M. François Grosdidier. C’est pour ça qu’on les retire !
M. Édouard Philippe, Premier ministre. Avec les associations d’élus, nous prendrons des initiatives concernant le fonctionnement des communes et des intercommunalités, l’articulation entre les régions et les départements et le juste équilibre entre l’État central et l’État local. À cet égard, nous devrons également redéployer des fonctionnaires sur le terrain, en leur donnant le pouvoir et les moyens d’agir localement. On gère bien ce que l’on connaît bien, j’ai donc tendance à penser que l’on gère bien ce que l’on connaît de près.
Nous avons commencé à engager ce chantier avec la loi Essoc, la loi pour un État au service d’une société de confiance, que les parlementaires ont beaucoup enrichie. Nous devons à l’évidence aller beaucoup plus loin. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous accélérerons tous les chantiers ayant pour but de garantir à nos territoires les services essentiels que j’évoquais. Je pense au développement du très haut débit pour tous d’ici à 2022. Je me trouvais à Mirande, dans le Gers, le 22 mars dernier, pour faire le point sur la couverture numérique de nos territoires. J’avais eu l’occasion d’évoquer devant vous, au mois de décembre dernier, les tronçons de routes nationales que nous avions décidé de mettre en chantier après parfois plusieurs décennies de pause. Je pourrais également citer le plan Action cœur de ville.
Je m’arrêterai quelques minutes sur trois sujets qui se sont invités dans le grand débat.
Le premier sujet concerne l’avenir de notre système de santé. Si la question n’était pas posée en tant que telle, elle s’est imposée, car les Français considèrent à juste titre qu’elle est essentielle. L’angoisse de nos concitoyens peut se résumer en quelques questions : qui remplacera le médecin de famille qui part à la retraite ? Dans certains territoires, l’âge moyen des médecins tourne autour de soixante-trois ans ou de soixante-cinq ans. (Murmures d’impatience sur les travées du groupe Les Républicains.) Dans quel hôpital accoucher ?
Le deuxième sujet est la prise en charge de la dépendance – il s’est lui aussi imposé pendant le débat. C’est la question des Ehpad et celle de la formation des personnels soignants. (Brouhaha sur les travées du groupe Les Républicains.) Comment protégeons-nous nos aînés ? Quel soutien efficace leur accordons-nous contre les risques de la dépendance ?
M. Michel Raison. On le savait tout ça !
M. Édouard Philippe, Premier ministre. Comment trouvons-nous les justes sources de financement pour diminuer le reste à charge dont doivent s’acquitter ceux qui ne gagnent que le SMIC pour la prise en charge de leurs parents ou de leurs grands-parents ? Ce sont des questions que les Français nous ont adressées.
Le troisième sujet qui s’est imposé dans le débat est celui de l’éducation et de la formation. Les Français nous ont invités à adopter des approches adaptées à la diversité des territoires, qu’il s’agisse des zones rurales ou des quartiers en difficulté. Ils formulent un plaidoyer qui me réjouit, puisqu’il concerne l’apprentissage, que nos concitoyens perçoivent à juste titre comme la meilleure voie d’entrée dans la vie active.
Vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes attachés à la contractualisation, aux solutions sur mesure. Depuis mai 2017, nous avons engagé un grand nombre de contrats territorialisés à l’échelle départementale, avec la Nièvre, avec la Creuse, où je me trouvais le 5 avril, avec les Ardennes, avec le territoire Sambre-Avesnois-Thiérache. Nous avons signé deux contrats d’accessibilité avec les régions Pays de la Loire et Bretagne – le pacte breton engage la région dans la voie de la différenciation. Cette différenciation figurait dans le projet de loi de révision constitutionnelle.
J’ai la conviction que, si l’on veut répondre aux attentes formulées par nos concitoyens, nous allons devoir faire en sorte que les réponses de l’État, et de l’action publique en général, soient mieux adaptées aux spécificités des territoires.
