M. le président. La parole est à M. le corapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste.)
M. François-Noël Buffet, corapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, mes chers collègues, avec son accord, j’interviendrai également au nom d’Yves Détraigne, corapporteur des deux textes.
Madame le garde des sceaux, le Sénat n’est pas réactionnaire en matière civile ni opposé, en matière pénale, à l’utilisation de nouveaux moyens technologiques dans les enquêtes. Il souhaite que l’on donne des moyens budgétaires importants à la justice, considérant, notamment depuis la remise du rapport du président Bas d’avril 2017, que ce ministère régalien manque encore de personnels – magistrats, greffiers, médiateurs… – ainsi que d’outils numériques et informatiques. Certains tribunaux, bien qu’équipés de matériels assez récents, utilisent encore des logiciels datant de 2008…
C’est pourquoi ce texte n’est, à nos yeux, qu’à mi-chemin de ce qu’il faudrait faire. Nous pensons qu’il faut plus de moyens. En matière civile, le justiciable ne saurait se trouver empêché d’avoir accès à son juge. Il n’est pas acceptable que le juge puisse ne pas être le garant des décisions rendues dans des procédures civiles relevant tout particulièrement d’affaires personnelles – je pense à la conciliation dans les divorces, à la fixation des pensions alimentaires ou aux actes de notoriété – et que cette responsabilité puisse être confiée à d’autres que des magistrats.
Nous ne sommes pas d’accord pour que le plus faible, celui qui ne dispose pas de l’outil informatique ou de la capacité de s’en servir, ne puisse plus avoir accès au juge.
Notre conviction profonde est qu’une justice qui fonctionne, c’est une justice qui est accessible partout sur le territoire et qui participe à l’aménagement du territoire.
En matière pénale, François Pillet l’a encore rappelé dans un ouvrage récent, nous sommes, ici au Sénat, les garants absolus des libertés publiques et individuelles. Si, demain, le procureur de la République bénéficie de moyens d’enquête supplémentaires très importants empruntés aux outils technologiques du renseignement, très performants mais aussi très intrusifs, il faut que le justiciable – chacun d’entre nous peut être un jour un justiciable ! – ait toujours la capacité de se défendre et de faire valoir son point de vue. La qualité de notre justice et, au-delà, le respect de celle-ci par nos concitoyens en dépendent.
Si nous pouvons approuver une partie des évolutions pénales que vous proposez, nous ne pouvons transiger sur le fait que le justiciable soit toujours informé de la procédure et en mesure de se défendre. Cela, nous y tenons fermement. C’est la raison pour laquelle la commission des lois a pris un certain nombre de mesures que je détaillerai rapidement.
Le Gouvernement a ajouté dans ce texte par voie d’amendement la création du parquet national antiterroriste et celle d’un juge chargé de l’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme. La commission des lois en délibérera demain matin et j’ignore ce qu’elle décidera. À ce stade, j’insisterai sur quelques points.
La commission des lois demande un effort budgétaire à la hauteur des enjeux du redressement. Cette demande est issue d’un travail important effectué par la commission des lois en 2017, qui nous amène à souhaiter une hausse des crédits de 5 % par an en moyenne. C’est la seule trajectoire budgétaire qui nous permettra de relever un défi à la fois technologique et humain. Des magistrats sont venus renforcer depuis les effectifs, mais il en faut d’autres. Nous avons aussi besoin de greffiers, de médiateurs et de conciliateurs.
La problématique budgétaire concerne également le volet pénitentiaire et la construction de places de prison. De ce point de vue, c’est la déception : la parole donnée par le Président de la République à cet égard ne sera pas respectée. (Marques d’approbation sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. François Bonhomme. Ce n’est pas la seule !
M. François-Noël Buffet, corapporteur. Il s’était engagé à créer 15 000 places de prison. Le projet de loi prévoit la construction de 7 000 places à l’horizon de 2022 – nous verrons si nous sommes capables de les produire – et de 8 000 autres au cours du prochain mandat. En fait, l’engagement est réduit de moitié alors même que, nous le savons tous, la surpopulation carcérale est totalement inadmissible.
