M. le président. La parole est à M. Franck Montaugé.
M. Franck Montaugé. L’exploitation algorithmique des grandes bases de données est un des aspects que recouvre la notion d’intelligence artificielle, qui est en réalité sémantiquement plus large. Ma question portera sur les conséquences de cette technique sur le travail et l’emploi.
Nous le constatons aujourd’hui avec les travailleurs du clic et de la nouvelle industrie des plateformes, le monde du travail est peu préparé à l’économie du numérique qui émerge sous nos yeux partout dans le monde.
Il est très difficile d’évaluer les conséquences du développement de l’intelligence artificielle, de l’automation et de la robotique, notamment en termes de solde des emplois qui en résultera. Ce qui paraît certain en revanche, c’est que la plupart des métiers et des organisations seront affectés.
Dans son rapport intitulé Donner un sens à l’intelligence artificielle, le député Cédric Villani nous appelle à une réflexion sur les modes de complémentarité entre l’humain et l’intelligence artificielle, une complémentarité non aliénante, mais source de progrès pour l’humanité et prenant en compte la dimension écologique de l’économie nouvelle émergente.
Dans ce contexte, quelles initiatives et démarches structurées le Gouvernement compte-t-il prendre pour refondre le pacte social et républicain, d’ores et déjà affecté par ces nouvelles formes de travail ? Dans un ouvrage récent, la sociologue Dominique Méda relève que « le capitalisme de plateforme participe de l’émergence de formes renouvelées, voire exacerbées, de sujétion du travailleur ».
La proposition intéressante de Cédric Villani de créer un « lab public de la transformation du travail » retient-elle votre intérêt pour articuler ces grandes transformations sociétales avec les politiques publiques, qui doivent les prendre en compte et même les anticiper ?
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. La question des conséquences de la numérisation – j’irai plus loin que l’intelligence artificielle, car nous sommes face à un bouleversement du monde du travail, qui découle de la transformation numérique – ne fait pas l’unanimité au sein du monde de la recherche. Il est très difficile, vous l’avez dit monsieur le sénateur, de dire s’il y aura des disparitions d’emplois, combien de métiers seront transformés, si le résultat sera bénéfique ou négatif.
Je constate que les Allemands ont six fois plus de robots que nous et qu’ils sont au plein-emploi. La question, c’est d’être compétitif et au bon niveau, pour tirer notre épingle du jeu. Le véritable problème est celui de la transition : il faut être capable de former les gens et de les reformer, car certains emplois, comme dans la banque ou la distribution, seront considérablement transformés, afin de les conduire, quel que soit leur niveau de qualification – les ingénieurs seront aussi touchés –, vers les emplois du numérique.
Ce sujet est au cœur du pacte productif sur lequel nous travaillons avec Muriel Pénicaud et Bruno Le Maire. Nous abordions précisément ce matin encore la question de la formation et de la reformation dans le cadre de la transformation numérique, qui est aussi un atout : 80 000 postes sont ouverts dans le secteur numérique, et il y en aura 200 000 en 2022.
Il faut voir le numérique comme un atout, mais il est nécessaire de penser la transition et la formation des travailleurs. Je suis convaincu qu’il faut définir un cadre national, mais que les choses se feront par bassin d’emploi. C’est autour de Perpignan, de Lille, que les employeurs, les organisations syndicales, les collectivités territoriales, Pôle emploi et l’État doivent travailler pour identifier combien de personnes risquent de voir leur métier transformé, quelles sont leurs opportunités et comment les former pour s’adapter aux changements.
M. le président. La parole est à M. Franck Montaugé, pour la réplique.
M. Franck Montaugé. Monsieur le secrétaire d’État, merci d’avoir évoqué la dimension territoriale du sujet, que je souhaitais aborder. J’espère que nous ne nous concentrerons pas uniquement sur la question des emplois et de leur transformation au cœur des métropoles ou en périphérie de celles-ci, et que les territoires ruraux seront aussi pris en compte.
Dans la continuité de la communication de la Commission européenne intitulée L’intelligence artificielle pour l’Europe, il est, me semble-t-il, urgent que soit créé, pour reprendre le jargon de la Commission européenne, un projet important d’intérêt européen commun. Cela pourrait d’ailleurs être un élément de réponse à la question posée par Jean Bizet.
Je conclurai en soulignant que les moyens financiers sont vraiment très insuffisants par rapport aux enjeux que représentent l’intelligence artificielle et son développement, notamment face aux États-Unis, à la Chine et à quelques autres pays dans le monde.
