M. le président. Il faut conclure, monsieur Retailleau.
M. Bruno Retailleau. … il n’y a pas qu’un besoin d’annonces sur la situation matérielle, il y a aussi un besoin de France, un besoin de protection, un besoin de sens !
Il faudra que le Président de la République s’adresse aux Français,…
M. le président. Il faut conclure.
M. Bruno Retailleau. …qu’il retisse les liens que nous avons tous à retisser avec nos compatriotes. Je suis sûr qu’au bout du bout il parviendra à renouer les fils de ces liens (Des membres du groupe socialiste et républicain frappent sur leur pupitre.)…
M. le président. Il faut conclure !
M. Bruno Retailleau. … et à rallumer dans le cœur de chacun de nos concitoyens la flamme de l’amour de la patrie, pour que l’on puisse, demain, éteindre l’incendie qui se propage ! (Mmes et MM. les sénateurs du groupe Les Républicains se lèvent et applaudissent longuement. – Applaudissements sur des travées du groupe Union Centriste et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
M. le président. La parole est à M. François Patriat, pour le groupe La République En Marche.
M. François Patriat. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, pourquoi sommes-nous réunis aujourd’hui ? (Exclamations amusées sur de nombreuses travées.)
M. David Assouline. On va enfin le savoir !
M. François Patriat. Mes chers collègues, à défaut de respecter mon humble personne, respectez au moins notre institution ! J’ai écouté tous les orateurs, dont M. Retailleau, dans le plus grand calme. J’écouterai tout à l’heure Mme Assassi. Dans les quelques minutes qui me sont imparties, j’espère pouvoir m’exprimer dans le calme !
Nous sommes réunis aujourd’hui parce que la situation est préoccupante, parce que la République est menacée, parce que la colère des Français – légitime sans doute – se traduit par des actes dramatiques et – vous l’avez indiqué à juste titre, monsieur Retailleau – de barbarie. Cette colère, nous la devons souvent pour partie à nos renoncements successifs.
Nous sommes réunis parce que le moment l’exige. C’est la tâche du Gouvernement, monsieur le Premier ministre, comme vous l’avez souligné, à la fois d’assurer le redressement du pays et de le réparer.
M. Jean-Marc Todeschini. Ah oui !
M. François Patriat. Vous montrez aujourd’hui les voies de l’ouverture et de l’espoir. Maintenant que vous tracez le chemin, nous devons agir.
Ne nous y trompons pas, nous vivons un moment décisif : décisif pour notre pays, décisif pour notre démocratie.
Dans le prolongement de votre déclaration, monsieur le Premier ministre, ce débat est l’occasion, pour la Haute Assemblée, de regarder en face la colère qui s’exprime dans notre pays. Il convient de l’entendre, de l’écouter, de la considérer, de la comprendre et d’y répondre.
Quarante années de crises politiques non résolues ont mis à mal notre justice sociale, notre justice fiscale, notre justice territoriale. Vous l’avez rappelé, monsieur le Premier ministre, cette colère vient de loin. Elle a pris ses racines à la fin des Trente Glorieuses, à l’aune des chocs pétroliers. Puis elle a grandi, elle s’est installée, elle s’est renforcée.
Pendant toutes ces années, ce mal-être a été décrit. Beaucoup ont dénoncé la fracture sociale, le fait que la « maison brûle », le ras-le-bol fiscal. Des réformes ont, certes, été entreprises, mais des fractures territoriales profondes se sont installées, tout comme des sentiments d’abandon, de déclassement et d’exclusion tenaces.
Tout cela, mes chers collègues, a favorisé l’abstention, la montée des extrêmes, le rejet de la classe politique et des corps intermédiaires. Nul ne peut considérer la désaffection croissante des citoyens à l’égard des institutions comme une accusation passagère. Elle n’en est pas une, elle ne l’a jamais été. C’est pourquoi le renouveau démocratique ne doit pas demeurer un vain mot. Notre responsabilité, en ce jour, est historique. Nous ne devons pas nous dérober à nos obligations.