M. Roland Courteau. Exactement !
M. François-Noël Buffet, corapporteur. Les conditions dans lesquelles un certain nombre de détenus sont regroupés ne sont pas acceptables dans une démocratie telle que la nôtre !
Mme Éliane Assassi. Très bien !
M. François-Noël Buffet, corapporteur. La fermeté n’empêche pas le respect des personnes. Nous souhaitons que les nouvelles places de prison puissent être construites dans le délai prévu. C’est un point de désaccord majeur entre la commission et le Gouvernement.
En matière civile, la commission des lois a essayé d’améliorer la rapidité et l’efficacité des procédures. Je me bornerai à citer quelques exemples à cet égard.
La commission a renforcé l’encadrement des services en ligne de résolution amiable des litiges, en l’étendant aux services d’aide à la saisine des juridictions. Elle a supprimé ou restreint certaines déjudiciarisations. Elle a conservé la phase de conciliation dans les procédures de divorce contentieux. Elle a veillé à ce que la dématérialisation des procédures ne se fasse pas au détriment de l’accès au juge pour tous les justiciables. Elle a relevé le niveau de protection de la vie privée dans l’open data des décisions de justice, comportant l’anonymisation des magistrats. Elle a veillé au maintien d’un contrôle effectif des comptes de gestion des personnes sous tutelle.
Nous avons aussi veillé à ce que les garanties soient protégées dans la procédure pénale. La commission a ainsi veillé à ce que l’accroissement des prérogatives du parquet, sous le contrôle souvent trop formel du juge des libertés et de la détention, et des services d’enquête, ainsi que la simplification de la procédure pénale, ne portent pas une atteinte excessive aux libertés. Nous avons limité l’extension à de nouvelles infractions de l’emploi de techniques d’enquête intrusives dans la vie privée – IMSI catchers, sonorisation –, veillé à ne pas marginaliser le juge d’instruction et maintenu la collégialité des travaux de la chambre de l’instruction. La commission a garanti la présence de l’avocat lors des perquisitions.
Nous avons maintenu l’obligation de présentation au procureur de la République pour la prolongation de la garde à vue et l’accord de la personne mise en cause pour la visioconférence. Nous avons supprimé la procédure de comparution à effet différé, qui permet de placer quelqu’un en détention pour quelques jours, alors que la population carcérale est déjà surabondante : il n’est pas possible de jouer avec la liberté des personnes ! Si le dossier n’est pas prêt, l’information judiciaire doit être ouverte. Saisir le tribunal correctionnel d’un dossier incomplet, c’est prendre un risque insupportable !
En matière d’exécution des peines et d’échelle des peines, la philosophie de la commission des lois est la suivante : nous voulons que les magistrats à l’audience correctionnelle puissent disposer de tous les outils possibles - la détention, bien sûr, mais pas seulement. Ils doivent pouvoir recourir à toute la panoplie des moyens de probation, comme Jacques Bigot et moi-même l’avions souligné dans notre rapport sur la nature des peines, leur efficacité et leur mise en œuvre, en ayant pour seul objectif que la peine prononcée à l’audience du tribunal correctionnel soit exécutée effectivement et rapidement. L’enjeu, c’est la crédibilité et donc le respect de notre justice ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste.)
M. le président. La parole est à M. Alain Marc.
M. Alain Marc. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice et le projet de loi organique relatif au renforcement de l’organisation des juridictions. Ce n’est pas la première fois que nous sommes saisis d’un projet de loi visant à réformer la justice. La dernière fois, c’était il y a deux ans seulement, avec la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle…
Alors que le diagnostic est connu depuis longtemps, de même que les pistes de réforme possibles, la situation de la justice ne s’améliore pas, car le problème de fond est bien évidemment celui des moyens.
Oui, notre justice est dans un état critique aujourd’hui, car elle souffre d’un manque d’investissement prolongé, qui n’est pas du seul fait de ce gouvernement. Cette situation résulte d’une accumulation de réformes déstabilisantes souvent sous-financées, de délais de jugement qui s’allongent, d’un encombrement des juridictions civiles et pénales, d’une situation chronique de sous-effectif liée aux vacances de postes, d’un système illisible d’exécution des peines, qui conduit à ce que, souvent, la peine exécutée ne soit pas la peine prononcée, d’une surpopulation carcérale chronique, nos prisons comptant 70 164 détenus pour 59 875 places au 1er septembre 2018.
