à structurer, parfois, le débat public.
Il me semblerait extravagant que nous ne l’évoquions pas ici, et je veux dire, une fois encore, l’intérêt qu’il y a à en discuter, non pas à propos d’un texte ou d’une mesure, mais bien dans la globalité de ce qu’il représente, s’agissant d’instruments publics ou de problématiques politiques.
De ces interventions, je peux retirer quelques convergences. Beaucoup d’entre nous ont évoqué le sujet sous l’angle de l’impact qu’il a sur la citoyenneté, c’est-à-dire sur le lien fondamental qui relie nos compatriotes à la Nation. Beaucoup d’entre vous, aussi, ont dit leur volonté de conjuguer l’humanisme, la fidélité à nos valeurs, l’ouverture avec le réalisme, la fermeté ou la capacité à maîtriser des phénomènes migratoires.
Les termes sont différents, et l’on peut ensuite débattre des mesures à prendre, mais l’on retrouve bien la volonté, très largement partagée dans cet hémicycle, de concevoir la politique migratoire de la France entre ces deux points de tension : la nécessaire fidélité aux valeurs auxquelles nous croyons – la France est un pays ouvert, qui croit au droit d’asile – et une certaine forme de fermeté, c’est-à-dire la capacité de choisir et de ne pas se voir imposer qui a le droit de résider sur le territoire national.
Dans cette tension, difficile à mettre en œuvre, mais rappelée sur toutes les travées, je veux voir une forme de convergence plutôt réjouissante.
S’agissant des points plus prometteurs encore, le sénateur Alain Richard et le sénateur Philippe Bonnecarrère ont dit, avec le président Jean-Claude Requier, combien le rapprochement des positions nationales en Europe, ou la nécessaire construction d’une politique européenne était indispensable, s’agissant du contrôle des flux migratoires et de l’harmonisation, de la fluidification et de l’efficacité d’une véritable politique d’asile. Nous le sentons tous.
Beaucoup d’entre vous ont présenté l’asile comme une question centrale au sein de la politique migratoire. En la matière, nous devons utiliser les pistes qui sont à notre disposition et prendre des initiatives diplomatiques en Europe pour rapprocher les conditions d’accueil, pour harmoniser, ou au moins pour coordonner, les procédures d’instruction entre les pays, pour utiliser, le cas échéant, les instructions réalisées par d’autres pays pour prendre des décisions qui nous reviennent. Il ne me semble pas que cela serait incompatible avec notre conception du droit d’asile.
Bref, il nous faut construire des mécanismes qui permettent d’harmoniser l’approche européenne en matière de droit d’asile, de traitement des demandes et d’accueil des demandeurs. C’est un point de convergence qui m’a paru très fort et qui s’impose comme une nécessité pour nous tous.
La deuxième question, délicate, qui a été posée en des termes très clairs par plusieurs d’entre vous, est celle de l’intégration.
Il ne s’agit pas simplement de l’accueil matériel, au moment où l’étranger qui a le droit de rester fait sa demande avant d’être admis au séjour, mais de la question du creuset culturel, du partage effectif des valeurs qui sont au cœur de notre société.
Permettez-moi de dire un mot sur un sujet qui a déjà été évoqué, il me semble, par le président Claude Malhuret. L’intégration des étrangers en France a toujours été difficile. On dit souvent, en se tournant vers le passé, qu’elle était plus simple lorsqu’il s’agissait d’une immigration issue de zones géographiques plus proches de la France, et de populations dont les convictions religieuses étaient parfois plus proches, voire identiques aux nôtres. Tout cela est vrai, mais il reste que l’intégration a toujours été difficile.
Le « modèle républicain » n’était pas si stabilisé au moment où les Italiens ou les Polonais sont arrivés en masse dans notre pays. Leur conception de la pratique religieuse était souvent bien différente de celle qui prévalait en France. Ces difficultés ont donné lieu à des violences, à des discriminations, à des phénomènes de réaction dont nous savons, parce que nous avons lu l’histoire à défaut d’avoir connu ces événements, qu’ils étaient également difficiles.
Autrement dit, si la question de l’intégration se pose assurément en des termes qui sont plus compliqués aujourd’hui que dans le passé, cela n’a jamais été ni facile ni simple pour autant. C’est pourtant le combat qui est devant nous si nous voulons à la fois faire prévaloir notre capacité d’accueil et préserver la solidité de notre modèle social.
Quelles sont les suites à donner à ce débat ? Plutôt que de répondre à l’ensemble des questions techniques ou précises qui ont été posées, c’est le sujet essentiel auquel je veux en venir. Je développerai trois points.
Premièrement, il s’agit d’adopter une logique de travail et pas de posture, car la posture, monsieur le président Retailleau, est d’une certaine façon toujours la position de l’autre. Il ne s’agit en rien de posture en la matière ; il s’agit d’essayer de trouver des instruments efficaces, une approche que je prétends équilibrée – même si certains la trouveront déséquilibrée –, en prenant en compte des contraintes multiples.
Ces contraintes, notamment juridiques, dont nous devons parfois essayer de nous défaire, datent pour certaines de longtemps. Elles résultent de décisions prises dans le passé, parfois dans des circonstances différentes, mais elles restent très strictes et très fortes.