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Roux.
M. Jean-Yves Roux. Les usages de l’intelligence artificielle et des algorithmes qui y président sont multiples, croissants et, dans bien des cas, invisibles et incompréhensibles pour le commun des mortels.
Parmi les usages les plus emblématiques, je citerai les fils d’actualité des réseaux sociaux. Or ces réseaux constituent pour les jeunes de 15 ans à 34 ans les vecteurs d’information principaux dans plus de 70 % des cas.
Les algorithmes qui régissent les réseaux sociaux et les mécanismes de traitement des données associées nourrissent tous les fantasmes et autorisent des manipulations d’opinion. Pour reprendre un propos de Tristan Mendès France, maître de conférences à la Sorbonne, spécialiste des nouveaux médias, « les algorithmes accentuent, non pas ce qui est vrai, mais ce qui est choquant, ce qui est clivant ».
Le rapport de la Commission nationale de l’informatique et des libertés de décembre 2017 sur les algorithmes à l’heure de l’intelligence artificielle posait déjà la question en ces termes : comment permettre à l’homme de garder la main ? J’ajouterai : comment le citoyen, la démocratie, la République peuvent-ils garder la main ?
Là où le débat public, le débat démocratique, la Constitution, la République posent des règles – l’égalité hommes-femmes, des principes non discriminatoires, le respect de la vérité –, la fabrique de l’opinion pour les jeunes générations s’opère très majoritairement dans un espace dérégulé, international, dans lequel la réalité peut être distendue.
Aristote disait que le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. Monsieur le secrétaire d’État, quelle stratégie comptez-vous proposer pour mettre en œuvre des usages éthiques et régulés de l’intelligence artificielle dans le secteur de l’information ?
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. La première question à régler aujourd’hui – et cela fera partie, je pense, du programme de travail de la prochaine Commission –, avant même la régulation, est celle de la transparence.
Aujourd’hui, l’État, ou la puissance publique, n’est pas capable de dire pourquoi on voit telle information, comment ces informations sont hiérarchisées, et comment on décide de montrer telle information à telle personne. C’est une boîte noire, même si nous avons fait quelques progrès.
La première chose à faire, c’est d’obliger ces entreprises à nous dire comment elles traitent l’information, afin que nous, ou des organismes de contrôle d’ailleurs, puissions voir si cela pose problème. Si ces entreprises se politisaient et décidaient de soutenir quelqu’un, nous ne le saurions même pas, puisque je ne vois pas la même chose que vous sur mon fil d’actualité.
La question de la transparence est la mère de toutes les batailles.
D’abord, il faut comprendre ce qui se passe pour chaque personne et pour chaque profil.
Ensuite se pose la question de la régulation, qu’il ne faut d’ailleurs pas prendre uniquement dans le sens de l’information. La proposition de loi de la députée Laetitia Avia arrive au Sénat, et nous aurons l’occasion de débattre des contenus haineux. Le Gouvernement propose un certain nombre de mécanismes pour imposer des obligations aux plateformes et vérifier qu’elles les respectent.
La question de l’information est encore plus sensible, puisque la liberté de la presse impose certains cadres. Nous devons avoir un débat de société sur ce sujet.
Pour conclure, tout ce que nous avons pu lire sur la manipulation de l’information montre que le nœud du problème se situe dans la capacité à former nos jeunes et nos moins jeunes à l’esprit critique. Nous devons traiter cette question extrêmement importante avec l’éducation nationale ; le Sénat ou l’Assemblée nationale pourrait également s’en saisir.
M. le président. La parole est à Mme Noëlle Rauscent.
Mme Noëlle Rauscent. Service public et intelligence artificielle peuvent apparaître comme des sujets très éloignés l’un de l’autre. En réalité, un grand nombre de dispositifs utilisent aujourd’hui l’intelligence artificielle pour accompagner au quotidien nos concitoyens.
L’intelligence artificielle se positionne ainsi comme un vecteur innovant pour rendre l’administration française plus proche des besoins des usagers, plus efficace, plus efficiente et tournée vers l’avenir. Porteuse d’opportunités nouvelles, elle favorise le recentrage des agents publics sur leur cœur de métier, sans diminuer le contact humain.