Ce constat de la situation très dégradée de la justice, je le connais bien en ma qualité de rapporteur pour avis des crédits de l’administration pénitentiaire, tout comme la commission des lois, puisqu’il a été dressé de façon très complète dans le rapport, présenté le 4 avril 2017, de la mission d’information sur le redressement de la justice présidée par Philippe Bas.
Les différentes pistes de réforme, en dehors de la seule hausse des moyens, sont connues également. Ces dernières années, de nombreuses préconisations claires et précises sur l’organisation des juridictions, le rôle du juge ou la réforme de la procédure civile, de la procédure pénale ou du droit des peines ont été faites.
Dans ces conditions, nous ne pouvons que regretter que le Gouvernement ait attendu le 20 avril 2018 pour nous présenter le projet de loi de programmation pour les années 2018 à 2022 et de réforme pour la justice, ainsi que le projet de loi organique relatif au renforcement de l’organisation des juridictions qui en est l’accessoire.
Les textes qui nous sont proposés portent sur cinq grands thèmes : la programmation budgétaire, la justice civile, la procédure pénale, l’exécution des peines et l’organisation judiciaire.
Sur l’initiative de ses rapporteurs, dont je tiens à saluer à cette tribune la qualité des travaux, la commission des lois a modifié les projets de loi ordinaire et organique afin de reprendre les mesures déjà adoptées par le Sénat en octobre 2017, y compris en matière budgétaire.
La commission des lois a adopté plus de 150 amendements sur ces deux textes.
Ainsi, en matière budgétaire, la commission a demandé un effort plus important, à la hauteur des enjeux du redressement de la justice.
En matière de justice civile, elle a amélioré l’efficacité et la rapidité des procédures, tout en veillant à la protection des personnes vulnérables, par la suppression ou l’encadrement de certaines mesures.
En matière de procédure pénale, elle a été soucieuse de maintenir l’équilibre entre l’efficacité des enquêtes et la garantie des libertés, mises en danger par un renforcement excessif des prérogatives du parquet.
En matière d’organisation judiciaire, la commission a clarifié la réforme, avec la création du tribunal de première instance, tout en veillant au maillage territorial et à la proximité de l’institution judiciaire.
Enfin, la commission a ajouté des mesures supplémentaires de réforme, issues de ses travaux antérieurs.
Je m’attarderai en particulier sur les travaux réalisés par la commission en matière d’exécution des peines, qui ont amélioré l’efficacité et la lisibilité du système, en renforçant le rôle de la juridiction de jugement et en créant une peine autonome de probation.
Les règles actuelles de l’aménagement des peines conduisent à ce que les peines exécutées soient trop rarement les peines prononcées.
Afin de remédier à cet état de fait, la commission a voulu donner à la juridiction de jugement la responsabilité de décider s’il y aura ou non aménagement de la peine qu’elle prononce par le juge de l’application des peines, voire de l’aménager elle-même, mais également la capacité de mieux évaluer la personnalité du condamné afin d’individualiser davantage la sanction prononcée, conformément aux conclusions de la mission d’information sur la nature des peines, leur efficacité et leur mise en œuvre.
Je me félicite que la commission ait ainsi restauré la crédibilité du prononcé et de l’exécution des peines, en supprimant tout examen obligatoire des peines d’emprisonnement aux fins d’aménagement.
La commission a également supprimé la peine de détention à domicile sous surveillance électronique, en raison de la confusion qu’elle induit, et conservé le placement sous surveillance électronique.
Elle a fait de la probation une peine autonome, permettant au juge de la prononcer le cas échéant en complément d’une peine d’emprisonnement.
Je me réjouis enfin que la commission ait supprimé le caractère automatique de la libération sous contrainte aux deux tiers de la peine.
Je ne peux que déplorer l’abandon du plan de construction de 15 000 places de prison supplémentaires d’ici à 2022, qui traduisait un engagement du Président de la République, même si l’on nous dit que cet engagement sera intégralement tenu au terme du prochain mandat… L’ambition a été ramenée à 7 000 places, mais, aucun chantier n’étant engagé à ce jour, nous pouvons malheureusement douter que même cet objectif plus modeste puisse être atteint.