Cela passe – je le disais – par le principe de différenciation, qui était contenu dans le projet de révision constitutionnelle, mais cela passe aussi par la capacité pour l’État, demain, d’accompagner les projets locaux, exactement dans l’esprit de ce que nous avons fait dans la Creuse – la tonalité et les équilibres politiques qui y gouvernent l’action engagée montrent toute la diversité des champs à prendre en compte, mais témoignent aussi de la capacité de l’État, lorsqu’il sort d’une logique normative, de s’adapter aux projets formulés par les territoires eux-mêmes et de les accompagner.
M. Édouard Philippe, Premier ministre. Il y a là un exemple qui doit nous inspirer pour la suite.
Un mot, maintenant, mesdames, messieurs les sénateurs, sur quelques sujets qui ont été peu évoqués.
Le chômage a été très peu évoqué pendant le grand débat. Son ombre surplombait, certes, l’ensemble des prises de parole ; mais il a été peu évoqué, de même, d’ailleurs, que les questions d’emploi. Cela traduit sans doute une forme de résignation quant au haut niveau de chômage qui règne depuis longtemps dans notre pays ; or je ne crois pas que nous puissions nous y résigner.
Un deuxième thème a été très peu présent, et ne s’est pas imposé : celui de la défense, du monde et de ses dangers. Il ne s’est pas imposé ; en revanche, lorsque la question a été posée à nos compatriotes de savoir comment ils envisageaient la réduction des dépenses – « où faudrait-il couper ? », leur était-il en substance demandé –, leur première réponse a consisté à dire que nous devions réduire notre effort de défense – leur deuxième réponse a été de proposer une réduction de notre effort en matière de politique du logement.
Je veux le dire : nous n’avons pas fait le choix de réduire nos dépenses en matière de défense, bien au contraire. Le monde dans lequel nous vivons est un monde dangereux. Et je crains – nous pouvons en faire le pari – que ce danger n’ait plutôt tendance à s’accroître au fil du temps. Nous devons savoir nous défendre et défendre nos intérêts, et tout ce qui permet de mobiliser plus de policiers et de magistrats, et de mettre plus de moyens à la disposition de nos armées, est nécessaire pour notre pays – c’est l’engagement que nous avons pris, et nous n’y renoncerons pas.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ces exigences et ces ambitions formulées par les Français nous invitent à corriger la méthode, à prendre en compte de nouvelles priorités, à changer d’échelle, peut-être à accélérer parfois – nous devons le reconnaître.
Sur d’autres points, elles rejoignent des transformations que nous avons engagées. Mais nous devons rendre ces transformations plus claires, ou, en tout cas, nous concentrer sur les mesures les plus efficaces, pour qu’elles puissent bénéficier directement aux Français.
Le Président de la République présentera, le moment venu, ces orientations. (Ah ! sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe socialiste et républicain et du groupe Union Centriste.) Il l’a annoncé : les décisions qu’il rendra publiques seront puissantes et concrètes. (Sourires et exclamations sur les mêmes travées.) Dans certains domaines, il fera état des choix qu’il aura faits ; dans d’autres, il fixera le cap et les éléments de méthode qui nous permettront d’avancer.
Je voudrais conclure sur un point relatif à la méthode. Il est assez facile de reconnaître les consensus qui prévalent chez nos concitoyens. Mais passer du consensus sur le diagnostic, ou même du consensus sur l’objectif, aux compromis démocratiques et aux choix qui font les grandes et les bonnes solutions est un exercice délicat.
Avec les élus locaux, quand il s’agit de l’avenir de nos territoires, avec les organisations syndicales et patronales, quand il s’agit de faire vivre la démocratie sociale, avec les associations, dont le grand débat a rappelé le rôle essentiel dans notre vie citoyenne, avec le Parlement, bien entendu, car rien ne peut se faire de grand ni de durable sans le respect des institutions (Ah ! sur les mêmes travées.), nous ferons en sorte de bâtir ce compromis démocratique qui est indispensable aux réelles et profondes transformations.
Nous serons tous jugés sur notre capacité de construire ensemble ces solutions, dont beaucoup devront être sur mesure, dans la continuité de la République contractuelle voulue par le Président de la République. C’est un très grand défi que nous adressent les Français, avec de très grandes attentes et de très grandes exigences. Il nous appartiendra d’être à la hauteur de ces attentes. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche et sur des travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe Union Centriste. – M. Jean Bizet et Mme Fabienne Keller applaudissent également.)
