Sommaire
Présidence de Mme Catherine Troendlé
Secrétaires :
Mme Agnès Canayer, M. Yves Daudigny.
2. Questions d’actualité au Gouvernement
M. Thani Mohamed Soilihi ; Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice.
utilisation des fonds européens
Mme Maryse Carrère ; M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; Mme Maryse Carrère.
égalité professionnelle entre les femmes et les hommes
Mme Laurence Cohen ; Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances ; Mme Laurence Cohen.
Mme Corinne Féret ; Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès de la ministre des armées.
M. Jérôme Bignon ; M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation ; M. Jérôme Bignon.
M. Jean-Jacques Panunzi ; Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.
Mme Annick Billon ; Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé.
Mme Josiane Costes ; Mme Élisabeth Borne, ministre auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, chargée des transports ; Mme Josiane Costes.
Mme Laurence Harribey ; Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances ; Mme Laurence Harribey.
Mme Céline Boulay-Espéronnier ; Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès de la ministre des armées ; Mme Céline Boulay-Espéronnier.
Mme Nathalie Goulet ; Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice ; Mme Nathalie Goulet.
Mme Catherine Dumas ; M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement ; Mme Catherine Dumas.
M. Stéphane Piednoir ; Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales ; M. Stéphane Piednoir.
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE M. Jean-Marc Gabouty
3. Nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes. – Rejet d’une proposition de loi
Discussion générale :
Mme Éliane Assassi, auteure de la proposition de loi
M. Guillaume Gontard, rapporteur
Clôture de la discussion générale.
La proposition de loi n’est pas adoptée.
Suspension et reprise de la séance
4. Interdiction de l’usage des lanceurs de balles de défense. – Rejet d’une proposition de loi
Discussion générale :
Mme Éliane Assassi, auteure de la proposition de loi
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteur de la commission des lois
M. Laurent Nunez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur
Clôture de la discussion générale.
Article additionnel après l’article 1er
Amendement n° 1 de M. Jean-Pierre Grand. – Retrait.
Article 2 – Rejet par scrutin public n° 62.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie
Rejet de l’article.
La proposition de loi n’est pas adoptée.
compte rendu intégral
Présidence de Mme Catherine Troendlé
vice-présidente
Secrétaires :
Mme Agnès Canayer,
M. Yves Daudigny.
1
Procès-verbal
Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Questions d’actualité au Gouvernement
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle les réponses à des questions d’actualité au Gouvernement.
Monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, je vous rappelle que la séance est retransmise en direct sur Public Sénat, sur le site internet du Sénat et sur Facebook.
Au nom du bureau du Sénat, j’invite chacun à observer au cours de nos échanges l’une des valeurs essentielles de notre assemblée, le respect, qu’il s’agisse du respect des uns et des autres ou de celui du temps de parole.
mouvement pénitentiaire
Mme la présidente. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi, pour le groupe La République En Marche. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche.)
M. Thani Mohamed Soilihi. Madame la présidente, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, mardi dernier, deux surveillants ont été grièvement blessés par un détenu et sa compagne dans une unité de vie familiale de la maison centrale de Condé-sur-Sarthe.
Nos pensées vont d’abord vers ces hommes et vers leurs familles. Ils ont vécu dans leur chair cette attaque que vous avez vous-même qualifiée, madame la garde des sceaux, de terroriste. Et il s’agit bien de cela !
Au-delà, comme en témoignent les mouvements devant certains établissements hier et ce matin, l’émotion est vive parmi les personnels pénitentiaires. Elle est bien sûr légitime. À ces femmes et à ces hommes qui, derrière les murs de nos prisons, exercent au quotidien un métier difficile, méconnu de nos concitoyens et pourtant essentiel à la sécurité de notre pays, je veux exprimer la gratitude et le respect de la représentation nationale.
Depuis dix-huit mois, le Gouvernement a beaucoup agi pour les personnels pénitentiaires. Cette ambition se manifeste notamment dans le projet de loi de programmation 2019-2022 et de réforme pour la justice défendu devant le Parlement depuis l’automne, qui prévoit à la fois des moyens pour l’administration pénitentiaire sur les quatre années à venir, une réforme du sens et de l’efficacité des peines, et des mesures qui doivent permettre de renforcer la sécurité des personnels de surveillance et des établissements.
Madame la garde des sceaux, au-delà de cet effort budgétaire, qui est nécessaire, et de ces mesures, pouvez-vous nous dire ce qui a déjà été entrepris et surtout ce que vous comptez faire pour améliorer encore la sécurité de nos prisons ? (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux, ministre de la justice.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, il y a quarante-huit heures, je me suis effectivement rendue au chevet des deux agents gravement blessés lors de l’attaque terroriste qui a eu lieu à Condé-sur-Sarthe. Je tiens à témoigner devant vous de leur professionnalisme et de leur courage face à une attaque d’une rare violence ; nous devons leur rendre hommage, ainsi qu’aux forces de sécurité qui ont mis fin à cette attaque.
Une enquête judiciaire est en cours et, de mon côté, j’ai saisi l’Inspection générale de la justice pour analyser les conditions dans lesquelles cette attaque a pu intervenir.
Le centre pénitentiaire de Condé-sur-Sarthe est un établissement sécuritaire, qui dispose depuis septembre dernier d’un quartier de prise en charge de la radicalisation. Il peut s’appuyer sur des personnels, dont la compétence est unanimement reconnue.
Il nous faut mieux comprendre ce qui s’est passé, en nous posant un certain nombre de questions. Les procédures de fouille des visiteurs, en particulier dans ces établissements sécuritaires, sont-elles adaptées ? Les moyens techniques permettant de détecter les objets métalliques peuvent-ils être améliorés et renforcés ? Les éléments de dangerosité des détenus sont-ils bien pris en compte pour assurer leur affectation, notamment dans le cadre de l’accès aux unités de vie familiale ?
Depuis dix-huit mois, vous l’avez rappelé, monsieur le sénateur, notre gouvernement a agi pour renforcer la protection des personnels de surveillance. (Protestations sur des travées du groupe Les Républicains.)
Un sénateur du groupe Les Républicains. On n’a rien remarqué !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Nous avons en effet décidé de recruter 1 100 personnes supplémentaires chargées de la surveillance. Nous avons renforcé les effectifs du renseignement pénitentiaire. Nous avons amélioré les équipements de sécurité des surveillants pénitentiaires. Une réorganisation de la sécurité pénitentiaire relevant de l’administration centrale sera présentée dès la semaine prochaine.
M. François Grosdidier. Il faut autoriser les fouilles !
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux. Soyez assurés, mesdames, messieurs les sénateurs, que notre action est déterminée et que nous la conduisons en lien avec les organisations syndicales, que je recevrai très prochainement à ce sujet.
Bien sûr, j’entends les impatiences et je les comprends, mais soyez certains que la résolution du Gouvernement est absolument sans faille. La sécurité de nos établissements et de nos personnels est une condition qui n’est pas négociable et nous y travaillons activement. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche. – Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
utilisation des fonds européens
Mme la présidente. La parole est à Mme Maryse Carrère, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. – M. François Patriat applaudit également.)
Mme Maryse Carrère. Ma question s’adresse à M. le ministre de l’agriculture et de l’alimentation.
Mardi dernier, le quotidien Sud Ouest titrait : « Aides européennes pour le secteur rural : la France va-t-elle perdre ses millions ? »
Cette interrogation fait suite au constat de sous-consommation du fonds européen Leader, qui est, depuis 1991, un véritable moteur du développement local. Il apporte un soutien à l’innovation, à la mise en réseau et à la coopération dans nos territoires ruraux.
Nous savons tous combien la constitution d’un dossier pour demander des fonds Leader peut être fastidieuse et nous savons aussi combien le versement s’apparente à un véritable parcours du combattant : au sein de l’enveloppe initiale de 700 millions d’euros, seuls 4 % auraient été versés… Vous reconnaîtrez, monsieur le ministre, qu’il nous faut mieux faire !
Mme Maryse Carrère. À l’heure où l’on reproche trop souvent à l’Europe d’être éloignée de nos concitoyens, le programme Leader est un axe fort de son action au bénéfice des territoires ruraux.
Il nous faut aussi mieux faire, parce que, derrière ces aides non versées, des artisans, des commerçants, des acteurs sociaux et culturels et de nombreuses communes sont fragilisés.
Si des progrès ont été récemment effectués et que l’État a renforcé sa mobilisation pour assister les régions – il faut rappeler que celles-ci ont récupéré l’instruction des dossiers quasiment du jour au lendemain –, des doutes subsistent.
Alors que le président de Leader France parle de « crash généralisé » et que de trop nombreux projets sont à l’arrêt, pouvez-vous, monsieur le ministre, nous rassurer sur le versement des fonds prévus pour la période 2014-2020 avant son terme ?
Enfin, à l’heure de la négociation du cadre financier pluriannuel 2021-2027, pouvez-vous nous rassurer sur le maintien de l’enveloppe actuellement octroyée dans le cadre du dispositif Leader ? (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre de l’agriculture et de l’alimentation.
M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Madame la sénatrice, je ne vais absolument pas vous rassurer, tout simplement parce que la situation n’est pas rassurante !
Chacun sait en effet comment les choses se passent en pratique. Le programme Leader représente une enveloppe de 700 millions d’euros pour la France et, pour que les fonds puissent être attribués, ils doivent passer par les groupes d’action locale, les GAL, qui sont en relation avec les communes et les intercommunalités, elles-mêmes en liaison avec les régions…
Or aujourd’hui, comme c’était déjà le cas auparavant, très peu de dossiers sont complètement apurés et ont donc pu être payés. Il est vrai – et c’est un drame absolu ! – que la France va perdre de ce fait plusieurs millions d’euros, voire plusieurs centaines de millions. Ce n’est pas acceptable ! Pour autant, il nous reste encore un peu de temps pour accélérer les choses.
Depuis plusieurs années maintenant, ce sont les régions qui sont responsables de ces projets et – j’en ai parlé avec Hervé Morin, président de Régions de France – il faut absolument que, dans le cadre de la future politique agricole commune, nous avancions vers un décroisement total des aides, une simplification et une clarification.
Mme Sophie Primas. Très bien !
M. Didier Guillaume, ministre. Si nous continuons comme aujourd’hui, les mêmes causes produiront les mêmes effets et les projets ne seront pas payés. (Marques d’approbation sur des travées du groupe Les Républicains.)
Nous sommes très attachés à ce que l’ensemble des aides puisse être effectivement versé. Certaines associations et collectivités locales ont engagé des projets depuis plusieurs années et ne sont toujours pas payées. Ce n’est pas normal !
Nous intervenons auprès de l’Union européenne pour que les choses s’accélèrent et nous travaillons constamment avec l’association Régions de France et son président Hervé Morin, afin de trouver les moyens de régler les problèmes de façon plus rapide.
Malheureusement, je crains, je le répète, madame la sénatrice Maryse Carrère, de ne pouvoir vous rassurer… Pour autant, essayons, ensemble, de faire en sorte que les actions engagées par les GAL puissent être payées dans les temps impartis ! (Applaudissements sur des travées du groupe La République En Marche et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Maryse Carrère, pour la réplique.
Mme Maryse Carrère. Monsieur le ministre, certes vous ne nous rassurez pas ! Toutefois, nous devons vraiment réfléchir à la simplification de l’utilisation de ce type de fonds, en réduisant les échelons décisionnels et en donnant davantage de pouvoirs aux régions. Celles-ci ont aujourd’hui une autorité de gestion. Donnons-leur aussi l’autorité en matière de financement ! (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. – Mme Valérie Létard applaudit également.)
égalité professionnelle entre les femmes et les hommes
Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Cohen, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Mme Laurence Cohen. À la veille du 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, les femmes n’ont toujours pas obtenu l’égalité professionnelle qui passe par un salaire égal à celui des hommes pour un travail de valeur égale : elles perçoivent en moyenne 26 % en moins en France – faut-il encore le rappeler ?
Pourtant, l’arsenal législatif existe pour parvenir à l’égalité professionnelle. Tout récemment, les mobilisations des femmes, des associations féministes et des organisations syndicales unies ont permis d’obtenir une avancée en matière d’égalité salariale avec la mise en place d’une obligation de résultat pour les entreprises. La ministre du travail, Muriel Pénicaud, y a contribué, comme elle s’y était engagée ici même lors l’examen du projet de loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel.
Hélas, disposition après disposition, le décret vide de son efficacité le dispositif que nous avons adopté en juillet dernier. Pourquoi le Gouvernement a-t-il retenu des modalités de construction de l’index de l’égalité salariale qui permettent aux entreprises de dissimuler les écarts de rémunérations, allant ainsi à l’encontre du pouvoir législatif ? (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances.
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Madame la sénatrice, les femmes représentent 50 % de la population active, mais elles ne contribuent qu’à 37 % du produit intérieur brut et sont payées, à fonction égale, 9 % de moins et 26 % de moins sur l’ensemble d’une carrière que les hommes. Selon le Women’s Forum, il faudrait, au rythme actuel, attendre 2234 pour obtenir une parité parfaite… Nous refusons d’attendre deux siècles !
C’est pour cette raison que la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel de septembre 2018 prévoit une obligation de résultat et une transparence des entreprises sur ces questions.
L’index pour l’égalité professionnelle, qui a été élaboré avec les partenaires sociaux, permet cette transparence et, comme vous le savez, il a été unanimement salué lors de sa publication.
Il ne porte pas uniquement sur l’égalité salariale, puisqu’il prend aussi en compte les chances de carrière et de promotion, ainsi que la parentalité – un point spécifique est dédié au congé maternité.
Il est exigeant, puisque les premiers résultats publiés montrent que, parmi les 732 entreprises de plus de 1 000 salariés, 118 sont en alerte rouge et environ 600 doivent faire des progrès.
Il est assorti d’une sanction, qui peut aller jusqu’à 1 % de la masse salariale. En effet, les engagements pris par les entreprises ne doivent pas être en chocolat !
Il est également propice au dialogue social, puisqu’il laisse un temps d’adaptation aux entreprises pour converger vers une parité parfaite.
M. Fabien Gay. Et concrètement ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Je crois que ces éléments témoignent de l’engagement sans faille de l’ensemble du Gouvernement en faveur de la parité entre les hommes et les femmes.
Par ailleurs, un certain nombre de sociétés volontaires a pris des engagements complémentaires, notamment pour afficher le taux de femmes à tous les niveaux de l’entreprise ou pour qu’il y ait au moins une candidature de chaque sexe lorsqu’un poste d’encadrement est à pourvoir, ce qui est la meilleure façon de nourrir le vivier et de promouvoir les femmes dans l’entreprise. (M. François Patriat applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Cohen, pour la réplique.
Mme Laurence Cohen. Madame la secrétaire d’État, vous parlez de sanctions financières pour les entreprises contrevenantes, mais c’est de la poudre aux yeux !
En réalité, vous avez choisi des indicateurs qui rendent invisibles les discriminations et quasi inopérantes les sanctions, car vous les avez rendues de fait exceptionnelles. Pire, vous avez même introduit un seuil de tolérance de violation de la loi !
Les femmes qui manifestent dans la rue depuis des mois pour obtenir plus de pouvoir d’achat, en exigeant notamment une hausse des salaires et des minima sociaux, ne peuvent se satisfaire d’un tel tour de passe-passe, comme les organisations syndicales et les associations féministes qui dénoncent la précarité et le retour au temps partiel imposé et demandent la revalorisation des métiers à prédominance féminine.
Je serai dans la rue à leurs côtés demain, à 15 heures 40, heure symbolique, pour dénoncer le travail gratuit effectué quotidiennement par les femmes. (Ah ! sur des travées du groupe Les Républicains.)
À l’heure où le Gouvernement cherche des financements et fait la poche des pauvres, l’égalité salariale rapporterait, selon la Fondation Concorde, 62 milliards d’euros à l’économie française.
Alors, madame la secrétaire d’État, qu’attendez-vous ? Nous ne voulons pas seulement de belles paroles, nous voulons des actes ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
droits des femmes
Mme la présidente. La parole est à Mme Corinne Féret, pour le groupe socialiste et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme Corinne Féret. Ma question s’adressait à Mme la ministre du travail.
La crise sociale profonde que traverse notre pays ces derniers mois jette une lumière crue sur l’ampleur et l’aggravation des inégalités dans notre société. Et il suffit d’observer les cortèges qui défilent dans nos rues pour constater que les femmes sont particulièrement frappées par cette précarité.
En cette veille de 8 mars, Journée internationale des femmes, il est impossible de ne pas s’indigner du fait que l’égalité des chances, qui est tant recherchée, ne s’opère pas avec la même force, que l’on soit un homme ou une femme.
Les chiffres sont têtus, ils sont même implacables et il faut les répéter : aujourd’hui, en France, à poste égal, une femme touchera en moyenne 9 % de salaire de moins qu’un homme et, sur l’ensemble de sa carrière, son salaire sera même inférieur de 25 % à celui d’un homme.
Nous sommes – je le sais – unanimes pour condamner une telle inégalité, mais où sont les actes ? La ministre du travail a créé un index de l’égalité entre les femmes et les hommes, qui attribue aux entreprises de plus de 1 000 salariés une note.
Si l’intention est louable, nous ne pouvons que regretter le manque d’ambition de cette mesure. Pourquoi la limiter aux grandes entreprises, quand plus de 48 % de l’emploi salarié se trouve dans les PME ? Surtout, comment croire en cet indicateur, si les entreprises s’évaluent elles-mêmes ? Je rappelle en outre qu’au 1er mars seule la moitié des entreprises s’est pliée à cette obligation…
L’indispensable lutte contre les inégalités ne peut se réduire à un tableau de chiffres. Elle doit passer par une politique volontariste et coercitive, sanctionnant les discriminations avec la plus grande sévérité.
Nous ne pouvons plus accepter que, comme le démontre une étude publiée par le ministère du travail l’année dernière, 62 % des femmes aient connu ou connaîtront la précarité professionnelle au cours de leur carrière contre seulement 32 % des hommes.
Mme la présidente. Veuillez poser votre question, ma chère collègue !
Mme Corinne Féret. Alors que le Président de la République a déclaré que l’égalité entre les femmes et les hommes devait être une grande cause de son quinquennat, quelle est la réalité ?
La vérité, c’est que le budget consacré à cette lutte ne représente que 80 millions d’euros, soit 0,0066 % du budget.
Mme la présidente. Il faut conclure, ma chère collègue !
Mme Corinne Féret. Ma question est donc simple : quelles mesures compte prendre le Gouvernement pour être enfin à la hauteur des engagements pris devant la Nation ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État auprès de la ministre des armées.
Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès de la ministre des armées. Madame la sénatrice, vous l’avez dit, la situation est préoccupante : les femmes sont les premières victimes de la pauvreté, du travail partiel subi, des métiers sous-payés et des inégalités salariales ; les mères isolées sont souvent en grande difficulté, sans parler de celles qui touchent de petites retraites. Nous avons entendu ces femmes partout en France, notamment sur les ronds-points. C’est un constat !
L’égalité entre les hommes et les femmes constitue la grande cause nationale de ce quinquennat.
Mme Laurence Cohen. Ça ne se voit pas !
Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État. Nous faisons tout pour agir dans ce domaine, où notre pays a pris beaucoup de retard.
Nous agissons pour créer les conditions d’accès et de réussite des femmes au même titre que les hommes.
Ainsi, nous travaillons à la mixité des filières, notamment avec la fondation France numérique, et à l’égalité salariale, tant dans le secteur privé – Agnès Pannier-Runacher vient d’en parler –, que dans le secteur public – Olivier Dussopt, secrétaire d’État, a annoncé il y a quelques jours la création d’un fonds en faveur de l’égalité professionnelle dans la fonction publique.
Bien entendu, cela passe aussi par un travail important sur la conciliation entre les vies professionnelle et personnelle : congés de maternité, évolution des modes de garde des enfants, transparence dans l’attribution des places en crèche…
Cela passe également par l’entreprenariat au féminin : nous avons mis en place le réseau des ambassadrices de l’entreprenariat et le Gouvernement a engagé les banques à mieux financer les entrepreneures.
Un courrier a été adressé à tous les membres du Gouvernement pour qu’ils soient attentifs à la question des nominations paritaires.
Enfin, nous devons bien évidemment vaincre le sexisme et combattre les violences sexuelles et sexistes qui gangrènent tous les milieux.
Mme la présidente. Veuillez conclure, madame la secrétaire d’État !
Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État. C’est un combat culturel, qu’il nous faut mener tous ensemble et à tous les niveaux de la société. Ce combat commence par l’éducation, c’est un aspect très important.
fermeture de sites sucriers
Mme la présidente. La parole est à M. Jérôme Bignon, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires.)
M. Jérôme Bignon. Le président Macron a affirmé au salon de l’agriculture que l’Europe doit avoir une politique agricole basée sur trois piliers forts : protéger, transformer et anticiper.
Le groupe allemand Südzucker, en restructurant son outil industriel Saint-Louis Sucre en France et en voulant fermer le site d’Eppeville dans la Somme, met en cause les piliers protection et anticipation : pas le moindre préavis, pas la moindre concertation !
Heureusement que la France et l’Allemagne sont étroitement unies par différents traités de coopération, le dernier ayant été signé à Aix-la-Chapelle…
Heureusement que la politique agricole commune existe depuis le traité de Rome. Qu’en serait-il autrement ?
À la veille des élections européennes, ce capitalisme débridé n’illustre pas de façon positive la coopération, pourtant souvent vantée, entre nos deux pays.
Cette décision, si elle devient effective, condamnera d’importants bassins de production de betteraves dans la Somme, l’Aisne, l’Oise et le Pas-de-Calais et affectera 1 275 exploitations agricoles, soit plus de 20 000 hectares.
Tout l’écosystème local avec plus de 600 emplois directs et indirects est déstabilisé et remis en cause : les salariés de l’usine, les transporteurs, les sous-traitants, les commerces locaux et les entrepreneurs agricoles sont violemment affectés.
Il est aujourd’hui impératif de préserver l’intégrité d’une filière française qui contribue chaque année pour 1,3 milliard d’euros à réduire le déficit de notre balance commerciale.
Le Gouvernement doit tout mettre en œuvre pour éviter cette décision, qui mettrait en danger une filière performante durement affectée par la fin des quotas et la chute des prix.
Monsieur le ministre, vous avez dit, mardi, à l’Assemblée nationale, que le sujet était grave et qu’il fallait réagir. Je suis d’accord avec vous ! Vous avez également dit que vous étiez en négociation avec la Commission européenne. Vous avez proposé aux députés de les associer aux réunions de travail avec la filière ; le Sénat aimerait également l’être, au même titre que nos collègues députés.
Pouvez-vous nous dire, si depuis mardi ce dossier a pu avancer et quelles sont les pistes de travail ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires et sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Éric Bocquet applaudit également)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre de l’agriculture et de l’alimentation.
M. Didier Guillaume, ministre de l’agriculture et de l’alimentation. Monsieur le sénateur Jérôme Bignon, la question que vous posez est une question grave pour la filière sucrière et betteravière française. Pour autant, je veux affirmer ici que, malgré les décisions que vous évoquez, la filière betteravière, dans son ensemble, n’est pas en danger et pourra continuer à fonctionner.
Toutefois, la décision unilatérale de Südzucker de quasiment fermer trois sites est absolument inacceptable. Le site de Cagny, dans le Calvados, concerne 1 100 planteurs, et 85 emplois directs devraient être supprimés ; celui d’Eppeville, dans la Somme, vise 1 400 planteurs, et 132 emplois directs devraient être supprimés et 122 transférés ; à Marseille, 5 emplois seulement seraient maintenus sur les 58 actuels.
Nous avons travaillé avec l’ensemble de la filière et des coopératives. Tous les parlementaires concernés sont invités cet après-midi même, à dix-sept heures, au ministère de l’agriculture et de l’alimentation, à une réunion de concertation. Dans une telle situation, c’est en totale transparence, en nous serrant les coudes et en travaillant avec tous les acteurs de la filière que nous y arriverons.
Vous avez été plusieurs à m’interpeller directement, vous-même, monsieur le sénateur Bignon, mais aussi Daniel Dubois, Corinne Féret, Samia Ghali et d’autres, et je crois que nous devons avancer dans une seule et même direction. Ensemble, nous devons affirmer que nous ne pouvons pas laisser faire les choses ainsi.
La semaine prochaine, mon collègue Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, et moi-même rencontrerons le président de Südzucker, afin de connaître ses intentions réelles. Je rappelle que 17 % de la filière betteravière est directement concerné.
Il nous faut aller plus loin pour réorienter et réorganiser cette filière. Nous travaillons dans ce sens avec l’ensemble des acteurs concernés.
La situation est grave, mais, comme le montre votre question, monsieur Bignon, elle est prise en compte par l’ensemble des parlementaires. Soyez assuré qu’elle l’est aussi par le Gouvernement, qui sera au rendez-vous pour négocier avec l’entreprise Südzucker et accompagner la filière !
Mme la présidente. La parole est à M. Jérôme Bignon, pour la réplique.
M. Jérôme Bignon. Ce capitalisme sauvage entre États membres, ces intérêts court-termistes, ces distorsions de concurrence, ces usages dévoyés de l’argent public ne sont pas acceptables dans un marché unique européen, pas plus que ce non-respect des planteurs et des travailleurs. Néanmoins, je vous remercie, monsieur le ministre, de votre réponse ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires.)
gazoduc en corse
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Jacques Panunzi, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Jacques Panunzi. Ma question s’adresse à Mme la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.
La Corse a été le premier territoire français à se doter d’une programmation pluriannuelle de l’énergie, PPE. Approuvée en 2015, elle avait fait l’objet d’un vrai travail de convergence, d’un vote à l’Assemblée de Corse et d’un décret. Elle permettait d’appréhender les perspectives énergétiques de la Corse, en misant sur une véritable politique d’efficacité énergétique et sur une meilleure intégration des énergies renouvelables dans le mix énergétique, tout en prenant en compte la vétusté de certains moyens de production, comme la centrale du Vazzio, et l’interconnexion entre la Corse et l’Italie.
Or nous constatons aujourd’hui que cette PPE, unanimement saluée à l’échelon national comme localement, qui avait obtenu toutes les validations des différentes commissions nationales et qui avait réussi à emporter l’accord de la majorité des parties prenantes en Corse, semble être remise en question.
J’en veux pour preuve la lettre envoyée à la collectivité de Corse juste avant sa démission par Nicolas Hulot, encore ministre de la transition écologique et solidaire, ainsi que les commentaires des uns et des autres dans les médias à la suite de la dernière rencontre que vous avez eue avec l’exécutif régional.
Madame la ministre, pourriez-vous nous faire connaître les intentions du Gouvernement concernant la prochaine PPE en Corse, notamment au regard des éléments majeurs présents dans l’actuelle programmation ?
Vous devez savoir qu’il y a urgence et que les Corses n’accepteront jamais une prolongation des anciens moyens de production qui doivent normalement être déclassés en 2023, en particulier l’actuelle centrale du Vazzio, outil vieillissant, sujet de nombreux incidents et qui fonctionne au fioul lourd. Aller au-delà de 2023 avec de tels outils ferait à l’évidence peser un risque sur l’alimentation de la Corse et impliquerait de poursuivre un fonctionnement au fioul lourd, ce qui est inacceptable pour la population du pays ajaccien.
Plus précisément, pouvez-vous nous dire, madame la ministre, si oui ou non le Gouvernement a l’intention de respecter le décret du 18 décembre 2015 relatif à la programmation pluriannuelle de l’énergie en Corse, qui prévoyait plusieurs éléments, notamment…
Mme la présidente. Veuillez conclure, mon cher collègue !
M. Jean-Jacques Panunzi. … la réalisation d’une infrastructure d’alimentation en gaz naturel de la Corse, la construction, avec un objectif de mise en service au plus tard début 2023, d’un cycle combiné d’une puissance de 250 mégawatts et la conversion des moyens thermiques existants au gaz naturel. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.
Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Monsieur le sénateur, la Corse fait l’objet, du fait de son insularité et comme vous venez de le rappeler, d’une programmation pluriannuelle de l’énergie spécifique et d’une attention particulière du Gouvernement en ce qui concerne la sécurité de ses approvisionnements énergétiques.
Aujourd’hui, un tiers de l’électricité de la Corse provient de centrales thermiques à fioul situées à Ajaccio et à Bastia, qui sont vieillissantes et polluantes. La PPE de 2015 a prévu que ces installations seraient remplacées par des centrales à gaz.
À cet effet, un projet consistait à installer une barge de gaz à Bastia et à relier cette dernière par un gazoduc traversant la Corse pour alimenter la seconde centrale qui est située à Ajaccio. Les difficultés sont cependant très nombreuses, comme vous le savez, monsieur le sénateur, en particulier parce que le trajet du gazoduc doit passer non seulement au travers de la montagne, mais aussi au milieu de parcelles privées, dont le régime juridique est particulièrement complexe…
Le ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, a très récemment reçu – j’étais présente à ce rendez-vous – le président du conseil exécutif de Corse, Gilles Simeoni. Nous lui avons fait part des doutes qui existent sur la faisabilité du projet de gazoduc et nous avons envisagé de nouvelles pistes, qui pourraient passer par l’installation d’un second terminal de gaz, potentiellement immergé en mer au large d’Ajaccio.
Le Gouvernement est résolu à tenir ses engagements dans le cadre de la nouvelle PPE et entend bien évidemment s’assurer du renforcement de la sécurité énergétique de la Corse, tout en développant les énergies renouvelables. (M. François Patriat applaudit.)
journée de la femme (i)
Mme la présidente. La parole est à Mme Annick Billon, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)
Mme Annick Billon. Madame la présidente, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, ma question s’adresse à Mme la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations.
En novembre 2017, le Président de la République annonçait vouloir faire de l’égalité entre les hommes et les femmes la grande cause nationale de son quinquennat. En cette veille de 8 mars, je souhaiterais évoquer la question alarmante des féminicides.
Le nombre de femmes tuées augmente de façon inquiétante depuis le début de cette année. En effet, depuis janvier 2019, trente femmes ont été victimes de leur conjoint ou ex-conjoint. C’est deux fois plus que l’année précédente sur la même période. Elles sont plus de deux cents à avoir succombé ces deux dernières années.
Plus généralement, environ 225 000 femmes sont victimes de violences conjugales, physiques ou sexuelles. En 2018, dans le sillage de l’affaire Weinstein, les plaintes pour viol ont augmenté de près de 17 % et celles pour agression sexuelle ont bondi d’environ 20 %. Or le nombre de condamnations effectives, lui, stagne.
On le sait, la formation des personnels de police sur ces questions n’en est qu’à ses balbutiements. Par ailleurs, la délivrance d’ordonnances de protection par les juges aux affaires familiales, en principe accessibles à toutes les victimes de violences conjugales sans nécessité de dépôt de plainte préalable, est loin d’être systématique. La lutte contre les violences conjugales doit être appréhendée de manière globale en incluant les individus, les travailleurs sociaux, les magistrats, les forces de l’ordre et les associations.
Selon le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, seuls 80 millions d’euros sur les 420 millions d’euros des crédits consacrés à l’égalité sont alloués chaque année à la lutte contre les violences faites aux femmes. Il faudrait cinq fois plus de moyens, car la mise en place de politiques publiques a un réel impact sur la hausse ou la baisse du nombre de victimes. À la veille de cette journée hautement symbolique, le Gouvernement se donne-t-il réellement les moyens de lutter contre les féminicides ? (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre des solidarités et de la santé.
Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, madame la présidente Annick Billon, je vous prie de bien vouloir excuser l’absence de ma collègue Marlène Schiappa. (Exclamations amusées sur différentes travées.)
Je vais répondre à sa place sur ce sujet de l’égalité entre les femmes et les hommes. Vous le savez, c’est la grande cause du quinquennat. Il s’agit d’une politique largement interministérielle, qui est portée de façon volontariste par l’ensemble des membres du Gouvernement.
Les moyens financiers sont considérables, puisque 530 millions d’euros de crédits ont été inscrits dans la loi de finances pour 2019. C’est le budget le plus important jamais consacré à cette cause de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Plus de cent mesures concrètes ont déjà été prises depuis notre arrivée. J’en citerai quelques-unes.
Marlène Schiappa a été à l’origine de la loi créant le délit d’outrage sexiste, permettant de verbaliser le harcèlement de rue. La France est le premier pays au monde à mettre en œuvre cette mesure. Et cela fonctionne : en six mois, plus de 330 amendes, allant jusqu’à 750 euros, ont été infligées. Ce dispositif fera l’objet d’une évaluation parlementaire à partir du début de l’été, ce qui permettra de proposer d’éventuels correctifs. (Mme Patricia Schillinger applaudit.) Je pense aussi à la loi portée par Muriel Pénicaud sur l’égalité salariale entre les femmes et les hommes.
Madame la sénatrice, vous m’interrogez sur les violences faites aux femmes et les féminicides. Nous nous sommes engagés très rapidement sur la création de centres de prise en charge du psychotraumatisme, notamment dédiés aux femmes victimes de violences, sexuelles ou autres, de la part de leur conjoint. Nous avons lancé un appel à projets et à candidatures l’année dernière ; dix centres ont été créés et labélisés. Notre pays est le premier au monde à organiser des réseaux de prise en charge des victimes de psychotraumatismes. C’est une mesure emblématique qui répond à un engagement du Président de la République de novembre 2017.
Mme la présidente. Il faut conclure, madame la ministre !
Mme Agnès Buzyn, ministre. Le Gouvernement est totalement mobilisé pour faire reculer les violences faites aux femmes. (Mme Patricia Schillinger applaudit.)
sécurité des lignes aériennes
Mme la présidente. La parole est à Mme Josiane Costes, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Mme Josiane Costes. Ma question s’adresse à Mme la ministre auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, chargée des transports.
