M. Jean-Pierre Sueur. Voilà !
M. Yves Détraigne. … d’autant plus que le nombre de postes ouverts au concours interne s’est rapproché de celui du concours externe, ce qui n’était pas du tout le cas à l’époque où j’ai passé le concours externe.
Alors, quelle solution face à cette sorte de « reproduction des élites » ? J’avoue ne pas avoir la réponse.
Un autre reproche est souvent adressé aux énarques, celui de peupler les cabinets ministériels et d’avoir une forte – certains diraient trop forte – influence sur les politiques qui sont menées par les divers gouvernements dans certains domaines, quelle que soit leur couleur politique.
Il est vrai que l’on fait parfois le même reproche à certains professionnels de l’éducation nationale s’agissant de la politique scolaire. Nul n’ignore que le ministère de l’éducation nationale est truffé d’enseignants et que, s’il est une branche dans la fonction publique où les syndicats, qui ne sont sans doute pas composés d’énarques, font la pluie et le beau temps ou presque, c’est bien l’éducation. Nous le savons tous, du moins tant que nous avons encore les pieds sur le terrain, ce qui sera sans doute moins le cas lorsque nous ne serons plus que sénateurs.
On touche là directement, je crois, à la responsabilité du politique. Suffit-il de remplacer un énarque par un autre dans un cabinet ou de remplacer un énarque par un non-énarque pour mieux régler ou régler différemment un problème ? Ce serait tellement simple si cela suffisait ! Et cela se saurait…
En tout état de cause, s’il est clair qu’un membre du Gouvernement est d’abord un politique, il est non moins clair qu’il a besoin de travailler avec des collaborateurs connaissant les rouages de l’administration. Et force est de reconnaître que, dans certains ministères, ce sont souvent des énarques qui occupent des postes à responsabilités parce que, précisément, les administrateurs issus de cette école sont ceux qui connaissent le mieux le fonctionnement interne et les moyens dont dispose l’État.
Dans certains ministères, les postes à responsabilités sont tenus par des magistrats ou des membres de l’éducation nationale, pour ne citer que ces deux exemples. Même problème, même solution ! Ces ministères sont-ils mieux gérés que ceux qui sont peuplés d’énarques et les politiques qu’ils mènent sont-elles plus efficaces ? Je ne me permettrai pas de répondre ni de dire ce que j’en pense.
Alors, quelles solutions, si l’on considère que l’ENA pose problème pour notre pays ? Supprimer cette école n’arrangerait rien. Nous avons besoin d’une haute fonction publique formée et préparée aux responsabilités. On peut toutefois penser à des améliorations, comme le fait de rendre plus professionnel et moins théorique l’accès au concours de l’ENA à partir d’un certain niveau de responsabilités et de donner peut-être une plus grande part, dans le choix de certains responsables, aux qualités managériales.
Peut-être convient-il également de renforcer les aspects pratiques de la formation à l’ENA, même si des avancées ont été faites, avec plus de missions concrètes et de séjours dans diverses entités déconcentrées ou décentralisées, dans des entreprises, des collectivités ou autres structures, dont les élèves seront éventuellement appelés ultérieurement à réglementer ou à superviser les activités ?
Peut-être aussi faut-il que les politiques fassent preuve d’une plus grande implication dans la préparation et la mise en œuvre des décisions relevant de leurs ministères et dont ils sont à l’origine ? Là, on rejoint le service après-vente – ou après vote, mais c’est la même chose –, expression que l’on entend parfois ici. Faisons-nous bien notre travail si nous votons, dans une loi, une décision de principe et si nous ne regardons pas la manière dont les administrations centrales la mettent en œuvre ? Là aussi, il y a quelque chose à faire sans qu’il soit nécessairement besoin de taper sur l’ENA.