M. le président. Acte est donné de la déclaration du Gouvernement. Nous allons maintenant procéder au débat sur la déclaration du Gouvernement.
Dans le débat, la parole est à M. Claude Malhuret, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires.)
M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, j’ai l’impression d’avoir plus appris au cours de ces six derniers mois qu’en trente ans de vie publique. Pour tout dire, j’ai aussi entendu plus d’âneries en six mois qu’en trente ans. (Rires et applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe La République En Marche.) Et pourtant, depuis trente ans, nous en avons tous pas mal entendu !
Si, comme disait Talleyrand, la politique est l’art d’agiter les peuples avant de s’en servir, alors nous avons pris une grande leçon de politique de la part de quelques gouverneurs de rond-point, qui ont réussi à transformer en fureur la colère de quelques dizaines de milliers de personnes et à leur faire croire qu’ils sont, à eux seuls, le peuple français. (Bravo ! et applaudissements sur les mêmes travées.)
Il ne reste plus aujourd’hui dans les rues, le samedi, que quelques acharnés d’un mouvement sans but et sans programme, zigzaguant le long des boulevards comme des canards décapités (Mêmes mouvements.), s’enivrant de selfies sur fond de poubelles en feu en répétant « on ne lâche rien », sans que l’on sache d’ailleurs ce qu’ils tenaient. (Nouveaux sourires.)
Le spectacle est navrant ; et pourtant, beaucoup d’inquiétudes sont réelles. L’objectif du grand débat, si j’ai bien compris, est d’y répondre.
Sa principale vertu, c’est qu’il a remplacé les révoltés des braseros, plus centrés sur eux-mêmes qu’un trou noir et refusant tout dialogue, par des élus locaux et leurs concitoyens dans les mairies.
Ceux-ci ont un immense avantage : ils n’ont pas honte d’employer deux mots qu’on n’avait pas entendus jusque-là, même s’ils l’ont fait timidement : l’intérêt général. Pour parler en termes freudiens, les « gilets jaunes », c’était le ça ; le grand débat, c’est l’ébauche du surmoi – mais l’ébauche seulement, car il reste la profusion et la dispersion des milliers de contributions écrites ou orales. Il reste le fait que beaucoup de propositions entraîneraient, si elles étaient adoptées, un résultat terriblement français : l’explosion des dépenses publiques.
M. Laurent Duplomb. Exact !
M. Claude Malhuret. La conclusion du grand débat, c’est un peu une lettre au père Noël, et si le président ne veut pas passer pour le père Fouettard, il va devoir réussir à expliquer que la différence entre le grand débat et le Gouvernement, c’est que le Gouvernement ne peut s’affranchir du réel.
Et le réel, c’est que nous sommes les champions du monde de la dépense publique et des prélèvements obligatoires. (Marques d’approbation sur des travées du groupe Les Républicains.) Emmanuel Macron l’avait expliqué lors de la campagne de 2017, tout comme d’ailleurs son adversaire de la droite républicaine. Ni le constat ni les remèdes n’ont changé depuis. Ils s’appellent réforme des retraites – la vraie –, réforme de la fonction publique, de l’assurance chômage, du code du travail, de l’éducation et de la formation, urgence climatique, etc.
Si l’issue du grand débat devait être de l’oublier, de céder à tous ceux qui demandent « des annonces fortes », c’est-à-dire, en clair, encore plus de dépenses, alors tout est perdu. En un mot, le président a promis d’entendre le grand débat – c’est heureux –, mais il va falloir aussi, pour une part, qu’il lui résiste, et qu’il résiste, avant tout, à la désespérante tendance de ce pays à tout attendre de l’État, ce qui ne conduit ni à l’optimisme ni à l’initiative.
J’en veux pour preuve les enquêtes qui nous apprennent qu’une majorité des jeunes Français ont peur de l’avenir, ce qui n’est jamais arrivé nulle part dans l’histoire, pourtant infiniment plus ingrate envers toutes les générations qui nous ont précédés qu’envers la nôtre. Ce ne sont pas les temps qui sont devenus plus durs ; c’est nous qui nous sommes amollis. (Bravo ! et applaudissements sur des travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste et du groupe La République En Marche.)