Monsieur le secrétaire d’État, je connais votre implication sur le sujet. Aussi, pouvez-vous nous dire quelles sont les prochaines étapes prévues par le Gouvernement pour accompagner la transformation de notre administration ? Et Dieu sait si elle en a besoin ! Quels seront les moyens financiers et humains mis à disposition pour atteindre nos objectifs en matière d’e-administration ?
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Je le disais, nous devons nous occuper de la montée en compétences de notre administration pour qu’elle soit capable de réguler l’intelligence artificielle. C’est aussi une grande opportunité ! En effet, l’intelligence artificielle, utilisée comme un outil et non comme une finalité, permet de réduire la pénibilité d’un certain nombre de métiers, quand il faut traiter un très grand nombre d’informations.
Pour vous donner une idée, environ 10 % des fonds du plan que nous avons annoncé sont consacrés à la transformation de l’administration. C’est le cas par exemple dans la santé, ou au sein de la Dinsic, que j’évoquais précédemment, qui est dotée d’une compétence spécifique sur l’intelligence artificielle.
Nous voulons procéder en deux temps. D’abord, en développant des cas concrets d’utilisation de l’intelligence artificielle avant d’aller plus loin dans sa généralisation : nous avons lancé un appel à projets, qui a eu plus de succès que nous ne le pensions, pour que les administrations proposent des exemples d’utilisation de l’intelligence artificielle. Nous avons sélectionné vingt et un projets. En voici quelques exemples : la détection du cabanage illégal dans les zones protégées de l’Hérault, l’amélioration de la veille sur la sécurité économique ou l’identification des différences de jurisprudence de la Cour de cassation. Ces projets sont très concrets.
L’idée, c’est que ces projets soient abondés par le fonds pour la transformation de l’action publique, qui est doté de 700 millions d’euros – ces sommes ne sont pas uniquement consacrées à l’intelligence artificielle, mais permettent tout de même de financer de nombreux projets y ayant trait. Il faut, à la fois, juger des secteurs où l’investissement est le plus utile, décider comment faire monter à bord les agents publics, puisqu’il est question de les accompagner dans l’utilisation de ces outils, et imaginer dans les mois et années à venir un déploiement plus massif de ceux-ci.
Je le redis, ces outils permettent, dans de nombreux cas, d’alléger la pénibilité du travail des agents publics.
M. le président. La parole est à Mme Noëlle Rauscent, pour la réplique.
Mme Noëlle Rauscent. Merci de votre réponse ! J’espère que parmi les vingt et un projets – vous en avez évoqué quelques-uns – certains concernent l’agriculture.
L’agriculture, et notamment l’élevage, a particulièrement besoin de transformations et d’innovations pour évoluer dans le monde actuel.
M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Mizzon.
M. Jean-Marie Mizzon. En novembre 2018, le Gouvernement présentait les grandes lignes de sa stratégie de recherche en matière d’intelligence artificielle, à laquelle seront consacrés 665 millions d’euros d’ici à 2022.
Le Gouvernement entendait notamment augmenter les financements de doctorants en intelligence artificielle et le nombre de ces derniers, qui était d’environ 250. Il projetait également de créer 40 chaires via un appel à candidatures national et international. Sur ce point précis, où en sommes-nous ? Ce programme, qui a le grand mérite d’exister, ne semble pas à la mesure de la compétition internationale qui fait rage – presque tout le monde ici le reconnaît, et vous-même en avez convenu en y intégrant la stratégie européenne.
De notre côté, nous sommes pleinement conscients que des machines autonomes pourraient demain prendre le contrôle de nos existences, utiliser nos données comme bon leur semble pour, par exemple, nous exclure de la société ou renforcer une élite. Les machines ont désormais des capacités « d’apprentissage profond » : elles peuvent tirer des points communs ou des règles statistiques d’une immense quantité de données. Elles reconnaissent ainsi une image ou un son, orientent un véhicule ou une personne.
Dans ces conditions, pourquoi ne pas s’engager davantage ? Les Français le comprendraient aisément et rejoindraient M. Villani, notre médaille Fields, quand il dit : « Il y a […] un travail d’éducation à faire pour défendre la responsabilité humaine, éviter que des algorithmes surestimés ne renforcent des discriminations, et définir le meilleur partage des tâches entre humains et machines. »
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Monsieur le sénateur, deux minutes, c’est trop court pour répondre à toutes vos questions ! Je m’attarderai sur le premier sujet, qui concerne la stratégie de recherche, puisque je n’ai pas eu l’occasion de la détailler auparavant.