Voilà, mes chers collègues, ce que je voulais vous dire, sans doute trop longuement, à propos de l’ENA, en osant, pour conclure, parce que le problème n’est pas simple à régler, paraphraser Churchill : l’ENA est pour l’administration publique la pire des formations, à l’exception de toutes les autres. (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe Les Républicains et du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, une scolarité déconnectée de la réalité, l’inadaptation du contenu des enseignements aux nouveaux enjeux du monde contemporain, l’obsession du classement, la responsabilité des élites dans la défiance envers les institutions politiques et administratives, les griefs formulés ici même à l’encontre de l’École nationale d’administration sont nombreux et nous interrogent. Je remercie donc très vivement le groupe du RDSE et son président, Jacques Mézard, d’avoir fait inscrire à notre ordre du jour ce débat sur la nécessité de supprimer ou non l’ENA.
Si la manière dont sont recrutés et formés les hauts fonctionnaires, et plus généralement même l’existence des grands corps de l’État, ne nous donne pas satisfaction, ces questions doivent être réglées.
Le recrutement des énarques pose la question de savoir qui sont nos élites. Le constat est édifiant, cela a été dit par tous les orateurs : ces dernières sont majoritairement masculines, alors que les filles réussissent plutôt mieux à l’école, issues des mêmes milieux sociaux et des mêmes écoles. Cette absence totale de diversité n’est absolument pas en adéquation avec les besoins de notre société : nous avons besoin de hauts fonctionnaires qui doutent, à même d’innover, de préparer l’avenir. Le fait de réussir brillamment un concours très difficile à l’âge de 21 ans ne prédispose pas forcément au doute ni à l’innovation.
Le système actuel comprend tout de même des moyens de diversifier la haute fonction publique, avec le troisième concours s’adressant aux actifs du secteur privé, aux élus et aux responsables associatifs. Il faudrait développer cette troisième voie et mettre en place un réel statut de l’élu. Ainsi, l’ENA pourrait être une voie permettant de diminuer le nombre de mandats et la durée de vie en politique ; elle serait ainsi plus vertueuse.
Un autre levier pourrait être trouvé en privilégiant davantage le concours interne, destiné aux fonctionnaires. Il faudrait recruter plus de fonctionnaires expérimentés, avec une plus grande diversité. En plus de diversifier le profil des lauréats, même si cela ne répond pas à la question de l’hypermasculinité de l’école, cela permettrait de favoriser les retours d’expérience et les échanges.
Développer la diversification, cela passe aussi par l’éducation pour lutter contre l’autocensure, évoquée par la présidente Assassi, qui explique aussi que les jeunes issus de milieux modestes ou les femmes tentent moins d’entrer à l’ENA. La promotion qui a effectué sa rentrée au mois de janvier 2016 illustre cette absence de diversité. Parmi les lauréats, on ne compte qu’un quart de femmes, ce qui est un défi intellectuel, celles-ci réussissant beaucoup mieux que les hommes dans toutes les filières du supérieur,…
Mme Éliane Assassi. Exactement !
Mme Corinne Bouchoux. … et 70 % des admis du concours externe sont issus de Sciences Po Paris.
L’évolution de notre haute fonction publique passe également par la formation initiale et continue des énarques. Le mouvement enclenché en 2016 est encourageant : il était temps ! Des changements importants ont été engagés depuis cinq ans, afin d’axer davantage la scolarité sur les relations humaines, d’offrir plus de stages dans des milieux variés.
Demain, les hauts fonctionnaires auront vocation à exercer des missions extrêmement difficiles, à répondre à des questions essentielles, et il est nécessaire de développer plus encore la prévention des conflits d’intérêts, la formation à la gestion des conflits dans une société toujours plus conflictuelle, mais aussi l’intelligence émotionnelle, qui n’est pas enseignée à l’ENA, ce qui explique sans doute une partie des problèmes rencontrés. Autrement dit, il faudrait apprendre à nos énarques à mieux connaître leurs émotions et celles des autres, afin d’améliorer leurs capacités relationnelles.
Surtout, il nous paraît primordial d’ancrer l’École nationale d’administration à l’université.