Ne tombons pas dans les querelles politiciennes. Elles nous conduiraient au discrédit collectif. Elles alimenteraient plus encore la colère de cette France invisible, qui se sent dénigrée et reléguée. Cette colère se révèle durement aujourd’hui face à notre majorité, et c’est à vous, monsieur le Premier ministre, et au Gouvernement qu’appartient la responsabilité d’y répondre, non comme certains pour l’exploiter ou pour l’encourager dans un intérêt électoraliste de court terme, mais pour apporter des solutions à ces Français lassés des grandes lâchetés, qui ne veulent plus être les exclus du monde qui vient.
Depuis dix-huit mois, nous préparons ce passage vers une révolution numérique, économique, écologique de grande ampleur. Nous le préparons pour les Français et pour tous les territoires.
Plus que jamais, nous devons prendre la mesure du moment. Les ambitions demeurent, mais nous devons la vérité aux Français : il faut du temps. Les réformes structurelles doivent pouvoir porter leurs fruits, et ce n’est pas au moment où des signes de redressement apparaissent qu’il faut les mettre à mal. La transformation de notre pays doit être poursuivie.
Au bout de nos peines, un seul but : construire une société où l’on vit mieux de son travail, honorer nos engagements sur le pouvoir d’achat, libérer l’économie française. Voilà sur quelles bases peut s’ériger un contrat social renouvelé.
Face à ce constat, faisons preuve à la fois de sagesse, d’humilité, de discernement et – vous avez tous raison de le rappeler – de responsabilité. Il n’y a qu’un seul mot d’ordre : ni entêtement ni résignation !
La responsabilité du Gouvernement est d’ouvrir le dialogue, d’organiser le vivre ensemble, de faire société. À ce titre, la main que vous tendez, monsieur le Premier ministre, doit être saisie. Dans un souci d’apaisement, le Gouvernement entend la France des oubliés et lui répond.
La suppression de la hausse des taxes sur l’énergie, accompagnée d’avancées en matière de pouvoir d’achat, en matière fiscale, en matière institutionnelle, sera de nature à permettre un retour au calme et à la raison. S’ouvrira ainsi une période de concertation durant laquelle chaque Français devra être entendu. En chaque endroit, on doit pouvoir y contribuer.
Il ne peut y avoir deux France : d’un côté, une France qui avance et qui gagne ; de l’autre, une France qui stagne et qui perd. Nous devons inverser le cercle de la défiance et le transformer en cercle vertueux de la confiance.
Des premiers signes apparaissent : la confiance des investisseurs étrangers dans notre économie n’a jamais été aussi élevée. Le financement de nos PME-TPE a progressé. L’emploi industriel redémarre. Le taux d’emploi n’a jamais été aussi haut.
Mais nous devons faire plus, nous devons faire plus vite et nous devons faire plus fort.
S’il faut entendre les inquiétudes des Français déclassés, comment ne pas mettre au centre de nos préoccupations l’urgence climatique ? Elle n’est pas une entreprise cavalière des seuls gouvernants. Elle appartient à la Nation tout entière. Ne pas dissocier la fin du monde de la fin du mois, voilà notre exigence !
À l’annonce de ces mesures fortes en faveur d’un retour au calme, mais sans renoncer pour autant au processus de transition énergétique qui engage notre pays, nous vous renouvelons notre entière confiance.
Monsieur le Premier ministre, les violences et les saccages doivent cesser. La responsabilité de chacun d’entre nous est d’appeler non pas à la manifestation, mais au dialogue et d’y participer.
Permettez-moi d’évoquer le fait que les déclarations de certains « irresponsables » politiques sont à la fois insupportables, outrancières et inadmissibles ! Par ces mots, je m’adresse à ceux qui, pensant recueillir les fruits du désordre, ne récolteront que les cendres du chaos.
Nous écouterons toujours la contestation politique, nous respecterons toujours la colère sociale, mais nous n’accepterons jamais la violence insurrectionnelle.
Saluons donc nos forces de l’ordre qui, harassées par le combat qu’elles mènent à l’encontre des actes de terrorisme et de délinquance, doivent être respectées à la hauteur de tous nos symboles républicains.
Mes chers collègues, soyez rassurés, la République n’a pas perdu son âme. Sa doctrine d’action demeure : face à la colère, l’écoute ; face à la violence, la fermeté ! (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche.)