Le programme national de recherche présenté par le Président de la République a quatre objectifs : constituer un réseau national attractif pour les acteurs de la recherche en intelligence artificielle ; mettre en place des outils pour réaliser cette recherche académique ; recourir à des mesures incitatives pour développer la recherche partenariale entre le privé et le public ; et, enfin, augmenter le nombre de doctorants et de chaires – vous avez cité les sommes que nous y investissons.
La mise en œuvre du plan avance très bien. Les instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle, dits 3IA, sont les grands pôles sur lesquels une partie de l’effort sera concentré : il s’agit, je le rappelle, de Grenoble, Paris, Toulouse et Nice, et aujourd’hui ouvrait d’ailleurs l’institut Prairie de Paris.
Ces instituts ont été mis en place ; ils concentreront les compétences scientifiques interdisciplinaires, en particulier par le déploiement, dans un premier temps, de 120 chaires d’enseignement supérieur, lesquelles seront portées à 150. Les 40 chaires que vous avez évoquées sont des chaires supplémentaires, qui sont en dehors de ces pôles spécifiques. Au total, ce sont donc près de 200 chaires qui sont consacrées à l’intelligence artificielle. C’est ce qui me permet de dire que nous progressons.
Sur le programme doctoral, l’appel à projets de l’Agence nationale de la recherche a reçu 30 propositions correspondant à une demande de plus de 450 thèses. Ce programme doctoral spécifique en intelligence artificielle dotera les établissements de recherche de supports budgétaires équivalant au montant de la rémunération minimale de 200 contrats doctoraux.
Vous pouvez le constater, monsieur le sénateur, le lancement de la mise en place de la stratégie de recherche est très satisfaisant. Il s’agit maintenant de prolonger et de porter plus loin notre effort. Je vous propose de discuter en aparté du deuxième point que vous avez abordé, lequel mérite davantage que dix secondes de réponse !
M. le président. La parole est à M. Cédric Perrin.
M. Cédric Perrin. L’intelligence artificielle ouvre pour nos armées de nouvelles perspectives. Elle fait figure d’enjeu de souveraineté de premier ordre. Elle a pour particularité, en matière de défense, d’être tirée par le secteur civil, et est emblématique de l’inversion des circuits d’innovation traditionnels.
Dans ce contexte singulier, les usages de l’intelligence artificielle dans le domaine militaire doivent impérativement donner lieu à un effort de formation et de programmation.
Trois questions semblent s’imposer.
La première concerne l’enjeu crucial de formation des armées et de l’ensemble des corps.
La cellule de coordination de l’intelligence artificielle de défense annoncée cet été est un mouvement positif, qui permettra de développer une réelle expertise de métier. En parallèle de cette dynamique, comment l’État compte-t-il répondre aux besoins de formation aux nouvelles technologies, induits par l’intelligence artificielle, de l’ensemble de nos forces armées sur le terrain ?
La deuxième question a trait aux collaborations de recherche comme enjeu de compétitivité.
L’objectif est de faire entrer la défense dans les écosystèmes de la recherche publique française, à la fois, par la formation et par la recherche appliquée. Afin de gagner du temps pour développer de meilleures technologies, quelle logique de décloisonnement de la recherche militaire l’État a-t-il prévu afin d’absorber et de collaborer avec les institutions publiques bénéficiant de financements importants en termes d’innovation ?
La troisième question porte sur la valorisation croisée des innovations civiles et militaires.
Les investissements alloués à la recherche de défense sur l’intelligence artificielle permettront-ils de capter des technologies de rupture dans le domaine civil ? À l’inverse, des résultats importants de la recherche publique pourront-ils être classifiés facilement, afin de les protéger temporairement ? Enfin, dans quelle mesure ces découvertes de recherche publique pourront-elles bénéficier à nos entreprises françaises ?
Ne répétons pas l’erreur commise avec les télécommunications militaires que nous n’avons pas su utiliser dans le domaine civil pour développer la 5 G !
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Il va de soi que, s’agissant d’une technologie aussi importante pour l’industrie et la souveraineté que l’intelligence artificielle, les applications de défense font partie des applications prioritaires.
La ministre des armées a eu l’occasion, il y a quelques mois, de présenter le projet de son ministère en matière d’intelligence artificielle. Cet effort est substantiel puisque, sur les 1,5 milliard d’euros consacrés par l’État à ce domaine, 400 millions d’euros le sont par le ministère des armées.