Je l’ai dit à l’Assemblée nationale, et je le redis devant cette assemblée : la décision de supprimer l’obligation de visa pour un certain nombre de pays qui aspirent à entrer dans l’Union européenne tels que l’Albanie, qui a été citée, ou la Géorgie, n’a pas été prise par ce gouvernement, et vous le savez bien, monsieur le président Retailleau. Peut-être a-t-elle été prise dans un contexte bien différent – pas tant que cela, puisqu’elle date de 2010, s’agissant de l’Albanie.
Quoi qu’il en soit, elle se traduit aujourd’hui par un nombre considérable de demandes d’asile de la part de ressortissants d’un État dont nous considérons qu’il est sûr, et avec lequel certains de nos partenaires européens veulent même commencer des négociations pour l’adhésion à l’Union européenne.
Je dois dire, monsieur le président Retailleau, que j’ai du mal à saisir comment, malgré le très grand nombre de demandes d’asile émanant de ressortissants albanais – c’est une donnée dont nous disposons –, on pourrait dire que l’Albanie est à un niveau de préparation justifiant le début des négociations avec l’Union européenne pour une éventuelle adhésion.
De deux choses l’une : s’il y a beaucoup de demandes d’asile, c’est qu’il y a un sujet, et s’il y a un sujet, il est compliqué pour ce pays d’entrer dans l’Union européenne ; et s’il n’y a pas de sujet pour l’adhésion à l’Union européenne, il ne devrait pas y avoir de demandes d’asile…
M. Bruno Retailleau. Ce n’est ni l’un ni l’autre !
Mme Éliane Assassi. C’est un vrai sujet !
M. Édouard Philippe, Premier ministre. Cette situation ne résulte pas, monsieur le président Retailleau, de décisions qui auraient été prises par ce gouvernement. Nous devons toutefois les gérer, les regarder en face et quantifier leur importance pour essayer de trouver des solutions efficaces.
Pas de posture, donc, mais un travail sérieux.
Permettez-moi à ce sujet de saluer, parmi les propositions qui ont été formulées, les dix pistes de travail évoquées par M. le sénateur Philippe Bonnecarrère. Bon nombre d’entre elles me conviennent parfaitement, parce qu’elles consistent, à cadre constitutionnel fixé, à trouver des solutions pratiques. Ces solutions pratiques ne sont pas toujours spectaculaires – vous n’avez pas prétendu qu’elles pourraient l’être, monsieur Bonnecarrère –, mais je crois qu’elles sont efficaces. Le Gouvernement est bien sûr disposé à travailler sur ces propositions et sur d’autres.
J’en viens au deuxième point. À l’Assemblée nationale – cela ne pourra pas laisser insensibles les sénateurs que vous êtes –, un député a évoqué la possibilité d’améliorer la communication entre les services de l’État, qui sont compétents en matière de politique migratoire, et les maires. Pourquoi ? Parce que nous demandons aux maires de formuler des avis dans un certain nombre de cas, mais que, bien souvent, le retour d’information…
Mme Sophie Primas. On ne l’a jamais !
M. Édouard Philippe, Premier ministre. … et la qualité de traitement des avis dans la durée ne sont pas au rendez-vous.
Je n’ai pas inventé ces procédures, mais je les ai mises en œuvre quand j’étais maire. Il y a là comme un hiatus. Nous pouvons peut-être y travailler, je dis bien peut-être, parce que je ne suis pas sûr que nous trouvions la bonne solution, et surtout, je ne suis pas sûr qu’elle soit immédiatement efficace. Nous pouvons toutefois travailler à améliorer le dispositif et la qualité de l’information et du travail entre les collectivités territoriales, qui, d’une certaine façon, sont appelées à participer à la politique migratoire, et l’État.
Troisièmement, quels seront les textes ou les supports des décisions à mettre en œuvre ? Nous ne sommes pas venus dans ce débat annoncer un grand texte général qui serait la grande loi ou le grand soir législatif de la politique migratoire, traitant tous les sujets, depuis la relation diplomatique avec les pays d’origine jusqu’au retour vers les pays d’origine, ou jusqu’à l’intégration ou la citoyenneté.
Mais certains textes spécifiques pourront porter l’ambition que j’évoquais.
L’année prochaine, le projet de loi de programmation relative à l’aide publique au développement – j’ai été sensible au satisfecit qui m’a été adressé à ce sujet – nous permettra de réfléchir à la façon dont nous nous conjuguons une politique migratoire et l’évolution de notre aide publique au développement.
Nous allons consacrer des ressources supplémentaires chaque année à l’aide publique au développement, l’intégrer dans une logique d’accompagnement au développement des pays d’origine, et peut-être d’accompagnement des États dans la mise en place d’instruments qui leur seront utiles, ainsi qu’à la France, dans le contrôle des flux. Je pense par exemple aux dispositions relatives à l’état civil ou à la numérisation. Nous pourrons discuter de tout cela l’année prochaine au moment de l’examen de ce projet de loi de programmation.
D’autres types de mesures relèvent du niveau réglementaire, et donc de la responsabilité du Gouvernement. Une fois que ce débat aura mûri, nous pourrons annoncer les décisions et prendre les mesures qui sont de nature réglementaire. D’autres dispositions pourront s’intégrer dans des textes législatifs après que, bien entendu, l’Assemblée nationale et le Sénat en auront discuté. Ce débat particulier sera, je le crois, nourri par le débat général que nous venons d’avoir.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie très vivement et très sincèrement de la qualité de ce débat. (Applaudissements sur les travées des groupes LaREM, RDSE, Les Indépendants et UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)