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, nous vivons un moment de l’histoire de notre pays d’une grande gravité.
C’est au fil des jours que la parole vraie, la parole sincère, la parole libérée de ces femmes si nombreuses dans l’action, de ces hommes souvent marqués par la dureté de la vie et du travail, a souligné la profondeur, l’enracinement de ce mouvement social qui met en cause le principe même du capitalisme libéral. (Exclamations sur des travées du groupe Les Républicains.)
Avez-vous entendu la colère rentrée de cette aide-soignante qui n’arrive plus à vêtir ses enfants ? Avez-vous entendu ces pères de famille meurtris de ne pouvoir offrir de cadeaux pour Noël ? Avez-vous entendu ces retraités guettant la sortie des poubelles des supermarchés pour trouver de quoi se nourrir ? Avez-vous entendu ces femmes et ces hommes dont le compte est à découvert dès le 10 de chaque mois et dans l’incapacité, à partir de ce jour, de se nourrir, de se vêtir, de vivre ?
Vivre, trouver les moyens pour vivre, trouver le temps de vivre ! C’est ce cri, qui couve depuis des années, qui aujourd’hui explose et vous prend totalement au dépourvu, vous, monsieur le Premier ministre, et, surtout, le Président de la République.
Vous ne comprenez pas cette colère ; cette incompréhension résulte d’un profond aveuglement. Vous occultez la réalité de la politique menée depuis mai 2017, une politique voulue par les riches pour les riches, symbolisée par la suppression de l’ISF sur les biens financiers. (Nouvelles exclamations sur des travées du groupe Les Républicains.)
Monsieur le Premier ministre, votre projet de budget pour 2019, inspiré par l’Europe libérale, accorde 17 % de baisse d’impôt aux 0,1 % des Français les plus riches. Le peuple l’a bien compris, et c’est pour cela que vous n’échapperez pas à la question de la justice fiscale. Vous devez rétablir l’ISF, vous devez même l’améliorer et le rendre plus efficace ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
Le grand ami et protecteur de M. Macron, Bernard Arnault, quatrième fortune mondiale, devrait payer 550 millions d’euros d’ISF ; il n’en a payé que 2,9 millions la dernière fois. Ce super cadeau n’était pas suffisant : vous l’exonérez complètement. Pensez-vous que lui et ses amis ont réinvesti cet argent dans l’économie, alors qu’ils volent de paradis fiscal en paradis fiscal, insatiables, tels des oiseaux de proie, pour y dissimuler leur fortune, fruit du travail de nos concitoyens ?
M. Macron, muet en public, a sermonné hier ses ministres, les a recadrés, en réaffirmant son attachement viscéral à la suppression de l’ISF. Il a fait savoir – a-t-il peur de l’annoncer lui-même ? – qu’il ne céderait pas sur ce point. Cette résistance folle, dangereuse pour notre pays, démontre que la clef de voûte de la politique d’Emmanuel Macron, c’est l’injustice fiscale et l’injustice sociale au service des plus riches et des grands groupes industriels et financiers.
Or cette violence fiscale et sociale du pouvoir, c’est elle qui est contestée aujourd’hui ! Oui, monsieur le Premier ministre, vous payez l’addition de décennies de colère sans réponse, mises à part quelques brèves éclaircies, d’un peuple qui subit le dogme libéral, justifié par une mondialisation financière présentée comme inéluctable. Aujourd’hui, vous payez cette addition, car les bornes ont été dépassées. Je rappelais la suppression de l’ISF, mais que dire de l’attaque contre les retraités que constitue l’augmentation de la CSG, de l’atteinte au logement social, avec la remise en cause des APL, de la situation des handicapés, victimes de multiples mesures de restriction ?
Rappelez-vous comment, s’agissant des retraites des agriculteurs, vous avez violemment utilisé la Constitution pour repousser une modeste mesure de justice à l’égard de ces hommes et femmes qui ont travaillé dur, sans s’enrichir, durant toute leur vie ? (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain, du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains.)
Cette violence fiscale, sociale, institutionnelle contre un Parlement et des élus méprisés, vous la taisez, monsieur le Premier ministre !