Madame la ministre, mes chers collègues, le groupe Les Indépendants – République et Territoires votera en faveur de l’adoption de ces deux textes ainsi modifiés et enrichis par notre commission des lois. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants – République et Territoires, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Merci beaucoup !
M. le président. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, à titre liminaire, permettez-moi de me réjouir que ce projet de loi de programmation et de réforme pour la justice et ce projet de loi organique de renforcement de l’organisation des juridictions aient été inscrits en première lecture d’abord à l’ordre du jour du Sénat. Une fois n’est pas coutume, dit-on généralement : j’espère néanmoins que cela ouvre une ère nouvelle.
En effet, cette attention notable témoigne d’une véritable reconnaissance, par le Gouvernement, de l’intérêt soutenu et constant de la Haute Assemblée pour la justice de notre pays.
La situation dans laquelle la justice se trouve nous amène régulièrement à nous réunir. La justice française est jugée trop lente et trop complexe par les justiciables. Ce diagnostic est partagé sur toutes les travées de notre assemblée. La nécessité d’améliorer son fonctionnement dans l’intérêt des justiciables, des citoyens et de ceux qui rendent la justice fait tout autant l’unanimité.
Faire de la réforme de la justice un chantier prioritaire, c’est une volonté forte qui a été exprimée par le Président de la République et par le Premier ministre, qui en a fait d’ailleurs l’un des points essentiels de son discours de politique générale de juillet 2017.
C’est la raison pour laquelle vous avez, madame la ministre, engagé dès le mois d’octobre 2017, lors des chantiers de la justice, de nombreuses consultations qui ont mené à la rédaction du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice et du projet de loi organique relatif au renforcement de l’organisation des juridictions, textes que nous examinons aujourd’hui.
Des concertations ont suivi, et elles n’ont jamais cessé jusqu’à la discussion de ces deux textes au Sénat. Elles ont permis de mettre en évidence la nécessité d’améliorer la lisibilité de certaines dispositions.
Je m’étonne, madame la ministre, qu’il vous soit reproché, paradoxalement, de ne pas avoir pris la mesure de l’urgence de cette réforme, d’avoir trop tardé et, dans le même temps, d’aller beaucoup trop vite en ayant engagé la procédure accélérée.
Une chose est certaine : le renvoi de l’examen de ces textes du printemps 2017 à l’automne 2018 aura permis de retravailler certains points qui avaient cristallisé les mécontentements des avocats et des magistrats. Je pense, notamment, à la suppression de l’obligation de causer le divorce au moment de l’introduction de la procédure, sur laquelle la commission a pourtant décidé de revenir. Je pense également au regroupement des contentieux techniques par volume ou encore à la suppression du recours hiérarchique devant le procureur général en matière de plainte avec constitution de partie civile. Cela démontre bien que l’urgence ne doit pas empêcher d’agir avec méthode et pragmatisme.
Les deux textes déposés sur le bureau de notre assemblée, bien que perfectibles, engagent un vaste mouvement de dématérialisation, de simplification et de réorganisation du service public de la justice.
Pour mettre en œuvre cette réforme, des moyens budgétaires et humains supplémentaires ont été dégagés. Le projet de loi de programmation prévoyait initialement une augmentation de 24 % du budget de la justice pour les cinq prochaines années et la création de 6 500 emplois. Là encore, après que l’on eut reconnu qu’il s’agissait là d’un effort « notable », « très important », supérieur à ceux des derniers quinquennats, il a finalement été considéré qu’il n’était pas à la hauteur des enjeux du redressement de la justice.
Je tiens à dire aux rapporteurs et au président de la commission des lois que la priorité donnée au budget de la justice dans le contexte général de redressement des finances publiques que nous connaissons doit être soulignée et que cette augmentation a le mérite d’être pragmatique.