Madame la ministre, comme vous le savez, le groupe du RDSE est très préoccupé par les questions de mobilité et la nécessité d’agir efficacement pour améliorer la desserte des territoires fragiles et victimes d’un enclavement mortifère, souvent à la fois routier, ferroviaire, aérien, et même numérique.
Le Sénat a voté, le 20 février 2019, par 305 voix, la proposition de loi du RDSE relative à ce sujet capital pour ces territoires, et nous attendons avec espoir que la loi d’orientation des mobilités reprenne en grande partie ces propositions largement partagées. (Très bien ! sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Un des sujets abordés par la proposition de loi est le transport aérien régional, en particulier les lignes d’aménagement du territoire. Certes, vous avez prévu un effort budgétaire, que nous saluons, mais, sur le terrain, force est de constater la qualité de plus en plus déplorable du service rendu aux usagers – annulations fréquentes, retards mettant parfois en jeu leur sécurité –, et ce en dépit du prix prohibitif des billets et du financement public État-collectivités.
Force est aussi de constater le quasi-monopole d’une compagnie nationale pour laquelle ces liaisons sont malheureusement considérées comme secondaires, voire comme une charge. Il n’est pas concevable, en 2019, que nos compatriotes habitant dans ces territoires particulièrement fragiles soient traités de la sorte.
Madame la ministre, je vous poserai deux questions simples.
Prendrez-vous en considération, au cours du débat sur le projet de loi d’orientation sur les mobilités, le contenu de la proposition de loi votée par le Sénat ?
Au-delà des efforts financiers que nous saluons, quelles mesures entendez-vous mettre en place pour que les lignes aériennes d’aménagement du territoire permettent aux voyageurs de bénéficier d’un prix raisonnable et d’une qualité de service digne de ce nom ? (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre chargée des transports.
Mme Élisabeth Borne, ministre auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, chargée des transports. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, madame la sénatrice Josiane Costes, j’ai eu l’occasion de le dire lors de l’examen du texte, je partage largement les constats de la proposition de loi que vous avez évoquée, et la loi d’orientation sur les mobilités y répondra.
Concernant les liaisons aériennes d’aménagement du territoire, je suis convaincue qu’elles sont essentielles pour nos territoires. C’est pour cette raison que j’ai souhaité relancer ces liaisons en quadruplant le budget qui leur est consacré. Dès 2019, l’augmentation de ce budget va se traduire par des améliorations concrètes à Limoges, Castres, Quimper, Poitiers et La Rochelle.
Nous n’avons donc pas attendu pour agir. Au-delà de cet engagement de l’État, il est effectivement primordial de redresser la qualité de service de ces dessertes, et nous sommes fortement mobilisés pour ce faire. Voilà plusieurs mois, j’ai demandé un programme d’action à Hop !, qui a permis notamment de réduire le nombre d’incidents techniques et donc le nombre d’annulations.
J’ai échangé avec le nouveau directeur général d’Air France-KLM et avec la nouvelle directrice générale d’Air France, qui sont pleinement conscients de la nécessité d’améliorer la qualité de service sur ces liaisons. Ainsi, l’organisation et la gestion des vols vont être reprises directement par Air France et les appareils de type ATR vont être retirés de la flotte en 2020.
Au demeurant, ces liaisons sont remises régulièrement en concurrence, et on peut donc espérer que ce soit l’occasion d’améliorer la qualité de service. Je peux vous assurer, madame la sénatrice, que le Gouvernement est pleinement mobilisé sur l’amélioration de ces liaisons, essentielles pour nos territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche, et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Josiane Costes, pour la réplique.
Mme Josiane Costes. Madame la ministre, je vous remercie de votre réponse. Une amélioration du service est attendue par les habitants de ces territoires, et notamment par les dirigeants d’entreprise, nombre de rendez-vous d’affaires étant manqués à cause des annulations ou des retards. C’est fondamental pour l’activité économique de nos territoires. Nous attendons une amélioration avec impatience. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
politique industrielle
Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Harribey, pour le groupe socialiste et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme Laurence Harribey. En 2017, le Gouvernement avait fait de la réindustrialisation une priorité, mais les faits sont cruels : 850 emplois rayés de la carte chez Ford, 450 emplois chez Ascoval suspendus à des plans de reprise, ou encore 750 emplois en jeu à la Fonderie du Poitou, 900 sur les sites papetiers sarthois d’Arjowiggins. La liste n’est pas close.
Le Gouvernement a trouvé indigne l’attitude de Ford et s’est dit trompé dans la reprise avortée d’Ascoval. Au-delà de l’indignation, quelle est la colonne vertébrale de la politique industrielle ?
Pourquoi se désengager d’industries stratégiques, alors que d’autres font le contraire, des États-Unis à la Chine, en passant par certains de nos voisins européens ? Sur ce point, les reproches faits aux Pays-Bas pour leur attitude envers Air France-KLM étonnent au regard de l’énergie déployée pour privatiser quelques fleurons profitables, par exemple Aéroports de Paris.
Où est cette priorité donnée à la réindustrialisation ? Madame la secrétaire d’État, y a-t-il un État stratège ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances.
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, madame la sénatrice Harribey, les faits sont têtus : la France crée aujourd’hui plus d’emplois industriels qu’elle n’en détruit. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Michel Savin. Il n’y en a plus !
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. La France ouvre et développe plus de sites qu’elle n’en ferme, et ce depuis deux ans… (Exclamations sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. Rachid Temal. C’est saint Macron !
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. L’Insee, les statistiques… (Brouhaha.) Eh oui, mesdames, messieurs les sénateurs, les faits sont têtus, les chiffres aussi. Depuis vingt ans, le nombre d’emplois industriels avait diminué d’un million. Depuis deux ans, il remonte. Pourquoi ?
M. Rachid Temal. C’est l’effet ISF !
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Nous avons mis en place une politique industrielle ambitieuse,… (Protestations sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme la présidente. Mes chers collègues, un peu de calme !
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. … qui permet le développement de l’activité économique en rendant la plateforme française plus compétitive. C’est ce qui explique que Toyota investisse 300 millions d’euros en France, Daimler 500 millions d’euros, et que nous soyons désormais la première destination des investissements directs à l’étranger pour l’industrie.
Nous poursuivons une politique industrielle de développement des contrats stratégiques de filière pour dix-huit filières, avec des projets d’innovation et de compétences.
Quel est le premier point de blocage pour les emplois industriels ? C’est le recrutement, madame la sénatrice, qui empêche la croissance (Protestations sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.) : 50 000 emplois ne sont pas pourvus aujourd’hui dans l’industrie ! Si l’on était capable de mettre les compétences face aux chefs d’entreprise, c’est 200 000 emplois qui seraient créés.
Telle est la réalité ! Alors oui, il y a des guerres que l’on perd, sur Ford à Blanquefort, sur Ascoval, mais pourquoi ne parlez-vous pas des 3 000 emplois que nous avons sauvés chez William-Saurin, des emplois que nous avons sauvés chez AR Industries ou chez Doux ? Trois entreprises en difficulté sur quatre sont redressées grâce à l’action intense du Gouvernement. (Exclamations sur les mêmes travées.)
Voilà quels sont les faits, madame la sénatrice. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche et du groupe Les Indépendants – République et Territoires, ainsi que sur des travées du groupe Union Centriste.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Harribey, pour la réplique.
Mme Laurence Harribey. Madame la secrétaire d’État, soyons sérieux ! Peut-on réduire, comme votre ministre l’a fait hier, une stratégie industrielle au fait d’arracher 20 millions d’euros à un groupe qui a touché 24 millions d’euros, plus 500 millions d’euros de CICE, comme ce fut le cas pour Ford ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Permettez-nous de vous proposer quelques pistes de travail. Osons des prises de participation temporaires en cas de crise, comme l’a fait le président Obama pour General Motors ou la France, dans d’autres temps, pour Peugeot. Responsabilisons les grands groupes, donneurs d’ordre des PME : si Renault pérennise ses commandes à la Fonderie du Poitou, la reprise devient crédible.
Appuyons-nous sur les régions pour ancrer sur les territoires innovations et industries du futur. Madame la secrétaire d’État, les chiffres que vous donnez sont souvent le résultat des politiques des régions, à l’instar de celle de la Nouvelle-Aquitaine, avec Usine du Futur, qui a accompagné près de 300 entreprises, représentant 35 000 emplois, en deux ans.
Osons la coopération industrielle européenne, à l’image d’Airbus, en étant porteurs d’une vision européenne.
Voilà les pistes sur lesquelles nous sommes prêts à travailler ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
journée de la femme (ii)
Mme la présidente. La parole est à Mme Céline Boulay-Espéronnier, pour le groupe Les Républicains.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. Madame la présidente, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, ma question s’adresse à M. le Premier ministre.
M. Roger Karoutchi. Ah !
Mme Céline Boulay-Espéronnier. Le hashtag « prisonnières du hijab » fleurit sur les réseaux sociaux de l’autre côté de la Méditerranée. Derrière, il y a des femmes courageuses qui dénoncent le voile comme un instrument d’oppression. Elles pointent du doigt la pression sociale et l’environnement familial, qui les condamnent à se voiler.
Chez nous aussi, la pression des quartiers et des familles ne laisse en réalité que peu de choix aux femmes voilées, en particulier aux plus jeunes d’entre elles.
Alors que les femmes algériennes nous indiquent la voie du courage, la position de votre majorité est, sur ce sujet, d’une ambiguïté problématique. Or la France, nation des droits de l’homme, doit véhiculer un message de liberté pour les femmes du monde entier.
Le Président de la République, le 16 avril 2018, déclarait que le voile n’était pas « conforme à la civilité qu’il y a dans notre pays ». Le 28 février dernier, il se muait en défenseur du voile, expliquant que « les entreprises qui discriminent les femmes voilées à l’embauche [devaient être] sévèrement sanctionnées ».
Sur ce sujet, l’exécutif fait donc preuve d’angélisme, pire, de contradiction !
Pouvez-vous, monsieur le Premier ministre, au nom du Gouvernement, devant notre assemblée, condamner de nouveau les propos d’un député de votre majorité qui a réalisé, la semaine dernière, un amalgame surréaliste entre le port du hijab et celui du serre-tête ? (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Antoine Lefèvre. Scandaleux !
Mme Esther Benbassa. Ça va !
Mme Céline Boulay-Espéronnier. Alors que se célèbre demain la Journée de la femme, il est essentiel de rappeler que le combat pour une véritable égalité hommes-femmes passe aussi par le combat, sur notre territoire, contre toute forme de fondamentalisme, dont le voile est souvent un étendard.
Monsieur le Premier ministre, le voile est-il, oui ou non, un instrument d’oppression des femmes ?
Que comptez-vous faire pour protéger toutes ces femmes qui, sur le territoire français, sont contraintes de le porter ? (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État auprès de la ministre des armées. (Marques d’étonnement sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État auprès de la ministre des armées. Madame la sénatrice, je rappellerai simplement que nous sommes dans un pays où la laïcité est la règle ; elle s’inscrit au fronton de toutes nos mairies et de toutes nos institutions.
M. Roger Karoutchi. Il faudra qu’elle y reste !
Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État. Je crois que nous devons respecter également la volonté de chacun de porter ou non les attributs vestimentaires qu’il souhaite dans l’espace public. Je dis bien dans l’espace public. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Retailleau. Même le niqab ?
Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État. Pour le reste, je souhaite m’attarder sur ce que le Gouvernement met en œuvre, c’est-à-dire une vraie diplomatie féministe (Rires ironiques sur les travées du groupe Les Républicains. – Un sifflement se fait entendre.), afin que nous puissions partager nos convictions de façon universelle sur les violences faites aux femmes, sur les contraintes faites aux femmes, sur l’égalité entre les femmes et les hommes, sur l’émancipation des femmes, autant de concepts, qui, à notre sens, doivent être universels, et qui nécessitent un engagement de toutes et tous, je le crois, à l’échelon national et international. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Sophie Primas. Vous restez dans l’ambiguïté !
Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État. C’est dans ce sens que Marlène Schiappa travaille. (Exclamations sur les mêmes travées.) C’est dans ce sens également que le Président de la République remettra le prix Simone-Veil, qui récompense les actions en faveur des droits des femmes dans le monde.
C’est dans ce sens, enfin, que sera porté par la présidence française du G7 le thème de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce dont vous me parlez, madame la sénatrice, c’est une question d’égalité entre les hommes et les femmes, et, pour nous, c’est absolument essentiel. (Huées sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Élisabeth Lamure. Ce n’est pas le sujet !
Mme Geneviève Darrieussecq, secrétaire d’État. Pour autant, je le rappelle, cela doit s’inscrire dans un esprit de laïcité, qui est la règle en France, dans notre République.
M. Philippe Pemezec. Vous vous dérobez !
Mme la présidente. La parole est à Mme Céline Boulay-Espéronnier, pour la réplique.
Mme Céline Boulay-Espéronnier. Madame la secrétaire d’État, je prends acte de votre réponse. J’ai bien peur qu’elle ne soit en total décalage avec le sens de mon message.
M. Michel Savin. Bien sûr !
Mme Céline Boulay-Espéronnier. Vous devez réaffirmer les valeurs d’universalisme qui font l’ADN de la France. Vous devez nommer les problèmes pour mieux les combattre. Le relativisme, qui est la marque de votre gouvernance depuis le départ, est une mauvaise réponse à de vrais problèmes. Je vous demande d’y réfléchir. Il est temps, vraiment ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Maryvonne Blondin applaudit également.)
radicalisation en prison
Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour le groupe Union Centriste.
Mme Nathalie Goulet. Madame la présidente, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, ma question s’adresse à Mme la garde des sceaux, ministre de la justice.
J’ai bien entendu la question de notre collègue Thani Mohamed Soilihi, ainsi que votre réponse, madame la garde des sceaux. Pardonnez-moi si, en tant que sénateur de l’Orne, je n’ai pas exactement la même vision de la situation. Évidemment, je m’associe à la solidarité exprimée à l’égard des victimes de cet attentat, mais j’oscille entre colère et découragement.
Comment comprendre l’improbable et surréaliste régime des fouilles, alors que plus de 90 000 objets ont été trouvés cette année, et que 40 000 téléphones sont entrés dans les prisons en 2017 ? Je ne parle même pas de la créativité des détenus pour fabriquer des armes par destination avec tout ce qui leur passe par la main. Sans compter que le personnel pénitentiaire ne dispose toujours pas de gilets pare-lames.
Comment expliquer également l’accès à une unité de vie familiale pour un criminel de cette nature, qui plus est deux fois par mois ?
Comment expliquer les failles du renseignement pénitentiaire, alors que ce détenu était signalé pour des faits de radicalisation ?
Madame la ministre, quel calendrier et quelles mesures avez-vous l’intention d’adopter pour que nos personnels pénitentiaires soient mieux protégés, et qu’ils n’aient surtout pas le sentiment que le confort des détenus passe avant leur sécurité ? (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains.)
M. Ladislas Poniatowski. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux, ministre de la justice.
Mme Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la sénatrice Goulet, je connais votre réflexion sur la question de la radicalisation. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de lire ce que vous aviez écrit hier et avant-hier sur ce sujet.
Je voudrais ici vous assurer que la détermination du Gouvernement pour lutter contre la radicalisation en prison est totale et je ne peux pas vous laisser dire des choses qui laisseraient planer un doute sur cette détermination.
J’avancerai trois arguments à l’appui de mon propos.
Tout d’abord, nous avons agi pour prendre en charge ces personnes radicalisées. Vous me demandez un calendrier, je vous le donne. Depuis le mois de janvier dernier, nous avons développé des processus d’évaluation de la radicalisation. Ils sont en cours de déploiement. Nous avons aujourd’hui cinq quartiers d’évaluation de la radicalisation, là où il n’y en avait que deux l’année dernière. Ainsi, nous avons mis en place un système qui permet d’affecter ces détenus radicalisés dans des lieux adaptés. Ce sont des quartiers d’isolement ou des quartiers de prévention de la radicalisation, en tout état de cause des quartiers étanches du reste de la détention, pour éviter le prosélytisme. Mais cela se construit progressivement.
Nous avons ensuite renforcé la sécurité des établissements en déployant un système de brouillage nouveau des téléphones portables. Nous commencerons à le faire fonctionner à la prison de la Santé, à Vendin-le-Vieil, et nous allons continuer. Nous avons un dispositif de lutte contre les drones, et nous avons accru de plus de 16 % le budget de sécurité des établissements pénitentiaires. Là encore, nous allons continuer.
Enfin, nous avons pris des mesures pour protéger nos personnels pénitentiaires. Ces mesures de protection, contrairement à ce que vous avez affirmé à l’instant, passent notamment par le déploiement d’équipements nouveaux : gilets pare-lames, tenues pare-coups. Plus de 1 500 gilets ont été déployés, et ce n’est pas terminé. D’autres mesures sont également prises dans ce sens.
La sécurité des Français est notre priorité ; celle des personnels pénitentiaires l’est tout autant, madame la sénatrice.
M. François Grosdidier. Il faut autoriser les fouilles systématiques, madame la ministre !
Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour la réplique.
Mme Nathalie Goulet. Madame la garde des sceaux, je ne doute pas du tout de votre détermination. Je sais qu’il n’y a ni baguette magique ni recette. Si tel était le cas, le Sénat aurait trouvé des solutions depuis longtemps. Vous le savez, nous avons été très solidaires de l’ensemble des mesures contre le terrorisme qui ont été votées ces dernières années.
Je voulais simplement indiquer que la radicalisation en prison ne date pas d’hier ; elle ne date pas non plus de votre gouvernement. Farhad Khosrokhavar l’a dénoncée depuis extrêmement longtemps. On sait qu’il faut laisser du temps au temps, et c’est normal, mais vous voyez bien que les personnels manquent quand même d’équipements. Ils manquent aussi de formation.
Quant à l’évaluation, qui est un sujet majeur non seulement pour la prévention, mais aussi pour les gens qui sont en prison, veuillez croire que nous cherchons des dispositifs permettant cette évaluation, qui est absolument déterminante pour juger de la dangerosité, d’autant que nous allons recevoir des « encombrants » qui arrivent de Syrie…
Mme la présidente. Il faut conclure, ma chère collègue !
Mme Nathalie Goulet. … et d’Irak bientôt, et que nous ne savons pas comment les traiter. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)
politique touristique
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Dumas, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Catherine Dumas. Madame la présidente, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, ma question s’adresse à M. le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, ministre de tutelle d’Atout France, organisme chargé de la promotion de la destination touristique France à l’étranger.
Il semble, en effet, qu’une note interne au Quai d’Orsay envisage un plan d’économies drastiques à Atout France, entraînant un plan social de grande ampleur. Celui-ci aura pour conséquence de réduire d’un tiers la masse salariale et d’économiser près de quatre millions d’euros. L’opérateur Business France serait aussi concerné.
Évidemment, nous ne sommes pas contre de nécessaires économies dans l’usage des deniers publics, bien au contraire. Néanmoins, convenez, monsieur le ministre, que cette coupe claire entraînerait la fermeture de plusieurs bureaux à l’étranger et impacterait grandement les missions de rayonnement et d’attractivité des destinations françaises, dont Atout France a la charge.
Alors que notre pays subit depuis plusieurs semaines une dégradation de son image auprès des touristes étrangers en raison des mouvements sociaux de grande ampleur que nous subissons, monsieur le ministre, quelles sont vos ambitions pour la promotion du tourisme auprès des clientèles étrangères ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre chargé des relations avec le Parlement.
M. Marc Fesneau, ministre auprès du Premier ministre, chargé des relations avec le Parlement. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, madame la sénatrice Catherine Dumas, le tourisme est un secteur clé pour notre économie, en même temps qu’un instrument d’influence majeure à l’étranger. C’est pourquoi le Gouvernement fait du développement touristique de l’ensemble des destinations françaises l’une de ses priorités.
Les objectifs que nous nous sommes fixés en matière de fréquentation et de retombées économiques sur les prochaines années sont ambitieux. Les résultats de 2018 sont à cet égard encourageants, avec près de 90 millions de touristes étrangers, mais nous devons encore faire davantage, et Atout France est au cœur, évidemment, de cette stratégie.
Vous évoquez la question des moyens. Les grandes orientations données par le Gouvernement dans le cadre d’Action publique 2022 impliqueront nécessairement, et c’est logique, une transformation de la présence internationale de l’État, de ses opérateurs, et donc d’Atout France, après évaluation de l’efficacité de l’action de chacun.
Nous aurons donc très rapidement à mener une réflexion stratégique sur la meilleure manière d’assurer la promotion touristique de nos destinations à l’étranger avec Atout France et ses partenaires publics et privés.
En ce qui concerne plus particulièrement le financement de la promotion touristique, le Gouvernement s’est clairement engagé, lors du conseil interministériel du tourisme du 19 janvier 2018, en apportant des ressources supplémentaires pérennes, notamment par le biais de la recette « visas ».
Le ministre Jean-Yves Le Drian et le secrétaire d’État Jean-Baptiste Lemoyne resteront mobilisés pour que les collectivités, les professionnels et l’État rassemblent leurs énergies et leurs moyens en faveur de la promotion des destinations, dans un modèle partenarial qui caractérise notre politique touristique et qu’incarne Atout France.
Le Gouvernement a également conforté Atout France dans sa mission d’appui à la structuration de nos offres touristiques. C’est le sens de la mise en place du dispositif France tourisme ingénierie, porté par Atout France et la Banque des territoires, qui accompagne les collectivités locales dans la structuration de projets touristiques d’envergure à même de répondre à une demande mondiale toujours plus exigeante.
C’est en agissant à la fois sur la demande et sur l’offre que nous pourrons atteindre nos objectifs de fréquentation et de recettes touristiques. En affirmant plus encore la vocation touristique de notre pays, nous ferons en sorte que ce secteur soit l’un des vecteurs de la croissance et de l’emploi.
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Dumas, pour la réplique.
Mme Catherine Dumas. Monsieur le ministre, vous réaffirmez l’ambition du Gouvernement pour l’évolution du tourisme dans notre pays, et je m’en réjouis.
Vous avez évoqué le conseil interministériel du tourisme, dont je suis membre, et c’est à ce titre que je peux vous dire qu’un vaste plan social à Atout France serait paradoxal au regard des objectifs tant qualitatifs que quantitatifs que vous avez fixés. Ce serait également un paradoxe au regard de la concurrence de plus en plus vive d’autres destinations en Europe et dans le reste du monde. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
communes nouvelles
Mme la présidente. La parole est à M. Stéphane Piednoir, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Stéphane Piednoir. Madame la ministre, après un début de quinquennat exécuté à marche forcée, nous constatons tous un net ralentissement de la marche.
Depuis le 15 janvier, le temps législatif est figé et on ne compte plus les projets de loi reportés et les réformes suspendues aux conclusions du grand débat national.
Plus grave encore, sans doute, le travail parlementaire est désormais balayé d’un revers de manche par votre gouvernement. Ainsi, le 11 décembre dernier, le Sénat votait à une très large majorité une proposition de loi, déposée par notre collègue Françoise Gatel et rapportée par Agnès Canayer, qui visait à apporter de la souplesse à l’organisation et au fonctionnement des communes nouvelles, qui, rappelons-le, sont 755 et concernent près de 2,5 millions de Français.
Le Gouvernement avait soutenu cette démarche, qui est particulièrement attendue, notamment dans mon département de Maine-et-Loire.
Hélas, nous apprenions cette semaine que l’examen de ce texte à l’Assemblée nationale, pourtant inscrit à l’agenda, a été reporté sine die, ce qui contredit votre engagement.
Madame la ministre, quelles garanties pouvez-vous apporter pour que ce report ne soit pas purement et simplement un abandon ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Ladislas Poniatowski. Ce n’est pas un abandon, c’est un enterrement !
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.
Mme Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. Monsieur le sénateur, vous avez rappelé l’importance des communes nouvelles, qui ont été créées par la loi de 2010 et réformées en 2015 par le député Jacques Pélissard.
Cette politique est un grand succès puisque, aujourd’hui, 2 508 communes se sont regroupées pour créer 774 communes nouvelles. On peut s’en féliciter, ne serait-ce que parce qu’il y en a encore eu 239 en 2019. En conséquence, le nombre de communes est aujourd’hui de 34 970, pour être très précise.
On le sait, monsieur le sénateur, cette politique a beaucoup de succès, particulièrement dans l’ouest de la France, notamment dans le département de Maine-et-Loire que vous représentez ici au Sénat, mais aussi dans la Manche, dans le Calvados et dans l’Eure, pour citer les départements qui arrivent en tête. Bien sûr, je ne parle pas de l’accompagnement qui avait été voté, l’accompagnement financier… (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
La proposition de loi, adoptée par la Haute Assemblée en décembre dernier, vise en ce sens à faciliter le développement des communes nouvelles et à améliorer, surtout, les périodes transitoires, notamment pour ce qui concerne la composition des conseils municipaux, c’est-à-dire la deuxième période.
Ce texte a été reçu très positivement. Il a été soutenu par le Gouvernement. Aujourd’hui, il est bien sûr nécessaire d’envisager sa lecture, mais il faut le faire à la lumière des concertations actuellement menées avec les maires dans le cadre du grand débat national.
À ce stade, il a donc été décidé de différer son examen, monsieur le sénateur. Il ne faut pas toujours voir le mal quelque part… (Applaudissements sur des travées du groupe La République En Marche.)
Mme la présidente. La parole est à M. Stéphane Piednoir, pour la réplique.
M. Stéphane Piednoir. Madame la ministre, on reproche souvent au Parlement sa lenteur dans la confection de la loi, mais, aujourd’hui, c’est le Gouvernement qui bloque, qui ne veut pas comprendre qu’il y a urgence à légiférer sur ce texte, notamment à l’approche des futures élections municipales.
J’entends bien votre volonté affichée d’être à l’écoute, et je m’en félicite – c’est un changement notable. Peut-être pourriez-vous aller jusqu’à entendre la volonté des parlementaires qui travaillent et se saisissent des attentes des élus locaux, en étroite collaboration d’ailleurs avec l’Association des maires de France ? Peut-être pourriez-vous, collectivement, au sein du Gouvernement, consacrer un peu moins de temps à l’animation du show médiatique de votre mentor et davantage à une meilleure considération du travail des élus nationaux ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.) Peut-être pourriez-vous, enfin, tout simplement…
Mme la présidente. Il faut conclure, mon cher collègue !
M. Stéphane Piednoir. … respecter vos engagements à l’égard des élus que nous sommes ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Olivier Cigolotti applaudit également.)
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec les questions d’actualité au Gouvernement.
Les prochaines questions d’actualité au Gouvernement auront lieu mardi 12 mars 2019 à seize heures quarante-cinq et seront retransmises sur Public Sénat, sur le site internet du Sénat et sur Facebook.
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures cinq, est reprise à seize heures quinze, sous la présidence de M. Jean-Marc Gabouty.)
PRÉSIDENCE DE M. Jean-Marc Gabouty
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
3
Nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes
Rejet d’une proposition de loi
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, de la proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes et à l’affectation des dividendes à l’Agence de financement des infrastructures de transport de France, présentée par Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues (proposition n° 249, résultat des travaux de la commission n° 337, rapport n° 336).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Éliane Assassi, auteure de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme Éliane Assassi, auteure de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, il y a quelques années, en février 2014, notre collègue Mireille Schurch présentait ici même une proposition de loi du groupe CRC permettant d’engager la renationalisation des concessions autoroutières.
L’ensemble des groupes siégeant sur ces travées, à l’exception des communistes et des écologistes, avaient alors rejeté ce texte, préférant reporter l’examen de cette question et attendre la fin des concessions, comme l’y invitait, d’ailleurs, le Gouvernement. Cette position s’est révélée non seulement hasardeuse, mais également peu pertinente, car la fin des concessions n’a depuis lors cessé de s’éloigner.
En effet, en s’engageant dans un cycle de renégociation particulièrement opaque dès 2015, le Gouvernement a, au final, fait perdurer un système défavorable aux intérêts publics, un protocole tellement insatisfaisant qu’il œuvre depuis lors pour en cacher le contenu malgré les assignations en justice.
Nous rouvrons donc, cinq années plus tard, le même débat avec la même proposition de loi, en espérant que la prise de conscience autour de ce scandale d’État aura continué de faire son chemin.
Ces derniers mois ont d’ailleurs démontré que les questions de maîtrise publique des infrastructures revenaient avec force, que ce soit dans nos débats parlementaires, autour de la privatisation d’Aéroports de Paris, ADP, que le Sénat a rejetée, tout autant que dans la rue et sur les ronds-points au travers du mouvement des « gilets jaunes », qui ont fait de la renationalisation des autoroutes l’une de leurs propositions structurantes, notamment via la plateforme de revendication mise en ligne en novembre dernier.
Le fait que ces mouvements aient organisé des initiatives « péages gratuits » n’est pas non plus anodin, les autoroutes étant devenues l’un des symboles d’un racket organisé sur des usagers captifs avec la complicité/passivité du Gouvernement.
Il faut dire que la colère est légitime : la rente des sociétés concessionnaires a cela de scandaleux qu’elle illustre parfaitement la captation d’un bien public au profit d’intérêts privés. Il s’agit d’une véritable spoliation puisque ces infrastructures ont été financées par l’impôt de tous.
Il me semble aujourd’hui – et c’est déjà un progrès – que le constat est partagé quasi unanimement concernant l’erreur que fut la vente des autoroutes en 2006 par le gouvernement Villepin, une décision prise dans la précipitation, guidée par la seule obsession de réduire le déficit public.
Je ne reviendrai donc pas longuement sur les avis des différentes autorités, telles que la Cour des comptes ou l’Autorité de la concurrence, qui ont dénoncé cette situation.
L’avis de l’Autorité de la concurrence avait très bien résumé la situation : elle mettait ainsi en évidence la « rentabilité exceptionnelle » de ces sociétés, une rentabilité qui n’est pas justifiée par les risques ou les coûts supportés par ces sociétés. Une telle constatation nous conduit d’ailleurs à penser, comme cela est suggéré par certains juristes, que l’on pourrait précisément remettre en cause les concessions autoroutières – du moins pour les concessionnaires historiques – sur ce fondement, en faisant de l’absence d’aléa dans la prise de risque un vice permettant de les dénoncer.
En effet, le Conseil d’État a déjà estimé que l’une des parties à un contrat administratif pouvait en obtenir la mise à l’écart lorsque ce contrat est entaché « d’un vice d’une particulière gravité relatif aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement », une piste que personne n’a pour l’instant voulu suivre.
Aujourd’hui, il devient pourtant urgent de mettre un terme à cette situation, qui pèse non seulement sur les comptes publics puisque cette privatisation a privé l’État d’une manne financière de 32 milliards d’euros, mais également sur les usagers, considérés comme de simples réservoirs à dividendes pour les actionnaires.
Actuellement, les sociétés d’autoroutes françaises se portent plutôt bien, avec un chiffre d’affaires annuel dépassant les 8 milliards d’euros, en augmentation de 42,3 % entre 2009 et 2016, d’après le Commissariat général au développement durable, le CGDD.
Ces sociétés font dans le même temps des bénéfices record, avec 4,7 milliards d’euros de dividendes pour l’année 2016, selon l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières, l’Arafer. Grâce à ces bénéfices, les sept sociétés ont déjà remboursé ce qu’elles avaient mis sur la table pour acheter les parts de l’État : 14,8 milliards d’euros.
En 2017, selon les chiffres de l’Arafer, l’ensemble des sociétés autoroutières a dégagé un excédent brut d’exploitation de 7,3 milliards d’euros pour 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit une marge brute de 73 %. Certaines sociétés concessionnaires n’hésitent pas non plus à emprunter pour verser des dividendes.
Dans le même temps, les tarifs ont augmenté de 20 % environ en dix ans.
Face à cette situation et à l’émotion populaire suscitée, le Gouvernement avait engagé dès 2014 une réflexion, qui s’est traduite par la renégociation des concessions et la signature d’un protocole d’accord. Un gel des tarifs a ainsi été décidé en 2015, mais la hausse sera simplement reportée sur les années 2019 à 2023.
Chaque plan autoroutier adopté par l’exécutif gouvernemental a, par ailleurs, et contre toute attente, défini un allongement de la durée des concessions.
Le protocole d’accord, signé le 9 avril 2015 par les ministres Ségolène Royal et Emmanuel Macron, prévoit ainsi que les 3,2 milliards d’euros d’investissements financés par les sociétés d’autoroutes seront compensés par une prolongation de la durée des concessions de deux ans et demi en moyenne, certaines concessions étant même prolongées de cinq années.
En 2017, des avenants ont été signés. Ils prévoyaient 800 millions d’euros d’investissements sur le réseau moyennant une hausse de 0,4 % des péages entre 2018 et 2020 et une participation des collectivités territoriales.
Sur ces avenants, les conclusions de l’Arafer étaient particulièrement éloquentes. En effet, selon cette autorité chargée de la régulation du secteur, « il n’apparaît pas justifié de faire supporter par l’usager de l’autoroute le financement de vingt-trois opérations ». Elle indiquait par ailleurs que « les augmentations de tarifs de péages prévues excèdent le juste niveau qu’il serait légitime de faire supporter aux usagers ». Pourtant, et malgré toutes ces alertes, les tarifs ont encore augmenté au 1er février de 1,9 % en moyenne.
Comment l’État peut-il rester indifférent à ce racket ?
L’intérêt général est bafoué. Nous sommes face à une situation extraordinaire où des inquiétudes se font même jour sur l’incapacité de l’État à défendre ses intérêts et l’intérêt général face au privé.