M. Jean-Pierre Sueur. C’est juste !
Mme Corinne Bouchoux. Nous défendons l’idée selon laquelle les énarques doivent s’initier à la recherche, être formés à l’université avec les élites scientifiques. Nous sommes le seul pays au monde à compter si peu de docteurs parmi nos élites, ce qui est incompréhensible aujourd’hui. Les énarques sont brillants, mais ils doivent aussi se confronter aux sciences dures et à la recherche. Face aux évolutions technologiques de notre société, il n’est plus possible que nos élites s’affranchissent de la formation par la recherche et à la recherche.
Pour illustrer mon propos, j’évoquerai la question de l’open data, qui fut très bien comprise, lors de la préparation de la loi Lemaire, par quelques jeunes énarques issus de la génération geek. L’exercice s’est avéré un véritable calvaire pour les autres et, du coup, pour les rédacteurs de la loi, faute de partager le même langage, malgré la bonne volonté de tous.
Bien évidemment, ce nouveau rôle de l’université dans la formation des énarques ne devrait pas se faire au détriment des moyens alloués à l’université. Les énarques, principalement issus de milieux privilégiés, pourraient percevoir un traitement légèrement minoré, les crédits correspondants étant attribués à l’université. Par ailleurs, l’université de Strasbourg, proche de l’Allemagne, formerait plus de bilingues ; tout cela irait dans le bon sens.
Nous ne proposons donc pas de supprimer l’ENA, dont les travers ont été signalés. Celle-ci forme des têtes bien faites, des personnes à haut potentiel qu’il convient d’intégrer à l’université, de confronter à la recherche et de mélanger aux élites scientifiques de notre pays.
Enfin se pose la question du pantouflage. Il faut que les énarques connaissent l’entreprise privée, son fonctionnement, ce qu’est la compétitivité. Pour autant, des abus ont été constatés depuis dix ans, choquant nos concitoyens, en dépit de toutes les commissions qui s’efforcent d’être vertueuses.
Vous l’aurez compris, plus qu’une suppression pure et simple, qui n’aurait pas vraiment de sens, un pays ayant besoin d’élites, nous proposons une réforme d’envergure : l’ENA à l’université, avec l’université. Que tout le monde essaie de parler l’allemand, regarde ce qui se passe en Allemagne et cela n’ira pas plus mal ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je voudrais d’abord rendre hommage aux très nombreux anciens élèves de l’École nationale d’administration que j’ai pu rencontrer dans des préfectures, des ministères, des établissements publics et qui m’ont souvent frappé par leur haut sens de l’intérêt public et du service public. Il y a tellement de « marronniers », comme l’a dit Jacques Mézard, consistant à imputer à cette école quelques-uns des maux de la société qu’il faut aussi rendre hommage à ceux qui ont créé cette école, inspirée de la Résistance et du gaullisme social, afin de donner à notre pays les cadres de la fonction publique qui lui étaient nécessaires.
Je ne voudrais pas que l’on fasse finalement une erreur de raisonnement, qui serait sanctionnée dans beaucoup de concours, consistant à créer des rapports de causes à effets sans jamais les prouver. Par exemple, notre excellent collègue Jacques Mézard nous dit que les énarques sont vraiment méprisants à l’égard du Parlement…
M. Jacques Mézard. Certains !
M. Jean-Pierre Sueur. … et n’aiment pas le bicamérisme. Je me demande ce qui autorise une telle affirmation. Est-elle fondée sur une étude statistique, une enquête ? Certes, il existe un antiparlementarisme dans notre pays, mais je ne crois pas qu’on puisse l’imputer aux énarques plus qu’à d’autres. D’ailleurs, au sein du Parlement, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, un certain nombre d’énarques contribuent utilement à notre travail.
Il faut faire attention à ces corrélations. Par exemple, beaucoup de choses qui ont été dites ici à juste titre de l’ENA valent pour toutes les grandes écoles. Tout comme Yves Détraigne, je n’étais pas prédestiné : j’ai appris l’existence des classes préparatoires par un collègue moniteur de colonie de vacances. J’ai posé ma candidature et beaucoup travaillé pour intégrer une grande école. Cela fait aussi partie d’un itinéraire relevant de la méritocratie républicaine ; il ne faut pas le dénigrer.
