Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. Alain Milon, président de la commission des affaires sociales, rapporteur. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous commençons cette mandature, dans la continuité des soubresauts du précédent quinquennat, par une réforme, qu’on annonce structurelle, de notre droit du travail.
Il est indéniable que les employeurs, les salariés et ceux qui recherchent un emploi sont pénalisés par une réglementation trop rigide et parfois illisible, voire ubuesque.
Le Sénat tente depuis plusieurs années d’apporter des solutions pragmatiques aux difficultés rencontrées par les acteurs économiques sans remettre en cause les droits fondamentaux des salariés.
Le Gouvernement semble partager notre volonté d’adapter notre modèle social aux réalités de l’économie du XXIe siècle. C’est pourquoi nous approuvons la philosophie du présent projet de loi d’habilitation.
Toutefois, ce soutien n’est pas inconditionnel, madame la ministre. Des sujets essentiels aux yeux de la majorité sénatoriale, comme la fixation par accord de la durée hebdomadaire du travail ou le relèvement des seuils sociaux, sont absents du texte.
Le risque d’alimenter par ordonnances l’inflation législative, que dénonce avec raison le Conseil d’État, ne doit pas non plus être sous-estimé.
Quant à la méthode retenue, elle est pour le moins singulière et sans précédent depuis 2007.
Certes, il n’y a pas de recette miracle pour réformer le code du travail. Le précédent gouvernement avait d’abord privilégié la négociation d’accords nationaux interprofessionnels, avant de prendre la responsabilité de réformes législatives. Mais il s’est arrêté à des demi-mesures sur lesquelles sa majorité s’est déchirée et qui n’ont pas véritablement traité les problèmes de fond pour autant.
Mme Nicole Bricq. Il ne faut pas exagérer !
M. Alain Milon., rapporteur. Le nouveau gouvernement a, quant à lui, décidé d’agir sans tarder, dès le début du quinquennat. Il y a effectivement urgence. Trop de temps a été perdu.
Mme Nicole Bricq. Par tout le monde !
M. Alain Milon, rapporteur. Des discussions ont été menées simultanément au Parlement et avec les partenaires sociaux sur près d’une quarantaine de sujets techniques, mais d’inégale importance. Les orientations du Gouvernement demeurent toutefois floues et changeantes, pouvant tout aussi bien témoigner d’une stratégie réfléchie que d’une succession d’hésitations. Nous ignorons à ce jour quelle sera la portée réelle des futures réformes.
Madame la ministre, nous pouvons parfaitement comprendre que, sur certains sujets, vous nous demandiez une habilitation de principe, vous laissant le temps de la concertation et de la réflexion. Je pense, par exemple, à l’articulation entre accords de branche et accords d’entreprise, question à laquelle il n’y a pas de réponse évidente.
En revanche, sur d’autres points que vous avez prévu de trancher rapidement, avant la fin de l’été, nous aurions parfaitement pu débattre dans le cadre d’un projet de loi ordinaire. Vous avez d’ailleurs relevé, devant la commission, que le Sénat avait pu se forger une idée très précise des enjeux en cause lors des discussions de différents textes ces dernières années.
Comment encourager les accords collectifs dans les petites entreprises ? Quel régime appliquer au licenciement d’un salarié qui refuse un accord ? Quelles compétences donner à l’instance unique ? Quel délai raisonnable prévoir pour contester un licenciement ? Quel périmètre géographique retenir pour apprécier les difficultés économiques d’une entreprise appartenant à un groupe ?
Toutes ces questions, nous en avons largement débattu lors de la discussion des projets de loi Rebsamen, Macron et El Khomri. Nous connaissons les positions des différentes organisations représentatives et nous savons qu’elles ne sont pas d’accord entre elles, mais c’est notre responsabilité de législateur d’apporter des réponses claires. Et c’est parce qu’elle a pris ses responsabilités que la commission des affaires sociales a précisé les habilitations demandées, même si elle n’est pas opposée à ce que la rédaction détaillée des différents textes nécessaires soit déléguée à l’exécutif sous la forme d’ordonnances.