Depuis plus d’une décennie, les pouvoirs publics ont systématiquement fait les mauvais choix.
Aujourd’hui, pour sortir de ce piège et trouver la solution, il faut absolument poser le bon diagnostic sur les rapports de forces. Dans ce cadre, il faut bien se dire que les pratiques des sociétés concessionnaires sont absolument légales puisqu’elles découlent des contrats de concession signés par l’État.
En effet, les contrats liant les concessions autoroutières à l’État sont aujourd’hui tellement bien ficelés que l’État reste pieds et mains liés, perdant et incapable d’imposer tout encadrement ou toute révision de ces contrats.
Lorsque l’État demande une réduction des abonnements, c’est non pas une exigence fondée sur l’intérêt général, mais une simple aumône face à des sociétés qui se croient dans leur bon droit et sont ultrapuissantes. Comment s’en satisfaire ?
C’est donc bien l’État lui-même qui a organisé volontairement sa propre défaillance et sa capitulation devant les intérêts des géants du BTP. Toute disposition qui pourrait changer les termes des contrats doit aujourd’hui donner lieu à compensation, selon les termes de l’accord, afin « d’assurer, dans le respect du service public, les conditions économiques et financières » des contrats – entendons un niveau de rentabilité extrêmement élevé. En gros, toute charge nouvelle sera compensée sur les usagers, ce qui n’est pas une option.
Dans ce contexte, une seule solution existe. L’État a la possibilité, pour un motif d’intérêt général, comme cela est prévu à l’article 38 de chacun des contrats de concession, d’y mettre fin. Il s’agit bien sûr d’une opération coûteuse, estimée entre 28 et 50 milliards d’euros, mais c’est une somme que l’État versera sur le long terme. Au regard des taux d’intérêt actuels, le recours à l’emprunt semble une bonne option. In fine, cet argent emprunté sera remboursé non pas par l’impôt, mais par le péage.
Nous pensons, par ailleurs, que l’État pourrait se mettre dans une position offensive et s’appuyer sur le principe constitutionnel interdisant aux personnes publiques de consentir des libéralités. Il est ainsi interdit à une personne publique de verser une indemnisation manifestement disproportionnée par rapport au préjudice subi, y compris à la suite d’une rupture anticipée d’un contrat administratif. Nous estimons que nous sommes tout à fait dans ce cas de figure, madame la ministre, au regard notamment de la sous-estimation initiale qui a lésé l’État dans la protection de ses intérêts. Encore une fois, nous pensons qu’il conviendrait que l’État mène cette bataille.
Au moment où il existe une fronde légitime dans notre pays sur les taxes et la vie chère, cette option semble aujourd’hui plus que pertinente. Pour preuve de sa faisabilité, l’Espagne s’est engagée dans cette voie en annonçant la renationalisation de 500 kilomètres de tronçons, qui vont ainsi repasser sous maîtrise publique.
Au vu des enjeux en matière de transparence sur les politiques tarifaires, de maîtrise de l’aménagement du territoire et de choix de financement pour les infrastructures, l’État doit reprendre la main, madame la ministre.
Ce qui manque aujourd’hui, c’est non pas des ressources pour mener à bien ce projet, mais la volonté politique. C’est pourquoi nous vous invitons à adopter ce texte utile et nécessaire pour sauvegarder les intérêts de la Nation. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – Mme Sophie Taillé-Polian et M. Joël Bigot applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Guillaume Gontard, rapporteur de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui la proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes et à l’affectation des dividendes à l’Agence de financement des infrastructures de transport de France, dont la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable a bien voulu me confier le rapport. Je salue au passage notre ancienne collègue Évelyne Didier, qui avait travaillé sur un texte similaire en 2014.
Ce texte, qui a été déposé le 16 janvier dernier par notre collègue Éliane Assassi et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, vise à corriger l’erreur historique du gouvernement Villepin de 2006 et répond à une double actualité : premièrement, le renchérissement du coût de la mobilité pour nos concitoyens et la diminution de l’offre de transports collectifs, vivement soulignés par le mouvement des « gilets jaunes » et, deuxièmement, la privatisation d’Aéroports de Paris souhaitée par le Gouvernement, qui, comme celle des autoroutes, est symptomatique d’une politique de court terme où l’on dilapide les biens de l’État pour dégager des liquidités. Et j’ai la faiblesse de penser que, si la majorité sénatoriale s’est massivement opposée à la privatisation d’ADP, c’est qu’elle a pris toute la mesure du catastrophique précédent de la privatisation de 2006.
Pour rappel, le montant de la privatisation avoisinait les 15 milliards d’euros, sans compter la dette de 20 milliards d’euros qui a été transférée aux sociétés d’autoroutes. Dans le même temps, à partir de 2001, de nouvelles concessions ont été octroyées à des sociétés privées, après appels d’offres, pour des tronçons plus rentables et de taille plus réduite.
À l’heure actuelle, on recense en France 20 concessionnaires, qui sont chargés d’exploiter et d’entretenir près de 9 200 kilomètres d’autoroutes, comprenant 1 000 aires de repos et 987 échangeurs, ce qui mobilise plus de 13 000 emplois.
Aujourd’hui, au travers de ce texte, le groupe CRCE souhaite remettre cette question au cœur du débat public. Le dispositif proposé est simple : il s’agit de nationaliser 14 sociétés concessionnaires d’autoroutes. Le financement de cette opération serait assuré par un relèvement du taux de l’impôt sur les sociétés. Pour mémoire, en 2019, le produit de cet impôt devrait dépasser 31 milliards d’euros.
Précisons tout de même qu’il s’agit d’un gage pour les besoins de la procédure législative et que, naturellement, l’État n’aura aucune difficulté à faire l’avance de cette somme et à se rembourser via les recettes des péages. C’est d’ailleurs ce que les sociétés d’autoroutes ont fait en 2006. En effet – c’est important de le rappeler –, nationalisation n’est pas synonyme de gratuité.
Je vous présenterai donc, dans un premier temps, la position retenue par la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, avant de vous faire part de trois remarques générales, que je juge utiles pour éclairer nos débats.
Lors de sa réunion du 20 février dernier, la commission a souligné l’importance du sujet, en particulier dans le contexte social actuel, et la nécessité pour l’État d’user de l’ensemble des outils juridiques dont il dispose pour mieux réguler les concessions autoroutières et l’évolution des tarifs des péages supportés par les usagers.
La commission a toutefois rappelé que la hausse importante des tarifs des péages constatée au 1er février 2019 est le fruit de décisions irresponsables prises par le passé. Ainsi, en 2015, Mme Ségolène Royal, alors ministre de l’environnement, avait décidé le gel des tarifs. Toutefois, comme vous l’avez rappelé en commission, madame la ministre, les sociétés d’autoroutes font rarement des cadeaux ! Un rattrapage a été organisé, sous forme de hausses annuelles plus fortes, de 2019 jusqu’en 2023, ce qui représentera au total, pour les usagers, un surcoût de l’ordre de 500 millions d’euros.
Les différentes interventions des commissaires lors de l’examen de la proposition de loi ont ainsi permis de rappeler qu’un groupe de travail avait été constitué sur le sujet, en 2014, sur l’initiative de la commission. Coprésidé par MM. Jean-Jacques Filleul et Louis-Jean de Nicolaÿ, ce groupe avait notamment suggéré d’« avancer sur le chemin d’une reprise en main par l’État des concessions autoroutières », de façon progressive et si les circonstances le justifiaient, plutôt que d’envisager la piste d’un rachat généralisé des concessions, que certains avaient évoquée, mais qu’il jugeait trop coûteuse.
Depuis 2014, les travaux menés par le Parlement et le Gouvernement ont abouti à un renforcement du dispositif législatif de contrôle des sociétés d’autoroutes. Les dispositions adoptées à cette fin dans le cadre de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques sont désormais inscrites dans le code de la voirie routière.
La transparence de la régulation du réseau autoroutier concédé demeure toutefois largement perfectible ; à titre d’illustration, la commission n’a toujours pas pu avoir accès au protocole d’accord conclu en 2015 sous la houlette de Ségolène Royal et d’Emmanuel Macron. Ce protocole a conduit, entre autres choses, à un allongement jusqu’en 2036 de la durée des concessions, en échange de nouveaux travaux mis à la charge des concessionnaires, dans le cadre d’un plan de relance autoroutier de 3,27 milliards d’euros. Le ministère des finances refuse toujours de communiquer ce document, s’abritant derrière son « caractère transactionnel ».
La question de la communicabilité de ce protocole sera tranchée la semaine prochaine par le Conseil d’État, à la suite des démarches d’un citoyen exigeant, M. Raymond Avrillier. Sans préjuger de sa décision, on se contentera de souligner que, le 20 février dernier, la rapporteure publique du Conseil d’État a conclu au rejet du pourvoi du ministre de l’économie d’alors, M. Emmanuel Macron, et à la communication de l’accord du 9 avril 2015 à M. Avrillier.
Lors des auditions que j’ai conduites en tant que rapporteur de ce texte, j’ai renouvelé cette demande ; le même refus m’a été malheureusement opposé. C’est, à mes yeux, inacceptable, car il s’agit bien de l’argent du contribuable !
Aussi, je souhaiterais que Mme la ministre nous indique officiellement les raisons qui l’empêchent de transmettre ce protocole, pourtant essentiel au travail de contrôle de l’action du Gouvernement qui est confié au Parlement aux termes de la Constitution.
Compte tenu du coût d’une renationalisation immédiate, sans doute supérieur à 50 milliards d’euros, de l’impréparation de l’État pour la reprise en main de l’exploitation des autoroutes, et de la proximité des échéances prévues pour certaines concessions, la commission a considéré, contre mon avis, que l’option de la renationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes devait être écartée.
J’en viens maintenant aux trois remarques évoquées en introduction, qui sont essentielles pour la clarté de nos débats.
En premier lieu, je considère que l’État s’est lié les mains avec la privatisation, s’enferrant toujours plus dans des montages contractuels complexes. Ainsi, en dépit des mauvaises expériences passées, l’État s’est réengagé en 2017 dans un plan d’investissement autoroutier. Ce plan devait, à l’origine, s’élever à 900 millions d’euros, mais l’Arafer a réduit cette somme à 700 millions d’euros.
Aujourd’hui, l’État n’est plus en mesure de défendre ni ses intérêts patrimoniaux ni l’intérêt général, en dehors d’un cadre contractuel qui a à peine évolué depuis le début de la construction des autoroutes, en 1955 !
J’en viens à ma deuxième remarque : à mon sens, l’exploitation des autoroutes n’est pas un marché risqué, même si la définition juridique d’une concession implique le contraire. Les bénéfices réalisés par les sociétés concessionnaires le confirment : ces entreprises se portent très bien !
Par ailleurs, le prix du pétrole a chuté de 70 % entre 2014 et 2016, favorisant la croissance du trafic, tirée par l’accroissement continu des échanges commerciaux. Ainsi, pour les véhicules légers, le trafic a été en hausse de 12 % entre 2010 et 2017, tandis que celui des poids lourds a retrouvé en 2017 son niveau d’avant la crise.
En outre, la baisse des taux d’intérêt constatée depuis plusieurs années et soutenue par la politique accommodante de la Banque centrale européenne permet aux sociétés d’autoroutes de se refinancer à des taux bien plus faibles et donc avantageux.
Enfin, les tarifs kilométriques moyens des péages ont constamment augmenté, au-delà même de la formule d’évolution tarifaire annuelle fixée à 70 % de l’inflation, pour les sections historiques, et à 85 %, pour les sections récentes. La hausse moyenne annuelle des tarifs des péages a été de 1,36 % entre 2011 et 2019. L’État a en effet accepté que les sociétés d’autoroutes répercutent sur les tarifs des péages la hausse de la taxe d’aménagement du territoire et de la redevance domaniale, à hauteur de 0,22 point sur cette période. Par ailleurs, au sein de l’évolution des tarifs des péages, les travaux supplémentaires mis à la charge des concessionnaires représentent 0,5 point.
En revanche, le financement des infrastructures est totalement insatisfaisant : sur les 14,8 milliards d’euros récupérés par l’État lors de la privatisation, somme qui devait être affectée au financement des infrastructures, seuls 4 milliards d’euros ont effectivement été attribués in fine à l’Agence de financement des infrastructures de transport de France, l’Afitf ; le reste est venu alimenter le budget général de l’État.
Ma dernière remarque sera la suivante : l’État peut tout à fait reprendre en main les concessions dès maintenant, sans attendre leurs arrivées à échéance, qui s’échelonnent globalement entre 2031 et 2086. On a plusieurs fois évoqué l’idée de constituer un établissement public industriel et commercial « Routes de France » chargé de gérer l’ensemble des 9 200 kilomètres du réseau autoroutier. Cet EPIC serait soumis à un contrat d’objectifs et de performance comportant des critères forts en matière d’aménagement du territoire, d’efficacité environnementale et de différenciation des tarifs selon des motifs sociaux. Une telle idée me semble plus que pertinente. Ainsi, la fin des concessions permettrait d’avoir des débats sur la gratuité des autoroutes, la mobilité partagée, ou encore la mobilité connectée.
Enfin, mes chers collègues, je vous rappelle qu’attendre la fin des concessions ne nous donne aucune garantie quant à de futures hausses de tarifs, du fait des nouveaux investissements qui pourraient être demandés par l’État aux sociétés concessionnaires. C’est un pari risqué !
C’est pourquoi le groupe CRCE et, à titre personnel, votre rapporteur proposent de renationaliser les sociétés concessionnaires d’autoroutes. La commission de l’aménagement du territoire et du développement durable ne nous a toutefois pas suivis et a voté contre le texte. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Élisabeth Borne, ministre auprès du ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire, chargée des transports. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je sais que le sujet des concessions d’autoroutes intéresse beaucoup les parlementaires et nos concitoyens ; je suis donc ravie de pouvoir échanger avec vous sur ce thème.
Concernant le cœur de cette proposition de loi – nationaliser les autoroutes en rachetant les sociétés concessionnaires –, je crois sincèrement que cette option n’est ni envisageable ni souhaitable.
Dans l’hypothèse d’un rachat qui se produirait en 2019, on peut estimer entre 45 milliards et 50 milliards d’euros le montant nécessaire au rachat de l’ensemble des concessions. Je pense que chacun comprendra que nos finances publiques et notre dette ne peuvent pas supporter une telle charge supplémentaire.
Par ailleurs, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous rappelle que, quand la concession arrive à échéance, le concessionnaire doit restituer l’ouvrage en parfait état. Les premières concessions arrivent à échéance en 2031. À l’échelle des durées des concessions, cette date est très proche. L’État n’a donc que peu d’intérêt à racheter à un prix exorbitant des concessions dont il commencera à retrouver la pleine propriété dans une dizaine d’années.
Mme Éliane Assassi. Ce n’est pas sûr !
Mme Élisabeth Borne, ministre. Le Gouvernement est donc, vous l’aurez compris, défavorable à cette proposition de loi.
En revanche, deux sujets méritent d’être évoqués : la relation entre l’État et les sociétés d’autoroutes, et la préparation de la fin des concessions.
On pourrait dire beaucoup de choses sur les relations entre l’État et les sociétés d’autoroutes ; je commencerai mon propos par un rappel historique et des considérations générales. C’est la loi du 18 avril 1955 qui a autorisé l’État à créer des sociétés concessionnaires pour la construction et l’exploitation d’infrastructures autoroutières. Ces concessions, il faut le dire, ont permis de développer un réseau de routes très performant à un rythme qui n’aurait probablement pas été possible autrement. N’oublions pas que nous disposons, en France, d’un réseau autoroutier de plus de 9 000 kilomètres de voies concédées !
Je rappelle que ces sociétés étaient, au départ, pour l’essentiel publiques. Leurs bénéfices permettaient de financer les investissements dans les transports. Les concessions étaient alors à durée déterminée.
M. Pierre-Yves Collombat. Pourquoi ne pas continuer ainsi ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. Puis on a largement fait appel à l’adossement, notamment afin de financer le développement de liaisons interurbaines moins rentables. L’adossement s’est avéré bénéfique pour l’aménagement du territoire, mais il a aussi eu pour effet d’augmenter la durée des concessions.
M. Jean-Pierre Grand. C’est une très bonne chose !
Mme Élisabeth Borne, ministre. Historiquement, les sections à péage étaient loin des agglomérations ; elles servaient essentiellement aux trajets occasionnels des particuliers et au transport de marchandises sur de longues distances.
Or, du fait de l’extension des agglomérations et des changements des modes de vie, on constate que beaucoup de Français sont aujourd’hui amenés à utiliser l’autoroute pour leurs déplacements quotidiens. Cela pose notamment la question de l’acceptabilité de ce modèle d’autoroute à péage pour ce type de trajets.
Dans le même temps, le modèle d’une infrastructure financée entièrement par l’usager a un avantage dans un contexte où l’acceptabilité de l’impôt est, elle aussi, discutée.
Parlons à présent de la privatisation des sociétés d’autoroutes survenue en 2005.
Cette décision conduisait, par nature, à priver l’État des dividendes qui étaient jusque-là affectés aux investissements dans les infrastructures de transport. On peut s’étonner que cette évolution fondamentale n’ait pas été précédée de la révision de contrats qui, contrairement à ce que l’on observe généralement pour ce qu’on appelle les « actifs régulés » et notamment, en France, pour les aéroports, ne font pas l’objet d’un recalage périodique entre l’autorité concédante et le concessionnaire.
Ces contrats conclus entre l’État et des sociétés d’économie mixte qu’il contrôlait alors régissent désormais ses relations avec des sociétés cotées, dont la logique est nécessairement différente.
Je crois que le déséquilibre dans les relations entre l’État et les concessionnaires d’autoroutes vient de là ; cela explique les questions récurrentes sur les relations entre l’État et les concessionnaires.
Cela dit, ce modèle a tout de même évolué, en particulier par l’accroissement de sa transparence à la suite, notamment, des travaux de l’Autorité de la concurrence.
S’agissant de la transparence des relations contractuelles entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes, il convient de rappeler que la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques est venue imposer la mise à la disposition du public par voie électronique des contrats autoroutiers.
Par ailleurs, depuis 2016, l’Arafer, autorité de régulation sectorielle strictement indépendante, rend des avis publics sur les projets de nouveaux contrats de concession, mais aussi sur tous les projets d’avenants ayant une incidence sur les tarifs de péage.
La Commission européenne, quant à elle, contrôle les renégociations de contrats ayant pour objet l’allongement de la concession, afin de s’assurer du respect du droit communautaire de la concurrence et de la commande publique.
Le Parlement a également vu ses moyens de contrôle, d’évaluation et d’information considérablement renforcés. Depuis l’intervention qu’a représentée la loi du 6 août 2015 précitée, c’est ainsi au législateur qu’il revient d’autoriser l’allongement de la durée des contrats de concession.
Par ailleurs, depuis 2009, le Parlement est chaque année destinataire d’un rapport sur l’exécution et le contrôle des contrats de concession d’autoroutes et d’ouvrages d’art, mais aussi d’un rapport sur l’évolution des péages pour chaque exploitant autoroutier.
Il convient de souligner que, à la suite de la crise de 2015, s’est opéré un rééquilibrage des relations entre l’État et les sociétés concessionnaires.
En effet, un dispositif limitant les surprofits a été introduit, autant que c’était possible, dans les contrats historiques : en cas de surperformance économique sur la période d’allongement du contrat, les tarifs de péages sont revus à la baisse, ou la durée de la concession est réduite.
L’État peut également récupérer l’avantage financier résultant des décalages constatés dans l’échéancier réel des investissements liés aux nouvelles opérations au regard de l’échéancier d’investissements contractualisé.
Par ailleurs, des mécanismes d’incitation à la performance sont désormais prévus. Une liste d’indicateurs a notamment été établie : leur non-respect par les sociétés concessionnaires donne lieu à l’application de pénalités financières.
Enfin, la loi du 6 août 2015 a créé l’Arafer, qui dispose d’un pouvoir de contrôle et de sanction de l’activité des concessionnaires.
Ces éléments ont conduit, ces dernières années, à un certain rééquilibrage des relations entre l’État et les concessionnaires d’autoroutes.
S’agissant du protocole de 2015, monsieur le rapporteur, je crois que vous avez vous-même répondu à votre question relative à la communicabilité de ce protocole transactionnel : elle sera prochainement tranchée par le Conseil d’État. Au demeurant, les dispositions que ce protocole contient ont depuis lors été transcrites dans les contrats de concession, qui sont eux-mêmes publics.
J’ajouterai enfin que la remise de 30 % accordée aux usagers réguliers ayant souscrit un abonnement, dont j’ai obtenu la mise en place après d’intenses négociations, constitue une première. Sa mise en œuvre s’effectue, en effet, sous la seule responsabilité de la société concessionnaire, sans aucune compensation, que ce soit par l’État ou par les usagers, aujourd’hui ou demain.
Je voudrais conclure sur ce point : demander aux sociétés concessionnaires de prendre leurs responsabilités était la seule voie. En effet, du fait des conditions de la privatisation que j’ai évoquée, l’État ne peut ni modifier l’équilibre du contrat avant son terme ni en changer la nature sans compensation. Je l’ai déjà dit : racheter les concessions ne me semble pas être une option. La priorité était de rééquilibrer les relations entre l’État et les sociétés concessionnaires.
Enfin, comme je l’ai mentionné précédemment, les concessions d’autoroutes arriveront à leur terme dans une dizaine d’années, pour les premières d’entre elles. La question de savoir quel modèle l’État choisira pour la suite se posera donc prochainement. Si le choix de nouvelles concessions doit être fait, il faudra alors veiller à ce que les contrats soient équilibrés. L’État pourrait aussi bien évidemment choisir de gérer lui-même son réseau autoroutier.
La situation actuelle n’est pas idéale, mais je crois qu’il faut tout faire pour l’améliorer et, surtout, penser à l’avenir. En tout cas, ce n’est pas en rachetant aujourd’hui les concessions que le financement de nos transports et l’entretien de nos infrastructures se porteront mieux. (MM. Frédéric Marchand et Jean-Paul Émorine applaudissent.)
M. le président. La parole est à M. Michel Dagbert.
M. Michel Dagbert. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je n’aurai pas recours à la facilité qui consiste à considérer le Premier ministre d’alors comme seul responsable de la situation qui est évoquée devant notre assemblée aujourd’hui.
Pour autant, il nous faut bien reconnaître que, si les gouvernements successifs ont eu à cœur d’améliorer la performance de l’achat public, en revanche, durant cette période, l’État s’est révélé être un bien mauvais négociateur ; j’emploie ce terme plutôt que de parler de vendeur, puisqu’il s’agit de concessions.
S’il en fallait une illustration, la privatisation des concessions autoroutières en serait sans doute la plus patente. J’en veux pour preuve le rapport de la Cour des comptes. Elle estimait que, si la privatisation des autoroutes avait rapporté une recette de 14,8 milliards d’euros, il ne manquait alors pas moins de 10 milliards d’euros pour que cette opération puisse être considérée comme ayant été réalisée au juste prix.
De plus, les conditions dans lesquelles cette privatisation s’est opérée n’ont pas permis d’éviter que se constitue ce que d’aucuns qualifient – je ne suis pas loin de le penser également – de « rente » pour les sociétés concernées. Pire encore, ces dernières ont été incapables de protéger les intérêts légitimes des usagers, dont on sait que le recours à ces infrastructures s’est fortement accru ces dernières années.
Ces rentrées d’argent vous auraient sans doute été très utiles, madame la ministre, à l’heure où vous défendez l’objectif d’une grande politique d’infrastructures et de mobilités. Il nous faut constater à grand regret que le projet de loi qui sera examiné dans cet hémicycle à partir du 19 mars prochain manque cruellement de moyens pour réaliser une ambition pourtant partagée.
Revenons-en à la proposition de loi de nos collègues. Si son article 1er a le mérite de reprendre, de manière exhaustive, les sociétés concessionnaires d’autoroutes, il ne rend que d’autant plus ardues, voire hypothétiques, les chances de faire aboutir une nouvelle fois cette proposition.
En effet, dans une période où les urgences sont inversement proportionnelles aux moyens dont dispose l’État, et alors que toutes les pistes visant à améliorer les recettes de celui-ci sont en proie à une contestation de plus en plus grande de la part de nos concitoyens, on ne peut imaginer que l’État soit en mesure de mobiliser les 45 milliards d’euros nécessaires à l’aboutissement néanmoins souhaitable de cette proposition de loi.
Madame la ministre, nous sommes les représentants des territoires : celles et ceux qui nous élisent sont rompus à l’exercice des mandats locaux. Chaque année, ils font adopter un budget équilibré et sincère, comme l’exige la loi. Chaque année, dans la conduite des politiques publiques dont ils ont la charge, il leur arrive de procéder à des délégations de service public, voire à des cessions de biens immobiliers. Ils y parviennent, sans jamais procéder à un appauvrissement volontaire de la collectivité dont ils ont la charge. Cela devrait inspirer le gouvernement auquel vous appartenez, à l’heure où il propose la privatisation d’Aéroports de Paris.
Si nulle économie collectiviste n’a fait la démonstration qu’elle était de nature à accompagner le développement personnel et collectif d’un pays, l’économie libérale, voire néolibérale, est tout aussi indigente ! Peut-être les excès de l’une et de l’autre permettront-ils de tirer les enseignements qui nous amèneront à légiférer différemment à l’avenir.
À l’heure du grand débat national, il ne m’apparaît pas saugrenu de définir avec précision les politiques stratégiques qui ne peuvent ni ne doivent échapper au contrôle de la puissance publique, c’est-à-dire de la Nation tout entière, par le biais de ses représentants.
Vous le voyez, mes chers collègues : bien que nous soyons conscients de la pertinence de la question posée au travers de cette proposition de loi, les conditions dans lesquelles la privatisation s’est opérée, les protections juridiques qu’offrent les contrats, ainsi que les montants d’indemnisation que nécessiterait un retour dans la sphère publique de ces autoroutes nous conduisent à nous abstenir sur ce texte.
Pour autant, il nous apparaît impératif que l’État conserve les ingénieries administratives, juridiques et financières nécessaires pour que nous puissions mettre à profit la décennie qui nous sépare du terme des concessions afin de préparer au mieux le retour à une gestion par l’État de ces grandes infrastructures.
Si, d’aventure, les données économiques s’amélioraient dans de telles proportions qu’il nous soit possible d’anticiper 2031, alors, mes chers collègues, je ne doute pas que nous puissions être amenés à voter favorablement la troisième proposition de loi que déposeraient alors nos collègues du groupe CRCE ! (Sourires sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Corbisez.
M. Jean-Pierre Corbisez. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, au moment où l’Assemblée nationale discute, dans le cadre du projet de loi Pacte, de la question très sensible de la privatisation d’Aéroports de Paris, le sujet des concessions autoroutières revient bien évidemment dans le débat.
À l’évidence, il serait malhonnête de ne pas reconnaître que les services de l’État n’ont pas été assez pugnaces lorsqu’il a été décidé, il y a maintenant près d’une vingtaine d’années, de recourir au système des concessions.
Concédé pour près de 15 milliards d’euros, le réseau autoroutier aurait en effet pu être mieux valorisé auprès des prestataires privés : à hauteur de 25 milliards d’euros, selon le rapport le plus récent de la Cour des comptes.
Oui, l’objectif initial du Gouvernement, à savoir l’assainissement des comptes publics, n’aurait dû être que secondaire dans ses négociations avec les prestataires, au regard du creusement considérable du déficit et de l’alourdissement de la dette.
À ce titre, il aurait mieux valu se concentrer sur la notion de service, en négociant des cahiers des charges plus exigeants et plus transparents. C’est d’ailleurs ce manque qui a longtemps constitué l’un des principaux reproches faits au système des concessions en matière autoroutière.
Source régulière de débats, l’encadrement de l’augmentation des tarifs aurait également gagné à être beaucoup plus clair et transparent, conformément aux recommandations les plus récentes effectuées par l’Arafer.
Cependant, l’idée centrale de cette proposition de loi – renationaliser l’ensemble du réseau concédé – ne nous paraît pas opportune, et ce à plusieurs titres.
D’abord, contrairement aux idées reçues, les autoroutes ne sont pas privatisées. Formellement, l’État reste le propriétaire de ces voies de circulations.
M. Pierre-Yves Collombat. Ce sont les bénéfices qui sont privatisés !
M. Jean-Pierre Corbisez. Certes, le système de concessions aura fonctionné pendant près de vingt-cinq ans, mais la gestion et l’exploitation du réseau reviendront dans le giron de l’État dans une dizaine d’années. Charge reviendra alors aux pouvoirs publics de montrer qu’ils pourront faire mieux et moins cher sur ce sujet,…
M. Pierre-Yves Collombat. Ce n’est pas difficile !
M. Jean-Pierre Corbisez. … ce qui n’a rien d’une évidence pour le moment.
Ensuite, cette proposition de loi ne semble pas s’appuyer sur une évaluation financière suffisamment aboutie : il est question d’un coût de 28 milliards à 50 milliards, voire 57 milliards d’euros, soit une différence du simple au double !
En outre, la rupture anticipée des contrats de concession entraînerait automatiquement une indemnisation des sociétés concernées et un alourdissement considérable de la dette publique.
N’oublions pas non plus les 30 milliards d’euros de dettes portées en propre par les sociétés concessionnaires, que l’État devra donc logiquement reprendre à son compte.
Enfin, en dépit de son intitulé, la proposition de loi ne comporte aucune disposition normative permettant d’affecter le produit des dividendes à l’Afitf.
Il faut également rappeler une réalité concrète : malgré tous les débats que nous pouvons avoir sur l’opportunité du recours aux concessions, le réseau autoroutier français, qui dépasse les 9 000 kilomètres, compte aujourd’hui encore parmi les meilleurs et les plus performants d’Europe.
Citons à ce titre le rapport remis en 2017 par notre collègue Hervé Maurey, qui rappelait que 65 % du réseau était en très bon état, et près de 20 % en bon état. Cela correspond à un standard très exigeant dont peu d’États européens peuvent se targuer.
Quant au fait que les concessions soient principalement détenues par de grands groupes, rappelons que rares sont les entreprises bénéficiant de la robustesse nécessaire pour assurer le fonctionnement d’un réseau aussi important.
Bien entendu, cela ne signifie absolument pas que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et qu’il ne faut rien changer. Au contraire, il y a énormément de choses que nous pouvons faire à ce sujet.
Nous pouvons améliorer la cohérence et la coopération entre les services de l’État et, notamment, entre le ministère des transports et Bercy, afin d’offrir une meilleure position à ces services lorsqu’ils négocient les contrats avec les concessionnaires.
Nous pouvons exiger un meilleur usage des outils coercitifs dont dispose l’administration lorsque des manquements sont constatés : ainsi, tous les contrats comportent des clauses permettant à l’État de récupérer l’avantage financier découlant du retard d’une opération déjà compensée par des hausses de tarifs aux péages.
Nous pouvons également améliorer la transparence de ces mêmes hausses de tarifs, dont il faut rappeler qu’elles sont annuellement encadrées par l’administration, et les ajuster en conséquence.
Nous nous devons également d’être intraitables quant aux investissements en faveur de la modernisation des infrastructures, en nous assurant que ces derniers sont correctement évalués et effectivement mis en œuvre. En revanche, nous ne pensons pas que la nationalisation permettra de régler à ce stade ces différentes problématiques.
Pour toutes ces raisons, le groupe du RDSE, dans sa majorité, votera contre l’adoption de cette proposition de loi.
M. le président. La parole est à M. Pierre Médevielle. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste. – Mmes Jacky Deromedi et Jacqueline Eustache-Brinio applaudissent également.)
M. Pierre Médevielle. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le débat sur les concessions autoroutières rebondit régulièrement. Il revient une nouvelle fois sur le bureau du Sénat, alors même que l’examen d’une proposition de loi quasi identique avait déjà eu lieu en 2014.
La nationalisation des concessions autoroutières, qui s’accompagne, en filigrane, de la question des tarifs et du niveau des bénéfices des sociétés autoroutières, est certes d’actualité, mais elle représente également un fil rouge polémique depuis 2006.
À titre d’exemple, nous avons encore en mémoire la tentative très médiatique, en 2014, de Ségolène Royal, qui envisageait la possibilité d’une résiliation des contrats de concession, en se fondant sur un rapport à charge de l’Autorité de la concurrence. La ministre avait très vite déchanté, car, selon les experts et le Gouvernement, une éventuelle renationalisation du réseau autoroutier aurait coûté – et coûterait même encore – 50 milliards d’euros à l’État, lequel, soyons francs – comme vous l’avez rappelé, madame la ministre –, n’en a absolument pas les moyens.
M. Jean-François Longeot. C’est sûr !
M. Pierre Médevielle. Une reprise paraît donc impossible.
Le sujet de la gratuité des autoroutes fait également l’objet de vives discussions, notamment dans le cadre du grand débat national en cours. Cependant, même en faisant l’hypothèse que l’État dénonce les contrats passés avec les sociétés autoroutières, il semble évident qu’il serait obligé de maintenir le péage sur le réseau, comme cela a été le cas avant 2006. Il ne pourrait tout simplement pas faire autrement, les autoroutes n’étant pas amorties à ce jour, sans compter les investissements que nécessiterait l’entretien des services, des infrastructures, des ouvrages et chaussées. Comment assurer alors la sécurité et la pérennité de ce réseau ?
Il me semble donc inenvisageable de revenir sur le système des concessions, qui a permis de développer en quelques dizaines d’années dans notre pays un réseau autoroutier dense et moderne, qui est un excellent vecteur touristique.