Hormis cette différence – certes de taille, l’argent étant le nerf de la guerre –, il existe entre nous, fort heureusement, des points de convergence, que ce soit sur les objectifs généraux ou sur des mesures concrètes, telles que la mise en place d’un mode de saisine unique en matière civile, la fusion des tribunaux d’instance et des tribunaux de grande instance et l’expérimentation du tribunal criminel départemental.
Néanmoins, nous vous soumettrons des amendements. Sans entrer dans le détail, je vous en présenterai brièvement les grandes lignes.
Nous proposerons le rétablissement de certaines mesures, telles que la possibilité, pour le juge aux affaires familiales ou pour le parent qui y a un intérêt, de demander au procureur de la République de requérir le concours de la force publique pour faire exécuter une décision judiciaire, une convention homologuée par le juge ou une convention de divorce par consentement mutuel enregistrée au rang des minutes d’un notaire, fixant les modalités d’exercice de l’autorité parentale.
Nous demanderons également le rétablissement de la peine de détention à domicile sous surveillance électronique, la suppression de l’obligation de causer le divorce au moment de l’introduction de la procédure ou encore l’automaticité de la libération sous contrainte aux deux tiers de l’exécution des peines inférieures ou égales à cinq ans, sauf décision spécialement motivée du juge de l’application des peines.
Compte tenu de l’importance de ces amendements, et d’autres présentés par le Gouvernement, le groupe La République en Marche conditionnera son vote à leur adoption. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, madame la ministre, messieurs les rapporteurs, chers collègues, tribunaux engorgés, lenteur des procédures, inégalités territoriales pour les justiciables : telle est la réalité de notre système judiciaire, laissé exsangue après plusieurs années pendant lesquelles maints textes sont venus restreindre l’accès au juge et les libertés individuelles.
Préalablement à la rédaction de ce projet de loi, madame la ministre, vous avez mené une vaste consultation auprès des professionnels du droit, récoltant leurs doléances, leur promettant une justice « plus rapide, plus efficace et plus moderne, au service des justiciables ».
La concertation a vite montré ses limites. Elle a, de fait, donné lieu à des mobilisations de professionnels de la justice partout en France. Ce texte justifie, hélas ! les craintes exprimées alors par beaucoup. Encore aujourd’hui, à midi, le personnel de la justice manifestait devant le Sénat.
Dématérialisation des dépôts de plainte, privatisation et déjudiciarisation de nombreuses procédures dont le juge se trouvera dépossédé au profit des notaires et de plateformes en ligne : tout est bon pour réaliser des économies sur un budget de la justice déjà famélique, qui place aujourd’hui la France parmi les plus mauvais élèves de l’Union européenne en la matière.
Ces dématérialisations font par ailleurs fi de nombreuses réalités humaines et sociales, notamment l’existence de déserts numériques en France. Dans la justice du « nouveau monde », la justice de proximité disparaît avec l’absorption par les tribunaux de grande instance des tribunaux d’instance, devenant des « chambres détachées ». Pour apaiser l’opposition des professionnels de la justice, les implantations locales seront conservées, mais elles seront vidées de leur mission ; ces tribunaux commenceront par être dévitalisés au profit d’économies substantielles et au détriment de l’accès au droit.
Sur ce dernier point, le texte prévoit le dessaisissement du juge du contentieux des pensions alimentaires, désormais traité par des organismes de droit public, les caisses d’allocations familiales. Éloigner le mineur et la famille monoparentale du juge aux affaires familiales, éloigner le majeur protégé vulnérable du juge des tutelles, voilà ce que prévoit, entre autres mesures, le volet civil de ce projet de loi !
C’est l’ensemble de notre justice que cette réforme met à mal : son volet pénal illustre tout autant cette réalité. Ainsi, pour ce qui concerne la lutte antiterroriste, vous faites entrer dans le droit commun un grand nombre de mesures relevant du régime d’exception. « Nous passons d’une justice de liberté à une justice de sûreté », disait à ce sujet Robert Badinter, l’un de vos illustres prédécesseurs. De telles mesures sont aujourd’hui appliquées par des régimes autoritaires, ce qui devrait nous inciter à une certaine prudence. Comme le disait Montesquieu, « il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice ».
Nous ne le répéterons jamais assez, l’état d’urgence est un état d’exception ; il ne saurait devenir perpétuel.