Par exemple, 200 personnes se consacrent aujourd’hui spécifiquement à Rennes aux questions d’intelligence artificielle pour les armées. La feuille de route repose sur quatre principes que je ne ferai que citer : gouverner la donnée, travailler sur le cloud de défense qu’est le projet Artemis – c’est une question importante en termes de souveraineté –, concevoir des calculateurs convergés, et augmenter le travail commun entre privé et public.
J’ai travaillé sur le sujet avec Florence Parly, mais il est évident que nous devons faire encore des progrès, pour que les start-up de l’intelligence artificielle, souvent civiles ou duales, fondées par des chercheurs français soient davantage financées par des crédits de défense. Ceux-ci sont aujourd’hui fléchés selon des principes plus traditionnels, avec une grande part de subventions qui ne correspondent pas au modèle de développement de ces start-up.
Nous avons présenté, il y a quelques jours, le Next 40, c’est-à-dire les 40 pépites technologiques françaises dont on espère qu’elles pourraient devenir des licornes. Je ne crois pas qu’une seule d’entre elles ait été financée par le ministère de la défense. Cela est étonnant si l’on regarde les pratiques, par exemple, des États-Unis ou de la Chine.
Nous devons améliorer notre capacité à financer des innovations duales. On pouvait encore lire aujourd’hui dans un important quotidien économique français un article évoquant ce point. La ministre des armées est parfaitement consciente du problème, sur lequel nous pourrons, je le pense, progresser dans les mois qui viennent.
M. le président. La parole est à M. Cédric Perrin, pour la réplique.
M. Cédric Perrin. Merci de votre réponse, monsieur le secrétaire d’État. Concernant les 40 entreprises que vous avez citées, il est important de mettre en avant la création récente de l’Agence de l’innovation de défense, l’AID, qui devra chercher de nouveaux talents dans nos régions. Car l’innovation ne se fait pas qu’à Paris ! Nous avons proposé, dans un rapport que je viens de rendre avec mon collègue Jean-Noël Guérini, de mettre en place des réservistes de défense pour capter cette innovation.
Autre point que je me permets d’aborder, celui de l’éthique. Mon collègue Joël Guerriau a évoqué cette question, et vous lui avez fort bien répondu. Aujourd’hui, il y a de nombreuses idées arrêtées sur la question de l’intelligence artificielle. Dans le domaine de la défense, il est nécessaire d’ouvrir rapidement le sujet de l’éthique, pour mettre un terme à certaines idées fausses.
M. le président. La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. La série Black Mirror imagine une société dystopique où l’usage intensif et dévoyé de l’intelligence artificielle conduit à des comportements parfois proches de la bestialité qui érodent le lien social et affectif entre les individus. Elle nous conduit à questionner notre rapport éthique à l’intelligence artificielle et à réfléchir à l’utilisation qui en est faite. Implicitement, elle souligne que l’intelligence artificielle n’est ni bonne ni mauvaise en soi ; c’est bien son usage qui détermine sa légitimité, ainsi que son apport au bien public.
Récemment, un mécanisme de reconnaissance faciale sur la voie publique a été expérimenté pour la première fois en France. De même, une région a manifesté son souhait de tester la reconnaissance faciale par biométrie à l’entrée de lycées. Il est à prévoir que la volonté des collectivités territoriales d’expérimenter ces nouvelles technologies, par-delà la reconnaissance faciale, va probablement s’intensifier à l’avenir.
Naturellement, les enjeux d’ordre public pèsent énormément dans leur décision. Pour autant, le recours à des dispositifs fondés sur l’intelligence artificielle ne peut être anarchique. En contrepoint des problématiques sécuritaires se posent des questions majeures en termes tant de respect des droits fondamentaux que de souveraineté numérique.
Par conséquent, il est essentiel de fixer démocratiquement une méthodologie et un cadre à l’emploi de ces technologies par la puissance publique. C’est précisément ce cadre qui déterminera leur degré d’acceptation par la population.
D’un point de vue juridique, à l’inverse des caméras fixes ou des caméras-piétons, un flou certain demeure sur les usages et les finalités qui peuvent être poursuivis par la reconnaissance faciale et les technologies à venir. Une réflexion sur une éventuelle modification législative et réglementaire paraît, pour le moins, s’imposer.