Soyons pragmatiques : l’actuelle situation financière et sociale de la France nous oblige à rechercher le consensus le plus réaliste et le plus satisfaisant pour nos concitoyens, mais également pour l’État, afin qu’il ne se trouve pas dans une position qu’il ne pourrait pas assumer. Cependant, ce dernier doit contrôler de façon précise le respect par les sociétés concessionnaires d’autoroutes de leurs obligations. L’heure doit donc être à la négociation entre l’État et les concessionnaires.
Madame la ministre, lors de vos récents échanges avec les acteurs de la filière, vous avez appelé leur attention, afin que ces sociétés entendent l’attente forte qui s’exprime en faveur du pouvoir d’achat et formulent des propositions à la hauteur, dans le cadre de leurs politiques tarifaire et commerciale. Je pense qu’une négociation sur des abonnements spécifiques en faveur des usagers réguliers effectuant des trajets domicile-travail, pour lesquels les tarifs de péage représentent une lourde charge mensuelle, pourrait constituer un début de réponse satisfaisant.
Pour leur part, les sociétés autoroutières préféreraient troquer une négociation ou un gel des tarifs des péages contre un allongement de leurs concessions, plutôt que de consentir des gestes commerciaux ciblés assez improbables. Cette solution me semble pouvoir être envisagée, même si l’on sait que les discussions seront âpres et difficiles.
Cette voie, passant par la méthode de l’adossement, permettrait, ici ou là, un dialogue renouvelé, notamment avec les métropoles, sans création de péages, puisqu’elle se fonde sur un allongement de la durée des concessions. Allonger d’une courte durée des concessions existantes donnerait la possibilité de financer de l’ordre de 1 milliard d’euros d’investissements. Ne serait-ce pas, madame la ministre, la réponse la plus adaptée, tant pour la question des tarifs que pour celle de l’entretien et de la sécurité de nos autoroutes ?
Pour toutes les raisons que je viens d’exposer, le groupe Union Centriste ne votera pas cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Decool.
M. Jean-Pierre Decool. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui une proposition de loi visant à nationaliser quatorze sociétés concessionnaires d’autoroutes. Il a déjà été rappelé que la privatisation de sociétés concessionnaires d’autoroutes intervenue en 2006 n’avait pas fait l’unanimité, tant s’en faut… C’est sans doute ce qui a motivé nos collègues du groupe communiste républicain citoyen et écologiste à rédiger ce texte.
Bien sûr, nous sommes d’accord sur le constat : la situation actuelle n’est pas satisfaisante. Cependant, de façon tout aussi évidente, nous sommes en désaccord sur la temporalité de cette proposition de loi, qui n’est pas opportune. Débourser 50 milliards d’euros pour nationaliser des sociétés – dont certaines verront leur concession expirer dans les vingt prochaines années – nous paraît non seulement déraisonnable, mais aussi irréaliste.
Où trouver l’argent ?
Mme Éliane Assassi. Ah !
M. Jean-Pierre Decool. La France doit-elle s’endetter plus encore ? L’article 3 prévoit une augmentation du taux de l’impôt sur les sociétés. C’est évidemment inenvisageable et fantaisiste depuis l’adoption de la loi de finances pour 2018 qui prévoit sa baisse progressive, ce dont, bien entendu, nous nous félicitons.
Le Gouvernement est par ailleurs engagé dans un grand et beau chantier : le fameux projet de loi d’orientation des mobilités, dit LOM. Dans une dizaine de jours, nous aurons un débat en séance publique, qui traitera notamment des autoroutes et des projets d’infrastructures, mais pas de leur mode de gestion, ce que nous regrettons. Ce débat est opportun non pas aujourd’hui et pour demain, mais demain pour dans quinze ou vingt ans, lorsque les concessions arriveront progressivement à leur terme.
Il faut bien l’admettre : la privatisation n’est pas la meilleure idée que nous ayons eue il y a treize ans, non seulement parce que le prix des cessions a largement été sous-estimé selon le rapport établi en 2009 par la Cour des comptes, mais aussi parce que les contrats de concessions se sont révélés extrêmement « piégeants » pour l’État. Cette privatisation fut bien une bonne affaire, mais pas pour l’État !
Au moment même où la très grande partie du réseau est déjà bâtie, la rentabilité de ces infrastructures ne fait qu’augmenter : 1,4 milliard d’euros ont été distribués en dividendes aux actionnaires en 2014, puis 3,3 milliards d’euros en 2015, 4,7 milliards d’euros en 2016 et 1,7 milliard d’euros en 2017.
L’Autorité de la concurrence a indiqué dans son avis de 2014 que les sociétés concessionnaires d’autoroutes affichaient une rentabilité exceptionnelle qui ne se justifiait ni au regard de leurs coûts ni au regard des risques pesant sur elles.
Par ailleurs, la réalisation des travaux sur les tronçons concédés a suscité une vive inquiétude, puisqu’ils sont souvent effectués par des entreprises liées aux sociétés concessionnaires. Cette pratique est de nature à augmenter le prix de ces travaux, d’abord, parce que la concurrence s’en trouve réduite, ensuite, parce que le montant des travaux donne lieu à des contreparties de la part de l’État, allant d’une hausse supplémentaire des péages à l’allongement des concessions consenties. Les sociétés concessionnaires pourraient succomber à la tentation d’augmenter les prix des travaux réalisés par des sociétés amies !
À cette situation s’ajoute l’augmentation constante des péages – plus de 20 % depuis la privatisation. Nous en sommes relativement protégés dans les Hauts-de-France, où nombre d’autoroutes sont gratuites.
Je me permets à cet égard de rappeler l’article 4 de la loi de 1955 portant statut des autoroutes. Celui-ci dispose que « l’usage des autoroutes est en principe gratuit » : de nos jours, ce principe ressemble à s’y tromper à une exception. La plupart des autoroutes sont en effet payantes et les augmentations des tarifs sont très difficiles à endiguer. En 2015, l’État a tenté de geler leur hausse, mais cela a été fait en violation des contrats de concessions. Pour cette raison, à partir de cette année et pour les quatre prochaines années, l’usager paiera, en plus de l’augmentation annuelle classique, une augmentation dont le produit équivaudra à 500 millions d’euros.
Nous regrettons d’autant plus vivement le manque de vision stratégique de l’État sur ce dossier – de la privatisation de 2006 au suivi aléatoire des concessions accordées aux sociétés d’autoroutes – que ce manque de vision aboutit à des conséquences malheureuses pour les usagers, c’est-à-dire les Français.
Dans ce contexte, le rôle de l’Arafer doit être renforcé pour plus de transparence et de concurrence et pour réduire ces dommages collatéraux.
Le groupe Les Indépendants ne votera donc pas cette proposition de loi, inopportune en l’état, mais il prend date : le débat sur la gestion de nos autoroutes est nécessaire. Il l’est dans le cadre concessif développé en 2006 et qui doit évoluer, madame la ministre, pour réduire les conséquences incroyables pour l’État et pour les usagers ; il l’est surtout pour les prochaines années, lorsqu’il s’agira de reposer la question du mode de gestion de ces infrastructures stratégiques.
Le débat que nous aurons prochainement sur le projet de loi LOM sera, nous l’espérons, l’occasion de poser les bases de ces réflexions. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires et sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Frédéric Marchand.
M. Frédéric Marchand. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dans moins de deux semaines, nous commencerons l’examen du projet de loi d’orientation des mobilités. Pourtant, il faut croire que l’impatience de nos collègues du groupe CRCE était trop grande, puisque nous avons à débattre aujourd’hui d’un sujet essentiel s’agissant de mobilités, les autoroutes, même si notre discussion reste très arc-boutée sur le sujet des sociétés autoroutières.
Mme Éliane Assassi. La niche est programmée depuis décembre !
M. Frédéric Marchand. Le sujet des autoroutes est extrêmement sérieux, mais, pour démarrer cette intervention, vous me permettrez cette légèreté en citant un humoriste français à la gauloiserie bien connue : « C’est un scandale. J’ai pris l’autoroute à contresens et on ne m’a même pas remboursé. »
Mme Éliane Assassi. Très drôle…
M. Frédéric Marchand. Cette saillie comique illustre bien le débat qui existe aujourd’hui dans notre pays s’agissant des péages acquittés et du retour pour l’État.
Concernant les réseaux autoroutiers, vous le savez, l’État a commencé à céder ses parts en 2001, la privatisation s’imposant quant à elle en 2006 face à un bilan alarmant : il s’agissait alors de faire face à 30 milliards d’euros d’endettement. Le Gouvernement déclenchait la privatisation, pour un prix d’achat de 22,5 milliards d’euros. Il faut noter que, en 2009, un rapport de la Cour des comptes affirmait toutefois que ce prix avait été sous-évalué, non de 10 milliards d’euros comme cela nous est indiqué, mais de 1,5 milliard d’euros au regard d’une valeur estimée à 24 milliards d’euros.
Les entreprises qui ont remporté le marché ont connu une forte augmentation de leurs profits, non seulement au travers d’une augmentation des tarifs de péage dont on nous dit qu’elle est de 20 % en dix ans sans que ces chiffres aient été vérifiés, ce qui pose question, mais également grâce à l’automatisation massive des péages, avec pour conséquence l’augmentation du montant des redevances autoroutières.
Le financement de l’Afitf, sujet sur lequel nous reviendrons dans le cadre de l’examen du projet de loi LOM, a bien évidemment été touché par cette décision avec près de 15 milliards d’euros depuis sa création en 2005 fléchés en recettes.
Le droit des sociétés concessionnaires à percevoir le péage en contrepartie de la construction, de l’extension, de l’entretien et de l’exploitation de leur réseau constitue le fondement du contrat de concession autoroutière. Ce contrat qui lie le concessionnaire et l’État, en particulier le cahier des charges qui lui est annexé, définit le cadre strict d’évolution des tarifs. Ce système contractuel est établi sur la base d’un équilibre financier, prévoyant une évolution annuelle des tarifs de péages jusqu’à la fin de la concession.
À la suite des vifs débats qui ont visé le secteur autoroutier depuis 2013, un accord a été trouvé au mois d’avril 2015 pour rééquilibrer les relations entre les concessionnaires et l’État. Cet accord s’est notamment traduit par un gel des tarifs, mais avec un report de la hausse sur les années 2019 à 2023, le versement par les sociétés d’autoroutes d’un milliard d’euros au profit de l’amélioration des infrastructures de transport du pays et la réalisation par les sociétés d’autoroutes d’un programme de plus de 3 milliards d’euros de travaux afin d’améliorer le réseau autoroutier en échange d’un allongement de la durée des concessions de deux ans et demi en moyenne, parfois de cinq ans.
Cette même année, l’Araf, créée en 2009 pour veiller au bon fonctionnement du marché ferroviaire, a vu ses missions étendues au transport interurbain et aux autoroutes sous concessions, devenant ainsi l’Arafer.
Au mois de septembre 2016, le ministre chargé des transports annonçait un nouveau plan autoroutier, qui prévoyait un milliard d’euros d’investissements dans les infrastructures autoroutières moyennant une hausse de 0,4 % des péages entre 2018 et 2020. La mesure a été réétudiée par le Gouvernement après un avis sévère de l’Arafer.
Le projet est finalement lancé en 2018 : il s’agit d’un investissement de 700 millions d’euros, financé par une hausse tarifaire comprise entre 0,1 % et 0,4 %, mais aussi par les collectivités locales.
Par ailleurs, le contrat passé en 2006 avec les sociétés autoroutières ne prévoyait aucune réactualisation des tarifs. En d’autres termes, il n’y avait pas de mécanisme de régulation des tarifs : ceux-ci augmentaient en fonction de l’inflation. Sans doute faudra-t-il insister sur la nécessaire négociation des tarifs avec les sociétés autoroutières dans le cadre établi.
S’agissant de la proposition qui nous est soumise, les estimations du coût de la renationalisation immédiate des sociétés d’autoroutes oscillent entre 30 milliards et 50 milliards d’euros, sans parler des nombreux contentieux qui ne manqueraient pas d’être intentés par les sociétés autoroutières. Autant dire que, pour le budget de l’État, cela n’aurait aucun sens ; soyons réalistes.
D’ailleurs, dans le contexte du mouvement des « gilets jaunes », qui est né des contestations du coût élevé des transports, la ministre des transports a appelé les concessionnaires à des gestes commerciaux. Cependant, il s’agit d’un appel à la bonne volonté. Rien de contraignant n’a été mis en place pour le moment, mais c’est sans doute une piste qu’il ne faut pas s’interdire de creuser.
De même, la renationalisation pose aussi la question des collaborateurs du ministère de l’équipement, qui ont quitté le giron de l’État et qu’il faudrait réintégrer. Il faudrait des années pour résoudre les difficultés ainsi soulevées. (Mme Éliane Assassi s’exclame.)
Il nous faut collectivement poursuivre cette réflexion en nous appuyant notamment sur l’expertise de l’Arafer. En définitive, il serait véritablement contre-productif de vouloir renationaliser aujourd’hui.
En revanche, il nous faut avoir à l’esprit l’échéance de 2033 et imaginer d’ores et déjà les scénarios et solutions pour trouver les réponses les plus pertinentes pour l’État, pour nos concitoyens, sans oublier bien évidemment les sociétés autoroutières.
Pour toutes ces raisons, vous comprendrez que le groupe La République En Marche votera contre ce texte.
M. le président. La parole est à Mme Céline Brulin.
Mme Céline Brulin. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, voilà quelques semaines, une large majorité s’est dégagée ici, indépendamment des clivages politiques, pour s’opposer à la privatisation d’Aéroports de Paris. Ce vote a été largement salué dans le pays. L’exemple de la privatisation des autoroutes était alors dans toutes les têtes et son échec sur toutes les lèvres.
Je me souviens que, du côté droit de l’hémicycle, on a même fort justement affirmé que cette privatisation avait été une expérience « catastrophique ».
En cohérence, notre groupe a souhaité remettre le sujet de la nationalisation des autoroutes au cœur de nos discussions. La proposition de loi que nous proposons mérite d’être examinée sans a priori idéologique. Elle invite d’abord à s’interroger sur le rôle de l’État dans l’aménagement du territoire. L’État n’est aujourd’hui plus en mesure de faire prévaloir l’intérêt général face à la puissance des sociétés concessionnaires : le droit des contrats passés devient plus fort que la souveraineté politique.
Dernier exemple en date, à mes yeux parmi les plus choquants, l’exonération de péages votée pour les véhicules de secours devrait, selon ces contrats, conduire à une indemnisation par l’État des sociétés concessionnaires. Pour cette raison, cette exonération ne sera pas appliquée et les véhicules de police, des pompiers ou du SAMU continueront de s’acquitter des péages !
Avec la privatisation, l’État a renoncé à un levier politique puissant. Oui, mes chers collègues, les autoroutes sont tout aussi stratégiques que les aéroports franciliens au regard des défis écologiques et des défis de désenclavement et d’égalité territoriale. L’État a organisé sa propre incapacité à mettre en place une tarification sociale ou environnementale, à œuvrer en faveur de la complémentarité entre modes de transport et à réaliser le report modal du routier vers le ferroviaire.
La privatisation est aussi une aberration économique aux conséquences lourdes.
On peut débattre à l’infini des chiffres des bénéfices et des dividendes perçus et distribués par les sociétés concessionnaires. Il reste qu’il y a bien un consensus sur la « rentabilité exceptionnelle » des autoroutes, pour reprendre les termes de l’Autorité de la concurrence, rentabilité – certains d’entre vous ont parlé à juste titre de « rente » – qui ne cesse de croître et qui a rapidement permis aux sociétés en question de récupérer leur mise de départ. Les autoroutes sont donc un bien économiquement viable permettant, sans prise de risques, d’obtenir d’importants bénéfices.
Or cet argent ne tombe pas de nulle part. C’est celui des Français, qui subissent la hausse des tarifs, laquelle, après une accalmie, a repris au mois de février.
L’État lui aussi continue d’être mis à contribution, tout comme les collectivités territoriales. Ces dernières participent notamment aux investissements lorsqu’il s’agit de construire de nouvelles bretelles raccordant les territoires au réseau autoroutier. J’en connais des exemples en Normandie, mais chacun d’entre nous pourrait en citer concernant son territoire.
Nationaliser les autoroutes permettrait donc d’utiliser ces bénéfices pour l’intérêt général en permettant à l’État de trouver de nouvelles ressources pour le financement des infrastructures. L’Agence de financement des infrastructures de transport de France a en effet été privée de ressources pérennes par la privatisation, ce qui l’empêche d’assumer son rôle, aussi bien pour favoriser la mobilité sur tout le territoire que pour permettre le report modal nécessaire à l’urgence écologique et à la sécurité routière.
Alors que nous nous apprêtons à débattre dans les prochains jours du projet de loi d’orientation des mobilités, dont la programmation est totalement sous-financée, il serait judicieux de s’appuyer sur une source pérenne de financement plutôt que sur un doublement des recettes des radars, comme l’ont évoqué certains de nos collègues.
Enfin, et peut-être surtout, il est nécessaire d’assumer le caractère politique de cette question. Les « gilets jaunes », à la suite de nombreuses associations d’usagers qui agissent en ce sens depuis des années, se sont chargés de nous le rappeler. La nationalisation des autoroutes fait partie de leurs principales revendications, comme en témoignent les nombreuses opérations « péage gratuit ».
Ce que les « gilets jaunes » ont aussi rappelé, c’est que l’organisation actuelle du système autoroutier ne fonctionnait pas : entre ceux qui ne peuvent se permettre d’emprunter les autoroutes trop chères, ceux pour qui ces dépenses ne cessent de peser dans le budget et ceux qui sont tout simplement exclus du réseau autoroutier, les Français ont tordu le cou à cette conception technocratique et coupée des réalités sociales selon laquelle tout va bien tant que les autoroutes sont bien entretenues.
Je précise d’ailleurs que la comparaison entre l’état des autoroutes et celui des routes secondaires plaide, elle aussi, pour la nationalisation. En effet, si les sociétés gestionnaires ont les moyens de réaliser les travaux nécessaires, c’est bien parce qu’elles bénéficient d’une source de financement que n’ont pas les routes secondaires. La nationalisation permettrait donc une redistribution plus favorable au réseau secondaire.
Les revendications de la population sont très claires : on ne veut pas d’une renationalisation dans dix, vingt ou trente ans, au risque très probable que les contrats actuels soient reconduits jusqu’à constituer une privatisation indéfinie de fait. Non ! On veut simplement arrêter de payer dès maintenant pour un service qui devrait être public et qui sert des intérêts particuliers.
Mes chers collègues, montrons, montrez à nos concitoyens que vous n’êtes pas sourds à leurs revendications et que vous souhaitez répondre au vent de colère qui souffle dans notre pays. Avec nous, votez la nationalisation des autoroutes ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – M. Patrice Joly applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Vincent Delahaye.
M. Vincent Delahaye. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier le groupe communiste républicain citoyen et écologiste de faire vivre le débat sur les concessions d’autoroutes au travers de cette proposition de loi.
M. Éric Bocquet. Cela commence très bien ! (Sourires.)
M. Vincent Delahaye. C’est un sujet qui suscite – à juste titre – de nombreuses interrogations, voire de la défiance chez nos concitoyens.
Le groupe Union Centriste avait proposé un débat parlementaire sur ce sujet qui, malheureusement, a dû être reporté en raison de la manifestation contre l’antisémitisme.
Voilà maintenant plus de douze ans, l’État privatisait ses autoroutes pour des concessions de trente ans en moyenne. On nous indiquait à l’époque qu’il s’agissait d’une « bonne affaire » pour l’État, donc pour le contribuable. L’ensemble des privatisations rapportait 14,8 milliards d’euros. Or, en douze ans, les sociétés d’autoroutes ont déjà versé à leurs actionnaires 14,9 milliards d’euros.
En 2017, l’ensemble de ces sociétés ont dégagé 73 % de marge brute ! Je serais curieux de savoir s’il existe, en France, une entreprise qui peut en faire autant.
La renationalisation proposée aujourd’hui est estimée à 50 milliards d’euros, vous l’avez souligné, madame la ministre, soit le triple de ce qu’ont rapporté les privatisations… Une bonne affaire pour le contribuable ? Certainement pas !
Où est également la bonne affaire pour les usagers de l’autoroute ?
Selon les chiffres à notre disposition, dont on ne peut pas dire qu’ils soient marqués du sceau de la transparence, le chiffre d’affaires de ces sociétés augmente beaucoup plus vite que le trafic. Son augmentation découle donc essentiellement de l’augmentation du tarif des péages.
Les usagers ont vu les prix des péages s’envoler ; les augmentations ont été plus fortes que l’inflation. L’usager a donc perdu du pouvoir d’achat. En plus, l’évolution des tarifs des péages ne semble pas prise en compte dans l’indice de l’Insee de calcul de l’inflation. Résultat, les automobilistes dépensent désormais autant en péage qu’en carburant sur un nombre de plus en plus grand de trajets.
Pourtant, si le service fourni est bon, il ne s’est pas nettement amélioré. Ce qui est certain, c’est que l’on n’a jamais construit aussi peu d’autoroutes que depuis la privatisation. Entre 2007 et 2013, seulement 167 nouveaux kilomètres ont été réalisés, alors que le réseau autoroutier s’étend sur plus de 9 000 kilomètres.
Comme s’il n’était pas suffisant de vendre la poule aux œufs d’or et de l’alimenter au détriment de l’usager, on organise ce jeu de dupe dans le dos des Français. Je veux parler ici de l’accord secret conclu en 2015 entre Mme Royal et les sociétés d’autoroutes. En contrepartie d’un pseudo-gel des tarifs pour 2015, les sociétés autoroutières ont obtenu de nouvelles hausses tarifaires jusqu’en 2032, l’engagement de l’État de compenser toute modification fiscale ou obligation nouvelle, la prolongation des concessions de deux à cinq ans.
Certes, cet accord comporte un mécanisme permettant à l’État de demander une rétrocession des surprofits, mécanisme intégré dans la loi Macron. Madame la ministre, pourquoi ce mécanisme est-il aussi facilement contourné par ces sociétés ? Sera-t-il mis en œuvre à un moment donné ? D’après mes informations, ce ne sera pas le cas. Par ailleurs, j’ai récemment interrogé le Gouvernement pour savoir si les sociétés d’autoroutes allaient faire un geste à l’égard des usagers et quelle en serait l’ampleur par rapport à l’augmentation des tarifs. J’attends toujours une réponse.
En tout cas, l’accord de 2015 est toujours officiellement secret, en attendant que le Conseil d’État ne se prononce sur le bien-fondé de sa confidentialité. Pourquoi un tel secret ? Était-ce pour cacher aux Français que, en matière d’autoroutes, leurs intérêts étaient, une fois de plus, sacrifiés au profit de ceux des sociétés d’autoroutes ?
Malgré les lourdes critiques que je viens d’énoncer, une renationalisation anticipée des autoroutes me semble juridiquement dangereuse et très lourde financièrement. Il est d’ailleurs complètement incohérent de faire supporter ce coût aux entreprises via un relèvement de l’impôt sur les sociétés : c’est là un contresens économique.
En outre, nous ne sommes pas certains que l’État serait en capacité d’assurer un entretien des autoroutes équivalent à ce qui se fait aujourd’hui. N’oublions pas que les autoroutes sont l’une des vitrines de la France et que l’État ne se révèle pas souvent bon gestionnaire. (Protestations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. Jean-Pierre Grand. C’est pour cela qu’il faut laisser les autoroutes au privé !
M. Vincent Delahaye. Nous continuerons toutefois de demander au Gouvernement de faire la lumière sur les relations entre l’État et les sociétés autoroutières. Il est temps d’arrêter les accords secrets contre des allongements injustifiés de concession. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste. – M. Pierre-Yves Collombat applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Chaize.
M. Patrick Chaize. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, au risque de surprendre, je me montrerai d’abord bienveillant à l’endroit de cette proposition de loi et de ses auteurs.
Les vicissitudes de la vie parlementaire que nous connaissons avec plus ou moins d’acuité nous amènent trop souvent à examiner des dispositions non normatives ou qui ne relèvent pas du domaine de la loi. Dans d’autres cas, le Gouvernement, comme il le fait désormais à chacun de ses grands textes, nous enjoint de consacrer dans la loi des objectifs dont nous savons qu’ils ne seront jamais atteints. Puis, il y a toutes ces fois où nous sommes contraints de voter des dispositions parce que tel décret d’application ou telle interprétation jurisprudentielle nous y aura conduits.
Difficile dans ces conditions d’être trop ambitieux et difficile, surtout, de faire de la politique. Avec cette proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes et à l’affectation des dividendes à l’Agence de financement des infrastructures de transport de France, je peux dire que nos collègues du groupe communiste républicain citoyen et écologiste n’ont pas renoncé à faire de la politique, et ils ont bien raison !
M. Pierre-Yves Collombat. Très bien ! Il faut faire de la politique !
M. Patrick Chaize. Le groupe Les Républicains entend bien lui aussi faire de la politique, mais pas tout à fait la même…
M. Pierre-Yves Collombat. Ce n’est pas le grand débat !
M. Patrick Chaize. Je rappelle que notre commission n’a pas adopté cette proposition de loi. En effet, contrairement à son titre, son objet ne porte que sur la nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes : comme mon collègue Jean-Pierre Grand le rappelle dans son amendement, l’affectation des dividendes à l’Agence de financement des infrastructures de transport de France est une affirmation de principe sans aucun fondement législatif.
S’agissant de l’exposé des motifs, je peux m’associer à nombre de postulats qui y sont formulés.
Je souscris à l’insécurité engendrée par les privatisations sur les ressources de l’Afitf. Je souscris à l’analyse qui est faite sur l’utilisation du produit de la vente, produit qui a été utilisé en vue du désendettement de l’État. Je souscris à l’analyse relative au gel des tarifs décidé en 2015. Je souscris enfin à l’analyse sur la rentabilité financière des sociétés concessionnaires, analyse adossée au rapport de la Cour des comptes de 2013 et à l’avis de l’Autorité de la concurrence de 2014.
Je rappelle au passage que ces deux institutions n’ont pas exactement la même appréciation. Je ne compte pas entrer dans le débat sur le rachat des contrats de concession, car telle est la question en dernier ressort de ce texte. Encore une fois, je comprends la démarche intellectuelle qui consiste à dire que l’exercice politique ne doit pas systématiquement conduire à l’impuissance publique, mais je ne veux pas entrer dans un débat sur l’évaluation économique d’une opération de rachat que les auteurs de la proposition de loi et que plusieurs d’entre nous évaluent entre 28 et 50 milliards d’euros et que le Sénat évaluait, pour sa part, entre 30 et 40 milliards d’euros.
Je pense ici au groupe de travail de 2014 sur les sociétés concessionnaires d’autoroutes présidé par nos collègues Louis-Jean de Nicolaÿ et Jean-Jacques Filleul, dont j’ai eu l’honneur de faire partie avec notre collègue Évelyne Didier, qui était membre du groupe CRCE. À l’époque déjà, nos analyses étaient convergentes.
Je ne souhaite pas non plus alimenter un débat sur l’état de la jurisprudence en matière de libéralités. Compte tenu de l’ampleur de l’opération, nous avancerions en plein brouillard.
La position de notre groupe est simple. Nous en avons fait part en commission voilà maintenant deux semaines. Elle est parfaitement cohérente avec celles que nous avons précédemment exprimées lors de la table ronde sur l’état des infrastructures routières et autoroutières du 8 février 2017, organisée par la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, lors des conclusions du groupe de travail de notre commission sur les sociétés concessionnaires d’autoroutes le 17 décembre 2014, et même lors de l’examen de la proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes et à l’affectation des dividendes à l’Agence de financement des infrastructures de transport de France déposée le 25 octobre 2011 et rejetée par le Sénat le 19 juin 2014.
Nous sommes hostiles au rachat des contrats de concession existants, mais une fois que ces concessions seront arrivées à échéance, dans les années 2030, nous voulons que l’État puisse étudier l’ensemble des possibilités qui s’offriront alors à lui.
Doit-il conserver un régime concessionnaire en introduisant des garanties, comme celles qu’a proposées le groupe de travail précité, en mettant fin à la pratique des contrats de plan, en abaissant le seuil de mise en concurrence des marchés de passation de travaux ou en élargissant les compétences de l’Arafer ? Si de telles garanties ne peuvent être apportées, pourquoi l’État ne reprendrait-il pas la main ?
En tout cas, il ne faudra rien s’interdire. La politique étant l’art du choix, cela tombe très bien ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à Mme Christine Lavarde. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Christine Lavarde. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dans un rapport de juillet 2013 portant sur les relations entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes, la Cour des comptes consacrait un chapitre entier à l’insuffisante régulation des hausses de tarifs. Elle relevait notamment que le décret de 1995 relatif aux péages autoroutiers ne garantissait pas une protection suffisante des intérêts du concédant et des usagers. Elle jugeait par ailleurs que l’État avait accordé aux concessionnaires de compenser par des hausses de tarifs un grand nombre d’investissements de faible ampleur, dont l’utilité pour l’usager n’était pas toujours avérée, ou qui relevaient de leurs obligations normales.
Dans un avis du 17 septembre 2014, après avoir constaté que le chiffre d’affaires des sociétés concessionnaires d’autoroutes avait augmenté beaucoup plus fortement que la progression du trafic, l’Autorité de la concurrence formulait plusieurs préconisations pour une meilleure régulation du secteur, portant notamment sur les modalités de fixation des tarifs des péages et sur une amélioration des conditions de la concurrence dans les appels d’offres pour les travaux de rénovation et d’extension du réseau.
Les articles 5 et 6 de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques sont venus renforcer les prérogatives de l’Arafer sur l’ensemble de ces sujets. En effet, un mécanisme correcteur en cas de bénéfices supérieurs aux estimations a été introduit. La transparence a été améliorée avec la publication des contrats entre l’État et les sociétés d’autoroutes.
L’Arafer a publié en juillet 2018 son rapport annuel sur les marchés et les contrats passés par les sociétés concessionnaires d’autoroutes en 2017, soit la première année de pleine d’application du nouveau cadre régulatoire. Elle constate que « la majorité des achats – en montant – des sociétés concessionnaires fait aujourd’hui l’objet d’une procédure transparente et objective de mise en concurrence au bénéfice de l’ensemble des opérateurs économiques ».
Dans son rapport annuel de novembre 2018 sur la synthèse des comptes des concessions autoroutières, l’Arafer relève à propos des hausses tarifaires que : « L’effet des hausses spécifiques – liées à la compensation de la redevance domaniale ou à la compensation d’investissements supplémentaires prévus par les contrats de plan – s’est atténué sur la période. Les hausses tarifaires restent toutefois plus dynamiques que l’inflation de référence. »
Ce rappel historique illustre à quel point il est important de prévoir un cadre régulatoire précis et contraignant concomitamment à la décision de privatiser des actifs publics, d’autant plus lorsqu’ils sont en situation de monopole. Alors que l’Assemblée nationale débat en seconde lecture du projet de loi Pacte, je ne peux manquer d’attirer l’attention des députés sur le renforcement de la régulation du secteur aérien prévu aux articles 47 et 48, tels qu’ils ont été votés par le Sénat sur l’initiative du rapporteur Jean-François Husson.
Si les dispositions de l’article 48 issues des travaux de l’Assemblée nationale ont quelque peu renforcé les pouvoirs de l’État à l’occasion de la renégociation de ces contrats ou en leur absence, ceux-ci demeurent insuffisants pour faire prévaloir l’intérêt général en cas de conflit avec le futur propriétaire privé d’Aéroports de Paris. C’est pourquoi le Sénat a prévu de donner la possibilité à l’État d’adopter unilatéralement un quasi-contrat de régulation économique en cas de désaccord persistant avec ADP ou encore d’imposer à ADP la réalisation d’investissements nécessaires au respect des obligations de service public.
Mes chers collègues, vous l’aurez compris, à l’instar de mon groupe, je voterai contre cette proposition de loi visant à renationaliser les autoroutes. Laissons le temps faire son œuvre avant de vouloir de nouveau rebattre les cartes : le nouveau cadre régulatoire est encore bien récent. Ayons en tête cette expérience, au moment où il est envisagé de privatiser d’autres infrastructures de transport. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Élisabeth Borne, ministre. Beaucoup a été dit sur ces concessions autoroutières.
S’agissant du protocole transactionnel de 2015, je le redis, le sujet a été porté devant la justice administrative. La décision du Conseil d’État est imminente. Au demeurant, je le répète également, les dispositions de ce protocole ont été transcrites dans les contrats de concession, lesquels sont publics.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Qu’est-ce que vous avez à cacher ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. Je le répète : toutes les dispositions ont été transcrites dans les contrats de concession. Le Conseil d’État dira prochainement si le protocole transactionnel doit ou non être rendu public.
J’en viens à la mise en œuvre de la clause sur les surprofits qui a été introduite dans le cadre du plan de relance autoroutier. L’évaluation de la rentabilité des sociétés d’autoroutes sera effectuée avant la mise en œuvre de l’allongement décidé dans le cadre de ce plan, soit à la fin des années 2020. Cette évaluation conduira, le cas échéant, soit à réduire la durée de l’allongement qui accompagne le plan de relance autoroutier, soit à baisser les tarifs tels qu’ils ont été prévus dans le cadre de ce même plan.
Quant à la hausse des tarifs, entre 2010 et 2019, elle a été au total de 13,7 %, sachant que l’inflation, en cumul, sur la même période, a été de 10,14 %. Les séquences tarifaires prévues dans les contrats de concession sont de 70 % de l’inflation ou de 85 % de l’inflation lorsqu’il existe un contrat de plan prévoyant par ailleurs des investissements à la charge de la société concessionnaire. On constate donc une augmentation plus importante, laquelle s’explique, d’une part par les hausses de la taxe d’aménagement du territoire qui ont été décidées, d’autre part par les hausses de la redevance domaniale, lesquelles, compte tenu de l’équilibre des contrats – une hausse donne lieu à une compensation – se sont traduites par une augmentation des péages.