Nous n’accepterons donc pas que l’on nous reproche d’avoir préjugé de l’issue des concertations. Celles-ci se sont d’ailleurs achevées vendredi dernier. Ce chapitre est désormais clos, et maintenant doit s’ouvrir celui de la démocratie parlementaire.
Cela fait des années que nous travaillons sur tous les sujets que je viens de citer, et puisqu’il s’agit de questions qui relèvent du domaine de la loi, c’est à nous, parlementaires, qu’il revient en dernier ressort de décider.
C’est pourquoi la commission des affaires sociales a adopté une trentaine d’amendements visant à renforcer l’ambition du projet de loi autour de trois objectifs : développer la compétitivité et l’attractivité de l’économie, tenir compte des spécificités des petites entreprises et rationaliser notre droit du travail au profit des salariés et des employeurs.
À l’article 1er, nous avons autorisé l’employeur, dans les entreprises employant moins de cinquante salariés dépourvues de délégué syndical, à conclure des accords collectifs directement avec les représentants du personnel et, en leur absence, directement avec le personnel, sans interdire, bien entendu, le recours au mandatement.
Nous souhaitons ainsi développer le dialogue social dans les petites entreprises en valorisant le rôle des délégués du personnel.
La commission soutient la volonté du Gouvernement d’encourager les référendums en entreprise pour valider un accord, mais l’employeur doit pouvoir en prendre l’initiative, et pas uniquement les syndicats.
Nous avons également obligé les signataires d’un accord de branche à accorder une attention particulière aux petites entreprises dépourvues de représentants du personnel.
S’agissant du licenciement des salariés refusant l’application d’un accord collectif, nous avons tranché en faveur d’un motif spécifique afin d’unifier les régimes actuels.
Nous avons écarté l’application des règles du licenciement collectif à ces salariés, tout en invitant le Gouvernement à les faire bénéficier d’un dispositif d’accompagnement équivalant au contrat de sécurisation professionnelle.
La commission est revenue sur la disposition adoptée par l’Assemblée nationale qui réduisait de trois ans à dix-huit mois le délai prévu pour la restructuration des branches. Elle a refusé d’accélérer la généralisation des accords majoritaires en raison du blocage du dialogue social qu’elle pourrait entraîner.
À l’article 2, nous avons approuvé la fusion des institutions représentatives du personnel en une instance unique et lui avons donné compétence en matière de négociation des accords d’entreprise, sauf accord majoritaire contraire.
Nous avons souhaité que l’ordonnance traite de la formation des membres de cette nouvelle instance, sujet crucial en raison de l’étendue de ses missions. Le nombre de mandats successifs de ses membres a été limité à trois, afin de garantir un lien entre les élus et l’activité quotidienne de l’entreprise.
Les obligations en matière de transparence financière applicables aux comités d’entreprise, qui ont vu le jour grâce à la pugnacité de notre collègue Catherine Procaccia, devront par ailleurs être étendues à l’instance unique.
Enfin, tout recours à une expertise devra être précédé d’une mise en concurrence pour limiter les coûts supportés par les employeurs.
Soucieuse de lutter contre l’instabilité du droit, la commission a en outre supprimé trois demandes d’habilitation.
La première, à la rédaction imprécise, visait à augmenter le nombre de sujets soumis à un avis conforme des institutions représentatives du personnel, au risque de remettre en cause le pouvoir de direction de l’employeur.
La deuxième prévoyait de modifier la représentation des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises, alors même qu’aucune évaluation des dispositifs mis en place depuis 2013 n’a été réalisée et que la dernière réforme date seulement de 2015.
Quant à la dernière habilitation, elle autorisait une refonte des missions des commissions paritaires régionales interprofessionnelles, les CPRI, qui n’ont été installées que le 1er juillet dernier et auxquelles le Sénat s’est toujours opposé.
À l’article 3, la commission a autorisé l’employeur à rectifier dans la lettre de licenciement les irrégularités de motivation sans incidence sur la cause réelle et sérieuse du licenciement. Nous avons souhaité la réduction au moins de moitié du délai de contestation d’un licenciement économique, actuellement fixé à un an.