Il y a un autre sujet sur lequel il va nous falloir résister tous ensemble : celui des nuages qui s’amoncellent sur notre démocratie.
Les populistes ont tous un point commun : ils prétendent toujours démocratiser la démocratie, rendre le pouvoir au peuple et chasser les élites responsables du mal.
Le problème n’est pas français ; il est global. La crise des « gilets jaunes » est la version hexagonale d’un péril qui s’appelle ailleurs Brexit, Salvini, Erdogan ou Bolsonaro. (Bravo ! sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires.) Cette crise est triple : crise de la représentation, crise de la montée de l’impuissance publique et crise du déficit de sens. Elle frappe toutes les démocraties et réjouit les dictatures, qui savourent déjà leur revanche.
Elle est aggravée par une technologie numérique dont nous pensions qu’elle serait un formidable outil de dialogue, de transparence, d’information et de raison et qui s’est révélée un redoutable instrument d’intolérance, un cauchemar orwellien dans les pays totalitaires et un déni de la vie privée chez nous, le plus grand vecteur de désinformation jamais inventé et le porteur du pire de l’émotion et de l’indignation.
« Nul ne ment autant qu’un homme indigné », disait Nietzsche. Et nous sommes aujourd’hui atteints d’indignationnisme.
Et c’est le moment où certains, monsieur le Premier ministre, vous demandent de remplacer la démocratie représentative par la démocratie directe.
Parce qu’on peut aujourd’hui se procurer d’un clic un costume, une voiture d’occasion ou même un partenaire d’un soir, certains pensent que l’on peut faire la loi ou révoquer le président en un clic. Ils ne voient pas que cette démocratie directe, c’est ce que nous avons sous les yeux depuis six mois : la démocratie des réseaux antisociaux, avec, au nombre de followers, Fly Rider comme président. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste et du groupe La République En Marche.)
« La foule est traître au peuple », disait Victor Hugo, et la démocratie directe proposée par les populistes est le triomphe de la foule. Nous voyons bien, déjà, que derrière le masque avenant du référendum d’initiative citoyenne se cache le visage plein de ressentiment du référendum révocatoire.
Je comprends que l’on souhaite une démocratie plus participative, dans cette Ve République si… – comment dire ? – jupitérienne. Et il va nous falloir trouver un équilibre. Mais ce n’est pas au moment où tout semble glisser, déraper, devenir incontrôlable, qu’il faut affaiblir la démocratie représentative. Entre Montesquieu et Tocqueville, d’un côté, Drouet et le boxeur du pont des Arts, de l’autre, je choisis les premiers, même s’ils n’ont pas d’amis sur Facebook. (Rires et applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe La République En Marche.)
Cela m’amène à la réforme constitutionnelle. Le dégagisme a contribué à l’élection du Président de la République. Il en a joué, comme les autres candidats d’ailleurs, en promettant de dégraisser le Parlement – promesse étonnante, quand on sait que la France compte deux fois moins de parlementaires par habitant que la moyenne européenne.
M. Jean Bizet. Très juste !
M. Claude Malhuret. Personne n’a dit cette vérité aux Français pendant le grand débat ; dans le cas contraire, l’approbation serait peut-être moins massive.
Mais c’est une promesse de campagne, et il est logique de s’attendre à ce que le Gouvernement veuille la tenir. Le président du Sénat l’a bien compris, qui avait accepté le verdict des urnes avec discipline républicaine et avec fermeté, en disant au chef de l’État que le Parlement était prêt à envisager un plan social, mais pas une hécatombe. Les deux n’étaient pas loin de toper.
Récemment, j’ai cru comprendre que les relations du Sénat et de l’exécutif s’étaient… rafraîchies. (Sourires.) Je crois que nous sommes tous assez expérimentés pour faire notre examen de conscience réciproque, afin d’éviter une guerre qui, en ces temps de bashing des élus, ne ferait que des victimes.
Mme Françoise Laborde. C’est vrai !