Que dire de l’agression dogmatique contre les services publics nationaux, comme la SNCF, et locaux, avec la remise en cause des moyens des collectivités locales, qui aggrave la fracture territoriale ?
Concernant la SNCF, vous parlez de transition énergétique, et vous attaquez l’institution qui peut porter réellement les nouvelles mobilités écologiques !
Croyez-vous que les gens ne comprennent pas, par exemple, de quelle spoliation massive ils sont victimes avec les privatisations ? Cela fait trente ans que le bien commun est cédé aux intérêts privés ! Et vous, vous continuez, avec la SNCF, dont vous préparez le bradage, avec Aéroports de Paris et la Française des jeux, que vous cédez à vos amis de la finance…
Monsieur le Premier ministre, ces questions sont cruciales, car le chemin de la justice fiscale et sociale ne pourra être retrouvé sans une puissance publique dotée des moyens de garantir l’égalité.
Rendre sa force à la puissance publique, c’est aussi garantir une transition écologique efficace. Tout le monde le dit, sauf vous : l’argent et l’écologie ne font pas bon ménage. Non, la course au profit, à la consommation et au productivisme, en un mot le capitalisme, ne font pas bon ménage avec l’écologie.
Monsieur le Premier ministre, vous disiez lors de votre discours de politique générale, le 4 juillet 2017, que « les Français nous ont habitués à travers les âges à des sursauts collectifs et à ces retours de confiance alors même que tout semblait bloqué, voire perdu ».
Ce sursaut, monsieur le Premier ministre, n’a pas eu lieu le 7 mai 2017. Ce fut alors un vote obligé, contraint, nécessaire contre l’extrême droite. Il a lieu aujourd’hui, contre le libéralisme dont M. Macron est le fruit et le soldat.
J’ai parlé des premières mesures du quinquennat du chef de l’État, mais comment ne pas évoquer la politique de sélection dans l’éducation ? Comment ne pas parler de la violence des mots, de l’arrogance, des petites phrases blessantes contre le peuple, contre son peuple ?
Alors aujourd’hui, il faut le retour à la paix, à la sérénité, il faut manifester pacifiquement. La violence a gagné la rue livrée à la colère et, comme toujours, à des agissements d’individus qui attisent le feu et dont les fonctionnaires des services de sécurité sont les premières victimes, étant trop peu, trop mal équipés, et perdus dans la crise politique. Nous condamnons avec fermeté l’usage de la violence. Mais cela vaut aussi, monsieur le Premier ministre, pour les tirs de flash ball qui défigurent de jeunes lycéennes et lycéens. (Protestations sur des travées du groupe Les Républicains.) Cela vaut aussi pour la mort de cette vieille dame morte tuée par un éclat de bombe lacrymogène, à Marseille. Ces actes, vous les taisez : pourquoi ?
Oui, il faut rétablir la paix et la sérénité. Il reste quelques heures à M. Macron, et je m’adresse directement à lui, pour agir et prendre des décisions fortes sur le pouvoir d’achat et la justice fiscale. Maintenant, il doit rétablir l’ISF. Son entêtement sur ce point doit cesser. Maintenant, il doit décider une augmentation significative du SMIC, à hauteur de 200 euros nets par mois. Maintenant, il doit revenir sur l’augmentation de la CSG sur les retraites. Ces mesures seraient le point de départ d’un grand débat national. Elles pourraient permettre le retour au calme et, surtout, apporter une première réponse concrète à la détresse du peuple.
Il vous reste peu de temps, monsieur le Premier ministre, pour convaincre votre Président. Mais êtes-vous convaincu, vous-même, qu’il faut prendre ce chemin ?
Monsieur le Premier ministre, nous vivons la fin d’un régime politique. La dernière élection présidentielle a souligné le dysfonctionnement, voire l’absurdité, du système. Un homme est élu pour cinq ans, non pas sur son programme, mais contre une autre candidate. Une assemblée est élue dans la foulée, selon un mode de scrutin déformateur. Le peuple aura ainsi été mis hors jeu, après avoir signé un blanc-seing pour un programme imprécis, voire inexistant.