Nous avons également adopté un amendement ayant pour objet d’ouvrir un débat sur le coût des inaptitudes d’origine non professionnelle qui pénalisent parfois fortement les petites entreprises.
À l’instar d’un grand nombre de nos voisins européens, nous avons retenu un périmètre national pour apprécier la cause économique d’un licenciement collectif lorsqu’une entreprise appartient à un groupe international. Ce faisant, nous avons souhaité combler un vide juridique qui permet au juge de choisir un périmètre européen, voire mondial, pour contrôler le bien-fondé d’un licenciement économique nuisant gravement à l’attractivité de notre territoire.
Enfin, nous avons précisé que les accords de branche fixant les règles d’utilisation du CDI de chantier devront respecter un cadre fixé par la loi afin de garantir un socle commun aux salariés et aux employeurs relevant d’une même branche.
Vous l’aurez compris, madame la ministre, mes chers collègues, c’est donc un texte clarifié et réellement utile pour la vie de nos entreprises que nous demandons au Sénat d’adopter. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur pour avis.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur général de la commission des finances, rapporteur pour avis. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, comme vous le savez, la commission des finances a reçu une délégation au fond de la commission des affaires sociales concernant l’article 9 du projet de loi d’habilitation.
Je le dis d’emblée, cet article n’a pas de lien, direct ou indirect, avec le reste du texte, puisqu’il traite du report de l’entrée en vigueur du prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu. Que je sache, il ne s’agit pas d’un projet de loi sur le dialogue fiscal, mais bien sur le dialogue social !
L’article 9 a d’ailleurs si peu de rapport avec le reste du texte que je remarque, madame la ministre, que vous ne l’avez même pas évoqué dans votre propos liminaire.
Véritable serpent de mer du débat fiscal français, le prélèvement à la source a fait l’objet de nombreuses tentatives de mise en place depuis les années 1950 qui se sont toutes soldées par un échec. À cet égard, je rappellerai que l’une des causes de l’abandon de la réforme en 1973 était l’effet psychologique du « bas de la feuille de paie » et la crainte d’une détérioration des relations entre employeurs et salariés. Sans doute le même écueil guette-t-il la réforme du prélèvement à la source votée en décembre dernier.
Par ailleurs, si le dispositif inscrit à l’article 60 de la loi de finances pour 2017 est sans doute l’un des projets les plus aboutis d’instauration du prélèvement à la source en France, il s’illustre aussi par son extrême complexité et ses imperfections.
Comme je l’avais détaillé dans mon rapport d’information de novembre 2016, la réforme crée un « choc de complexité » pour les contribuables comme pour les tiers collecteurs.
Elle instaure en effet un système d’impôt sur le revenu à deux étages, dans lequel de nouvelles règles d’assiette et de taux propres au prélèvement à la source viennent s’ajouter aux règles actuelles de calcul de l’impôt.
De plus, le prélèvement à la source présente des inconvénients notables pour les contribuables, comme l’absence de prise en compte des réductions et crédits d’impôt dans le montant du prélèvement, ou encore des conditions de recours au taux « neutre » particulièrement dissuasives pour ceux qui souhaiteraient protéger la confidentialité de leurs données personnelles.
Dans un récent article, l’OFCE, l’Observatoire français des conjonctures économiques, aboutit d’ailleurs à une conclusion similaire à celle que j’avais formulée à l’automne dernier : le prélèvement à la source présente peu d’avantages et beaucoup d’inconvénients.
L’étude commandée par la délégation aux entreprises du Sénat qui nous a été présentée récemment confirme, quant à elle, les coûts d’adaptation élevés inhérents à la collecte de la retenue à la source par les entreprises. Au total, ce coût est estimé à 1,2 milliard d’euros, dont les trois quarts pèseraient sur les très petites entreprises.
Dans cet article 9, le Gouvernement justifie le report d’un an par la nécessité d’« assurer un meilleur accompagnement dans la mise en œuvre de la réforme » et d’approfondir les travaux de préparation. Il faut croire que tout n’était pas si prêt !
Cette proposition, qui n’est guère surprenante compte tenu de la précipitation avec laquelle cette réforme a été adoptée et du calendrier de mise en œuvre particulièrement serré fixé par le précédent gouvernement, est donc tout à fait acceptable.