Enfin, comment ne pas mentionner votre choix du « tout carcéral » en matière de politique pénitentiaire ? Beaucoup d’entre nous ont lu les rapports annuels d’Adeline Hazan, qui dénoncent un taux de surpopulation des prisons de 115 % et qui auraient dû nous inciter à conduire plutôt une politique de « déflation carcérale ».
M. François Bonhomme. C’est ça…
Mme Esther Benbassa. Comment comprendre la fin de la systématisation de l’aménagement des courtes peines, sinon comme l’expression d’une volonté de rompre avec vingt ans de politiques en faveur de la réinsertion sociale des personnes condamnées ?
M. François Bonhomme. Quel succès !
Mme Esther Benbassa. Prenons un autre exemple, celui de la prévention. Le Gouvernement lui préfère clairement la répression. En atteste la création d’une amende forfaitaire délictuelle à l’encontre des consommateurs de stupéfiants. Elle est dénuée de tout bon sens en matière de santé publique, alors que la consommation de cannabis est en France en nette augmentation. (Murmures sur les travées du groupe Les Républicains.)
Madame la ministre, on reconnaît une démocratie souffrante au délitement de son système judiciaire. En instaurant une justice privée, en substituant un état d’urgence perpétuel à l’État de droit, en sacrifiant l’intérêt supérieur de l’enfant et des justiciables les plus précaires sur l’autel du libéralisme économique, le Gouvernement semble s’engager dans une voie plutôt hasardeuse, loin des promesses de renforcement de l’efficience et de l’efficacité du système judiciaire. Notre justice mérite pourtant mieux que de se transformer en une énième branche de la start-up Nation d’Emmanuel Macron… (Mme Laurence Cohen applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Bigot. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Jacques Bigot. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous abordons ce débat sur la réforme de la justice après un grand travail préalable entamé voilà maintenant deux ans, voire avant puisque nous avons examiné des textes présentés par le précédent gouvernement, en particulier la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle.
Monsieur le président de la commission des lois, la mission que vous avez présidée a abouti à l’élaboration d’un rapport très étayé et apprécié dans le monde judiciaire. La position de notre groupe s’inscrit dans l’esprit de ce rapport. Dans notre contribution, nous avons souligné que nous approuvions une grande partie de ses préconisations : poursuite de l’effort soutenu en matière de recrutement de magistrats et de personnels de greffe, meilleure prise en compte des possibilités de la révolution numérique et de la dématérialisation des procédures, développement de l’équipe entourant le juge, mise en œuvre d’une organisation plus opérationnelle.
Nous avions des désaccords sur la question de l’aide juridictionnelle ; nous reviendrons sur ce sujet, que le projet de loi passe totalement sous silence.
Nous avions des réserves sur la question de l’exécution des peines. Le travail que nous avons accompli avec François-Noël Buffet, présenté à la commission le 12 septembre dernier, a permis d’éclaircir les choses et de donner des orientations très transversales pouvant rejoindre pour partie les vôtres, madame la ministre.
Nous sommes tous d’accord : l’idéal est d’avoir un plan financier pluriannuel ambitieux. Vous nous objecterez que l’amendement présenté par nos rapporteurs est trop ambitieux. Je rappellerai à certains de nos collègues que l’antépénultième gouvernement avait largement diminué le nombre de magistrats et que nous en subissons encore les conséquences aujourd’hui. Je rappellerai aussi que la réforme de la carte judiciaire avait causé beaucoup de déboires, suscité de nombreux débats et coûté beaucoup d’argent !
En tout état de cause, l’essentiel est que nous parvenions à faire front ensemble pour défendre la justice, car la tâche n’est pas facile. J’imagine bien que, pour un ministre de la justice, quel que soit son bord politique, il n’est pas simple d’obtenir des crédits dans un contexte budgétaire tendu.
Cependant, votre texte, madame la garde des sceaux, ne peut que m’inspirer des inquiétudes. En même temps que vous faites une annonce assez ambitieuse en termes de moyens financiers, qui devrait permettre de remédier en partie aux difficultés de la justice, vous proposez des réformes dictées essentiellement par le souci de réaliser des économies et de limiter le recours à la justice.