M. Claude Malhuret. En ce qui me concerne, j’avoue n’avoir pas été transporté par le signalement de hauts fonctionnaires à un procureur. Mais, d’un autre côté, mesdames, messieurs les ministres, ce n’est tout de même pas la faute du Sénat si M. Benalla est le seul éléphant au monde qui se promène avec son propre magasin de porcelaine. (Rires et applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste et sur des travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
M. Laurent Duplomb. Très bien !
M. Claude Malhuret. Il faut sortir de cette crise qui fait tant de mal à la France et à son image. Ce sera difficile, parce que nous avons tous compris que le dégagisme ne s’adresse pas qu’aux parlementaires, mais à toute la classe politique, Président de la République compris, à toute l’administration, haute ou pas, et même, pour la première fois, jusqu’à certains élus locaux. Il faut en sortir ensemble, sans démagogie et sans faiblesse ; sinon, c’est ensemble que nous serons balayés par les démagogues et les faibles, par tous ceux qui combattront les réformes courageuses dont la France a besoin et qui soutiendront celles qui continueraient à nous faire plonger.
C’est le défi qui nous attend. (Bravo ! et vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, du groupe Les Républicains, du groupe Union Centriste, du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe La République En Marche.)
M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, le 10 décembre dernier, au pic de la crise et de la colère – vous avez vous-même employé ce mot, monsieur le Premier ministre –, face aux Français, Emmanuel Macron a avancé deux propositions. La première était un paquet de mesures d’urgence, la seconde, ce grand débat national.
Le paquet de mesures d’urgence, nous l’avons voté en un temps record, et nous l’avons voté conforme. Nous l’avons voté sans enthousiasme, avec un sens aigu de la responsabilité – sans enthousiasme, parce que nous savions bien qu’une sortie de crise ne pouvait pas s’opérer uniquement par la voie traditionnelle, rituelle, des concessions financières massives payées par toujours plus d’endettement. Nous savions bien que ce mouvement, fortement soutenu par les Français à ses origines, traduisait beaucoup plus qu’une demande de simple amélioration de l’ordinaire. Ce qui était en cause, c’était les perspectives d’existence de chacun et le destin de tous, mes chers collègues.
Mais nous l’avons voté, avec le sens de la responsabilité qui est le nôtre, parce qu’alors la République était fragilisée, parce qu’alors la Nation était profondément divisée. Et elle l’est toujours – tel sera le prochain et principal défi des mois à venir.
La seconde proposition consistait dans l’organisation du grand débat. Je voudrais simplement observer, monsieur le Premier ministre, que l’exercice d’aujourd’hui est un peu vain : nous ne votons sur rien et vous ne nous avez pas proposé de solutions, puisque vous attendez celles de Jupiter. Je vous plains, d’ailleurs, puisque vous en êtes, depuis lundi, à la troisième séquence de restitution. (Sourires.)
En revanche, parce que nous avons fait preuve de notre sens de la responsabilité, nous nous croyons autorisés à porter une appréciation juste et équilibrée sur le grand débat.
Pour porter cette appréciation, il faut se demander si deux promesses ont été remplies. Deux questions, donc : premièrement, ce débat a-t-il vraiment été « grand » ? Deuxièmement, a-t-il vraiment été un débat ?
A-t-il été grand ? On dénombre 500 000 contributions, mais certaines copiées-collées. Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas tout. Ce sont des contributions de Français, et non pas la contribution des Français : les contributeurs représentent bien moins de 1 % du corps électoral.
Était-ce un vrai débat ? Sans doute les échanges, les dialogues, ont-ils été nombreux ; mais, trop souvent, le dialogue, en tout cas sa restitution médiatique, a tourné au monologue. Le Président de la République a très vite confisqué ou monopolisé la parole, au point qu’il semblait dire que le débat c’était lui, lui seul, tombant ainsi dans une ornière qui l’avait déjà précipité dans les difficultés face à ce mouvement spontané des Français.
De ce constat, je pense que l’on peut déjà tirer une conclusion en matière démocratique. La démocratie participative est évidemment intéressante, mes chers collègues. Mais là n’est pas l’essentiel, pour deux raisons. D’abord, la démocratie participative fait certes entendre des paroles, mais pas toutes les paroles. Ensuite, elle ne crée pas les conditions d’une parfaite égalité, car il y a des paroles qui portent plus que d’autres : certains, certaines minorités, manient mieux la parole que d’autres. Seul le suffrage réalise l’égalité : un homme, une femme, une voix.