En dépit des efforts importants fournis par les services de la direction générale des finances publiques, la fiabilité du dispositif est encore incertaine. En complément de l’expérimentation qui sera menée cet été avec les entreprises et les collectivités territoriales volontaires, qui ne sont d’ailleurs pas très nombreuses, le Gouvernement propose ainsi de réaliser un audit concernant la « robustesse » de la réforme et la charge induite pour les tiers collecteurs.
Il eût certainement été préférable de faire figurer cette mesure de report dans un autre texte que le présent projet de loi d’habilitation, qui renvoie à un tout autre débat que celui du prélèvement à la source.
Toutefois, une intervention rapide est sans doute nécessaire pour clarifier le traitement des revenus perçus par les contribuables en 2017 et éviter que leur taux de retenue à la source ne soit transmis aux employeurs à l’automne prochain.
Dans l’attente des résultats de l’expérimentation et de l’audit mené par le Gouvernement, il serait prématuré de supprimer le prélèvement à la source. Pour autant, je souhaite non pas, et c’est d’ailleurs la position très majoritaire de la commission des finances, que nous en restions au statu quo, mais que nous recherchions d’autres moyens d’améliorer la contemporanéité de l’impôt sur le revenu, autrement dit, de ne pas solliciter de tiers collecteurs.
C’est dans cet esprit que j’ai proposé à l’automne dernier une solution de compromis : le prélèvement mensualisé et contemporain, c'est-à-dire sur la base des revenus présents, de l’impôt sur le revenu. Ce dispositif reposerait sur un système d’acomptes, dont le montant pourrait être modulé à tout moment par le contribuable en cas de variation des revenus ou de modification de sa situation familiale.
C’est tout le sens de l’amendement que nous avons adopté et dont l’objet est d’enrichir le contenu du rapport qui devra être remis par le Gouvernement au Parlement avant le 30 septembre prochain. Nous pourrons ainsi disposer de toutes les informations utiles avant de statuer sur l’avenir du prélèvement à la source.
Remettons donc le débat de fond, et réjouissons-nous de ce report en espérant qu’une autre solution puisse être trouvée que celle qui avait été retenue dans la loi de finances pour 2017. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste. – M. le rapporteur applaudit également.)
Mme la présidente. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Exception d'irrecevabilité
Mme la présidente. Je suis saisie, par Mme Assassi, M. Watrin, Mmes Cohen, David et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, d'une motion n° 52.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social (n° 664, 2016-2017).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Éliane Assassi, pour la motion.
Mme Éliane Assassi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, ce projet de loi d’habilitation constitue une nouvelle agression contre le droit du travail, qui – faut-il le rappeler ? – organise la protection des salariés face à la puissance patronale et à celle de l’argent.
Le code du travail n’est pas un frein au développement de notre société ; il est le fruit de décennies de luttes sociales pour imposer l’humanisme face à la dictature du profit.
Le code du travail, c’est l’expression de la spécificité française : la primauté de la loi pour définir le droit du travail, loin, en la matière, de l’arbitraire du droit anglo-saxon que vous semblez privilégier, madame la ministre.
C’est la loi, expression du peuple souverain, qui a longtemps garanti les droits fondamentaux des salariés.
En toute logique, le projet de loi que nous examinons remet en cause tout ce qui constituait le programme du Conseil national de la Résistance : suppression de l’assurance chômage, suppression du régime de retraites par répartition… Dans les ordonnances, antidémocratiques par essence, vous avez l’intention de fusionner les quatre instances représentatives du personnel, de plafonner le niveau des indemnités prud’homales en cas de licenciement, d’étendre la primauté des accords d’entreprises sur les accords de branches et de généraliser le recours aux CDI de chantier. Vous poursuivez la démolition pure et simple du code du travail. Ce faisant, c’est l’ensemble du pacte républicain issu de la Résistance que vous déstabilisez.
La loi, vous la voulez pour servir l’économie et non plus pour satisfaire les besoins humains et sociaux. Elle devient un outil de dérégulation, alors même que les constituants de 1946 et de 1958 l’ont élaborée comme une protection des plus faibles.