Le gel intervenu en 2015 doit également faire l’objet d’un rattrapage. Quant au plan d’investissement autoroutier, il a lui-même donné lieu à des compensations tarifaires pour la part non couverte par des subventions des sociétés concessionnaires.
Il est important d’avoir en tête ces mécanismes lorsque l’on propose une taxe sur les sociétés concessionnaires, car, in fine, ils ont des répercussions et entraînent des hausses pour les usagers de la route.
C’est la raison pour laquelle, lors de nos discussions avec les sociétés concessionnaires, j’ai souhaité qu’elles prennent leurs responsabilités, plutôt que de nous demander des contreparties. Elles se sont ainsi engagées à réduire de 30 % les tarifs pour tous ceux qui effectuent plus de dix allers-retours par mois sur un même trajet. Cette mesure pourrait potentiellement bénéficier à près d’un million d’usagers. Les sociétés concessionnaires ont présenté ce dispositif devant le Comité des usagers. Je souhaite également qu’elles rendent compte régulièrement des dispositions qu’elles ont prises pour faire connaître ces mesures, ainsi que du nombre d’abonnés concernés.
Telles sont les informations complémentaires que je tenais à apporter sur les sociétés concessionnaires.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Guillaume Gontard, rapporteur. Je souhaite apporter quelques précisions, notamment sur les travaux de la commission. J’ai trouvé remarquable, comme en attestent toutes les interventions de cette discussion générale, que nous soyons à peu près tous d’accord sur le fait que la privatisation de 2006 a été plutôt un échec et que des corrections doivent être effectuées. Si nous proposons des solutions différentes, comme on l’a vu en commission – pour sa part, le groupe CRCE est favorable à une renationalisation –, nous sommes en tout cas tous d’accord pour dire qu’il faudra faire quelque chose au terme de ces concessions.
J’émettrai toutefois une petite réserve. Si nous nous accordons certes tous sur la nécessité de procéder à des modifications au terme des concessions, j’entends aussi certains dire qu’on pourrait les prolonger. Je crains donc, à l’instar de la commission, que l’on procède à des prolongations par petits pas successifs et qu’on demeure finalement dans la même situation.
Enfin, je poserai une dernière question à Mme la ministre. J’ai bien compris votre réponse sur le fameux protocole, qui fait l’objet d’un quasi-feuilleton. Il est vrai que le Conseil d’État doit se prononcer prochainement. Cela étant dit, rien n’empêche l’État de transmettre ce protocole, comme la demande lui en a été faite, sachant en outre qu’il a été publié dans la presse et qu’un premier jugement favorable à sa transmission a déjà été rendu. En le rendant public, l’État couperait court à toutes les suspicions.
M. le président. La discussion générale est close.
La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion des articles de la proposition de loi initiale.
proposition de loi relative à la nationalisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes et à l’affectation des dividendes à l’agence de financement des infrastructures de transport de france
Article 1er
Les sociétés suivantes sont nationalisées :
– A’LIÉNOR ;
– ADELAC ;
– ALBEA ;
– Arcour ;
– Atlandes ;
– Autoroute de liaison Calvados-Orne (ALICORNE) ;
– Autoroute de liaison Seine-Sarthe (Alis) ;
– Autoroutes du sud de la France (ASF) ;
– Autoroutes Paris-Rhin-Rhône (APRR) ;
– Compagnie Eiffage du viaduc de Millau (CEVM) ;
– Compagnie industrielle et financière des autoroutes (Cofiroute) ;
– Sanef ;
– Société des autoroutes Estérel Côte d’Azur Provence Alpes (Escota) ;
– Société marseillaise du tunnel Prado-Carénage (SMTPC).
M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann, sur l’article.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Mes chers collègues, beaucoup d’entre nous l’ont déjà dit, la privatisation des sociétés concessionnaires d’autoroutes a été une grave erreur pour notre pays en raison de la sous-estimation du prix de vente et de la non-renégociation des politiques tarifaires.
Les politiques tarifaires qui avaient été conçues lorsque les autoroutes étaient gérées par des sociétés d’économie mixte avaient été prévues pour des structures publiques, non pour des entreprises privées. Bilan des courses : ces dernières ont fait l’équivalent d’un LBO – un leverage buy out –, elles ont effectué des emprunts, récupérés grâce aux dividendes, en décapitalisant d’ailleurs les sociétés, et elles ont finalement réalisé des profits considérables, au détriment de l’État, de la Nation, en pratiquant des tarifs de péage extrêmement élevés, comme l’ont d’ailleurs signalé la Cour des comptes et l’Autorité de la concurrence.
On nous dit que ce n’est pas le moment de renationaliser les sociétés d’autoroutes, que cela coûterait trop cher, mais ce n’est jamais le bon moment !
Je rappelle que, après la publication du rapport de la Cour des comptes faisant état des pertes, un groupe de travail a été constitué à l’Assemblée nationale, sous la présidence de Jean-Paul Chanteguet. Cet ancien député, qui n’a pourtant pas la réputation d’être un gauchiste devant l’éternel, a fait la preuve qu’il était possible de renationaliser les sociétés d’autoroutes.
Je dois dire que j’ai de grands doutes sur l’indépendance de la haute administration de Bercy. (Exclamations amusées sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.) Alors que nous disposions des rapports de la Cour des comptes et de l’Autorité de la concurrence, Bercy s’est appuyé sur le rapport réalisé par les entreprises elles-mêmes avec le cabinet Deloitte, arguant que la Cour des comptes et l’Autorité de la concurrence n’avaient rien compris et que les bons chiffres étaient ceux que donnaient les grandes entreprises !
Vous me dites qu’une renationalisation coûterait cher, qu’elle n’est pas possible. Or les 40 milliards d’euros que vous évoquez incluent 20 milliards d’euros de reprise de la dette des sociétés concessionnaires, qui devront de toute façon être payés par quelqu’un.
Vous me dites que ce n’est pas le moment. Je n’ai pas le temps de revenir sur tout le raisonnement. Je dis simplement que, dans dix ans, au terme de la concession, lorsque vous vous rendrez compte que le total des surcoûts aura été supérieur au coût d’une renationalisation, vous serez comptables devant les Français de ce gaspillage d’argent public, comme nous sommes aujourd’hui comptables des 500 millions d’euros supplémentaires payés par les usagers du fait du prétendu gel des tarifs des péages en 2015 !
M. le président. Chère collègue, merci de conclure !
Mme Marie-Noëlle Lienemann. De telles pratiques discréditent le politique. Il faut renationaliser, ici et maintenant ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Olivier Jacquin, sur l’article.
M. Olivier Jacquin. Monsieur le président, madame la ministre, chers collègues, je tiens à remercier nos collègues, quelques jours après le débat sur Aéroports de Paris, qui avait donné lieu ici à un beau rassemblement transpartisan, et peu de jours avant l’examen du projet de loi d’orientation des mobilités, de nous offrir un débat de qualité sur la gestion de nos biens communs et sur le rôle de la puissance publique.
Je tiens à vous parler de rationalité économique et de bon sens. J’évoquerai l’exemple de l’autoroute publique A31 bis, dont le tracé s’étend de Metz et Nancy jusqu’au Luxembourg, et qui fait actuellement l’objet d’un débat public dans la perspective de sa modernisation.
Les charges d’entretien annuel d’un kilomètre d’autoroute A31 bis – cette autoroute étant gratuite – représentent une perte sèche d’argent pour Bercy aujourd’hui. En revanche, un kilomètre d’autoroute concédé, ce sont de nombreuses rentrées d’argent pour le ministère des finances : la taxe autoroutière, la récupération de la TVA et l’impôt sur les sociétés. Bref, c’est une vache à lait à très court terme, mais un fusil à un coup, la variable d’ajustement, vous l’avez bien compris, étant l’usager. C’est en effet l’usager qui paie cette importante charge différée, tout cela parce que l’État se dit impécunieux, en raison, je pense, d’un certain nombre de choix en matière de dépenses publiques et fiscales.
Je suis favorable à une maîtrise publique des services publics, ce qui ne signifie pas pour autant que je sois opposé aux logiques de concession. J’accepte les concessions si elles sont contrôlées et si elles impliquent des dépenses raisonnables. Or force est de reconnaître que l’État français, avec sa culture administrative et publique, contrôle très mal ses opérateurs, et c’est grave.
Le seul mérite du modèle concédé, c’est que la dépense publique d’entretien, par contrat, est effectivement effectuée sur place. Il est totalement faux de dire que l’État ne saurait pas entretenir son patrimoine. Dire cela, c’est insulter la fonction publique spécialisée chargée des autoroutes, qui est de qualité. On profite simplement de l’élasticité possible de cette dépense pour tirer sur la corde. Il y a une véritable stratégie de l’impuissance publique. Or il existe des alternatives, nous en reparlerons.
Pour l’heure, il faut imaginer la fin de ces concessions et, à terme, une reprise en main publique. (M. Pierre Ouzoulias applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent, sur l’article.
M. Pierre Laurent. À mon tour, j’insisterai sur l’opportunité de notre proposition de loi. Nous sommes face à un paradoxe : alors que tout le monde dit qu’il faudra à terme changer les choses, y compris sur les travées opposées aux nôtres, sur lesquelles on envisage même, au terme de la réflexion, sur beaucoup de questions, une possible reprise en main publique, notre proposition est aujourd’hui rejetée, de manière assez dogmatique. On ne sait pas pourquoi.
Nous aborderons dans quelques jours l’examen de la LOM. Qui peut penser que nous maîtriserons nos politiques de mobilité, à l’heure de la nécessaire transition écologique, en continuant à écarter de la maîtrise publique des infrastructures aussi majeures ?
Nous venons de repousser la privatisation d’ADP, ici, au Sénat. Je ne sais pas quel sera le sort réservé à ce texte. Nous discutons aujourd’hui de la maîtrise publique des autoroutes. Nous avons débattu l’an dernier de la maîtrise publique du ferroviaire, ou plus exactement de sa non-maîtrise, car nous ne sommes pas tombés d’accord. Si on veut conduire des politiques de mobilité à l’heure de la transition écologique, on ne peut pas continuer ainsi à concéder par morceaux la maîtrise publique de nos infrastructures majeures.
La question de la maîtrise publique des autoroutes ne se posera pas dans dix ou quinze ans, elle se pose dès à présent. Si notre proposition de loi est rejetée aujourd’hui, cette question se posera dans quelques jours lorsque nous aborderons la discussion de la LOM, et chaque fois que nous aurons à traiter de tels sujets, car c’est une question de bon sens. Ceux qui, comme nous le faisons aujourd’hui, posent cette question, posent, j’y insiste, une question de bon sens.
Continuer à repousser la résolution du problème à plus tard, c’est prendre le risque d’un contresens historique. La maîtrise concertée de nos grandes infrastructures de transport est indispensable pour être à l’heure à la fois de l’égalité devant le droit à la mobilité et de la transition écologique. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à Mme Sophie Taillé-Polian, sur l’article.
Mme Sophie Taillé-Polian. Je tenais à m’exprimer, car je considère que cette proposition de loi doit être votée. À titre personnel, je la voterai.
Ce qui est frappant dans ces débats, c’est que nombre d’orateurs disent à la tribune que les privatisations ont permis de réaliser des investissements, de financer tel contournement ou telle nouvelle infrastructure, que nous ne sommes pas en mesure de dégager, ni aujourd’hui ni demain, les capacités de financement inscrites dans les contrats. Or c’est cette logique consistant à faire porter l’investissement dans les infrastructures publiques par le privé qui nous a conduits à la situation ubuesque et au grave échec que nous décrivons tous.
Cela m’étonnerait que nous n’ayons pas la tentation dans les années à venir, dans le cadre budgétaire qui est le nôtre, de demander au secteur privé de prendre en charge les investissements, et les emprunts qui vont avec, pour financer telle ou telle infrastructure. On nous dira ensuite, dans quelques années : « On a encore prolongé la durée des concessions, vous comprenez, il fallait bien financer telle ou telle infrastructure. » Finalement, c’est cette logique-là que nous validons. Or il faut arrêter avec cette logique, car elle rend l’État impuissant, tout cela pour améliorer les indicateurs de la dépense et de la dette publiques.
Ainsi, si on vend ADP aujourd’hui, c’est pour dégonfler de manière artificielle la dette publique. On soustrait ainsi artificiellement de la dette maastrichtienne le montant mis de côté pour, paraît-il, financer des investissements. C’est pour cela qu’on le fait ! C’est toujours parce que nous avons les yeux rivés sur ces indicateurs que nous prenons des décisions qui, nous le constatons tous, sont mauvaises. Ainsi, lorsque nous avons privatisé les autoroutes, nous avons transféré 19 milliards d’euros de dettes. Il est bien là le sujet !
Mais de quelle dette parlons-nous ici ? Comme si la dette publique, quand elle résulte d’investissements, notamment dans des infrastructures, était toujours mauvaise, comme si la dette privée, elle, était la bonne ! C’est pourtant cette dernière qui a conduit à la crise de 2008…
Il faut aujourd’hui renoncer à cette logique et remettre les choses à l’endroit. C’est pourquoi, je le répète, je soutiens cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Fabien Gay, sur l’article.
M. Fabien Gay. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dans le contexte politique actuel, nous sommes tous confrontés chaque jour au fossé qui existe aujourd’hui entre les citoyens et les élus. Nos concitoyens nous disent que nous devons regagner leur confiance, qu’ils en ont assez des doubles discours.
À titre d’exemple, comment comprendre qu’une ministre puisse demander au préfet de région d’organiser une grande concertation sur les travaux du Charles-de-Gaulle Express et ses impacts sur le RER B tout en signant dans le même temps le document autorisant le lancement des travaux alors que ladite concertation n’est pas finie ? Comment comprendre que la seule réponse du Gouvernement face à la mobilisation contre le début des travaux des citoyens et des élus, dont la maire de Mitry-Mory, soit l’envoi de CRS ? De tels comportements ne contribuent pas à recréer du lien et à rétablir la confiance !
De même, mes chers collègues, on ne peut pas tenir un double discours ou des discours à géométrie variable à un mois d’intervalle. Ma collègue Cathy Apourceau-Poly et moi-même avons beaucoup ferraillé au sein de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi Pacte contre la privatisation d’Aéroports de Paris, qu’une grande majorité d’entre nous a rejetée lors de l’examen du texte en première lecture, et ce dans l’intérêt général. Dans ce contexte, nombreux sont ceux ici qui ont cité l’exemple de la privatisation des autoroutes en 2006. Il n’y avait alors que des révoltés du Bounty dans cette commission ! Et chacun de crier au scandale sur la privatisation des autoroutes, d’appeler à ne pas refaire la même erreur avec Aéroports de Paris ou Toulouse-Blagnac. Un mois plus tard, curieusement, le ton a changé, et les arguments s’inversent. C’est un problème.
Madame la ministre, les gens en ont assez ! Ne comprenez-vous pas qu’ils en ont marre que des intérêts privés s’engraissent sur leur dos, année après année ? Ils disent : « Ça suffit ! L’argent des péages pourrait servir à autre chose, notamment au développement de nos services publics. » Leur exaspération croît lorsqu’ils voient que Vinci, qui gère déjà une partie des autoroutes, pourrait se voir offrir Aéroports de Paris. Je le répète : ils en ont franchement ras-le-bol !
Je propose donc que nous retrouvions tous nos esprits,…
M. le président. Merci de conclure, cher collègue.
M. Fabien Gay. … que nous reprenions les arguments développés lors de l’examen de la loi Pacte et que nous votions cette proposition de loi de bon sens. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme Éliane Assassi. Bravo !
M. le président. Merci à chacun de veiller à respecter son temps de parole.
La parole est à M. Patrice Joly, sur l’article.
M. Patrice Joly. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, pouvons-nous continuer à voir les années passer et les sociétés d’autoroutes engranger des bénéfices mirifiques ?
D’autres l’ont dit avant moi, 2017, si l’on se fonde sur les derniers chiffres connus dans leur globalité, a été une année exceptionnelle pour les sociétés d’autoroutes, qui ont réalisé plus de 3 milliards d’euros de bénéfices, soit une hausse de 25 % par rapport à l’année précédente. Cela a permis à ces sociétés de servir à leurs actionnaires des dividendes en augmentation de 40 % par rapport à l’année précédente également.
Ces résultats interpellent nos concitoyens, comme en témoignent les actions qui ont été menées au cours de ces dernières semaines sur les autoroutes, et ce alors que les tarifs des péages ont encore augmenté. L’existence d’une rente autoroutière est aujourd’hui un fait avéré.
Un fort décalage existe entre les tarifs appliqués et les coûts engendrés par le fonctionnement et l’exploitation des autoroutes. Compte tenu du faible niveau de risque lié à l’activité et des besoins en investissements, cette rentabilité n’a pas de justification économique ou sociale.
Comment est-on arrivé à une telle situation ?
Cette rente autoroutière met en lumière des carences de gouvernance institutionnelle, cela a été révélé à diverses occasions, l’État ne s’étant pas donné les moyens, humains notamment, d’exercer une régulation efficace des concessions autoroutières. De plus, on ne saurait occulter la responsabilité des gouvernements ayant négocié cette privatisation à des conditions particulièrement défavorables. La Cour des comptes l’a rappelé en 2008 et a mis en cause la sous-évaluation de cette privatisation, estimée à plus de 10 milliards d’euros.
Nous ne pouvons pas continuer ainsi. Dans ces conditions, il est désormais nécessaire d’agir dans l’intérêt de l’État, donc des contribuables et des usagers français. Il nous faut également prendre en compte les perspectives pour le futur et les transitions à mettre en place, lesquelles nécessitent la maîtrise des grandes infrastructures que sont en particulier les autoroutes.
Nous devons aussi saisir les opportunités conjoncturelles que sont aujourd’hui le coût des financements obtenus par l’État sur les marchés financiers, d’une part, et la forte rentabilité, je le rappelle, de l’activité autoroutière, d’autre part. Il est donc aujourd’hui tout à fait pertinent d’envisager dès maintenant une renationalisation de l’exploitation de ces infrastructures.
C’est la raison pour laquelle, à titre personnel, je voterai cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – Mme Sophie Taillé-Polian applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Jean-François Longeot, sur l’article.
M. Jean-François Longeot. Nous reconnaissons tous que la négociation de 2006 et la renégociation de 2015 ont été mal engagées. Toutefois, il nous faut reposer les pieds sur terre et cesser de faire croire que l’on peut renationaliser, que 50 milliards d’euros, ce n’est rien et que l’on va les trouver tout de suite en sortant d’ici, que l’on n’empruntera pas,…
Mme Éliane Assassi. On empruntera, c’est cela que nous disons !
M. Jean-François Longeot. … donc que l’on ne remboursera pas d’emprunt, que l’on créera une taxe sur les sociétés. Il y a quelques minutes, à l’occasion des questions d’actualité au Gouvernement, nous évoquions l’avenir industriel de la France, mais allons-y, taxons encore les sociétés ! Ce débat ne doit pas tourner autour de cela.
Nous allons faire croire, en outre, que, en renationalisant les autoroutes, nous obtiendrions, certes, gain de cause, mais aussi que nous serions capables de les entretenir – ce n’est pas certain ! –, de créer des aires nouvelles et de fixer des tarifs de péage beaucoup moins élevés.
Mme Éliane Assassi. Non !
M. Jean-François Longeot. Nous devons rester raisonnables. Vous me dites que ce n’est pas le cas, chère collègue, mais c’est ce que je ressens et c’est pourquoi j’ai souhaité intervenir. Ne donnons pas l’impression que, en matière d’autoroutes, tous les maux de la terre ont été provoqués par la privatisation et que, demain, tout ira mieux grâce à la renationalisation. Nous devons rester prudents vis-à-vis de nos concitoyens. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste ainsi que sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires.)
M. le président. La parole est à M. Michel Vaspart, sur l’article.
M. Michel Vaspart. L’intervention de notre collègue Fabien Gay me conduit à m’exprimer, alors que je n’avais pas prévu de le faire. Ce que nous avons réalisé dans le cadre du projet de loi Pacte n’est pas de même nature que ce que vous nous proposez aujourd’hui. Nous sommes très nombreux à avoir reconnu ici que la privatisation des autoroutes, telle qu’elle a été menée, était une faute lourde de conséquences. Ne pas privatiser Aéroports de Paris, c’est éviter une deuxième faute : voilà ce que nous avons fait. Je ne sais pas si les députés déferont cela ; je souhaite que ce ne soit pas le cas et un certain nombre de pressions s’exercent qui me conduisent à espérer qu’ils seront raisonnables et confirmeront la position du Sénat.
Mme Éliane Assassi. Ça m’étonnerait !
M. Michel Vaspart. Comme vient de le dire notre collègue, il faut sortir 50 milliards d’euros. D’après les chiffres qui ont été avancés, l’État a touché 14,5 milliards d’euros et 14,9 milliards d’euros de dividendes ont été versés. Si nous rachetons l’ensemble pour 50 milliards d’euros, combien d’années seront nécessaires pour récupérer la mise sans augmenter les tarifs ?
M. Pierre Laurent. À combien s’élèvera ce prix dans dix ans ?
M. Michel Vaspart. Monsieur Gay, nous ne sommes donc pas du tout dans le même contexte : dans le cadre du projet de loi Pacte, il fallait stopper le processus pour éviter une deuxième erreur. (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. Fabien Gay. Aujourd’hui, il s’agit de réparer la première !
M. le président. La parole est à M. Pascal Savoldelli, sur l’article.
Mes chers collègues, je vous prie d’écouter l’orateur.
M. Pascal Savoldelli. Il y a bien une chose que je ne trouve pas raisonnable. Parlons comptabilité des entreprises : selon l’Arafer, en 2017, l’ensemble des sociétés autoroutières a dégagé un excédent brut de 7,3 milliards d’euros pour 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Je ne connais aucune TPE ou PME dans mon département du Val-de-Marne qui réalise 73 % de marge brute !
M. Pascal Savoldelli. Vous grommelez, madame la ministre, mais ce sont les chiffres de l’Arafer, vous ne pouvez pas tout contester ! Il y a donc un problème.
Je ne suis parlementaire que depuis 2017, mais permettez-moi de bénéficier de la mémoire de mes collègues. Pourquoi ignore-t-on ici qu’une mission parlementaire rassemblant tous les courants politiques s’est penchée en 2014 sur la question de la nationalisation et de la maîtrise publique des autoroutes ?
Mes chers collègues, les parlementaires n’étaient alors ni moins intelligents ni moins responsables que nous ; pour financer cette mesure, ils n’ont pas envisagé la création d’un impôt, mais l’utilisation du produit des péages. Soyons donc responsables.
Madame la ministre, je ne cherche pas à polémiquer, mais je souhaite vous poser une question : si vous vendiez vos parts dans ADP – ce serait regrettable ! – et que les acheteurs étaient Vinci, Eiffage ou Abertis, les trois sociétés qui ont bénéficié au départ de la privatisation des autoroutes, auriez-vous la conscience tranquille ?
Mes chers collègues, nous avons des divergences, mais nous sommes devant l’histoire : nous aurons connu le scandale des autoroutes et nous prendrions la responsabilité d’un nouveau scandale, qui bénéficierait toujours aux mêmes acteurs ! Cela mérite que nous y réfléchissions. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – M. Patrice Joly et Mme Sophie Taillé-Polian applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Raymond Hugonet, sur l’article.
M. Jean-Raymond Hugonet. Je n’avais pas prévu d’intervenir, mais l’intérêt du débat m’y pousse. J’ai défendu la suppression de l’article 44 lors de l’examen du projet de loi Pacte, et les discussions au sujet de la privatisation d’Aéroports de Paris ont rapproché beaucoup de points de vue dans cet hémicycle.
La proposition qui nous est soumise aujourd’hui, dont on peut comprendre le ressort principal, est jusqu’au-boutiste. Ce qui nous importe ici, toutefois, c’est qu’elle soit également réaliste. Or nous avons vu que, pour des raisons financières, elle serait particulièrement périlleuse.
En revanche, madame la ministre sait bien ce qui s’est passé. Avec nos collègues Laure Darcos, Olivier Léonhardt et d’autres – je le rappelle sous l’œil de Jean-Claude Lagron, président de l’association A10 gratuite, qui est présent dans les tribunes – j’ai eu l’occasion de critiquer les exagérations auxquelles la gestion de ces autoroutes a donné lieu, avec notamment la création d’un péage inique sur l’autoroute A10, à vingt-trois kilomètres de Paris. Cela s’appelle tout simplement faire un cadeau à une entreprise.
Je pourrais m’associer à la proposition qui nous est faite aujourd’hui, mais, encore une fois, elle est économiquement et mécaniquement jusqu’au-boutiste et donc, à mon sens, défavorable. Il faut surtout insister sur les dérives et les relever. Il est en effet insupportable de nous laisser croire, comme on le fait depuis des années, que les entreprises sont toutes-puissantes et que l’État ne peut rien faire. C’est cela, la réalité ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – Mme Laure Darcos et M. Patrick Chaize applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Médevielle, sur l’article.
M. Pierre Médevielle. Monsieur le président, madame la ministre, je faisais partie, en 2014, du groupe d’étude sur la reprise des concessions autoroutières avec Jean-Jacques Filleul et Louis-Jean de Nicolaÿ et je voudrais apporter quelques précisions, notamment à l’intention de Mme Lienemann.
À l’époque, nous avions auditionné tous les concessionnaires et l’Autorité de la concurrence. Votre collègue, Mme Didier, participait à cette audition et nous avions tous constaté que l’Autorité de la concurrence, qui ne nous avait pas habitués à cela, notamment M. Bruno Lasserre, avait produit un rapport clairement à charge, dans lequel elle avait calculé une rentabilité à l’instant t des concessions autoroutières en occultant le prix de rachat et la reprise de la dette. Bien évidemment, cela a fait un scandale, tout le monde s’est levé pour condamner une telle rentabilité.
Il est facile de créer des scandales, mais, à l’époque, nous avions fait le constat que ce rapport était clairement à charge, qu’il permettait à Mme Royal d’engager le débat sur la reprise des concessions, et qu’il était donc falsifié.
Il faut préciser que l’État touche une redevance sur les autoroutes. Les allongements de concessions découlent de ce que l’État n’a pas honoré ses engagements : il doit entretenir, notamment, les aires de repos. Au lieu de le faire, il prolonge les concessions.
Si l’on met tous les chiffres sur la table, cette activité est certes rentable, mais le scandale n’est pas aussi énorme que cela.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Et la Cour des comptes ?
M. Pierre Médevielle. Le rapport de l’Autorité de la concurrence a été complètement démonté en commission…
Mme Marie-Noëlle Lienemann. La Cour des comptes disait la même chose, avez-vous également démonté son rapport ?
M. Pierre Médevielle. Il y a tout de même eu une reculade sur le prix de rachat ! Celui-ci avait été calculé par un cabinet très justement nommé Microeconomix, puisqu’il comptait racheter à 30 milliards d’euros et revendre à 40 milliards d’euros. Dans ces conditions, bien entendu, tout le monde y serait favorable, mais il faut reprendre les chiffres !
Prélever, conformément à l’article 3, près de 50 milliards d’euros au titre de l’impôt sur les sociétés me semble surtout irresponsable.
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi, sur l’article.
Mme Éliane Assassi. Plusieurs de nos collègues dans toutes les travées ont fait valoir l’argument du coût : « C’est trop cher, attendons la fin des concessions. »
Ce n’est pas vrai. Ce rachat, en effet, aurait un coût, mais celui-ci pourrait se négocier, y compris devant les tribunaux, madame la ministre, où l’on pourrait dénoncer des contrats viciés et déséquilibrés.
Quand bien même il faudrait investir, la puissance publique peut s’en donner les moyens, d’autant que ce sont les péages qui financeront le remboursement de cet emprunt.
Mes chers collègues, nous trouvons 40 milliards d’euros cette année pour le CICE, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi,…
M. Fabien Gay. Eh oui !
Mme Éliane Assassi. … et vous nous dites que l’on ne serait pas capable de dégager 50 milliards d’euros pour racheter les concessions autoroutières. Est-ce une plaisanterie ? Vous n’avez pas posé toutes ces questions au moment du vote du CICE !
De l’argent, il y en a, ce qui prouve bien que vos arguments ne tiennent qu’à une chose : les choix politiques que vous défendez. Souffrez que nous avancions des arguments pour les contrer, car, à l’évidence, ils ne sont pas bons ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Olivier Léonhardt, sur l’article.
M. Olivier Léonhardt. Je vais vous lire le message que je viens de publier sur un réseau social.
À propos de la proposition de loi sur la nationalisation des sociétés d’autoroutes, présentée par le groupe communiste républicain citoyen et écologiste, je refuse le dogmatisme. Cela a toujours été le cas dans ma vie politique, et j’ai toujours prôné l’intérêt public en matière économique.
Ainsi, je ne serais pas choqué que la France ne soit plus actionnaire de Renault, seul groupe automobile mondial à être détenu pour partie par l’État.
En revanche, un réseau autoroutier me paraît beaucoup plus proche de l’intérêt public, et, au demeurant, rentable. Je le reconnais, les signatures des contrats de concession ont été tellement favorables aux entreprises que la nationalisation est techniquement complexe. Toutefois, le signe politique que constitue un soutien à cette proposition de nationalisation devient un moyen, certes discutable à l’infini, entre réalisme économique et volonté d’alerter les Français sur le scandale des péages.
Si elle était adoptée au Sénat, cette proposition de loi ne le serait pas à l’Assemblée nationale,…
M. Pierre-Yves Collombat. On ne sait jamais !
M. Olivier Léonhardt. … que les grands groupes concernés se rassurent !
M. Pierre-Yves Collombat. Ils ne sont pas inquiets !
M. Olivier Léonhardt. Pourtant, voter cette nationalisation m’offre la possibilité d’être, avec d’autres, un lanceur d’alerte et de rester attentif à d’éventuelles questions du même ordre à l’avenir. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. – M. David Assouline et Mme Sophie Taillé-Polian applaudissent également.)
M. le président. Nous en avons terminé avec les prises de parole sur l’article.
L’amendement n° 1, présenté par M. Grand, est ainsi libellé :
Supprimer cet article.
La parole est à M. Jean-Pierre Grand.
M. Jean-Pierre Grand. Le Parlement vient de rajeunir de quarante ans : nos débats me rappellent l’époque qui a suivi 1981, Charles Fiterman était alors ministre des transports et l’on parlait de nationalisations. Voyez, vous ne vieillissez pas, tant mieux pour vous ! Mon cher collègue Pierre Laurent, à cet instant, j’ai une pensée très personnelle pour votre père, qui était alors un acteur essentiel.
Les assises de la mobilité ont bien montré qu’il fallait apporter des réponses nouvelles aux besoins de déplacement quotidien. Ainsi, les attentes sont fortes pour la réalisation de voiries de contournement adaptées aux évolutions démographiques de nos agglomérations.
J’aurai l’occasion, madame le ministre, de vous parler à de nombreuses reprises de la jonction entre l’A75 et l’A9 à Montpellier, parce que, si l’on va dans le sens où veulent nous emmener nos amis, nous serons tous dans l’autre monde avant que ne soit réalisé le contournement ouest de Montpellier.
Les coûts de telles infrastructures ne peuvent être supportés par l’État et les collectivités territoriales. Aussi, lorsqu’elles constituent des rabattements sur une autoroute, il apparaît opportun qu’elles puissent être réalisées par le concessionnaire, en contrepartie, indolore pour l’usager et le contribuable, du rallongement de la durée de la concession. J’y reviendrai.
Aujourd’hui, gardons à l’esprit des chiffres simples : sur 10 euros de péage, 4,2 euros sont consacrés aux impôts et aux taxes, 1,2 euro à l’exploitation, 2,1 euros au remboursement de la dette et à la rémunération des investisseurs et, enfin, 2,5 euros à la construction et à la modernisation du réseau.
Si la gestion des autoroutes était nationalisée, comme le souhaitent les auteurs de ce texte, le quart des recettes des péages affecté à la construction et à la modernisation tomberait dans le tonneau des Danaïdes de Bercy, au détriment de l’entretien et de l’investissement.
Sur ce point, l’intitulé de la proposition de loi vise à affecter les dividendes à l’Agence de financement des infrastructures de transport de France, mais il s’agit d’une affirmation de principe sans base législative.
Il est donc proposé de supprimer cet article, car la concession reste le seul moyen pour que notre réseau autoroutier demeure un modèle de sécurité, de qualité et de confort reconnu dans toute l’Europe.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Guillaume Gontard, rapporteur. Il nous est proposé de supprimer l’article 1er. J’y suis, bien sûr, défavorable à titre personnel.
La commission, quant à elle, s’est logiquement prononcée favorablement sur cet amendement. Permettez-moi de regretter que, s’agissant d’une niche, on ne poursuive pas l’examen de ce texte jusqu’à son terme. Cela aurait été bienvenu.
M. Jean-Pierre Grand. Ce ne serait plus une niche, mais une farce ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Élisabeth Borne, ministre. Vous aurez compris que le Gouvernement n’est pas favorable à la renationalisation des sociétés d’autoroutes : il ne peut donc qu’être favorable à la suppression de l’article 1er.
Pour autant, je voudrais souligner que le mécanisme d’adossement pourrait éventuellement être envisagé dans quelques cas particuliers. Comme tout allongement, il serait fortement encadré et nécessiterait une notification à la Commission européenne ainsi qu’un vote du Parlement.