La vérité, c’est que la démocratisation de l’enseignement est sans doute, dans certains de ses aspects, en régression. Les chiffres que l’on donne quant à l’origine sociale des élèves valent pour l’ENA aussi bien que pour l’École polytechnique, HEC et beaucoup de grandes écoles de ce pays.
Je vois la source de ce problème dans la manière dont on traite l’enseignement élémentaire. Je sais que beaucoup de choses ont été faites, mais, si l’on veut régler cette question, il faut beaucoup de temps scolaire, se concentrer sur les savoirs fondamentaux dès l’école, être très exigeant et n’accepter jamais qu’un élève arrive en sixième sans savoir lire, écrire. Or nous en sommes très loin.
Notre école est à refonder autour de l’idée d’une école de l’exigence. Cela a été réalisé dans l’histoire, à une époque où beaucoup moins de jeunes faisaient des études jusqu’au baccalauréat. Cependant, je crois que la source du problème est beaucoup plus profonde, elle se trouve dans l’ensemble de notre conception de l’enseignement dès le départ.
De même, je partage les constats de Corinne Bouchoux sur la singularité française que sont les grandes écoles. Celles-ci sont certainement très remarquables, mais je crois qu’il est nécessaire de les intégrer aux universités, en tout cas de créer des liens beaucoup plus forts qu’ils ne le sont aujourd’hui. Il est étrange, en effet, que les professeurs des classes préparatoires aux grandes écoles n’aient aucune obligation de recherche, contrairement aux enseignants de l’université, dont j’ai fait partie, lesquels ne manquent pas d’être heureux de voir leurs enfants être admis dans des classes préparatoires aux grandes écoles où exercent d’excellents enseignants qui ne sont pas tenus à des activités de recherche…
J’en viens à la question de la formation dispensée à l’ENA, qui serait critiquée pour être trop générale. Pour ma part, je suis un adepte de la formation générale : apprendre à raisonner, à penser, à s’exprimer, à analyser est primordial, et je ne suis pas forcément convaincu par les discours qui, à l’école élémentaire comme à l’ENA, vantent une grande dispersion des séquences de formation. On veut ouvrir l’école sur tout : c’est très bien, mais il faut d’abord assurer le fondamental.
Je dirai la même chose pour l’École nationale d’administration. Les stages, que ce soit dans une administration ou une collectivité locale, dans une ambassade à l’étranger ou dans une entreprise, sont très précieux et bénéfiques, mais il faut aussi que le reste de la formation soit substantiel.
Une ancienne élève de l’ENA, magistrate de la Cour des comptes, a écrit, dans un article publié par le quotidien Le Monde : « Ce qui manque est connu depuis des décennies : c’est un programme, une pédagogie, un corps enseignant ».
Savez-vous qu’il n’existe pas de corps enseignant à l’ENA ? Cela a de bons côtés, puisque d’éminents administrateurs de nombreux ministères, et même du Sénat ou de l’Assemblée nationale, ne manquent pas de faire des cours à l’ENA, et ils le font très bien. Mais ne faudrait-il pas réfléchir à une structure permanente plus forte, avec une pédagogie et des programmes mieux définis ? Le fait de disposer de programmes mieux définis n’est pas antinomique du fait de donner à l’enseignement le caractère général qui me paraît nécessaire, étant entendu, bien sûr, qu’un enseignement général qui n’a pas d’ouverture sur les réalités professionnelles est un enseignement à la généralité duquel il manque quelque chose.
Enfin, je voudrais aborder la question de l’affectation des étudiants issus de l’ENA. Voilà quelques années, on avait tenté d’en finir avec le classement de sortie, qui est en effet problématique, car il induit une hiérarchie des ministères absolument contraire à l’esprit républicain.