Qu’importe le stress au travail, les cadences infernales, les suicides sur les lieux de travail ! Leur diminution et leur suppression, ce n’est pas votre priorité !
Ce qui importe, c’est de répondre encore et encore au diktat du profit, qui exige toujours plus de disponibilité, de compétitivité et de rentabilité et donc toujours plus de précarité pour les travailleurs !
L’État est censé garantir les droits des travailleurs énoncés dans le Préambule de la Constitution de 1946 face à la loi du marché. Les sénatrices et les sénateurs communistes considèrent qu’il importe, pour des raisons sociales, économiques, environnementales, de faire prévaloir le social sur l’économie. Cette conception d’une économie au service des hommes, qui se construit par solidarité et non par la concurrence, nous la nommons « société de progrès ».
Les exigences d’un nouveau monde sont celles de la construction d’une société de partage et de solidarité, d’une société qui protège les droits et les développe. Tel était le sens du Préambule de la Constitution de 1946. Vous devez cesser cet affichage trompeur de la modernité, alors que vous faites ressortir les vieilles ficelles libérales. Nos concitoyens commencent à voir clair dans votre jeu – un jeu libéral !
En présentant cette motion et par la suite, nous vous démontrerons combien cette loi est, en réalité, un outil entre les mains du patronat pour rendre les salariés corvéables à merci.
Demain, les salariés seront contraints de négocier individuellement non seulement leur contrat de travail, mais aussi l’ensemble des droits qui ne seront plus couverts par les accords de branche.
Nous sommes là au cœur de votre projet : l’individualisation de la négociation, de l’organisation et de la durée du travail, voire de leurs droits à la protection sociale ! Avec vous, c’en est fini de notre société de solidarité et d’égalité !
Ainsi, de manière insidieuse, vous répondez à une demande ancienne et récurrente du patronat et du MEDEF, laquelle consiste à mettre fin à toute conception collective du travail pour renvoyer la relation de travail à la seule relation individuelle entre employeurs et salariés, que vous dénommez désormais collaborateurs ou associés.
Vous tentez, par exemple, de faire croire aux salariés qu’il est possible de se libérer en devenant son propre patron. Sauf que cet eldorado n’est pas aussi rose que vous voulez le faire croire ! En 2016, seulement 30 % des autoentrepreneurs étaient encore actifs trois ans après avoir choisi ce statut et moins de 2 % avaient quitté la microentreprise pour le régime général. Cela signifie qu’ils sont très peu à avoir dépassé les plafonds de chiffre d’affaires, soit, par an, 82 000 euros pour la vente et 32 900 euros pour la prestation de services. De fait, les trois quarts des entrepreneurs toujours actifs après trois ans déclarent un chiffre d’affaires inférieur à 15 000 euros par an !
Si l’entreprise est un « bien commun » aux salariés et à l’employeur, vous le savez bien, madame la ministre, le lien de subordination déséquilibre la relation au détriment du salarié, qui est le plus souvent perdant dans les négociations. Pour cette raison, il est indispensable de garantir aux travailleurs la possibilité de se syndiquer et d’avoir recours à des représentants syndicaux pour défendre leurs droits.
Le sixième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 garantit que « Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix ». Ce principe est remis en cause dès lors que l’on individualise les relations entre les travailleurs et l’employeur, qui peut organiser un référendum dans l’entreprise pour faire accepter les baisses de salaires.
Il est tout de même contradictoire d’annoncer vouloir renforcer le dialogue social et d'utiliser, dans le même temps, tous les moyens possibles pour marginaliser les organisations syndicales dans les entreprises, par exemple, en fusionnant les instances représentatives du personnel ou en cassant le monopole syndical.
Personne n’ignore que le syndicalisme se construit précisément sur l’exigence de la défense collective d’intérêts collectifs.
Votre texte est, ensuite, contraire à la décision du 28 décembre 2006 du Conseil constitutionnel, qui garantit le droit des travailleurs à participer à la détermination collective des conditions de travail. Ce droit n’est plus effectif dès lors que le comité d’entreprise, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, le délégué du personnel et le délégué syndical sont fusionnés en une seule instance.