Au vu de nos débats, en particulier des échanges sur l’équilibre des relations entre l’État et les sociétés concessionnaires, allonger indéfiniment les concessions d’autoroutes ne nous semble pas être une bonne idée.
M. le président. Avant de mettre aux voix l’amendement n° 1, je précise que, s’il était adopté, entraînant ainsi la suppression de l’article 1er, il n’y aurait plus lieu de mettre aux voix les articles 2 et 3 non plus que l’ensemble de la proposition de loi.
La parole est à M. Olivier Jacquin, pour explication de vote.
M. Olivier Jacquin. Je souhaite réagir aux propos de mon collègue Jean-Pierre Grand et adresser un salut amical à notre ancienne collègue Évelyne Didier, qui était une sénatrice de mon département, appréciée et reconnue pour ses compétences. Elle était membre de la commission de l’aménagement du territoire et, si elle nous regarde sur Public Sénat, son sang doit bouillir en entendant les propos tenus ici sur la puissance publique.
Mon cher collègue, je ne partage pas votre avis selon lequel cette dernière ne saurait supporter des investissements importants. L’union fait la force, et nous sommes capables d’assumer des investissements d’ampleur.
Vous prônez, par ailleurs, les logiques d’adossement et de prolongation des concessions, en les considérant comme indolores. Je ne suis pas certain que cela soit le cas pour l’usager.
Observez les deux sociétés publiques autoroutières qui existent encore en France : Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc, ATMB, et la Société française du tunnel routier du Fréjus, ou SFTRF, dont le président est Thierry Repentin. Leur situation est exemplaire : elles sont sous le contrôle total de la puissance publique, au travers de l’État, du département et de la Caisse des dépôts, elles sont contraintes dans le choix des tarifications des péages par des règles étatiques. Or ces autoroutes sont parfaitement entretenues et sont les seules qui pratiquent autant d’innovations qu’il s’agisse de la gestion des péages, avec des offres particulières, ou des voies réservées.
Je souhaite également évoquer notre patrimoine commun, à l’heure où les taux d’intérêt sont si faibles. Dans un tel moment, ce n’est pas une aberration économique que de le développer par l’emprunt. Observez les sociétés privées : puisque l’emprunt ne coûte presque rien et qu’il est beaucoup moins cher que le coût du capital, dès que les sociétés autoroutières ont été en situation de mener des offres publiques d’achat, des OPA, elles ont vidé les caisses. Aujourd’hui, elles n’ont plus que de la dette. Il faut réfléchir sur ce point.
De même, demain, pour financer les mesures du projet de loi d’orientation des mobilités et pour nous réapproprier des biens nationaux, nous pourrions envisager une logique de grand emprunt, qui est possible pour certains financements de long terme. Nous l’avons déjà fait.
Dans la situation actuelle d’un État qui se dit impécunieux pour construire de nouvelles infrastructures, l’alternative qui nous est soumise est la concession ou rien. Nous n’avons donc plus le choix, au détriment de l’usager, c’est la raison pour laquelle je voterai contre cet amendement.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Grand, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Grand. J’apprécie que l’on éclaire les débats. On vient de terminer, à Montpellier, le déplacement d’une vingtaine de kilomètres d’autoroute pour 800 millions d’euros. C’est ASF qui a payé, pas l’État, non plus que les collectivités.
Madame le ministre, j’entends une ouverture dans votre réponse. Effectivement, si nous attendons de pouvoir régler les 200 millions d’euros du contournement ouest de Montpellier et les 200 millions d’euros du contournement ouest de Nîmes ainsi qu’une autre obligation, je peux vous dire qu’il en ira de ces projets comme de la ligne à grande vitesse jusqu’à Perpignan : ils ne seront toujours pas réalisés en 2050.
Il n’y a pas trente-six solutions, mais une réalité qui s’impose à nous. Les villes bougent et nous n’avons pas les moyens de construire ces contournements dont nous avons besoin non pas dans dix ou vingt ans, mais dans les cinq ans qui viennent ! Je n’ai pas d’autre idée à proposer pour leur financement.
Madame le ministre, je retiens l’ouverture dans vos propos, avec les réserves juridiques et financières qui s’imposent. Il s’agira, le moment venu, de faire les démarches et d’engager les discussions nécessaires, mais votre réponse me plaît beaucoup.
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour explication de vote.
Mme Nathalie Goulet. Il se trouve que je suis rapporteur spécial de la mission « Engagements financiers de l’État », donc de la dette. Entendre notre collègue parler de grand emprunt me fait penser à la formule suivante : « Il vaut mieux devoir que ne pas pouvoir rendre ». En l’espèce, toutefois, non seulement on doit, mais on ne peut pas rendre ! Le grand emprunt ne me semble donc pas être le sujet du jour.
M. Pierre-Yves Collombat. Tout est tellement corseté, aujourd’hui, que l’on ne peut plus rien faire !
Mme Nathalie Goulet. Mes chers collègues, nous ne sommes pas obligés d’être en accord avec vos positions !
Dans ce dossier, en particulier, il me semble que comparaison n’est pas raison. J’admets que des erreurs ont été commises sur la privatisation des autoroutes, néanmoins, la solution que vous proposez ne me semble pas être la bonne et je voterai l’amendement présenté par notre collègue Jean-Pierre Grand.
M. le président. La parole est à M. Sébastien Meurant, pour explication de vote.
M. Sébastien Meurant. Je ne suis pas loin de penser, comme vous, que les autoroutes constituent un bien commun. Toutefois, le principe de réalité, c’est que l’État est aujourd’hui incapable de développer ces investissements, voire de simplement entretenir les autoroutes. La différence entre les autoroutes concédées et celles qui sont gérées par l’État est claire : dans mon département, le Val-d’Oise, il ne vous a pas échappé que le pont de Gennevilliers a été fermé pendant quelques jours, par défaut d’entretien, provoquant des embouteillages monstres. Je le regrette, mais l’entretien des autoroutes laisse à désirer.
Dans un monde parfait, je serais d’accord pour renationaliser, mais la réalité, c’est que l’État en est aujourd’hui incapable.
M. Pierre Laurent. Il faut regarder vers l’avenir !
M. Sébastien Meurant. Nous devrions demander à Mme la ministre comment tout cela devrait fonctionner.
Je voterai donc avec mon collègue Jean-Pierre Grand.
M. le président. La parole est à Mme Laurence Cohen, pour explication de vote.
Mme Laurence Cohen. Je suis très dubitative quant aux arguments que nous opposent nos collègues pour justifier le vote de cet amendement. Éliane Assassi l’a fort bien démontré, c’est une question de choix politique !
Le CICE représente deux fois 20 milliards d’euros, soit 40 milliards d’euros, ce qui prouve que quand on veut, on peut.
M. Jean-Pierre Grand. Vous ne cessez pourtant de critiquer ce dispositif !
Mme Laurence Cohen. Ne prétendez pas que l’État est impuissant ou qu’il n’a pas d’argent, le Gouvernement fait le choix, par volonté politique, de ne pas mobiliser l’argent en faveur de ce que nous proposons. Après cela, il faut assumer.
Vous avez raison, ma chère collègue, on peut ne pas être d’accord. Vous n’êtes pas favorable à cette solution, mais je ne sais pas quelle autre solution aurait votre préférence.
M. Patrick Chaize. C’est précisément le sens de tout ce débat !
Mme Laurence Cohen. Continuer à accepter la situation actuelle relève d’une vision à court terme qui dessert l’intérêt des usagers.
Mesurons bien la réalité des choix politiques que nous devons faire et cessons d’affirmer que les caisses sont vides, car elles ne le sont pas pour tout le monde !
M. le président. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann, pour explication de vote.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. La question du mode de financement de la nationalisation fait évidemment débat. Je rappelle tout d’abord que, dans le chiffre du coût estimé, il y a 20 milliards d’euros de dettes. Pour cette somme, il s’agira donc d’un transfert de dette et non de cash à sortir.
Ensuite, notre rapporteur a proposé la constitution d’un établissement public qui, comme l’ont fait les sociétés autoroutières, emprunterait de l’argent qui serait ensuite remboursé grâce aux recettes des péages. Ceux-ci ne seront pas supprimés, c’est vrai, mais nous pourrions mettre en place des politiques tarifaires judicieuses au regard des kilomètres parcourus ou d’autres critères de cette nature.
Les sociétés autoroutières investissent aujourd’hui en empruntant, et non sur leurs fonds propres. Un établissement public spécifiquement consacré à la gestion de ces autoroutes pourra donc faire de même, et n’oublions pas qu’il n’aura pas à verser de dividendes. Je vous rappelle en effet que les sociétés autoroutières ont très peu investi et ont surtout versé des dividendes.
Il apparaît donc clairement que cette solution est techniquement possible, en particulier quand les taux d’intérêt sont bas. Je vous demandais comment vous alliez rendre des comptes dans dix ans, lorsque l’on calculera le total des sommes perdues et de celles que l’on aurait récupérées en nationalisant. Dans quelques années, à quel niveau seront les taux d’intérêt ? Certainement plus élevés qu’aujourd’hui ! Nous avons donc intérêt à agir maintenant.
M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 1.
J’ai été saisi de deux demandes de scrutin public émanant, l’une, du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, et, l’autre, du groupe Les Républicains.
Je rappelle que l’avis de la commission est favorable, de même que celui du Gouvernement.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 60 :
Nombre de votants | 341 |
Nombre de suffrages exprimés | 340 |
Pour l’adoption | 247 |
Contre | 93 |
Le Sénat a adopté.
Mme Éliane Assassi. Quatre-vingt-treize tout de même !
M. le président. En conséquence, l’article 1er est supprimé.
Article 2
L’article 1er entre en vigueur à l’expiration d’un délai d’une année à compter de la promulgation de la présente loi.
Article 3
Les conséquences financières résultant pour l’État de la présente loi sont compensées, à due concurrence, par le relèvement du taux de l’impôt sur les sociétés.
M. le président. L’article 1er ayant été supprimé, il n’y a pas lieu de mettre aux voix les articles 2 et 3.
Je constate qu’un vote sur l’ensemble n’est pas nécessaire.
En conséquence, la proposition de loi n’est pas adoptée.
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-huit heures trente, est reprise à dix-huit heures trente-cinq.)
M. le président. La séance est reprise.
4
Interdiction de l’usage des lanceurs de balles de défense
Rejet d’une proposition de loi
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, de la proposition de loi visant à interdire l’usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l’ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l’emploi de la force publique dans ce cadre, présentée par Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues (proposition n° 259, résultat des travaux de la commission n° 346, rapport n° 345).
Compte tenu du temps prévu pour l’espace réservé au groupe communiste républicain citoyen et écologiste et de la suspension de séance qui vient d’intervenir, je lèverai la séance à vingt heures vingt au plus tard.
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Éliane Assassi, auteure de la proposition de loi.
Mme Éliane Assassi, auteure de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’examen de notre proposition de loi visant à interdire le lanceur de balles de défense, dit LBD 40, et à proposer une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre intervient à un moment critique de la vie démocratique de notre pays, théâtre d’un mouvement citoyen et social d’une longévité sans précédent et d’un caractère totalement inédit.
Le mouvement des « gilets jaunes », toujours soutenu sur le plan des revendications par une nette majorité de nos concitoyennes et concitoyens, n’a pas reçu de réponse de long terme à des exigences que nous considérons comme légitimes. Dès le lancement du grand débat, en effet, le Président de la République a fermé la porte au rétablissement de l’ISF, l’une des principales revendications, et a éludé la question, cruciale, de la hausse des salaires. Pourtant, la réponse à ce mouvement ne peut être que politique. Elle ne saurait être une réponse d’autorité, d’utilisation de la force. En un mot, la répression ne pourra calmer la colère ni l’exaspération ; tout montre au contraire qu’elle ne peut que les attiser. Or, monsieur le secrétaire d’État, après le constat d’une répression accrue des mouvements sociaux ces dernières années, notamment à l’occasion du mouvement contre la loi El Khomri, nous assistons depuis novembre à une tentative d’utiliser la force brute, symbolisée par les LBD 40, pour canaliser ou éteindre un mouvement populaire.
Avant d’entrer dans le détail de notre argumentation, je souhaite affirmer fortement notre attachement à une police républicaine, à des forces de l’ordre qui mettent tout en œuvre pour assurer la sécurité des biens et des personnes.
Nos forces de l’ordre sont prises au piège de l’entêtement à maintenir une politique profondément impopulaire et rejetée massivement. La stratégie de la tension, du pourrissement, n’est pas la bonne. D’ailleurs, elle n’a pas toujours été celle choisie par les autorités policières : comment ne pas rappeler l’attitude responsable et courageuse du préfet Grimaud, qui, en 1968, n’a pas jeté de l’huile sur le feu et a préservé au maximum Paris d’affrontements sanglants et mortels ?
Il ne s’agit pas pour nous de mettre en cause collectivement les fonctionnaires de police, qui, la plupart du temps et majoritairement, sont piégés entre les exigences insatisfaites des manifestants et les ordres venus d’en haut – de vous, monsieur le secrétaire d’État –, le tout dans un climat d’épuisement.
C’est dans ce cadre que, depuis le 17 novembre, le volume de tir des armes dites intermédiaires atteint un niveau critique. Critique est également le nombre de personnes blessées, souvent gravement, à la suite de l’utilisation de ces armes. Plusieurs décomptes font état de 206 blessures à la tête, dont plusieurs dizaines liées à des tirs de lanceurs de balles de défense. Des tirs qui ont éborgné vingt-deux personnes, mutilées à vie.
Le LBD 40, contrairement à son prédécesseur, est classé arme de première catégorie, à l’instar des armes à feu et armes de guerre. C’est une arme non létale si elle est utilisée dans les conditions préconisées par le constructeur, conditions qui ne sont pas toujours appliquées.
L’impact d’une balle en caoutchouc telle que celle-ci (L’oratrice montre une balle de LBD 40.) à moins de dix mètres revient à recevoir un parpaing de vingt kilos lancé à un mètre. À quarante mètres, le choc représente l’équivalent de huit boules de pétanque sur le membre visé. Nous parlons donc bien d’une arme dangereuse, potentiellement létale et qui cause des blessures faisant l’objet d’une documentation étayée par de nombreux médecins – je déplore qu’ils n’aient pas été reçus par Mme la rapporteure dans le cadre de ses auditions.
L’utilisation des lanceurs de balles de défense doit nous poser question. Au-delà des atermoiements de l’exécutif, nous nous interrogeons sur le nombre de victimes qu’il faudra encore avant qu’on légifère sur l’usage de cette arme.
Nous refusons la banalisation actuelle de blessures très graves, des blessures qui atteignent la République de plein fouet. Notre pays peut-il accepter encore ces scènes sanglantes ?
Au cours de nos auditions et tables rondes, nous avons constaté qu’aucune arme ne peut réellement sécuriser les manifestations et ceux qui les encadrent. Il convient, dès lors, de réfléchir à la globalité du dispositif. C’est ainsi que nous proposons un triptyque de mesures.
D’abord, nous demandons l’arrêt immédiat de l’usage des lanceurs de balles de défense, pour cause de santé publique et d’atteintes graves à l’intégrité physique des manifestants.
Ensuite, nous voulons une plus grande transparence des données relatives à l’usage des armes. Sans le travail des journalistes et spécialistes sur la question, nous n’aurions aucun chiffre fiable – l’exécutif ayant attendu des semaines – sur l’utilisation de ces armes. Or le manque de transparence du pouvoir nuit autant à notre démocratie qu’à l’analyse de la situation.
Enfin, il est temps de mener une réflexion poussée sur nos doctrines de maintien de l’ordre et de formation des forces de sécurité. Nous souhaitons que s’engage à cet égard une réflexion à long terme : nous proposons que le Gouvernement remette au Parlement un rapport détaillé et documenté sur les stratégies de désescalade et de pacification à mettre en œuvre dans le cadre du maintien de l’ordre. Nous pouvons nous appuyer sur de nombreux exemples européens pour revoir notre doctrine actuelle, préjudiciable au droit fondamental de manifester.
Au surplus, comme le rapport de la commission le souligne à maintes reprises, le cadre d’utilisation et d’intervention est si peu lisible et si difficile à mettre en œuvre qu’il nuit aux conditions de travail des agents, qui ne sont pas assez formés et se retrouvent démunis face à un climat de tension qui ne cesse de s’intensifier.
Ainsi, l’usage exagéré des lanceurs de balles de défense produit l’effet inverse de sa vocation : il représente le premier obstacle entre forces de l’ordre et manifestants.
Aujourd’hui, il faut donc dire « stop » au LBD 40. C’est une mesure d’urgence ! En effet, même si la doctrine d’emploi de cette arme et son encadrement juridique sont précis, les conditions de son utilisation demeurent sujettes à caution. Son usage est circonscrit en théorie, mais cela, non plus que le caractère d’absolue nécessité, n’est vérifié en pratique ni par les manifestants ni par les journalistes présents.
Les ordres donnés, la désorganisation et le manque de formations sont, pour une bonne part, à la source des difficultés.
Les effectifs de policiers et gendarmes formés aux situations de maintien de l’ordre ne sont pas suffisants. Résultat : on doit recourir à l’emploi d’unités dont ce n’est pas la fonction. Je pense notamment aux unités formées à la lutte contre les violences urbaines, les brigades anti-criminalité : elles sont formées à l’interpellation, non à l’action collective pour circonscrire les débordements de manifestants.
Sur les 13 460 tirs de balles de défense effectués par toutes les unités de la police nationale, 85 % sont dus aux unités civiles présentes sur le périmètre, non aux CRS, dont le maintien de l’ordre et l’utilisation des LBD 40 dans ce cadre sont la fonction. Pis, de l’aveu de certains policiers, des LBD sont mis entre les mains d’agents qui n’ont jamais touché une arme, notamment celle-là… La formation dont nous parlons, hors unités spécifiques de maintien de l’ordre, consiste à tirer cinq balles tous les trois ans, sans mise en situation réelle ni cible mouvante. Nos manifestations sont donc encadrées par des agents qui ne sont pas formés au maintien de l’ordre et dont on peut douter qu’ils maîtrisent l’arme qu’ils portent.
Les unités sont disparates et épuisées ; leur commandement entre compagnies n’est pas unifié, et elles se gênent mutuellement. Des policiers nous ont dit : « On nous fait faire des erreurs », « la BAC nous gêne dans notre action », « sur le terrain, nous n’avons aucune vision d’ensemble », « nous n’avons pas l’impression de commettre des actes illégaux ».
Le manque d’effectifs et de formation des forces de l’ordre perturbe gravement la stratégie traditionnelle d’évitement entre la police et les manifestants.
À cela, un seul bilan : la mise en danger des forces de l’ordre et des manifestants. Ces conditions de travail inadmissibles pèsent sur nos forces de l’ordre et créent des drames dans nos rues.
Nous avons été alertés de nombreuses fois sur l’usage des lanceurs de balles de défense, dès 2009, via une pétition en ligne. Sur le terrain législatif, une proposition de loi, déposée la même année, visait l’interdiction des armes de quatrième catégorie, dont le flash-ball, contre les attroupements et les manifestations.
Nous avons mis en débat, en 2015, notre proposition de loi visant à instaurer un moratoire sur l’utilisation et la commercialisation d’armes de quatrième catégorie et à interdire leur utilisation par la police et la gendarmerie contre les attroupements ou manifestations.
Nombreux sont celles et ceux qui se mobilisent aujourd’hui pour dénoncer les conditions d’usage et les répercussions du LBD 40. Après plusieurs rapports de la CNDS, le Défenseur des droits recommande d’interdire l’usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, quelle que soit l’unité susceptible d’intervenir ; il demande la suspension de l’emploi de cette arme dans les manifestations à venir. Le préfet de police de Paris a lui aussi préconisé l’abandon de cette arme.
Devant les ravages massifs causés par cette arme depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », des soignants se mobilisent également. Un professeur de neurochirurgie nous a ainsi alertés sur la gravité des blessures constatées.
Le 14 février, des experts de l’ONU ont dénoncé l’usage excessif de la force lors des manifestations. Le Conseil de l’Europe et sa commissaire aux droits de l’homme ont suivi. Hier, c’est Michelle Bachelet, haut-commissaire des Nations unies, qui a exigé une enquête approfondie sur tous les cas rapportés d’usage excessif de la force.
Mes chers collègues, il est grand temps de stopper la dérive actuelle et de restaurer l’image qui doit être celle de la France : la patrie des libertés et des droits de l’homme ! C’est pourquoi je vous propose, avec mon groupe, d’adopter cette proposition de loi, qui, j’y insiste, n’est pas dirigée contre les policiers, mais vise à les protéger eux aussi. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à Mme le rapporteur.
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, à la faveur de l’examen de la proposition de loi de Mme Éliane Assassi et des autres membres du groupe CRCE, le Sénat est conduit à se prononcer sur un sujet qui, depuis quelques semaines, divise dans le débat public : l’usage des lanceurs de balles de défense dans les opérations de maintien de l’ordre.
Notre débat s’inscrit dans un contexte de fortes tensions, que nous ne saurions ignorer dans le cadre de nos échanges. En effet, voilà maintenant seize semaines que nous assistons, sur l’ensemble du territoire, à des manifestations hebdomadaires qui s’accompagnent d’actes de violence et de dégradations sans précédent. Outre des dégâts matériels d’une ampleur inédite, un nombre malheureusement important de blessés est à déplorer, du côté des manifestants comme des forces de l’ordre.
Dans ce contexte pour le moins inédit, beaucoup s’interrogent, légitimement, sur l’adéquation de la doctrine française de maintien de l’ordre.
Il est certain que les événements récents appelleront des évolutions. C’est d’ailleurs dans cette optique que le Sénat a adopté, dès le mois d’octobre dernier, une proposition de loi visant à prévenir et sanctionner les violences lors des manifestations, proposition qui reviendra en discussion dans notre hémicycle la semaine prochaine.
La proposition de loi soumise à notre examen s’inscrit assurément dans ce débat, mais elle adopte un angle précis, en mettant l’accent uniquement sur la réduction de l’usage de la force par les forces de l’ordre. Comme vient de l’expliquer Mme Assassi, l’objet de ce texte est triple.
Il s’agit d’abord d’interdire l’utilisation des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre.
La proposition de loi vise ensuite à renforcer la transparence sur l’usage des armes par les forces de l’ordre, en ouvrant au public le traitement relatif à l’usage des armes, qui recense l’ensemble des cas d’usage par les agents de police.
Enfin, elle prévoit la remise d’un rapport au Parlement sur les avantages et les inconvénients de chaque type de doctrine au niveau européen et sur les alternatives à mettre en œuvre dans notre pays pour pacifier le maintien de l’ordre dans le cadre des manifestations.
S’il soulève un débat essentiel, ce texte n’en présente pas moins d’importantes limites, qui ont conduit la commission des lois à ne pas l’adopter. Avant même de se pencher sur l’opportunité des dispositifs proposés, notre commission a relevé que le texte soulevait des difficultés d’ordre juridique. En effet, la plupart de ses dispositions ne relèvent pas du domaine de la loi, mais du domaine réglementaire. Ainsi en est-il de la liste des armes susceptibles d’être utilisées dans le cadre du maintien de l’ordre, ainsi que des conditions d’accès au fichier relatif à l’usage des armes. Surtout, il est apparu à notre commission que les dispositifs proposés présentaient des difficultés importantes sur le fond.
Avant tout, il me semble nécessaire de s’attarder quelques instants sur le cadre juridique d’usage du LBD, qui fait trop souvent l’objet d’approximations.
Le LBD ne constitue pas, contrairement aux idées reçues, une arme en libre-service, utilisée à la légère. Bien au contraire, comme l’a rappelé récemment le Conseil d’État, son emploi dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre est strictement encadré.
M. David Assouline. Plus de 13 400 tirs : vous parlez d’un encadrement…
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteur. De fait, deux usages précis sont prévus par le code de la sécurité intérieure.
Le premier, dit collectif, est spécifique aux opérations de maintien de l’ordre : le recours au LBD est autorisé lorsque, à l’occasion d’un attroupement sur la voie publique, des voies de fait ou des violences sont commises à l’encontre des forces de l’ordre, ou lorsque celles-ci ne sont pas en mesure de protéger le terrain qu’elles occupent. Le LBD est alors utilisé en groupe, par l’ensemble de l’unité, sur décision du commandement.
Le second usage, dit individuel, repose sur le régime général d’usage des armes par les forces de sécurité intérieure : le LBD peut alors être utilisé, y compris dans le cadre d’une manifestation, lorsque l’usage de l’arme létale est légitime. Il s’agit, par exemple, des cas de légitime défense, d’état de nécessité et de périple meurtrier.
En revanche, le LBD ne peut pas être utilisé – j’y insiste – par les unités de maintien de l’ordre en vue de disperser un attroupement après sommations. Son usage est purement défensif.
Outre ce cadre légal et réglementaire, une instruction fixe de manière claire et précise la doctrine d’emploi du LBD. Elle prohibe notamment le tir à la tête, ainsi que le tir contre des personnes présentant des signes de vulnérabilité.
On ne peut nier que l’usage du LBD, jusque-là assez réduit, a beaucoup progressé au cours des dernières semaines, entraînant parfois des blessures importantes. Selon les informations communiquées à la commission, alors que 6 284 tirs de LBD ont été recensés au sein de la police nationale en 2017, 13 460 tirs ont été dénombrés entre le 17 novembre 2018 et le 5 février 2019. Depuis le début des manifestations des « gilets jaunes », un millier de tirs de LBD ont été effectués par les escadrons de gendarmerie mobile, contre une cinquantaine seulement en 2017.
Pour autant, cet usage massif et, disons-le, principalement conjoncturel ne justifie pas que le recours à cette arme soit interdit. Il est essentiel de ne pas confondre l’usage légitime et légal d’une arme, qui est toujours susceptible de blesser, avec le mésusage de la force. Constater des blessures, aussi graves soient-elles, ne suffit pas à établir que l’emploi de l’arme était illégitime. L’existence d’éventuelles dérives personnelles dans l’usage des LBD, qu’il appartient à la justice de condamner fermement, ne justifie pas davantage d’interdire l’emploi de cette arme.
Si l’on ne peut que regretter que l’usage du LBD puisse, dans certaines circonstances, provoquer des blessures parfois d’une gravité certaine, force est de constater que le nombre de blessures liées à des lanceurs de balles de défense demeure réduit par rapport au nombre de tirs effectués.
M. David Assouline. Évidemment, vu le nombre de tirs !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteur. Sur les 13 460 munitions utilisées dans le cadre des manifestations sur la voie publique entre novembre 2018 et février 2019, l’Inspection générale de la police nationale n’aurait été saisie que de cinquante-six cas de graves blessures. Surtout, la plupart des personnes que j’ai auditionnées s’accordent à dire – je pense que M. le secrétaire d’État abondera en ce sens – que l’interdiction pure et simple des lanceurs de balles de défense, sans aucune alternative, risquerait de déstabiliser l’organisation des opérations de maintien de l’ordre.
M. François Grosdidier. Absolument !
Mme Éliane Assassi. Que le Gouvernement propose des alternatives !
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteur. Le lanceur de balles de défense est une arme de force intermédiaire nécessaire à la mise en œuvre d’une réponse graduée et d’un usage proportionné de la force. En interdire l’usage reviendrait à supprimer un échelon dans l’arsenal des moyens à la disposition de nos forces de l’ordre, avec deux risques : inciter au contact direct entre manifestants et forces de l’ordre, qui n’est pas de nature à réduire le nombre de blessés, et induire un recours plus fréquent à l’arme létale.
Pour ces mêmes raisons, la Cour européenne des droits de l’homme exige la mise en œuvre d’une réponse graduée et d’un usage proportionné de la force dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre. Dans un arrêt de 1998, elle a ainsi condamné la Turquie pour n’avoir pas doté ses forces de police d’autres armes que les armes à feu et, ainsi, ne pas leur avoir laissé d’autre choix que d’utiliser leurs armes létales à l’occasion d’une manifestation.
Si ces arguments plaident pour le maintien de l’usage du LBD, il demeure toutefois essentiel de s’assurer de la bonne utilisation de celui-ci et du strict respect du cadre juridique. À cet égard, je tire de mes auditions le constat de quelques marges d’amélioration possibles pour perfectionner l’usage du LBD.
Tout d’abord, nombreux sont ceux qui appellent à une amélioration de la formation à l’usage de cette arme : l’obligation d’entraînement tous les trois ans est jugée insuffisante par de nombreux policiers et gendarmes.
Par ailleurs, si la mise en place de caméras mobiles pour documenter l’usage de cette arme constitue une avancée importante, il m’a été indiqué que des améliorations techniques mériteraient d’y être apportées pour les rendre complètement opérationnelles.
Monsieur le secrétaire d’État, ces éléments nous paraissent essentiels : nous sommes intéressés de vous entendre sur les réflexions envisagées par vos services sur le sujet.
Pour finir, je résumerai en quelques mots la position de notre commission sur les deux autres articles du texte.
Comme l’interdiction du LBD, l’ouverture au public du traitement relatif à l’usage des armes est porteuse de risques pour les forces de l’ordre. Outre les difficultés qu’elle soulève en termes de protection des données personnelles, elle pourrait conduire à rendre publiques des données relatives aux conditions d’intervention des forces de l’ordre, ce qui risquerait de fragiliser leur action. De plus, ouvrir ce traitement ne donnerait qu’une vision partielle de l’usage des armes, car il ne concerne que la police nationale.
Enfin, par le biais d’une demande de rapport au Parlement, les auteurs de la proposition de loi invitent à repenser la doctrine française du maintien de l’ordre, en s’inspirant des modèles mis en œuvre dans d’autres pays européens. Le débat mérite d’être posé. Toutefois, les pistes esquissées par la proposition de loi ne paraissent pas de nature à répondre aux défis auxquels le dispositif français de maintien de l’ordre est aujourd’hui confronté. Contrairement à la conception communément admise, les doctrines fondées sur le principe de désescalade ne sont pas, en pratique, exemptes de tensions avec les forces de l’ordre. Un rapport de 2014 des inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales révèle ainsi que la doctrine allemande, souvent citée en exemple, est en réalité fondée sur une entrée en contact rapide avec les manifestants et s’accompagne d’un nombre élevé de blessés.
Pour l’ensemble de ces raisons, je vous invite, au nom de la commission des lois, à ne pas adopter cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Laurent Nunez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, depuis quelques semaines, le débat sur le maintien de l’ordre public se concentre sur une arme non létale employée par nos policiers et gendarmes : le lanceur de balles de défense, plus communément appelé le LBD.
Depuis des semaines, l’ordre public connaît des troubles majeurs. Ces troubles illustrent l’évolution à l’œuvre dans les manifestations de voie publique.
De plus en plus, la violence s’infiltre dans les manifestations, qui sont un mode d’expression démocratique, légitime et encadré. De plus en plus, à côté des manifestants pacifiques, les forces de l’ordre voient surgir des groupes ultraviolents, dont le seul objectif est de casser et de violenter. Matériel urbain, vitrines de magasins, symboles de la République, bâtiments et monuments, parfois permanences parlementaires : tout y passe ! Il s’agit aussi de s’en prendre aux forces de l’ordre, en leur qualité de représentantes de nos institutions, par tous les moyens : jets de projectiles, jets d’engins incendiaires ! Nous avons en tête ces terribles images, vues une première fois lors du mouvement de rue qui contestait la loi El Khomri. Nous avons aussi en tête ces terribles images d’un fonctionnaire de police transformé, le 1er mai 2017, en torche humaine, alors qu’il était là uniquement pour faire respecter la loi. Je pourrais également citer des événements plus récents, qui ont trait au mouvement dit des « gilets jaunes » : ces motards de la préfecture de police de Paris pris à partie sur les Champs-Élysées, le 22 décembre dernier, ou la scène ahurissante qui s’est déroulée sur la passerelle Senghor, début janvier.
Depuis le 17 novembre, il y a eu près de 1 500 blessés parmi les forces de l’ordre, qu’il s’agisse de policiers, de gendarmes ou même de pompiers. Depuis le 17 novembre, on a compté près de 80 dégradations majeures sur des bâtiments publics.
Nous ne parlons pas de manifestations pacifiques, déclarées, de gens qui expriment des revendications. Sur le terrain, nous sommes confrontés, policiers, gendarmes, à des individus extrêmement violents qui veulent en découdre et dont c’est apparemment la seule motivation. Ces violences, qui sont inqualifiables, inacceptables, transforment les manifestations en émeutes.
Il faut dire les choses clairement : les forces de l’ordre engagées sur ces manifestations savent que, presque systématiquement, elles seront confrontées à ce phénomène. Cela change tout : aux techniques de dispersion classique des cortèges, il faut substituer des techniques destinées à lutter contre des violences urbaines, contre des émeutes.
C’est dans ce contexte très particulier que doit se poser la question de l’armement mis à disposition des forces de l’ordre. Or la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui, si elle était adoptée, priverait ces forces de l’ordre d’un moyen devenu nécessaire pour dissiper les violences et contenir les débordements.
Cela étant, je veux le dire clairement, comme Mme la rapporteure l’a rappelé, le LBD n’est pas une arme anodine. Nous avons tous à l’esprit quelques images dures de blessures parfois très graves. C’est pourquoi son emploi est strictement encadré. Les forces de l’ordre agissent, en effet, dans un cadre légal précis et sont guidées par deux principes fondamentaux : l’absolue nécessité et la stricte proportionnalité, qu’elles interviennent en légitime défense ou pour disperser un attroupement. Il s’agit toujours de contenir les individus les plus agressifs et de les disperser, en évitant d’attiser la violence et en préservant ainsi ceux qui veulent, eux, porter leurs revendications pacifiquement.