Aussi, monsieur le secrétaire d’État, mon interrogation est assez simple : entendez-vous ouvrir un véritable débat public sur l’utilisation de la reconnaissance faciale et, plus globalement, sur l’ensemble des technologies futures ayant un impact sur la vie privée, auxquelles pourraient d’ailleurs recourir les collectivités ? Par ailleurs, envisagez-vous de mieux encadrer juridiquement leur usage ?
L’équilibre à trouver entre impératif sécuritaire, libertés individuelles et utilisation éthique de l’intelligence artificielle est particulièrement subtil et important ; il nous faut, je le crois, en discuter démocratiquement.
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. J’insiste sur ce que j’ai déjà dit : il ne faut pas présenter uniquement les risques de l’intelligence artificielle. Il faut que nous soyons capables, avec nos acteurs industriels, de créer des champions de l’intelligence artificielle, sinon nos acteurs ne se développeront pas, et les Français utiliseront des produits américains ou chinois.
Sur le sujet que vous évoquez, notamment celui de la reconnaissance faciale, un travail très intéressant a été mené récemment par le député Didier Baichère, qui proposait – et le Gouvernement est prêt à aller en ce sens – de fixer un cadre juridique plus « clair » pour les expérimentations en matière de reconnaissance faciale. Ainsi, les collectivités territoriales pourraient tester des dispositifs dans le cadre d’une supervision mieux définie. Il faut avoir en tête l’ensemble des éléments, c’est-à-dire rester sur la ligne de crête que j’évoquais entre les impératifs économiques et les impératifs de protection de la vie privée.
Je peux affirmer que le Gouvernement est tout à fait prêt à avancer dans cette direction, qui consiste à définir un cadre juridique clair et protecteur, éventuellement pour mieux permettre des expérimentations.
Évidemment, la question se pose également au niveau international – nous devons avancer sur ce sujet – et au niveau européen.
La Commission européenne a annoncé vouloir produire, dans les cent premiers jours de son mandat, une réglementation sur l’éthique de l’intelligence artificielle, notamment sur la reconnaissance faciale. Nous serons vigilants au respect de cette ligne de crête, entre innovation économique et protection des citoyens, mais je pense que c’est le bon échelon pour intervenir.
En effet, pour revenir à la politique commerciale, que j’évoquais précédemment, nous devons pouvoir innover tout en respectant nos valeurs et, le cas échéant, empêcher les produits n’ayant pas été développés conformément à celles-ci de pénétrer sur notre marché.
M. le président. La parole est à M. René-Paul Savary.
M. René-Paul Savary. On l’a bien vu, le déploiement de l’intelligence artificielle se traduira par des comportements nouveaux dans nombre de secteurs économiques, mais – la question a été posée – il y aura peut-être aussi un revers douloureux, au travers de destructions massives d’emplois, certaines tâches pouvant de plus en plus être réalisées par des robots ou des agents intelligents, et non plus par des humains.
En effet, avec l’intelligence artificielle, les robots ne remplacent plus le travail humain seulement dans les usines, mais également, désormais, dans les emplois de services. Or ceux-ci représentent 75 % de l’emploi en France.
Dans le cadre de la délégation sénatoriale à la prospective, ma collègue Marie Mercier et moi-même menons des travaux destinés à anticiper les changements majeurs que la robotisation pourra entraîner dans les emplois de services. De nombreux secteurs sont concernés – la banque, l’assurance, la santé, le secteur social, l’enseignement, le transport ou encore la sécurité – et il nous faut éviter les différents scénarios catastrophes, qui peuvent revêtir plusieurs visages.
Le premier, qui n’est sûrement pas le plus probable, consiste en un déploiement de l’intelligence artificielle aboutissant à la destruction massive d’emplois. Selon un deuxième scénario, peut-être plus sournois, l’intelligence artificielle serait capable de réaliser des tâches de plus en plus complexes, et de s’adapter et d’analyser plus vite que nous ; dans ce cas, les emplois peu ou faiblement qualifiés, voire les emplois intermédiaires, seraient alors massivement touchés.
Mes questions sont les suivantes, monsieur le secrétaire d’État. Avez-vous identifié les activités et les métiers les plus menacés par le déploiement de l’intelligence artificielle ? Quelle est la stratégie du Gouvernement à cet égard ? Quel accompagnement proposer aux employés peu qualifiés des secteurs de services, qui vont devoir monter en gamme ? Quelles actions envisagez-vous pour diffuser une culture de l’adaptabilité au travail, en France ?