M. Roger Karoutchi. Exactement !
M. Bruno Retailleau. Le général de Gaulle avait pour habitude de dire que la parole du peuple est la parole du peuple souverain, celle qui a été, en France, trop souvent contournée, du référendum constitutionnel de 2005 jusqu’à celui – il ne s’agissait certes que d’une consultation publique – de Notre-Dame-des-Landes.
Monsieur le Premier ministre, ma conviction est que vous ne soignerez pas la blessure faite à la souveraineté populaire avec de simples groupes de parole. Il faudra beaucoup plus ! Ce qui est en cause, en effet, c’est bien sûr le pouvoir d’achat, mais, au-delà, c’est le pouvoir tout court, mes chers collègues : le pouvoir de chaque Français et du peuple français de peser sur sa destinée et de la maîtriser. C’est la grande question démocratique ! Et je pense, avec beaucoup d’autres, que vous ne pourrez sortir de ce grand malaise sans une consultation nationale.
Je voudrais maintenant faire quelques remarques.
Premièrement, prendre les institutions de la Ve République comme victimes émissaires serait trop commode.
Au premier tour de la dernière élection présidentielle, que nous sommes plusieurs, ici, à avoir vécu, plus ou moins bien, d’ailleurs (Sourires.), aux premières loges, les extrêmes ont fait 45 % des voix. En Italie, ils ont fait à peine le même score. Voyez le résultat : la France est gouvernable ; l’Italie, difficilement. Une démocratie stable et gouvernée, c’est un bien public important. Alors, de grâce, si vous voulez momentanément vous sauver, touchez avec parcimonie aux institutions françaises ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Indépendants – République et Territoires. – M. Franck Menonville applaudit également.)
Bien sûr, il faudra recourir au référendum. Nous sommes opposés au RIC, le référendum d’initiative citoyenne, qui serait la démocratie de l’extrême, la démocratie radicale. Et ce n’est évidemment pas moi qui donnerai raison à Robespierre disant, le 16 janvier 1793, que le mot de « représentant » ne peut s’appliquer à aucun mandataire du peuple, parce que la volonté générale ne se représente pas ! Je préfère moi aussi Tocqueville à M. Drouet, même lorsqu’il campe devant les portes du Sénat, mes chers collègues.
M. Julien Bargeton. Il ne fallait pas l’inviter !
M. Bruno Retailleau. Pour ce qui concerne le référendum, nous devrons bien sûr y avoir plus fréquemment recours – c’est une évidence. Lorsque l’on est gaulliste, on se souvient de l’article 3 de la Constitution de la France, qui dispose que la souveraineté nationale s’exerce par la voie des représentants du peuple, mais aussi par la voie du référendum. Il faut, de temps en temps, recourir à la démocratie directe ! Il n’y a pas de contradiction, de ce point de vue, entre démocratie représentative et démocratie directe.
Il faudra, en quelque sorte, à un moment ou à un autre, que vous sachiez rendre la parole aux Français. C’est nécessaire, mais ce ne sera pas suffisant. Ce qu’attendent les Français, en effet, ce qu’ils veulent entendre, c’est une parole de vérité – et, en la matière, mon propos fait écho à celui de Claude Malhuret.
Je pense moi aussi que ce malaise est une accumulation de malaises, parfois anciens. Mais le Président de la République, et vous avec, ne saurait s’affranchir de la responsabilité qui est la sienne. Vous entendez les Français dire que les élus, les fonctionnaires, la démocratie, tout cela fonctionne mal. Quant à moi, j’ai beaucoup entendu aussi remettre en question le Président de la République. Qui parle de cette remise en cause, dans la restitution ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Ce malaise a agglutiné tant de faux-fuyants, tant de faux-semblants, tant de mensonges ! On a bel et bien menti aux Français, en effet, lorsque l’on a voulu leur faire croire qu’ils pourraient, en travaillant moins, améliorer leur sort, augmenter leur niveau de vie et préserver un modèle social extrêmement exigeant. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste.)