Jamais ce gouvernement n’a dissuadé de manifester ! La preuve, tous les samedis, nous encadrons des manifestations et des mouvements.
M. David Assouline. Avec la loi anticasseurs ?
M. Laurent Nunez, secrétaire d’État. L’utilisation du lanceur de balles de défense constitue une réponse graduée et proportionnée à la multiplication des situations de danger. Ainsi, lors d’opérations de maintien de l’ordre, il ne peut être fait usage du LBD que si des voies de fait ou des violences sont commises contre les forces de l’ordre ou pour leur permettre de protéger une position. Comme je vous l’ai dit en débutant mon propos, cette situation devient malheureusement courante.
J’ajoute que les fonctionnaires dotés de ce matériel sont formés et habilités. Ils doivent respecter un protocole précis, en termes de distance et de visée. Si ce protocole n’est pas respecté, c’est qu’un manquement est commis. Dès lors, il y a une enquête et le manquement doit être sanctionné.
Puisque j’en viens à la question des fautes, j’aimerais dire deux choses.
D’abord, tout soupçon de manquement entraîne une enquête et une sanction si une faute est établie.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Avec quel résultat ?
M. Laurent Nunez, secrétaire d’État. C’est vrai pour l’emploi des LBD comme pour toutes les actions de nos forces de l’ordre. Ces forces de l’ordre sont systématiquement soumises au contrôle des différentes inspections générales et, le cas échéant, de la justice.
En la matière, un certain nombre d’enquêtes ont été ouvertes ces dernières semaines auprès de l’Inspection générale de la police nationale et de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale, notamment pour des faits allégués de mauvais usage de LBD. Au total, depuis le début du mouvement dit des « gilets jaunes », on compte environ 2 200 blessés parmi les manifestants et 83 enquêtes en cours à I’IGPN et à l’IGGN impliquant des faits qui ont fait intervenir des tirs de LBD.
Mme Éliane Assassi. Et ?
M. Laurent Nunez, secrétaire d’État. Chaque tir étant précisément enregistré, nous savons qu’il y a eu 13 095 tirs de LBD depuis le début du mouvement.
Cependant, comme je vous le disais, cette arme n’est pas anodine et la sécurité de tous est notre priorité. C’est pourquoi nous avons pris des mesures. Ainsi, le ministre de l’intérieur a notamment exigé que tous les policiers et les gendarmes munis de LBD soient dotés de caméras-piétons pour pouvoir vérifier systématiquement le bon usage de l’arme et, surtout, contextualiser cet usage pour s’assurer qu’il a été effectué dans des conditions réglementaires.
Certains posent néanmoins encore une question : pourquoi le choix du LBD ?
D’abord, j’ai beaucoup entendu que le LBD était une forme d’exception française, une arme qui ne serait utilisée que dans notre pays : c’est faux ! D’autres polices l’utilisent. En Espagne, en Croatie, en Bulgarie ou encore en Slovénie, les forces de sécurité intérieures sont dotées de LBD. (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Ensuite, nous avons fait le choix en France, dans notre doctrine de maintien de l’ordre, de la distance quand il n’y a pas d’exactions et de violences. Dans un premier temps, les forces de l’ordre ne vont pas au contact et cherchent, au contraire, à ne pas exciter les violences en évitant autant que possible le corps à corps et en dissipant les violences à distance.
Enfin, le LBD ne peut être pris en compte séparément des autres matériels. C’est un ensemble d’outils, d’armes qui sont mis à disposition : gaz lacrymogènes, canons à eau, dispositifs de désencerclement. Chacun est destiné à répondre à une situation particulière, dans des circonstances précises que les retours d’expériences ont permis d’identifier. Le LBD répond, dans ce cadre, à cet ancrage dans la violence de certains groupes d’émeutiers, à la multiplication des situations dans lesquelles les policiers ou les gendarmes se trouvent aux limites de la légitime défense.
Si nous supprimions les LBD, il ne resterait, dans bien des cas, que le corps à corps ou l’usage des armes de service. Je ne crois pas que nous souhaitions de telles alternatives.
Mesdames, messieurs les sénateurs, j’aimerais que l’on ne se méprenne pas. S’il n’y avait pas de violences, il n’y aurait de blessés ni chez les manifestants ni chez les forces de l’ordre.
Mme Éliane Assassi. Et pourquoi pas, pas de manifestation !
M. Laurent Nunez, secrétaire d’État. S’il n’y avait pas de casseurs, s’il n’y avait pas d’agresseurs, il n’y aurait aucun tir de LBD.
M. François Grosdidier. Très juste !
M. Laurent Nunez, secrétaire d’État. Je serai le premier à être rassuré lorsque les forces de l’ordre n’auront plus à utiliser les LBD. Cela voudra dire que les manifestations ont retrouvé leur calme et que les casseurs ont perdu. Mais tant qu’il y aura des individus ultraviolents pour se glisser dans les cortèges, nous devrons assurer la sécurité des Français et garantir la protection des manifestants et des biens. Nous devons être vigilants et exigeants. Nous devons sans cesse vérifier que les règles d’emploi des LBD sont respectées, mais nous ne pouvons pas nous permettre de retirer à nos policiers et à nos gendarmes un moyen utile et nécessaire pour le maintien du bon ordre républicain.
Cette proposition de loi, si elle était adoptée, pourrait avoir des conséquences dangereuses pour la sécurité des Français et, en premier lieu, la sécurité des manifestants. Vous comprendrez donc que le Gouvernement s’y oppose.
Avant de conclure, j’évoquerai la possibilité d’accéder au système qui enregistre chacun des tirs de LBD. La police nationale dispose en effet d’un système informatique qui enregistre les tirs de LBD. Il s’agit d’une application purement interne, réservée à l’Inspection générale de la police nationale, à la hiérarchie des policiers. Elle comporte un certain nombre de données personnelles, qui sont protégées ; il n’est bien évidemment pas possible de les rendre publiques.
Je voudrais également évoquer la doctrine de la désescalade dont on entend souvent parler. À titre personnel, je ne sais pas ce que c’est. Il est impossible d’engager une procédure de désescalade quand on a affaire à des manifestations violentes, à des casseurs.
La désescalade existe dans notre droit : cela s’appelle la déclaration de manifestation. (Protestations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain.) Cela suppose de se rendre en préfecture, d’y expliquer l’itinéraire choisi et d’exposer le service d’ordre qui sera respecté.
La désescalade, ce sont les contrôles préventifs que nous mettons en place en amont pour éviter que des casseurs et des individus violents n’arrivent avec des armes par destination dans les manifestations. Ça, c’est de la désescalade et cela existe en droit français ! C’est ce que nous mettons en place tous les samedis lors de chacune des manifestations des « gilets jaunes ». Nous arrivons à détecter des armes par destination grâce aux contrôles préventifs. Les interpellations faites en amont pour empêcher ces individus de se rendre à ces manifestations pour y commettre des violences relèvent de la désescalade.
Concernant la doctrine de maintien de l’ordre, elle est établie. Oui, cette doctrine a évolué depuis le 1er décembre, date à partir de laquelle nous avons été systématiquement confrontés à des individus violents qui commettent des exactions ! Les forces de l’ordre savent qu’elles ne doivent en tolérer aucune. Dès qu’il y a des violences, elles interviennent pour y mettre un terme. C’est ce qu’on attend d’une police et d’une gendarmerie républicaines, que vous appelez de vos vœux, madame Assassi. Et je peux vous confirmer que notre police et notre gendarmerie sont bien républicaines ! Elles interviennent pour mettre un terme à des violences qui sont inacceptables dans notre pays, des violences bien éloignées du droit de manifester auquel nous sommes très attachés et que nous protégeons par ailleurs.
Vous comprendrez donc que le Gouvernement émettra sur cette proposition de loi un avis défavorable. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Françoise Gatel, ainsi que MM. Jean-Claude Requier et Alain Richard applaudissent également.)
M. François Grosdidier. Bravo, monsieur le secrétaire d’État !
M. le président. La parole est à Mme Maryse Carrère.
Mme Maryse Carrère. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui poursuit un objectif en partie légitime, celui de faire la lumière sur les conditions réelles d’utilisation des lanceurs de balles de défense dans le contexte des manifestations et les risques liés à cette pratique. Tel est l’objet de son article 2. Cet article fait directement écho aux objections que l’on a vu se multiplier ici et là, suite aux violences et aux dégradations qui ont été constatées lors des manifestations de « gilets jaunes ». Les préoccupations relayées par des institutions et des observateurs, comme le Défenseur des droits ou la Ligue des droits de l’homme, sont celles de nombreux de nos concitoyens désireux d’exercer leur droit de manifestation en toute sécurité. Elles doivent donc être entendues et prises en compte par les autorités chargées de maintenir l’ordre.
Après un lent mouvement de pacification des cortèges, qui a participé à leur légitimation et leur a permis de peser dans l’histoire sociale de notre pays, nous observons, depuis quelques décennies, une recrudescence des violences liées aux manifestations, qui sont le fait de petits groupuscules violents. Il y a quelques années encore, le climat pacifique des mobilisations populaires était tel que l’on pouvait y apercevoir des familles, des enfants. Les bilans étaient plus au décompte des manifestants que des infractions constatées.
Ce qu’on appelait hier les « ligues » sont devenues les « Black Blocs » aujourd’hui. Il s’agit d’individus bien entraînés, cagoulés et équipés d’objets susceptibles d’être utilisés comme des armes. Ils sévissent au milieu de manifestants pacifiques et provoquent nos forces républicaines. À ces comportements s’y agrègent d’autres plus erratiques, opportunistes, de casseurs et de pilleurs qui s’attaquent au bien public, au mobilier urbain et aux commerces.
Pour qui n’a pas à endosser l’uniforme chaque samedi et à mettre en balance la protection de son intégrité physique, celle de ses collègues et l’utilisation d’armes engageant sa responsabilité personnelle et celle de l’institution policière, l’équation peut sembler simple. Nous tenons, au contraire, à réaffirmer notre confiance en nos forces de maintien de l’ordre et en leur sincérité à vouloir exercer leur mission dans l’intérêt de tous les Français, sans servir telle ou telle intention obscure.
Il serait dangereux de laisser croire, comme le déclarait ironiquement Louis-Philippe, que « La République a de la chance, elle peut tirer sur le peuple ». Si la République n’a pas vocation à le faire, la désarmer pourrait la faire vaciller ! D’ailleurs, force est de constater que l’utilisation d’armes non létales est aujourd’hui plus polémique que celle d’armes létales. L’armement de forces de sécurités privées qui s’est renforcé sous le précédent quinquennat a suscité peu de réactions. Aujourd’hui, les alternatives ne sont malheureusement pas pléthoriques. Du fait de cette contrainte, nous ne sommes pas favorables à une interdiction pure et simple des lanceurs de balles de défense, comme le dispose l’article 1er de la proposition de loi.
Pour autant, le débat sur l’adaptation du maintien de l’ordre doit se poursuivre. Il devient urgent de retisser le lien entre les autorités et les services d’ordre des organisateurs de manifestations, lorsqu’ils existent, de même que les agents sur le terrain et les manifestants. La fragilisation des syndicats n’est pas un phénomène totalement étranger à la montée des violences que l’on observe dans les cortèges.
Plusieurs de nos voisins européens ont expérimenté de nouvelles techniques ou outils de maintien de l’ordre visant à renforcer l’information des personnes manifestant pacifiquement, afin de permettre une interpellation plus efficace des individus violents. On pense, par exemple, au recours à des panneaux permettant de diffuser des messages de dispersion.
Par ailleurs, l’entraînement au maniement de ces armes, si leur utilisation était pérennisée, devrait à l’évidence être renforcé pour tous les agents susceptibles de manipuler les lanceurs de balles de défense, pas seulement les compagnies républicaines de sécurité. Les règles d’utilisation ont considérablement été renforcées par les instructions des 27 juillet et 2 août 2017 du ministre de l’intérieur, comme l’a noté le Conseil d’État dans son ordonnance du 1er février 2019. Depuis celle du 23 janvier 2019, s’y ajoute également l’obligation de filmer l’utilisation des LBD, obligation qui, sur le terrain, apparaît difficile à mettre en œuvre.
La création d’une commission d’enquête pour examiner ces questions aurait peut-être été plus pertinente. Le groupe du RDSE avait d’ailleurs déposé, en 2008, une proposition de résolution en ce sens s’agissant des Taser. C’est la raison pour laquelle le groupe du RDSE votera en majorité contre cette proposition de loi. Certains s’abstiendront ou voteront pour, comme nos deux collègues écologistes. (MM. Jean-Claude Requier et Alain Richard applaudissent.)
M. le président. La parole est à Mme Françoise Gatel.
Mme Françoise Gatel. Je salue, sans ironie aucune, l’initiative de nos collègues du groupe CRCE visant à évoquer la dérive de manifestations en affrontements que notre pays – vous avez raison, madame la présidente Assassi – ne peut plus supporter. Je crains toutefois de vous déplaire en exposant l’avis que je formulerai tout à l’heure.
Le texte proposé comprend deux volets principaux : la réflexion sur la mise en œuvre de mesures alternatives à l’usage de la force dans les opérations de maintien de l’ordre et l’interdiction des lanceurs de balles de défense dans ce même cadre.
Depuis quelque temps, dans le sillage des manifestations liées à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à la loi Travail et, plus récemment, du mouvement dit des « gilets jaunes », l’État est confronté à une augmentation significative des violences. Parfois très agressives, ces violences visant les biens, voire les symboles de la République, mais aussi les forces de l’ordre sont devenues récurrentes et, par moments, très provocatrices. Elles sont souvent le fait d’individus qui instrumentalisent dangereusement le droit à manifester et qui nuisent, par leurs actes, à l’image de ceux et celles qui expriment très légitimement, en manifestant, leurs revendications et opinions.
Cette situation préoccupante conduit à s’interroger sur l’adéquation entre les pratiques actuelles du maintien de l’ordre pour prévenir les débordements et la nécessaire garantie du libre exercice du droit de manifester, eu égard à ce que je définirai comme la professionnalisation de l’affrontement violent et qui s’apparente à une forme de guérilla urbaine. Cette réflexion sur l’organisation des opérations doit naturellement intégrer une attention particulière aux conditions de l’octroi de l’habilitation à user de cette arme, notamment en termes de formation initiale, mais aussi quant à l’exigence de tirs d’entraînement par la suite, qui paraissent aujourd’hui assez insuffisants. Cependant, une telle réflexion nécessite du temps, et les conclusions ne peuvent être déduites avant l’aboutissement de cette évaluation. Je ne doute d’ailleurs pas, monsieur le secrétaire d’État, que face à la récurrence, à l’évolution de ces affrontements violents et de leurs formes, le Gouvernement n’ait déjà engagé une démarche d’évaluation.
Le deuxième volet de cette proposition de loi porte sur l’interdiction de l’usage des lanceurs de balles de défense. Il convient de rappeler que les lanceurs de balles de défense constituent une arme de force intermédiaire à l’usage strictement encadré. Ils visent non le manifestant que je qualifierai « d’ordinaire », mais celui que j’appellerai le « fauteur de troubles ».
L’usage de cette arme est conditionné à une absolue nécessité et à un déploiement proportionné. Ainsi, l’utilisation de ces armes, faut-il le rappeler, n’intervient que lors d’une situation extrêmement dégradée. Elle obéit à une procédure très spécifique.
Il s’agit d’une arme de riposte et de défense qui ne peut être employée que pour disperser un attroupement, après des sommations prononcées par des autorités habilitées ou, à titre dérogatoire, lors de situations d’urgence ou d’agressions violentes qu’il n’est pas besoin ici de décrire, compte tenu des nombreuses images et scènes d’agressions violentes des agents des forces de l’ordre.
Prévoir une interdiction de cette arme intermédiaire sans prévoir d’alternative est de nature à déstabiliser brutalement, soudainement et dangereusement l’organisation des opérations de maintien de l’ordre telles qu’elles existent aujourd’hui. En effet, retirer un échelon intermédiaire dans la palette des armes autorisées ferait forcément défaut dans la nécessaire gradation de la réponse que les forces de l’ordre se doivent d’apporter. On encourrait alors vraisemblablement deux écueils, qui sont le contraire de votre intention, madame la présidente Assassi : un risque de recours plus fréquent à une arme létale et une difficulté renforcée – et très sérieuse – à éviter le contact direct, souvent source de violences, entre forces de l’ordre et manifestants.
Enfin, il apparaît que la plupart des dispositions proposées, en particulier l’article 1er, relèvent non du domaine de la loi mais du domaine réglementaire.
Il nous semble que cette proposition de loi n’est pas de nature à répondre à l’objectif annoncé : l’apaisement de l’organisation du maintien de l’ordre. Elle ne saurait davantage répondre aux formes d’agressions violentes très organisées auxquelles nos forces de l’ordre doivent faire face. Je citerai l’exemple des stages de formation à la guérilla urbaine, organisés à Notre-Dame-des-Landes par des zadistes, et qui posent question.
Je voudrais redire ici le profond attachement des centristes au respect des libertés individuelles et, donc, du droit à manifester et, en même temps, notre soutien sans faille aux forces de l’ordre qui protègent nos libertés et les manifestants. Ces forces de l’ordre doivent, elles aussi, être protégées et disposer des moyens nécessaires à l’exercice de leur mission au service de la démocratie.
Vous l’aurez deviné, le groupe Union Centriste ne votera pas cette proposition de loi. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre Louault applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Dany Wattebled.
M. Dany Wattebled. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la situation sociale particulière dans laquelle se trouve notre pays ainsi que la multiplication des violences et des exactions en marge des manifestations des « gilets jaunes » ont occasionné depuis plusieurs mois un usage plus important des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre. La médiatisation de certains cas de blessures attribuées à l’utilisation de lanceurs de balles de défense, blessures que l’on ne peut que regretter, a conduit à une remise en cause de cette arme de force intermédiaire. Dès lors, s’interroger sur l’adéquation des dispositifs de maintien de l’ordre peut apparaître pertinent dans un contexte social et sécuritaire difficile.
La proposition de loi que nous examinons cet après-midi vise à interdire immédiatement l’usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre. Elle tend également à permettre une plus grande transparence des données relatives à l’usage des armes par les policiers : le lendemain de chaque manifestation durant laquelle les forces de l’ordre ont fait usage de leurs armes, le traitement relatif au suivi de l’usage des armes serait ainsi rendu accessible au public. Enfin, elle demande au Gouvernement la remise d’un rapport au Parlement qui serait « détaillé et documenté sur les avantages et les inconvénients de chaque type de doctrine au niveau européen, et sur les alternatives à mettre en œuvre dans notre pays pour pacifier le maintien de l’ordre dans le cadre des manifestations ».
Ce texte appelle toutefois un certain nombre de remarques.
En premier lieu, il présente des difficultés d’ordre juridique. La plupart des dispositions de la proposition de loi ne relèvent pas du domaine de la loi. Les conditions d’emploi des armes dans le cadre des opérations de maintien et de rétablissement de l’ordre et la description des armes pouvant être employées sont définies par voie réglementaire. La liste des armes susceptibles d’être utilisées est ainsi fixée par décret.
En deuxième lieu, l’article 2, qui ouvre au public le traitement relatif à l’usage des armes, présente un danger. En effet, non seulement cette disposition soulève des difficultés en termes de protection des données personnelles, mais elle pourrait également conduire à divulguer des données relatives aux conditions d’intervention des forces de l’ordre, risquant alors de fragiliser leur action.
En dernier lieu, l’application de l’article 3, qui vise à repenser la doctrine française du maintien de l’ordre en s’inspirant des modèles mis en œuvre par d’autres pays européens nécessite des travaux d’une certaine ampleur. Aussi, le délai de deux mois ne semble pas raisonnablement suffisant. En outre, notre doctrine française n’a rien à envier à celles qui sont mises en œuvre au sein des autres pays européens. Pour preuve, nos agents de police et de gendarmerie nationales sont régulièrement sollicités par d’autres États de l’Union européenne afin de former leurs propres forces de maintien de l’ordre. Enfin, certaines pistes apparaissent plus pertinentes pour guider la révision de la doctrine française de maintien de l’ordre. Ainsi, renforcer la judiciarisation a posteriori des actes de violence et de dégradation pourrait être privilégié.
Monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la doctrine française de maintien de l’ordre repose sur un maintien à distance des individus commettant des exactions.
Depuis plusieurs années, les lanceurs de balles de défense font partie intégrante de l’arsenal de maintien de l’ordre et leur usage est strictement encadré. Certes, l’utilisation de ces armes de force intermédiaire a récemment progressé dans de fortes proportions, mais cette augmentation s’explique par les violences sans précédent perpétrées à l’encontre des forces de sécurité intérieure dans le cadre des manifestations. Dès lors, pourquoi priver nos forces de l’ordre de l’usage d’une arme circonscrite à des finalités défensives et supprimer un échelon dans l’arsenal des moyens mis à leur disposition ? Pourquoi interdire l’usage de cette arme sans prévoir de la substituer par un autre équipement et prendre ainsi le double risque d’inciter au contact direct entre les manifestants et les forces de l’ordre et d’induire un recours plus fréquent à l’arme létale ?
Pour toutes ces raisons, l’ensemble du groupe Les Indépendants ne votera pas en faveur de ce texte. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre Louault applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Alain Richard.
M. Alain Richard. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, le débat qui se déroule sur l’initiative de nos collègues du groupe CRCE est tout à fait légitime. Il coïncide en effet avec une interrogation qui s’est développée au cours des dernières semaines dans notre société, donnant lieu à des échanges publics.
Au fond, ce débat nous amène principalement à prendre conscience et à rationaliser le changement de situation auquel nous avons assisté en matière d’ordre public et d’application du droit de manifester. Plusieurs collègues l’ont dit de façon tout à fait pertinente, ce changement n’a pas commencé avec le mouvement des « gilets jaunes ». Il est plus ancien et trouve son origine dans une série de mouvements de contestation.
Notre-Dame-des-Landes a été un marqueur très important du fait de sa durée et de la militarisation du comportement des occupants. En outre, depuis quatre ou cinq ans, nous avons assisté, lors de mouvements qui contestaient certaines législations sociales, aux dévoiements de manifestations par des groupes qui sont, en réalité, des combattants.
Ces mouvements sont venus très fortement perturber une longue tradition à laquelle nous nous sommes livrés, pour certains d’entre nous, à différents moments. C’était celle de manifestations de rue très encadrées qui faisaient l’objet, j’y insiste, d’une régulation partagée. Car ces manifestations, qu’elles soient pilotées plutôt par des organisations, disons humanitaires ou de défense des droits de la personne, ou qu’elles soient proposées plutôt par des organisations syndicales, avaient ce qu’on appelle couramment un service d’ordre. Ce qui importe surtout, c’est qu’elles suivaient une démarche de négociation et de partenariat préalables avec les forces de l’ordre. À Paris, les organisateurs s’adressaient à la préfecture de police, dont le très grand professionnalisme dans cette gestion partagée des manifestations était reconnu.
Ce à quoi nous devons maintenant nous confronter pour prendre des positions de responsabilités partagées en toute authenticité, c’est à la fréquence de manifestations qui débouchent sur des comportements organisés et agressifs de groupes venant à l’attaque des fonctionnaires et des militaires chargés du maintien de l’ordre.
Parallèlement à cela – je vais aborder ici un volet plus représentatif du dernier mouvement des « gilets jaunes » –, on observe un évitement de la faculté de déclaration de la manifestation et une défaillance quasi volontaire dans l’encadrement de ces manifestations. Il y a eu une perte de la conscience de la responsabilité qu’on prend en organisant une manifestation à laquelle participent des milliers ou des dizaines de milliers de personnes. En se retrouvant dans la rue sans être accompagnées de la moindre directive ou du moindre pilotage, le risque de les voir adopter des comportements problématiques est réel.
Le résultat, c’est cette contagion avec des manifestations qui débouchent sur des situations d’affrontements graves mettant très fortement en péril la sécurité des forces de l’ordre. De ce point de vue-là, j’ai l’impression de n’avoir pas entendu tout à fait les mêmes représentants des forces de l’ordre que les auteurs de la proposition de loi. En effet, nous avons été quelques-uns à dialoguer, autour de Mme la rapporteure, avec un éventail très large de syndicats de forces de police – évidemment, du côté de la gendarmerie, la forme de représentation était différente. Je le dis en toute honnêteté, aucune des organisations syndicales parmi celles qui devaient regrouper au total au moins les neuf dixièmes des fonctionnaires appelés à se prononcer sur le sujet n’envisageait sérieusement cette suppression des lanceurs de balles de défense.
Je suis obligé, au nom de mon groupe, de converger avec ce qu’ont dit plusieurs représentants de groupes et ce qu’exprime le rapport tout à fait argumenté de Mme Eustache-Brinio : la suppression de l’usage du lanceur de balles de défense, qui est le principal objet de la proposition de loi, signifierait la multiplication de situations de corps à corps et de mêlées violentes.
Mme Éliane Assassi. Faites des propositions !
M. Alain Richard. Je veux soumettre un autre sujet à la réflexion des auteurs de la proposition de loi : la légitimité des motifs de mobilisation n’a pas de rapport avec le choix des formes de manifestation.
Nous avons connu des manifestations à visée sociale ou ayant pour objet de défendre les droits de la personne extrêmement variées au cours des trente ou quarante dernières années. Il s’agissait de mobilisations intenses, au sein desquelles les manifestants exprimaient de fortes convictions, mais qui étaient totalement régulées. Ce n’est donc pas parce que, aujourd’hui, on observe au travers de certains comportements un dévoiement du droit de manifester que cela rend les motifs de manifester plus légitimes.
La seule réponse à cette difficulté est de maintenir un usage encadré et strictement proportionné de ces armes, conditionné à la nécessité impérieuse de renforcer les contrôles hiérarchiques, comme M. le secrétaire d’État l’a expliqué, et de conduire avec exigence les enquêtes après le signalement d’accidents.
Lorsque plusieurs dizaines d’incidents requièrent une investigation approfondie, j’ai bien peur que, compte tenu de la charge de travail que cela représente, si on veut que les conclusions de ces enquêtes soient sérieuses et incontestables, nous ayons à attendre encore plusieurs mois. Je me souviens l’avoir évoqué en commission : quand on parle d’une enquête de l’IGPN, on parle de semaines d’investigation ; quand on parle d’enquête judiciaire, il s’agit même de mois de travail.
Mme Assassi a très légitimement soulevé une autre difficulté, celle des effets induits par la sursollicitation des forces de l’ordre. Notre pays n’a pas calibré les effectifs de ses forces chargées du maintien de l’ordre public en fonction d’éventuelles situations insurrectionnelles. Le nombre d’escadrons de gendarmerie mobile et de compagnies républicaines de sécurité a été fixé, avec un minimum de réflexion et de responsabilité de la part des gouvernements successifs, en fonction de manifestations dont le déroulement est prévisible.
Aujourd’hui, du fait de l’accumulation de ces mouvements, il est vrai qu’une partie des opérations de maintien de l’ordre est assurée par des policiers dont ce n’est pas la mission première. Cela étant, ce problème nous concerne tous politiquement. Que faire ? Comment nous organiser ? Je me plais à constater qu’un grand nombre de représentants des différentes familles politiques du pays veulent participer et faire réussir le grand débat national, de manière à sortir de cette situation de confrontation de rue.
Au regard de ces enjeux et de ces préoccupations sérieuses et profondes, le dispositif de la présente proposition de loi ne me semble vraiment pas adapté. C’est ce qui nous conduit à partager entièrement les conclusions de notre rapporteure et, donc, à rejeter ce texte.
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi de débuter cette intervention en vous citant quelques noms : Guy, soixante ans, mâchoire fracturée par un tir de LBD le 1er décembre dernier ; Doriana, seize ans, menton fracturé par un tir de LBD le 3 décembre ;…
M. Jean-Claude Requier. Et les policiers ?
Mme Esther Benbassa. … Oumar, seize ans, front fracturé par un tir de LBD le 5 décembre ; Jérôme, quarante ans, éborgné par un tir de LBD le 26 janvier.
On compte 1 700 blessés chez les manifestants depuis le 17 novembre, parmi lesquels 94 blessés graves, dont 69 par des tirs de LBD.
Mme Françoise Gatel. N’oubliez pas les policiers !
Mme Esther Benbassa. Derrière l’impersonnel nombre des victimes, il y a des individualités, des vies, des quotidiens perturbés, des destins brisés par les violences policières.
Ces LBD sont d’une extrême dangerosité : leur force d’impact est de 200 joules, soit l’équivalent d’un parpaing de vingt kilos qui vous serait lâché sur le visage à un mètre de hauteur. Ces armes mutilent, estropient et défigurent nombre de nos concitoyens, et souvent non pas parce que ceux-ci étaient responsables de violences, mais plutôt parce que le policier auteur du tir n’a le plus souvent pas employé son équipement de manière adéquate.
À l’échelon national, c’est la voix du Défenseur des droits qui s’est élevée pour alerter de la dangerosité des armes sublétales. À l’échelon supranational, c’est d’abord le Parlement européen qui a dénoncé la disproportion avec laquelle nos forces de l’ordre répriment les mouvements sociaux. Le Conseil de l’Europe a ensuite critiqué notre usage des LBD, contraire aux droits humains. Enfin, ce mercredi, c’est l’ONU, par la voix de sa haut-commissaire aux droits de l’homme, qui demande une enquête approfondie sur les cas d’usage excessif de la force sur le sol français.
Alors qu’il devait à l’origine être employé dans des contextes de guérilla urbaine, le lanceur de balles de défense est aujourd’hui abusivement utilisé lors de manifestations.
En partant de ces constats, nous proposons l’interdiction immédiate du recours aux LBD dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, ainsi qu’une plus grande transparence dans l’utilisation d’autres armes par nos policiers.
Comment expliquer que nous soyons l’un des seuls États en Europe, avec la Grèce et la Pologne, qui permette encore à ses policiers d’utiliser des LBD contre ses manifestants ?
M. François Grosdidier. Des casseurs, pas des manifestants !
M. Jean-Pierre Grand. Aux États-Unis, ils tirent à balles réelles !
Mme Esther Benbassa. Nos voisins ne font-ils pas face à des violences citoyennes, notamment en Allemagne avec l’infiltration de néonazis dans les cortèges ? Pourtant, nombre de nos partenaires européens ont choisi une approche différente dans la gestion des violences. Ainsi, en Allemagne, enseigne-t-on aux forces de l’ordre la philosophie de la « désescalade ». (Mme Françoise Gatel s’esclaffe.) Celles-ci agissent en amont, afin de prévenir toute atteinte à l’ordre public. Chez nous, on laisse les Black Blocs et autres minorités violentes proliférer dans les cortèges avant d’intervenir une fois les méfaits commis. S’ensuivent alors des répressions généralisées sans la moindre distinction entre manifestants et casseurs.
En termes d’arsenal, alors que nous utilisons des armes susceptibles de blesser nos concitoyens, les Allemands se limitent à des dispositifs permettant de garder les foules à distance. De surcroît, nos méthodes pour contenir les violences créent une promiscuité oppressante, dont le nassage, qui ne peut qu’engendrer une escalade de la brutalité entre policiers et manifestants, ces derniers étant encerclés de toutes parts et n’ayant même pas la possibilité de quitter la manifestation par une rue adjacente. (Mme Françoise Gatel marque son désaccord.)
Ma chère collègue, même si vous n’êtes pas d’accord avec moi, évitez de faire des gestes ! Je vous remercie de m’écouter et de me laisser parler.
Mme Françoise Gatel. Je ne fais pas de gestes, je grimace !
Mme Esther Benbassa. Il faudrait que nous soyons capables de rétablir un échange constructif avec les manifestants en nous inspirant davantage des Peace Units en Hollande ou des « officiers de dialogue » en Suède. Il est d’ailleurs à noter que ces deux pays possèdent des forces de police presque désarmées et sont pourtant considérés comme plus « sûrs » que la France par le World Economic Forum. Preuve s’il en est que ce n’est pas par l’armement dissuasif qu’on instaure la paix sociale.
Prenant acte de ces différences, nous demandons au Gouvernement la remise d’un rapport sur les différentes doctrines de maintien de l’ordre qui existent en Europe, afin de nous en inspirer et d’améliorer nos propres dispositifs.
Une meilleure formation des gardiens de la paix et un meilleur encadrement de leurs pratiques seraient un premier pas pour éviter que, à l’avenir, de nouvelles violences incontrôlées ne soient perpétrées. Tirons des leçons des événements tragiques du passé, dont les morts de Malik Oussekine et de Rémi Fraisse.
Cette proposition de loi n’est pas une offense faite aux forces de l’ordre ni à leur travail. Il s’agit d’un texte d’apaisement, et nous espérons qu’il sera perçu comme tel. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Jérôme Durain.
M. Jérôme Durain. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, dans un débat d’une très grande importance pour le fonctionnement démocratique de notre République, en ayant à l’esprit la nécessité du maintien de l’ordre public et, dans le même temps, la nécessaire garantie des libertés publiques, notre groupe défendra trois idées fortes.
Nous exprimons d’abord un soutien sans réserve aux forces de l’ordre, engagées depuis plusieurs années, sur tous les fronts, dans des opérations complexes et usantes de maintien de l’ordre face au terrorisme, face à un regain des formes radicales de violence dans les manifestations.
Nous voulons aussi affirmer que la gravité des lésions suscitées par l’usage des LBD a atteint un niveau insoutenable pour notre société.