Mais, monsieur le Premier ministre, le peuple est de retour, et ce vieux système usé qui a vu la transmission du pouvoir du politique vers l’économie vacille. Ce retour du peuple n’est pas une mauvaise nouvelle, c’est le retour de la démocratie.
C’est en toute lucidité que vous devez aujourd’hui éteindre l’incendie que vous avez allumé, en prenant ces mesures d’urgence sociale. Demain, vous ne pourrez plus ni décider ni imposer. Votre gouvernement et ceux qui lui succéderont seront placés sous contrôle citoyen. Cela, oui, monsieur le Premier ministre, c’est une bonne nouvelle : c’est le retour aux sources, celui du peuple souverain. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Kanner, pour le groupe socialiste et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Patrick Kanner. Monsieur le Premier ministre, nous vous avons écouté attentivement. J’ose espérer que vos propos et vos engagements ne seront pas remis en cause, ce soir, par l’un de vos ministres qui serait en ligne directe avec le Président de la République, ce qui rendrait quelque peu illusoire la notion de cap…
Il y a cinq mois, nous étions toutes et tous à Versailles pour écouter le Président de la République. Il avait alors expliqué qu’il changerait sa méthode, pour plus de dialogue. Plusieurs responsables de groupes parlementaires lui avaient enjoint d’aller dans ce sens. J’avais moi-même prononcé ces mots : « Monsieur le Président de la République, sachez dialoguer avant de décider, sachez accepter la contradiction. Savoir écouter, savoir douter, ce n’est pas une faiblesse ; c’est ce qui renforce les décisions, c’est ce qui fait avancer la cohésion nationale. » Je ne regrette aucunement ces propos que j’ai tenus devant le Congrès.
Mes chers collègues, où en sommes-nous cinq mois après ? Où en est le fameux triptyque présidentiel : libérer, protéger, unir ?
Je ne crois pas aux prophéties, je vous rassure, mais nous voyons tous le résultat. L’entêtement de l’exécutif contre vents et marées, sans écoute, sans dialogue, nous a conduits à cette période jaune fluo.
Oui, vous auriez dû écouter plus tôt : telle est, monsieur le Premier ministre, la lucidité dont il aurait fallu faire preuve.
Oui, vous auriez dû engager un débat respectueux avec les partenaires sociaux, qui sont un facteur d’apaisement dans notre pays. Le dialogue direct avec les Français voulu par le Président de la République, s’il a pu fonctionner lorsqu’il était populaire, vous fait maintenant sombrer quand il y a une crise de confiance. Le « en même temps » et le « tout à la fois », en période de crise, cela ne marche pas !
Je ne souhaite pas faire ici l’analyse de ce mouvement ; plusieurs l’ont déjà faite avant moi. Je ne crois pas, d’ailleurs, que nous ayons suffisamment de recul pour comprendre tout ce qui se passe dans notre pays, tout ce que recouvre le phénomène des « gilets jaunes ». Ayons l’humilité de le reconnaître.
Je veux néanmoins évoquer la colère que nous observons. Cette colère a pris plusieurs formes : des blocages de ronds-points, de péages ou de centres commerciaux, des manifestations, et aussi des actes intolérables de vandalisme, voire de guérilla urbaine. Mes chers collègues, Paris ne peut pas brûler, la France ne peut pas être en état de siège ! Je condamne ici ces violences qui ne servent pas le mouvement des « gilets jaunes », et qui ne sont d’ailleurs sans doute pas le fait que de ce mouvement. Et je salue nos forces de l’ordre, l’ordre républicain, qui assure notre cohésion nationale ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.) La contestation peut et doit s’exprimer dans le calme.
Cette colère est aussi celle de nos concitoyens d’outre-mer. Nous avons vu celle qui s’est manifestée à La Réunion ces dernières semaines, mais nous avions déjà vu, chacune ayant ses raisons, la colère des Mahorais, celle des Guyanais, sans oublier la profonde lassitude de nos concitoyens des îles antillaises face aux terribles catastrophes qu’ils ont subies, et leur sentiment d’être abandonnés par la République. Le mouvement des « gilets jaunes » ne doit pas masquer la situation des outre-mer, encore plus durement touchés par les mesures prises par le Gouvernement en matière de pouvoir d’achat.