M. Bruno Sido. Eh oui !
M. Bruno Retailleau. Oui, mes chers collègues, on a menti aux Français lorsqu’on leur a dit que le niveau de la dépense publique était la même chose que le niveau de qualité des services publics. Il n’y a, bien sûr, rien de plus faux ! Si tel était le cas, mes chers collègues, nous serions un vrai paradis en matière de services publics, nous qui sommes champions du monde de la dépense publique ! Mais, alors, l’hôpital serait-il saturé, la médecine de proximité fragilisée, l’école profondément ébranlée, elle qui reproduit désormais tant d’inégalités affectant la condition sociale des familles et de leurs enfants ?
Il faut refermer très vite ce grand débat : le grand débat a assez duré, et le temps des décisions est enfin arrivé. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.) Mais il n’y aura pas de sortie de crise sans un langage de vérité sur les voies d’amélioration des conditions de vie des Français.
Au moment où se nouait, au sein des classes moyennes, trop souvent oubliées, l’angoisse du déclassement, vous survalorisiez trop souvent un tout petit nombre, celui des heureux de la mondialisation ; quant au trop grand nombre des pauvres et des exclus, il bénéficiait d’attentions, mais cette attention était inefficace, car réduite aux acquêts, caritative. La classe moyenne s’est sentie broyée, déclassée, pour elle-même et pour ses enfants. L’ascenseur social s’est complètement bloqué : pendant les trente glorieuses, il fallait trois générations à une famille modeste pour atteindre le niveau de vie moyen ; il en faut désormais six ! Peut-on s’en contenter ? C’est là le vrai problème !
Ce langage de vérité que nous appelons de nos vœux consistera à dire aux Français – il faut avoir le courage de le faire – que notre économie et nos entreprises ne créent pas suffisamment de richesses, parce qu’elles ne sont pas suffisamment compétitives, pour améliorer durablement leur niveau de vie. Nous devrons leur dire qu’il faudra mettre plus de travail sur la table si nous voulons préserver un modèle social auquel nous tenons.
Mesdames, messieurs les ministres, vous devriez dire aux Français la vérité suivante : soit on applique – c’est ce que vous êtes en train de faire – un modèle anglo-saxon, avec un filet de sécurité pour les plus pauvres – quant aux classes moyennes, qu’elles se débrouillent, mais les retraités ont très bien vu quel appauvrissement résultait d’un tel modèle. Soit, si l’on veut garder notre modèle social, on ne peut évidemment pas dire aux retraités que l’on garantira leurs pensions sans toucher – surtout pas ! – à l’âge légal de départ en retraite. Sur ce point, vous aviez raison, madame la ministre : le Sénat vous donne raison. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.) Voilà un langage de vérité !
Nous appelons de nos vœux, également, un langage de vérité sur les impôts. Taxer moins ! Vous avez reconnu que c’était nécessaire. Il a fallu vingt et une semaines de manifestations, des centaines d’heures de débats, pour que vous vous disiez : « Mince, la France paie trop d’impôts ! » (Mêmes mouvements. – M. Alain Cazabonne applaudit également.)
Mais il ne suffira pas de dire que les Français paient trop d’impôts. Il va falloir dire maintenant quelles sont les dépenses publiques qu’il faut baisser, parce qu’il n’y aura pas de baisse de la fiscalité s’il n’y a pas demain de baisse de la dépense publique – et vous avez déjà renoncé, monsieur le Premier ministre, dans la trajectoire définie, à rééquilibrer les comptes publics à l’horizon de 2022. Vous avez cédé, sur la dépense publique, quelle que puisse être la communication parfois habile des uns ou des autres, sur les plateaux de télévision ou devant les micros.
Langage de vérité, également, sur l’écologie et le climat – les Français le demandent. Je me suis souvent trouvé devant des étudiants, devant des jeunes. On sait bien qu’ils ressentent cette urgence climatique encore plus vivement que nous, et c’est normal : leur avenir sera vraisemblablement plus long que le nôtre.
Mais, de grâce, abandonnons cette idée selon laquelle une politique énergétique et climatique écologique serait un mélange de leçons de morale et de fiscalité !