Une ancienne ministre avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, qui est actuellement maire d’une ville importante du département du Nord, capitale de la région des Hauts-de-France, a choisi, en sortant de l’ENA, de rejoindre le ministère du travail. Ce choix est apparu incongru à certains. Si vous êtes dans les premiers du classement, vous choisissez en principe le Conseil d’État, l’Inspection des finances, la Cour des comptes, puis le Quai d’Orsay… Le ministère des affaires sociales et le ministère du travail arrivent en dernier, comme s’il existait une sorte de hiérarchie et qu’il était plus noble d’être affecté à Bercy qu’au ministère des affaires sociales. Or nous avons besoin de grands administrateurs pour gérer le ministère du travail et la sécurité sociale, tout autant qu’à Bercy !
On me reprochera peut-être ma franchise, mais, entre les moyens de certaines directions de Bercy et ceux de la direction de l’administration pénitentiaire au ministère de la justice, il y a plus que des nuances, je vous l’assure. L’idée même d’une telle hiérarchie me paraît devoir être contestée.
Par ailleurs, pour mettre fin à la pratique de l’« amphi-garnison » qui voit les quinze premiers choisir les grands corps et les autres prendre ce qui reste, un énarque issu d’une promotion dont on a quelque peu parlé, Jean-Pierre Jouyet, avait imaginé un système qui, par un processus itératif jalonné de moult commissions et entretiens, cherchait à faire correspondre les souhaits des élèves et les besoins des administrations.
Avec notre collègue Catherine Tasca – je me souviens encore de nos entretiens à ce propos au ministère chargé de la fonction publique –, je me suis opposé à ce système. Certes, le système actuel doit être amélioré, mais si c’est pour le remplacer par un processus qui risque de remettre au goût du jour les connivences en mettant fin à tout anonymat, ce serait incontestablement une régression.
Je souhaite que des réformes interviennent, notamment dans la formation interne et les affectations, mais à condition que l’on sache concilier le nécessaire esprit de réforme avec le souci rigoureux de l’égalité et de la justice. Je préfère le concours anonyme aux passe-droits, parce que c’est précisément contre le système des connivences qu’a été créée l’ENA, selon un acte profondément républicain.
Pour conclure, comme l’a excellemment dit Jacques Mézard, il ne faut pas supprimer l’ENA ; il faut la réformer ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du RDSE et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Pascal Allizard.
M. Pascal Allizard. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, dans les prochains mois, trois élections majeures se succéderont : deux élections parlementaires et une élection présidentielle.
Comme à chaque grand renouvellement, nous assisterons à la valse des cabinets ministériels, qui verra des énarques, directeurs de cabinet ou conseillers, être remplacés par d’autres, avec le même profil. Dans le reste du système, des directeurs d’administration centrale changeront, des préfets, des ambassadeurs. Tous, ou presque, seront remplacés par le même modèle.
Corps de direction des administrations, corps préfectoral, corps diplomatique, corps des magistrats, corps d’inspection générale… et combien de ministres et de parlementaires : tous sont passés sur les bancs de l’École nationale d’administration.
C’est vrai, les énarques sont partout, car ils sont formés pour le service de l’État au plus haut niveau. Leur concours est difficile, leur formation rigoureuse. L’école demeure prestigieuse en France et constitue toujours un modèle à l’étranger – du moins, nous l’espérons !
Tout semble normal, voire excellent. Pourtant, la défiance vis-à-vis de l’ENA et des hauts fonctionnaires qu’elle forme ne fait qu’augmenter.
De tous les bords politiques, les « modernistes », en tout cas ceux qui se revendiquent comme tels, proposent de réformer, voire de supprimer l’ENA. La plupart du temps, ils en sont eux-mêmes issus et ne l’ont critiquée qu’après avoir tiré profit du statut de haut fonctionnaire et du réseau des anciens élèves. Un ancien ministre du redressement productif tirait encore récemment à boulets rouges sur l’école, avant que la presse ne lui rappelle l’influence qu’il avait laissée aux énarques de son cabinet, lui qui avait raté le concours…
Supprimer l’ENA ? La réponse la plus tentante serait de répondre par l’affirmative, car cette école n’a pas toujours bonne presse dans l’opinion publique. Mais est-ce vraiment elle qui exaspère ou l’attitude de certains de ceux qui en sortent ? Est-ce le statut protecteur de la fonction publique, le pantouflage ou le poids excessif des grands corps qui irrite ? Sans doute les causes du désamour sont-elles multiples.