Enfin, nous adhérons à l’idée défendue par nos collègues communistes selon laquelle l’usage des LBD doit être prohibé dans le cadre du maintien de l’ordre et que des alternatives à cette arme doivent être recherchées au plus vite.
Le texte qui nous est proposé permet d’aborder une partie des problématiques de sécurité dans le pays en ce qui concerne le maintien de l’ordre. Il est difficile de décorréler son examen de la proposition de loi Retailleau-Castaner dont nous débattrons mardi.
S’agissant du texte de Mme Assassi, je tiens à saluer la position défendue par Mme la rapporteure, qui n’est pas dans le déni. En effet, celle-ci relève les possibilités d’amélioration en matière de formation des forces de l’ordre. Les syndicats des forces de l’ordre que nous avons auditionnés ont également insisté sur ce sujet, à tel point que nous nous interrogeons sur le rôle que les sénateurs pourraient jouer sur cette question. La rapporteure a raison quand elle pointe certains éléments d’imprécision juridique de la proposition de loi de Mme Assassi. Ce texte relève-t-il du domaine réglementaire ou du domaine législatif ? Je considère, pour ma part, qu’il relève avant tout du politique !
Premier constat, chers collègues : la confiance de nos concitoyens envers la police reste largement majoritaire. La marche pour la paix du 11 janvier 2015 avait parfaitement symbolisé cette relation avec des images remarquées d’hommage aux forces de l’ordre. Le Cevipof nous indique que la confiance de la population française envers la police est en légère hausse et s’élève à 74 % en 2018.
Plusieurs facteurs objectifs ont sans doute participé au réchauffement des relations entre la police et la société lors du dernier quinquennat : le nouveau code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie, entré en vigueur en 2014, a ainsi rendu obligatoire le port du matricule et encadré les palpations de sécurité. Rappelons d’ailleurs que c’est un autre socialiste qui avait mis en place le premier code de déontologie, le toujours respecté Pierre Joxe.
En juin 2016, toujours sous François Hollande, une expérimentation autour du port de mini-caméras a été lancée au sein de la police municipale. L’augmentation des effectifs, après un quinquennat Sarkozy qui les avait vus fondre de 12 000 hommes et femmes, a également constitué un complément nécessaire à ces mesures d’apaisement.
Durant la campagne de 2017, Emmanuel Macron avait donné l’impression de vouloir poursuivre sur cette voie, combinant à la fois le renforcement des moyens dédiés à l’amélioration des conditions de travail de nos forces de police et de gendarmerie et, « en même temps », l’amélioration des relations entre policiers, gendarmes et citoyens. Ainsi, promesse a été faite de recruter 10 000 policiers et gendarmes supplémentaires ; ces moyens supplémentaires ont été accompagnés d’une nouvelle police, dite « police de sécurité du quotidien », supposée être de proximité, mais à la création de laquelle la population n’a guère été associée. Ces promesses relevaient de bonnes intentions, mais, comme souvent dans le monde macroniste, la traduction en actes et l’accompagnement politique ont failli.
Ainsi, les nouveaux moyens humains alloués ne satisfont que partiellement les besoins des forces de l’ordre. Comme l’a très richement documenté la commission d’enquête sénatoriale relative à l’état des forces de sécurité intérieure, « les mesures ponctuelles prises ces dernières années n’ont pas enrayé la dégradation continue des conditions matérielles de travail – équipement et immobilier – des forces de sécurité intérieure ».
Il faut rappeler ici les conditions d’exercice des missions de maintien de l’ordre. Que nous disent les policiers ? Des stands de tir parfois hors d’âge, des conditions d’entraînement dégradées, même dans la région parisienne, des heures de formation insuffisantes et pourtant difficiles à consommer, ou encore la nécessité, notamment en province, de faire les « fonds de tiroir » en termes d’effectifs et de moyens matériels, quitte à mobiliser dans les manifestations des agents insuffisamment formés et sous-équipés. Des fonctionnaires de police nous racontaient hier encore comment un gradé avait dû aller chez Decathlon acheter sur ses fonds propres des casques et des genouillères pour ses hommes, faute d’équipements adéquats.
Aussi, l’objectif d’amélioration du lien police-population, passé au second plan dans le débat public dans le contexte terroriste, nous semble aujourd’hui nécessiter un traitement prioritaire. Les forces de l’ordre ont le sentiment d’être trop souvent pointées du doigt en cas de bavure supposée et trop peu soutenues en cas de violences dirigées contre elles.
Avec le groupe socialiste, nous avons rencontré hier des syndicats de forces de l’ordre. Ils nous ont indiqué que la première personne à avoir perdu l’usage d’un œil dans le mouvement dit des « gilets jaunes » était un policier. En tant que membres d’un parti de gouvernement, nous sommes pleinement conscients des exigences auxquelles ils sont soumis quotidiennement, de la mobilisation usante qu’ils assurent chaque week-end, du sacrifice qu’ils font pour protéger directement la République, ses symboles et ses représentants.
Parallèlement, et c’est évidemment le cœur de cette proposition de loi, nous avons une claire conscience des violences subies par certains de nos concitoyens civils. Documentées pour beaucoup sur les réseaux sociaux pendant la mobilisation des « gilets jaunes », celles-ci sont restées absentes du champ médiatique pendant plusieurs semaines.
L’accumulation malheureuse de ces violences a conduit journaux et télévisions à aborder le sujet en ce début d’année 2019. Le ministre de l’intérieur, qui indiquait jusqu’à il y a peu qu’il ne connaissait aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des « gilets jaunes », a finalement consenti à équiper de caméras les policiers chargés de tirer avec des lanceurs de balle de défense. Cette première avancée est-elle suffisante ? On peut en douter, puisque des blessures graves provoquées par des LBD ont continué d’être recensées.
Le déni permanent de l’existence de difficultés de relations entre la police et la population est dangereux. Il laisse s’installer dans la population un ressentiment qui se retourne contre les forces de l’ordre, alors même que ces dernières ne disposent pas de toutes les cartes en main pour changer la situation.
La solution doit aussi, si ce n’est surtout, venir de la discussion politique. À ce titre, nous regrettons que cette question des relations entre les forces de l’ordre et la population soit absente du grand débat national, alors même qu’une partie de la population a été confrontée à la problématique du maintien de l’ordre pour la première fois à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes ».
Au-delà de cet épisode des « gilets jaunes », qui ne couvre pas tout le spectre des relations entre la police et la population, notre pays mérite un débat serein sur la confiance que la police lui inspire et les moyens de l’améliorer. Les Français ont le droit d’être exigeants avec leur police. Ils ont le droit de s’interroger sur l’opportunité d’engager des unités peu habituées au maintien de l’ordre sur le terrain.
Avec mes collègues socialistes, nous avons hésité sur la position à adopter quant à cette initiative. Les prises de position successives et contradictoires d’anciens ministres, d’experts, de chercheurs sur le maintien de l’ordre, de journalistes, d’ONG, de policiers ou d’institutions internationales appellent à l’humilité : le sujet est complexe, nous le savons. L’exercice du maintien de l’ordre est un art délicat. L’exercice des fonctions de ministre de l’intérieur n’est pas davantage une sinécure dans un contexte social français actuel, qui n’est pas indifférent.
Des blessés dans les manifestations, il y en a dans tous les pays. Des blessures irréversibles, c’est plus rare ! Et c’est bien ce qui pose question avec les LBD ! Le docteur Laurent Thines, professeur de neurochirurgie au CHU de Besançon, a ainsi lancé une pétition pour un moratoire sur l’utilisation des armes sublétales, afin d’alerter « sur leur dangerosité extrême ». Rien ne justifierait de telles blessures irréversibles face à des casseurs ; rien ne justifierait de telles blessures face à de simples manifestants innocents. C’est sans doute ces blessures graves qui ont attiré l’attention d’organisations internationales.
Les demandes du Défenseur des droits, du Conseil de l’Europe et des Nations unies ne peuvent être balayées d’un simple revers de la main. On ne peut pas appeler à une renaissance de l’Europe, tout en se moquant d’une résolution du Parlement européen.
Face au déni qui semble caractériser l’exécutif sur ces questions de libertés publiques, nous avons décidé de tirer la sonnette d’alarme. C’est pourquoi nous voterons le texte de nos collègues communistes, quand bien même il présente des imperfections. C’est pour nous un moyen d’appeler au débat sur la formation des forces de l’ordre, leur doctrine d’emploi, l’accent à mettre sur la recherche d’alternatives aux LBD. Après les manifestations contre la loi El Khomri, une commission d’enquête à l’Assemblée nationale avait également évoqué cette piste indispensable, cherchant par exemple des solutions du côté de systèmes lumineux produisant un éblouissement non vulnérant, ou de systèmes sonores diffusant des messages ou utilisant des fréquences provoquant un inconfort.
Derrière l’usage des LBD, et leur incontestable et insupportable dangerosité, nous ne pourrons pas éviter plus longtemps le débat crucial sur les moyens et la doctrine d’emploi de nos forces de l’ordre.
Oui, les policiers doivent avoir les moyens de se protéger ! Oui, il faut condamner les violences des extrémistes et des casseurs ! Mais non, cela ne peut suffire à accepter des dommages collatéraux ! Les journalistes et manifestants pacifiques qui ont essuyé des tirs de LBD ne le comprendraient pas. Surtout, cela nuirait à terme à la fois à la bonne image et au respect qui sont dus à nos forces de police. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. François Grosdidier.
M. François Grosdidier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, en matière de sécurité, j’entends souvent la gauche dénoncer les lois de circonstance. En voilà une bien belle ce soir ! (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme Éliane Assassi. Je l’ai déposée il y a plus de six semaines !
M. François Grosdidier. Il nous est proposé d’interdire les LBD. C’est vraiment la dernière chose à faire au moment où les forces de l’ordre n’ont jamais été autant agressées, aussi violemment, et le plus souvent gratuitement. Nous avions pu le constater, unanimement d’ailleurs, madame Assassi, lors des travaux de la commission d’enquête sur l’état des forces de sécurité intérieure.
Non, le problème de la France de 2019 n’est pas la violence policière, même si MM. Poutine et Erdogan s’en inquiètent !
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. C’est l’ONU qui s’en inquiète !
M. François Grosdidier. Non, le problème de la France de 2019, c’est bien la violence contre les policiers !
Certes, sur 150 000 policiers et 100 000 gendarmes, certains peuvent commettre des fautes. D’ailleurs, quand une faute est présumée ou soupçonnée, une enquête administrative et une enquête judiciaire sont diligentées, et aucun traitement de faveur ni aucune présomption d’innocence ne sont accordés aux policiers et gendarmes ; c’est même plutôt le contraire !
Le problème de la France de 2019, c’est bien la violence de plus en plus débridée, une violence qui atteint même les agents des forces de l’ordre. Ceux-ci, par discipline et par éthique, s’imposent une réponse proportionnée.
J’ai vécu ce type de situations comme chef d’une police municipale : à l’époque, lorsque des policiers étaient agressés avec des billes d’acier tirées avec un lance-pierre, on s’apercevait que même le Taser ne constituait pas une réponse proportionnée et que seul le flash-ball permettait d’apporter une réponse – aujourd’hui, le LBD 40. Les BAC sont d’ailleurs équipées de ces LBD à la satisfaction générale.
La polémique est née de l’usage de ces armes dans des opérations de maintien de l’ordre. Là-dessus, nous sommes bien d’accord, madame Assassi ?
Mme Éliane Assassi. Oui, monsieur Grosdidier !
M. François Grosdidier. Cette expérience récente doit en effet être analysée – c’est le seul mérite que je reconnais à cette proposition de loi.
Face à cette violence extrême, la réponse aura d’ailleurs été plus insuffisante qu’excessive, puisque l’État n’a pas pu complètement la juguler et, en tout cas, pas rapidement.
La doctrine française du maintien de l’ordre visait d’abord à contenir les manifestations et à éviter le contact. Mais cela valait pour de « bonnes » manifestations, souvent organisées par vos amis (L’orateur se tourne vers les travées du groupe CRCE.), ce qui était plutôt bon enfant. (Sourires sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Jusqu’à début décembre, on a reproché à nos CRS d’assister aux dégradations sans intervenir. Or on n’a plus affaire à des manifestants, même s’il s’agit de la grande majorité des « gilets jaunes », mais à des extrémistes ou à des voyous venus pour en découdre avec les forces de l’ordre. Dans ce cadre, l’exercice n’est plus le même : il faut intervenir, car on n’est plus dans le maintien de l’ordre, mais dans le rétablissement de l’ordre ! Et le LBD n’est pas utilisé pour disperser les manifestants, comme les canons à eau, mais bien pour neutraliser des délinquants qui s’introduiraient dans les manifestations !
Alors, que dire ? On a comptabilisé plus de 15 000 tirs de LBD. Sur le total, on a relevé moins d’une centaine de dommages corporels.
Mme Esther Benbassa. Quatre-vingt-seize !
Mme Éliane Assassi. Deux cent deux blessés !
M. François Grosdidier. Une centaine, c’est à la fois relativement peu, mais c’est trop, nous en conviendrons.
Mme Éliane Assassi. Oui !
M. François Grosdidier. Sans les LBD, il faut le dire, les agents auraient dû aller au contact, mais parfois aussi tirer à balles réelles pour éviter des lynchages de policiers.
Mme Éliane Assassi. Il n’y a pas d’alternative ?
M. François Grosdidier. Le LBD est indispensable, non comme outil de maintien de l’ordre, mais comme réponse aux délinquants, qui doivent être neutralisés de la façon la moins dommageable pour eux-mêmes.
Bien sûr, et sur ce point nous sommes d’accord, il faut rappeler le strict cadre d’emploi des LBD, comme l’a d’ailleurs très justement rappelé Mme la rapporteure. Cependant, la meilleure façon de s’assurer du respect des conditions d’utilisation de ces armes, mais aussi d’éviter le procès d’intention systématique fait aux agents,…
Mme Sophie Taillé-Polian. C’est la raison pour laquelle on veut leur retirer ces armes !
M. François Grosdidier. … c’est d’équiper les policiers et gendarmes d’une caméra, comme c’est d’ailleurs le cas pour les agents qui ont des pistolets à impulsion électrique. L’enregistrement sera automatique, ce qui permettra d’éviter le dédoublement des agents, l’un tirant et l’autre filmant, d’autant plus que la police et, plus encore, la gendarmerie, monsieur le secrétaire d’État, restent sous-équipées en matière de caméras-piétons.
Il faut former nos agents aux conditions d’utilisation de ces armes et, surtout, les entraîner : c’est l’entraînement qui fait défaut ! Nos policiers ne font même pas tous les tirs à balles réelles qui sont imposés par la loi.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Il y a bien un problème, alors !
M. François Grosdidier. Ils s’entraînent encore moins à tirer avec des balles de défense, qui, je le sais comme maire, coûtent plus cher que les balles réelles. Comment voulez-vous dans ces conditions éviter les erreurs de tirs ? Sans compter qu’il existe un problème de trajectoire : la trajectoire des balles de défense est courbe quand celle des balles réelles est rectiligne. Il faudrait d’abord former les forces de l’ordre à mieux évaluer les distances, mais aussi les équiper d’un complément d’optique, qui leur permettrait de les apprécier avec une plus grande précision. (Exclamations sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Pour conclure, je rappelle que le LBD est aujourd’hui la seule arme à notre disposition pour répondre aux agresseurs présents dans les manifestations. Nos forces de sécurité intérieure…
M. le président. Merci de conclure !
M. François Grosdidier. … sont à l’extrême limite de la rupture. Désarmons-les et ce sera la rupture, ou bien la ville sera livrée aux casseurs et aux pilleurs, ou bien on emploiera des armes létales et il y aura des morts !
Mme Esther Benbassa. L’apocalypse !
M. François Grosdidier. Notre responsabilité est de maintenir le LBD dans les conditions proposées par Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Pierre Louault applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Sébastien Meurant.
M. Sébastien Meurant. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la France vit une période intense – c’est peu de le dire – en matière d’ordre public. Nos gendarmes et nos policiers sont particulièrement mobilisés à ce titre : interventions dans les ZAD pour rétablir l’ordre, mouvements socioprofessionnels et, enfin, crise des « gilets jaunes » exceptionnelle par son ampleur, comme par sa durée.
Le recours accru à la violence par une frange radicale d’opposants apparaît de plus en plus systématique. La présence de groupes d’individus, venus à la seule fin d’en découdre avec les forces de sécurité intérieure, est un phénomène de plus en plus récurrent. Provenant pour la plupart de mouvements ultras, ces individus intègrent les manifestations, afin d’y provoquer des incidents avec les forces de sécurité intérieure. Équipés de casques, de masques respiratoires et de protection, souvent armés et parfaitement organisés, ces individus cherchent l’affrontement.
Ainsi, 1 430 policiers et gendarmes ont été blessés depuis le 17 novembre. Et combien de commerces pillés, combien de voitures et de biens privés saccagés ? Mêlés à la foule des manifestants, ces voyous créent un climat délétère et cherchent à entraîner dans les affrontements d’autres catégories de personnes.
Nos forces de sécurité sont donc aujourd’hui confrontées à un défi paradoxal : assurer le bon déroulement de manifestations, afin de protéger les participants et les tiers, d’une part, et répondre de manière proportionnée et ciblée au déchaînement de violence, d’autre part.
Notre dispositif actuel de maintien de l’ordre est efficace pour répondre à ces enjeux parfois contradictoires. Il pourrait se résumer en quatre points clés : primat de l’autorité civile, seule habilitée à décider de l’emploi de la force ; gradation dans l’emploi de la force avec une palette de moyens permettant de répondre à tous les scénarios, du service d’ordre paisible jusqu’au rétablissement de l’ordre insurrectionnel ; maintien à distance des opposants, afin d’éviter les affrontements au corps à corps, dangereux pour les forces de sécurité, comme pour les opposants ; déploiement d’unités spécialement formées et entraînées au maintien de l’ordre.
La proposition de loi que nous examinons a pour principal objet d’interdire l’usage des lanceurs de balles de défense. Il s’agit d’une idée démagogique et dangereuse.
Le LBD 40 est un outil utile pour maintenir à distance des adversaires dangereux et agressifs qui, parce qu’ils portent des masques, sont particulièrement immunisés contre les gaz lacrymogènes et qui veulent s’approcher, soit pour lancer des projectiles sur les forces de l’ordre, soit pour les agresser avec des armes blanches. Le LBD 40 n’est pas prévu pour disperser un attroupement. Il n’est utilisé que pour se défendre face à des individus violents qui agressent les militaires ou cherchent à s’emparer d’un point ou d’un monument que ceux-ci ont à défendre. Son emploi est strictement encadré.
Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », le LBD a été utilisé à 1 185 reprises par la gendarmerie. À ce jour, aucun usage abusif avéré n’a été établi par l’IGGN, qui n’a reçu qu’un signalement relatif à l’usage d’un LBD sur un total de trente-six signalements reçus depuis le début de la crise. À ce jour, le LBD est un outil indispensable à la réussite de manœuvres d’ordre public sensibles, qui est éprouvé depuis plus de dix ans. En priver les forces de sécurité conduirait à les désarmer partiellement face à des individus violents, face auxquels le contact physique rapproché deviendrait l’unique solution.
Par ailleurs, les forces de sécurité intérieure ne pourraient plus dissuader les individus porteurs de projectiles particulièrement dangereux de les approcher. Personne ne souhaite que nous en arrivions là.
Les conclusions récentes du Conseil d’État, saisi au sujet de l’emploi du LBD dans le cadre du maintien de l’ordre, vont d’ailleurs dans ce sens. J’ajoute que chaque blessure fait évidemment l’objet d’une enquête interne, assortie d’une sanction lorsqu’une faute est commise.
Le vrai débat, mes chers collègues, ne porte pas sur la possibilité d’utiliser des lanceurs de balles de défense, mais sur les conditions d’emploi de ces LBD par les policiers ou les gendarmes dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre.
À ce sujet, je note que l’on envoie trop souvent, pour sécuriser des manifestations où figurent des individus potentiellement violents, des agents insuffisamment formés, par contraste avec les gendarmes mobiles ou les CRS. Cela tient essentiellement à une cause : à force de vouloir jouer la sécurité sociale du monde entier, l’État n’exerce plus correctement ses missions régaliennes !
Par ailleurs, il faut bien le dire, il existe une curieuse complaisance envers les casseurs d’extrême gauche. Comment peut-on expliquer, sans cela, que des individus notoirement violents et parfaitement identifiés puissent, sans la moindre difficulté, se joindre aux cortèges pour casser et piller ?
Mes chers collègues, je vous le demande pour nos policiers et nos gendarmes, ne les privons pas d’un tel moyen intermédiaire, entre gaz lacrymogène et armes létales ! Si nous le supprimons, nous irons vers des affrontements au corps à corps, avec des blessures plus graves et plus nombreuses.
De même qu’il est absurde de suspendre les libertés de tous les citoyens, au motif que certains d’entre eux sont violents, il est absurde d’empêcher les forces de l’ordre de se défendre parce que les LBD sont parfois, très rarement, utilisés à mauvais escient.
M. François Grosdidier. Bravo !
M. le président. La parole est à M. Édouard Courtial.
M. Édouard Courtial. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, symboles de la République vandalisés, vitres de l’hôpital Necker brisées, scènes de guérillas urbaines inédites… Qui n’a pas été choqué par ces actes insensés qui se déroulent dans nos rues ?
S’il faut écouter l’élan sans précédent actuel, les actes d’une violence inouïe qui sont le fait de petits groupes de casseurs et se répètent inlassablement ne doivent pas avoir droit de cité dans notre République.
Dorénavant, chaque semaine, nos forces de l’ordre font face, avec courage et détermination, en tentant d’éviter le pire, qui peut arriver à tout moment. Je tiens à leur rendre hommage, de la même manière que j’ai une pensée pour tous les blessés des manifestations, indépendamment de leur camp.
Dans ce contexte, il est donc proposé, ici, d’interdire l’usage des lanceurs de balles de défense, autrement dit de priver les forces de l’ordre d’une arme, sans leur proposer aucune solution alternative. Cela n’est pas raisonnable ! C’est dangereux pour les policiers et les gendarmes, mais aussi pour ceux qui recherchent l’affrontement.
Tout d’abord, comme son nom l’indique, le lanceur de balles de défense est une arme de défense, utilisée dans le seul cas où les forces de sécurité ont à se défendre car elles sont agressées. Ses conditions d’utilisation sont d’ailleurs très strictes : en cas de légitime défense, face à un danger imminent ou si des violences sont exercées à l’encontre des forces de l’ordre.
Ensuite, le lanceur de balles de défense est une arme intermédiaire, après l’emploi des armes non létales et avant qu’une arme létale puisse être utilisée après sommation. La Cour européenne des droits de l’homme exige que chaque pays soit équipé d’un arsenal gradué. Supprimer le LBD renforcerait donc le risque d’usage disproportionné de la force publique et augmenterait très sensiblement le nombre de blessés, d’autant que le maintien de l’ordre passerait d’une doctrine du maintien à distance au profit du corps à corps.
Enfin, l’usage de cette arme a fait l’objet de seulement 25 saisines du Défenseur des droits entre 2011 et 2018, saisines sur lesquelles ce dernier s’est fondé pour demander, le 17 janvier dernier, sa suspension. Il a été contredit par la décision du Conseil d’État du 1er février, qui, lui, conforte cet usage, considérant que les conditions d’utilisation des lanceurs de balles de défense sont « strictement encadrées par le code de la sécurité intérieure, afin de garantir que leur emploi est, d’une part, nécessaire au maintien de l’ordre public compte tenu des circonstances, et, d’autre part, proportionnée au trouble à faire cesser ».
Non, cette arme n’est pas une atteinte au droit de manifester ! Elle s’adresse, en premier lieu, à ceux qui veulent en découdre avec la police ou la gendarmerie, aux casseurs qui n’ont aujourd’hui plus de limites. Qu’en est-il du droit des forces de l’ordre de se défendre en dernier recours, mais aussi de protéger la liberté des personnes désireuses de manifester pacifiquement ?
Non, cette arme n’est pas disproportionnée ! Je ne crois pas que nos policiers tirent pour le plaisir. Les situations d’extrême tension, où les cibles sont mouvantes et au cours desquelles ils peuvent craindre pour leur vie, commandent de repousser les assaillants ultraviolents.
Non, je n’ignore ni les blessures d’une particulière gravité de certains manifestants ni les erreurs qui ont pu être commises, pouvant donner lieu à des enquêtes approfondies et des sanctions exemplaires d’une très grande fermeté, d’ailleurs sans que l’on ait attendu les injonctions inadmissibles de l’ONU !
Dans ce cadre, je suis tout à fait favorable au renforcement de la formation des policiers et des gendarmes à l’usage de cette arme. Celle-ci contribue à faire respecter l’ordre républicain. Or, sans ordre républicain, le contrat social est rompu et la République est en danger. Supprimer l’usage des LBD participe donc au renoncement de l’autorité de l’État, et je ne peux m’y résoudre.
Pour toutes ces raisons, je voterai contre cette proposition de loi.
M. François Grosdidier. Bravo !
M. le président. La discussion générale est close.
La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion des articles de la proposition de loi initiale.
proposition de loi visant à interdire l’usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l’ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l’emploi de la force publique dans ce cadre
Article 1er
Avant le dernier alinéa de l’article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« Quelle que soit l’unité susceptible d’intervenir, dans le cadre de ces opérations de maintien de l’ordre, l’usage des lanceurs de balle de défense (Flash-Ball Super Pro ou LBD 40x46) est interdit. »
M. le président. L’amendement n° 2, présenté par M. Grand, est ainsi libellé :
Supprimer cet article.
La parole est à M. Jean-Pierre Grand.
M. Jean-Pierre Grand. L’article 1er de la proposition de loi a pour objet d’interdire l’usage des lanceurs de balles de défense, appelés communément flash-ball, dans le cadre du maintien de l’ordre.
Depuis des semaines, nos forces de l’ordre sont mobilisées et durement éprouvées. Elles subissent des jets de projectiles d’une particulière violence : pierres, cocktails Molotov, feux d’artifice en tirs tendus, acide et, depuis le week-end dernier, excréments. Face à cette situation – qu’aucun État ne peut tolérer –, nous savons que les tirs de balles de défense peuvent causer des blessures. Pour autant, mes chers collègues, faut-il les remplacer par des « flash-flowers », des « flash-sweets » ?
De nombreuses vidéos en ligne en témoignent, sans pour autant montrer objectivement les longues minutes qui précèdent, pendant lesquelles nos forces de l’ordre font preuve d’un sang-froid exemplaire, malgré les provocations et les affrontements avec des individus déterminés à blesser, voire à tuer leurs membres.
Dans ses décisions récentes, le Conseil d’État a considéré que ces armes demeurent particulièrement appropriées pour ce type de situations. Je vous propose donc, mes chers collègues, de supprimer l’article 1er.
J’aurai l’occasion, si nous allons plus loin dans la discussion, de revenir dans quelques instants sur la problématique des sommations, sous-jacente à cette initiative parlementaire.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteur. Dans la mesure où la commission des lois s’est prononcée contre la proposition de loi, l’avis est favorable sur cet amendement.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Laurent Nunez, secrétaire d’État. Mes propos liminaires ont été très clairs. L’avis est donc favorable.
M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 2.
J’ai été saisi de deux demandes de scrutin public émanant, l’une, du groupe Les Républicains et, l’autre, du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Je rappelle que l’avis de la commission est favorable, de même que celui du Gouvernement.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 61 :
Nombre de votants | 342 |
Nombre de suffrages exprimés | 341 |
Pour l’adoption | 248 |
Contre | 93 |
Le Sénat a adopté.
En conséquence, l’article 1er est supprimé.
Article additionnel après l’article 1er
M. le président. L’amendement n° 1, présenté par M. Grand, est ainsi libellé :
Après l’article 1er
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
Le premier alinéa de l’article L. 211-3 du code de la sécurité intérieure est complété par une phrase ainsi rédigée : « Il peut également obliger les organisateurs à informer par tout moyen les manifestants sur les règles de dispersion des attroupements définies à l’article L. 211-9 du présent code. »
La parole est à M. Jean-Pierre Grand.
M. Jean-Pierre Grand. Je retire l’amendement.
M. le président. L’amendement n° 1 est retiré.
Article 2
Le traitement relatif au suivi de l’usage des armes (TSUA) est rendu accessible au public périodiquement, au lendemain de chaque manifestation durant laquelle les forces de l’ordre ont fait usage de leurs armes, dans des modalités permettant le respect des droits de chacun et de la protection des données personnelles.
M. le président. Je mets aux voix l’article 2.
J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant du groupe Les Républicains.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 62 :
Nombre de votants | 342 |
Nombre de suffrages exprimés | 342 |
Pour l’adoption | 93 |
Contre | 249 |
Le Sénat n’a pas adopté.
Article 3
Dans un délai de deux mois à compter de la promulgation de la présente loi, le Gouvernement remet au Parlement un rapport détaillé et documenté sur les avantages et les inconvénients de chaque type de doctrine au niveau européen, et sur les alternatives à mettre en œuvre dans notre pays pour pacifier le maintien de l’ordre dans le cadre des manifestations.
M. le président. Mes chers collègues, avant de mettre aux voix l’article 3, je vous rappelle que, si celui-ci n’était pas adopté, il n’y aurait plus lieu de voter sur l’ensemble de la proposition de loi, dans la mesure où les trois articles qui la composent auraient été supprimés. Il n’y aurait donc pas d’explication de vote sur l’ensemble.
La parole est à Mme Éliane Assassi, pour explication de vote.
Mme Éliane Assassi. Nous regrettons l’issue probable de ce débat. C’est d’autant plus dommage que c’est un sujet qui fait société, pas simplement chez les manifestants, mais aussi parmi nos concitoyennes et nos concitoyens qui ne sont pas manifestants ; il fait aussi débat au sein des forces de police.
Monsieur le secrétaire d’État, j’ai écouté attentivement votre intervention. Que vous évoquiez les forces de police, cela va de soi – nous aussi, nous en avons parlé –, mais vous n’avez pas eu un seul mot de compassion à l’égard des blessés, dont certains se retrouvent mutilés à vie. Croyez-le bien, ce sera entendu par nos concitoyennes et nos concitoyens ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre de la Gontrie, pour explication de vote.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Jérôme Durain, qui s’est exprimé longuement au nom de mon groupe, a notamment fait part de la réflexion qui a été la nôtre : notre approche n’a pas du tout été binaire.
Ce qui est un peu dommage, pour reprendre le terme de notre collègue Assassi, c’est qu’à aucun moment, monsieur le secrétaire d’État, vous n’ayez ouvert une voie, alors que tous les intervenants ont souligné l’existence d’un problème – Mme la rapporteure, elle-même, a avancé des préconisations. On aurait pu envisager des modifications, la prise en compte de responsabilités, des réponses apportées sur les enquêtes de l’IGPN ou de l’IGGN, cette dernière étant toutefois moins concernée puisque, c’est normal, il y a beaucoup moins d’incidents avec les forces de gendarmerie. Rien ! Voilà des semaines que cela dure, et rien !
Il est quasiment acté que cette proposition de loi sera rejetée, mais, ce qui nous inquiète le plus à ce stade du débat, c’est que vous restiez absolument sourd à l’impérieuse nécessité de faire évoluer les choses. Or, tout le monde l’a dit, la formation n’est pas satisfaisante, les armements posent problème, la façon dont sont menées les enquêtes est absolument opaque, la sélection et la durée d’entraînement des personnes susceptibles de se servir des LBD sont préoccupantes. Sur tous ces sujets, nous n’avons pas eu de réponse. Les incidents risquent de continuer et, ça, c’est terrible !
Nous voterons donc contre la suppression de cet article et nous aurions voté pour la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. François Grosdidier, pour explication de vote.
M. François Grosdidier. Pour nous, ce débat n’aura pas été inutile, et je regrette, mes chers collègues, que vous regrettiez qu’il ait eu lieu,…
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Je n’ai pas dit ça !
M. François Grosdidier. … au motif qu’il n’aura pas été concluant. Pourtant, ce débat a été concluant : il est clair qu’on ne peut pas désarmer nos policiers. Ces derniers ne sont pas responsables des circonstances les conduisant à utiliser ces armes.
Par ailleurs, M. le secrétaire d’État pourrait le dire mieux que moi, les enquêtes ont bien lieu. Simplement, on ne peut pas en attendre des résultats instantanés.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Ça fait trois mois !
M. François Grosdidier. À notre tour d’insister, monsieur le secrétaire d’État : il faut armer les policiers, mais il faut aussi les former, les entraîner, compléter les armements. Nous vous invitons donc à écouter les propositions du Sénat, celles que nous avançons aujourd’hui comme celles que nous avons formulées dans le cadre de la commission d’enquête. Les forces de l’ordre en seront pleinement satisfaites, tout comme nos concitoyens, que nous réconcilierons ainsi avec elles.
Mme Esther Benbassa. Et les blessés ?
M. le président. Les articles de la proposition de loi visant à interdire l’usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l’ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l’emploi de la force publique dans ce cadre ayant été successivement rejetés par le Sénat, je constate qu’un vote sur l’ensemble n’est pas nécessaire, puisqu’il n’y a plus de texte.
En conséquence, la proposition de loi n’est pas adoptée.
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Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au mardi 12 mars 2019 :
À quatorze heures trente : deuxième lecture de la proposition de loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations (texte de la commission n° 364, 2018-2019)
À seize heures quarante-cinq : questions d’actualité au Gouvernement.
À dix-sept heures quarante-cinq et le soir : suite de la deuxième lecture de la proposition de loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations (texte de la commission n° 364, 2018-2019).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à vingt heures vingt.)
Direction des comptes rendus
ÉTIENNE BOULENGER