La future instance unique de représentation du personnel aura-t-elle les mêmes compétences que les instances actuelles ? Aura-t-elle le même nombre d’élus du personnel ? Ces derniers disposeront-ils des mêmes moyens pour mener leur mandat ? L’instance unique aura-t-elle la personnalité juridique ? Pourra-t-elle ester en justice ?
Madame la ministre, vous aviez pourtant participé à la rédaction d’un rapport sur la santé et le bien-être au travail, lequel préconisait « la mise en place d’un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail départemental interentreprises pour prendre en charge les risques psychosociaux au sein des petites entreprises ». Et vous décidez de faire disparaître totalement les CHSCT !
En supprimant le CHSCT, vous remettez en cause l’action des syndicats pour que soit enfin reconnue l’importance des règles de protection de la santé au travail dans les entreprises.
En supprimant le compte pénibilité, dont le rôle est de prévenir les maladies professionnelles, vous revenez sur un engagement, celui de permettre aux salariés qui exercent des métiers pénibles de partir en retraite anticipée.
Cette instance unique va encore éloigner les représentants du personnel des salariés. Il s’agit clairement d’une entorse au droit des salariés à participer à la gestion de leur entreprise, droit garanti par le huitième alinéa du Préambule de 1946.
Vous remettez en cause le monopole syndical en matière de négociation dans les TPE-PME.
Vous ouvrez la porte à des élus du personnel sans indépendance vis-à-vis du pouvoir patronal et à des négociateurs subordonnés à la direction de l’entreprise.
Mais il y a plus ! Outre l’individualisation, avec ce projet de loi, vous inversez également la hiérarchie des normes en étendant le champ de la primauté de l’accord d’entreprise.
Vous faites la règle de ce qui était l’exception – l’accord individuel ou la convention d’entreprise. Inversement, ce qui était la règle – les accords de branche et les conventions collectives – devient l’exception !
Cette inversion des normes ne vise qu’à instaurer une forme de dumping social interne, qui vient s’ajouter à la possibilité de déverrouiller les accords de branche, véritable élément de dumping social, européen cette fois !
Ne tentez pas de nous faire croire que les salariés auront quoi que ce soit à gagner dans cette concurrence entre entreprises.
Le marché du travail est tel que ce ne sont plus les salariés qui font valoir leurs droits : ce sont les employeurs qui imposent leurs exigences.
Le patronat parviendra toujours à s’organiser pour proposer le moins-disant le plus défavorable aux salariés. Quand il s’agit de gros sous, on peut leur faire confiance ! (Mme Nicole Bricq proteste.)
Les grands magasins vont pouvoir faire du chantage à l’emploi en demandant la réduction de la plage horaire du travail de nuit : la tranche de vingt et une heures à six heures pourra être raccourcie demain pour répondre aux désirs des acheteurs nocturnes impulsifs !
Enfin, votre texte porte atteinte à la justice prud’homale en plafonnant les indemnités en cas de licenciement abusif.
Initialement prévue par la loi Macron et censurée par le Conseil constitutionnel, la loi El Khomri avait repris cette mesure avant qu’elle ne soit retirée face à la mobilisation sociale.
Pourquoi insistez-vous donc tant pour limiter le montant des dommages et intérêts versés au salarié ? Parce que ce plafond imposé aux juges prud’homaux sera une provision comptable pour les entreprises qui souhaitent licencier librement !
L’employeur pourra ainsi choisir de respecter le droit du travail ou prendre le risque d’une condamnation, car il connaîtra à l’avance le montant de l’indemnité. Côté salarié, c’est le règne de l’arbitraire !
Le projet de loi d’habilitation est ainsi contraire à l’article XVI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 garantissant le droit des personnes intéressées à exercer un recours juridictionnel effectif, ainsi que le respect d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties.
L’équilibre des parties est rompu dès lors que l’employeur peut donner a posteriori le motif de licenciement. Le patron pourra ainsi évoquer le motif de son choix pour éviter un licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Robespierre, le 10 mai 1793, proclamait…