Il est vrai que, de cadre de formation des grands serviteurs de l’État, l’ENA est devenue l’antichambre du pouvoir. Pour ce qui me concerne, je ne suis pas favorable à la confusion des genres, et c’est pourquoi une claire séparation entre élus et hauts fonctionnaires me semble nécessaire. Les énarques devraient démissionner de leurs fonctions pour faire de la politique. La politique, c’est une vocation et un risque, et non pas une ligne à ajouter à son CV !
Mes chers collègues, avec la fin du cumul des mandats cette année, il existe bien un danger de voir les élus de terrain progressivement remplacés par des apparatchiks ou des hauts fonctionnaires, catégories moins exposées que les autres.
De plus, la vocation du service public n’est plus ce qu’elle était. Ainsi, en cinquante ans, on est passé du cadre supérieur au service de l’État, finissant chef de service, au dirigeant « multicarte » migrant d’un service à un cabinet, puis à un établissement public, pour aller en entreprise et revenir, avant de repartir pour finir comme président d’une banque d’affaires.
Par ailleurs, je regrette le manque relatif de culture européenne des élèves, bien que leur établissement fût symboliquement déplacé à Strasbourg et leurs cours sur l’Union renforcés. J’aimerais ainsi que davantage de ces jeunes gens, avec leur niveau d’études, se présentent prioritairement aux concours de la fonction publique européenne afin d’y occuper des postes à responsabilité. Selon un récent rapport parlementaire, les résultats obtenus par nos compatriotes dans ces concours sont très décevants et c’est « principalement la faiblesse du nombre de candidats qui explique les mauvais résultats de la France à ces concours ».
Enfin, l’ENA est souvent perçue comme un creuset de reproduction sociale des élites. Comme le confirmait une étude du CEVIPOF en 2015, « le recrutement ne s’est pas démocratisé durant soixante-dix ans et l’ENA n’a pas réalisé le brassage social espéré par Michel Debré en 1945 ». Il reste donc beaucoup à faire.
On peut regretter également l’excès de conformisme des candidats et des anciens élèves, qui pèse beaucoup sur la capacité d’initiative, mais je ne veux pas accabler la seule ENA dans la mesure où les élèves arrivent déjà bien formatés par la préparation.
Par conséquent, je ne pense pas qu’il faille fermer l’ENA. Il faut au contraire l’ouvrir encore plus ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton.
Mme Nicole Duranton. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le débat qui nous rassemble ce soir n’est pas nouveau.
Faut-il supprimer l’ENA, une école jugée trop élitiste, conformiste, coupée des réalités ? C’est une question récurrente, qui réapparaît sur le devant de la scène politique et médiatique assez régulièrement. Cette récurrence traduit d’ailleurs le questionnement légitime de bon nombre de nos concitoyens sur la place et l’efficacité de cette école qui forme des fonctionnaires. Ce débat est souvent considéré, à tort, comme accessoire ou secondaire. L’ENA alimente pourtant de trop nombreux fantasmes.
Si la défiance vis-à-vis des élites trouve une résonance dans ce débat, il est de notre devoir, en tant que parlementaires, de nous en saisir tout en le dépassionnant.
Avant toute chose, il convient de revenir à la genèse de l’ENA, à ses fondements, à la volonté initiale de deux hommes, Michel Debré et le général de Gaulle, de créer cette grande école de l’administration française.
L’unité de l’État, son indivisibilité : voilà peut-être la première motivation du général de Gaulle quand il accepte la proposition de son conseiller, Michel Debré, de créer une grande école permettant de doter les ministères de fonctionnaires formés à l’exercice pragmatique du pouvoir. Tous deux ont en mémoire la récente débâcle de 1940 et l’effondrement de l’appareil de l’État. Tous deux pensent que l’unité d’une nation passe par une certaine homogénéité intellectuelle de ceux qui la servent.