Cette colère est aussi une colère silencieuse pour beaucoup de Français, tous ceux qui ont mis un gilet jaune sous leur pare-brise. Il suffit, pour le constater, de se rendre sur un parking de supermarché.
Entendez, monsieur le Premier ministre, que ce mouvement est large, et que la partie visible de l’iceberg ne doit pas masquer tous ces « gilets jaunes » invisibles, pacifiques, de l’Hexagone ou d’outre-mer, qui sont solidaires dans la colère.
C’est bien d’ailleurs ce lien entre ceux qui soutiennent le mouvement en silence et les plus radicaux que vous avez sous-estimé, croyant que l’opinion se retournerait à la suite des violences. Ce lien doit tous nous inquiéter, mes chers collègues, parce qu’il montre le danger qui menace nos principes démocratiques lorsque nos concitoyens sont prêts à soutenir, à justifier ou simplement à tolérer les exactions.
Nous souhaitons que le calme revienne, mais il ne suffit pas de le dire comme nous le faisons depuis samedi dernier. La responsabilité de l’État vous incombe. Il vous incombe de prendre les décisions propres à rétablir le calme.
Cette situation est inquiétante et doit nous faire comprendre l’urgence dans laquelle nous sommes : une urgence sociale, une urgence démocratique et citoyenne, sans oublier l’urgence écologique, qui reste entière.
L’urgence écologique n’est d’ailleurs pas remise en cause par l’opinion. Les « gilets jaunes » ne sont pas un mouvement « anti-écolo ». Ils sont d’abord un mouvement contre l’injustice. Ils ne remettent pas en cause la nécessaire transition écologique ; j’entends d’abord des citoyens qui voudraient participer à cette transition, mais qui n’en ont pas les moyens.
Ce qui agit contre la transition écologique, ce sont avant tout vos mesures injustes, qui font peser sur les classes moyennes et les plus modestes son financement, tout en redistribuant aux plus aisés. Inversez votre politique pour renforcer le soutien de notre pays à la cause environnementale ! (Applaudissements sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
L’inversion de votre politique devrait d’ailleurs être votre priorité pour répondre à l’urgence sociale. Vous avez consenti à quelques mesures, au premier rang desquelles un moratoire non plus de six mois, mais d’un an, sur la fiscalité carbone. Dont acte : c’était, je le crois, nécessaire.
Mais ce moratoire, nous n’avons cessé de vous le dire, n’est qu’une partie du préalable à la création des conditions du dialogue, tant vous avez tardé ! L’urgence sociale reste grande, voire totale, même avec la suspension de la taxe carbone. Cette urgence sociale dépasse la question du prix de l’essence. Elle touche avant tout à la question des salaires, qui stagnent, il est vrai, depuis plus de dix ans. (M. David Assouline opine.) S’il y a eu durant des années une tolérance face à cette stagnation, parce que chacun comprenait que la sortie de crise était difficile, il y a maintenant une impatience.
Une impatience d’autant plus prononcée que votre politique fiscale est injuste, puisqu’elle vise à diminuer les impôts des 1 % les plus riches, tout en augmentant les taxes que paient « plein pot » les classes moyennes et les plus pauvres.
L’impôt doit être accepté par tous, et pour cela il doit être juste. Sans cela, c’est le fondement même de l’État-providence que vous attaquez. Alors, la question de la justice fiscale se pose autant que celle du niveau des salaires. Nous disons « non » à l’État-pénitence !
Les prix ont repris leur progression, mais pas les salaires. C’est la réalité sociale de notre pays. C’est ce constat qui doit inspirer, avant tout, vos choix politiques.
Monsieur le Premier ministre, engagez-vous tout de suite dans la voie des négociations sociales sur le niveau des salaires. Répondez aux syndicats qui vous demandent une conférence sociale nationale. Engagez-vous tout de suite, sans attendre la fin des discussions sur le financement de la transition écologique, sur un coup de pouce au SMIC et à la prime d’activité dès le 1er janvier 2019 ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.) Engagez-vous tout de suite sur la réindexation des retraites sur l’inflation. Engagez-vous tout de suite sur une revalorisation du point d’indice des fonctionnaires !