En 1945, la création de l’ENA s’inscrira donc pleinement dans la grande réforme administrative du général de Gaulle, qui doit jeter les bases de l’État nouveau. Pourquoi, en près de quatre-vingts ans, l’ENA est-elle passée de ce statut d’école dépositaire de l’unité de la République à celui d’une école perçue comme endogame et totalement étanche au monde qui l’entoure ?
Il apparaît assez évident que l’ENA souffre, au minimum, d’un problème d’image. Elle est perçue par une partie de la population comme une machine à reproduire des élites, présidents de la République et ministres de préférence.
Critiquer les élites est facile, voire populiste. En revanche, s’interroger sur leur sélection et leur formation est utile.
L’ENA concentre le rejet d’une certaine caste, celle des gens qui savent, qui dirigent, qui servent tout en se servant. Cette rhétorique anti-élite, de plus en plus puissante, et entretenue parfois maladroitement, trouve dans l’ENA un catalyseur de premier choix.
Ce n’est pas la suppression de l’ENA qui estompera le décalage entre les politiques et la population. Pis encore, avec la suppression de l’ENA, nous pourrions imaginer une distribution de postes de la haute fonction publique en fonction des réseaux et du copinage. Finalement, parlons vrai : dans un pays comme la France, l’ENA est le seul moyen pour que les préfets, les ambassadeurs et les directeurs d’administration centrale soient désignés par le mérite intellectuel, et non par le piston ou les think tanks des partis politiques récompensant les plus fidèles soldats.
Supprimer l’ENA, ce serait détruire l’un des piliers de la République, ce serait affaiblir l’État !
Balayer d’un revers de main le débat que suscite cette école n’est pas la bonne réponse à cette défiance. Il semble néanmoins assez légitime que nos concitoyens se posent la question de savoir comment sont sélectionnés et formés ceux qui ont vocation, tôt ou tard, à diriger le pays.
Ne pas la supprimer ne veut pas dire, en revanche, ne pas la réformer.
Depuis plusieurs années, consciente de son image à redorer, l’ENA a entrepris d’ouvrir ses portes à des profils plus diversifiés, aux origines sociales différentes.
Par son concours interne, elle s’est ouverte aux fonctionnaires déjà en poste, qui peuvent désormais tenter leur chance. C’est, là aussi, un gage de diversité. Au-delà du débat médiatique sur la suppression ou non de l’ENA, je crois que la solution se trouve dans sa refonte profonde.
Cette ouverture souhaitée par différents gouvernements aux sensibilités politiques parfois éloignées a répondu, en partie, à l’exigence de plus en plus profonde de nos concitoyens d’avoir une classe dirigeante qui leur ressemble, moins fermée, plus en phase avec une certaine réalité quotidienne qui donne le sentiment d’être parfois méconnue.
Je crois cependant qu’un dernier blocage important n’a toujours pas été levé : « la botte » du classement de sortie de l’ENA, qui dirige, pour une vie entière, les meilleurs vers les grands corps de l’État. Elle est extrêmement mal perçue par la population comme par les élèves eux-mêmes. C’est une affectation à vie qui véhicule cette image de caste déconnectée de la réalité, bien au chaud sous les ors de la République.
L’ENA est une richesse française ; la question de sa suppression revient à poser un faux problème, ou plutôt à éviter d’en poser un vrai, celui de la fonction publique de demain, de son rôle et de son périmètre. L’ENA a su évoluer, incontestablement.
Pour conclure, mes chers collègues, je crois en l’ENA, je crois, à l’instar de Michel Debré et du général de Gaulle, en la nécessité impérieuse pour un pays de former correctement ses hauts fonctionnaires dans l’unité et l’amour du service de l’État.
Je ne crois pas en la suppression de l’ENA, qui ne ferait que déplacer le problème. Je crois en sa réforme, en son ouverture sur le monde et la société civile.
Je crois, surtout, à l’unité de notre nation, difficile équilibre qu’il convient de préserver en conservant un État fort et compétent, compris et accepté dans son fonctionnement et sa composition par nos concitoyens. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC.)