Toutes ces mesures redynamiseront l’économie réelle par la consommation, tout simplement. Vous pouvez trouver tous les moyens d’une telle politique en admettant, enfin, que votre théorie du ruissellement ne fonctionne pas. Nous n’avons pas besoin d’une année de plus pour faire le bilan de la suppression de l’ISF ; nous le connaissons déjà : aucun bénéfice pour l’économie et une perte de recettes pour l’État,…
Mme Sophie Primas. Ce n’est pas vrai !
M. Patrick Kanner. … au moment où nous aurions tant besoin de redistribution.
Je demande aussi à nos collègues de la majorité sénatoriale d’entendre ce message, comme j’ai moi-même entendu les mesures annoncées par votre candidat à l’élection présidentielle !
M. Philippe Dallier. Avec le bilan de Hollande, merci !
M. Patrick Kanner. Votre ruissellement par le haut n’a pas fonctionné. Nous proposons la redistribution par le bas et le milieu, qui, elle, a déjà fait ses preuves.
M. Philippe Dallier. Rendez-nous Hollande !
M. Patrick Kanner. À quoi servent, mes chers collègues, des premiers de cordée, s’il n’y a pas de corde ?
Engagez-vous tout de suite à rétablir l’ISF, l’exit tax, et à réformer la flat tax. (Mme Nicole Bonnefoy applaudit.)
M. Alain Joyandet. Au secours, Hollande revient !
M. Patrick Kanner. Engagez-vous tout de suite sur la création d’une nouvelle tranche d’imposition pour les hauts revenus, comme certains syndicats le demandent !
Monsieur le Premier ministre, prenez la mesure de la défiance de notre pays face à l’injustice fiscale. Toutes ces propositions, sur les revenus, sur la justice fiscale, nous vous les faisons depuis un an, dans la discussion budgétaire et encore au travers de notre proposition de loi déposée lundi.
Saisissez l’occasion d’apporter une réponse sociale, pour pouvoir ensuite engager sereinement un dialogue sur le financement de la transition écologique.
Sans ce nécessaire électrochoc social, vous ne réussirez pas à régler la situation d’urgence démocratique et citoyenne dans laquelle nous sommes, et qui est l’affaire de tous. Sans cet électrochoc, vous ne calmerez pas l’impatience des « gilets jaunes ».
La colère actuelle est celle d’un peuple qui se sent abandonné, méprisé peut-être, déclassé parfois, pas écouté en tout cas. Les petites phrases d’un président perçu comme arrogant doivent laisser place au respect. Les mots qui blessent doivent cesser, pour ouvrir le dialogue. Le président jupitérien a cru qu’il avait tous les droits depuis son élection. Il en a oublié qu’il avait surtout des devoirs à l’égard des citoyens de notre pays.
Ce césarisme sous couvert de relation directe avec les Français fait qu’il gouverne aujourd’hui comme un roi nu, dépouillé de ses protections, et qui pense que tout compromis est une compromission. L’écoute, le dialogue, la concertation sont les sources de la concorde et de l’unité nationale.
Monsieur le Premier ministre, les partenaires sociaux, les associations, les élus locaux, les parlementaires sont des digues sociales et démocratiques que l’absence de dialogue a amoindries.
Pour répondre à la crise des « gilets jaunes », appuyez-vous sur les drapeaux des salariés, faites confiance aux syndicats. Appuyez-vous sur les écharpes bleu-blanc-rouge, faites confiance aux élus locaux, et notamment aux milliers de maires ruraux ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Nous sommes là, prêts à construire un avenir pour notre pays, prêts à mener un débat serein sur des propositions nouvelles, dans le dialogue et la concertation, prêts à aller vers les citoyens pour un grand mouvement démocratique qui leur redonnerait la parole.
Prenez des décisions fortes pour répondre aux urgences écologique, sociale et démocratique. Répondez, monsieur le Premier ministre, sachez entendre l’angoisse de nos concitoyens. Le temps est court, très court, monsieur Philippe ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et sur des travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)