M. le président. La parole est à M. Thierry Foucaud.
M. Thierry Foucaud. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je dois avouer que je me suis interrogé devant la position adoptée, au nom de la majorité de la commission des finances, par notre collègue Philippe Dominati, rapporteur de la proposition de loi déposée par les membres de mon groupe, et que j’ai cosignée. Je me suis notamment interrogé sur le sens que notre collègue rapporteur donne à l’initiative parlementaire puisqu’il nous invite, au terme de son rapport, à ne pas adopter un texte pour des motifs techniques et d’opportunité. Le mettre en œuvre, vient-il de dire il y a quelques instants, ce serait imposer une charge nouvelle aux entreprises, au moment même où la concurrence internationale ferait rage et où l’heure serait plutôt à la relance de la compétitivité de notre économie.
Premier problème : la cible est présumée trop large et couvrirait 5 000 entreprises et 5,2 millions de salariés. Cinq mille entreprises dans un pays qui en compte plus ou moins trois millions et demie, chacun mesure à quel point le caractère intrusif de notre proposition est attesté… Or que nous ayons des éléments sur ces 5 000 entreprises est d’importance pour notre économie, car c’est au sein de cet échantillon que figurent nos leaders, nos champions, les valeurs vedettes du CAC 40 comme des autres indices boursiers, les Oscars de l’exportation et les sociétés en développement ainsi que, accessoirement, une bonne part des filiales françaises de bien des groupes étrangers.
En fait, au-delà de la nécessaire transparence fiscale, c’est pour constituer un véritable outil de suivi de notre économie, de nos industries, de nos établissements financiers que nous avons besoin de ce reporting comptable.
Cela étant posé, il convient aujourd’hui de préciser que des entreprises qui réalisent 40 millions d’euros de chiffre d’affaires correspondent parfaitement à la définition de la grande entreprise selon la Commission européenne – mon ami Éric Bocquet a eu raison de rappeler que ce seuil avait quelque sens ! Pour mieux situer les choses, je ne peux manquer de citer ici un point de vue publié jeudi par Mme Pervenche Berès, présidente de la délégation socialiste française au Parlement européen, au sujet de la fameuse recommandation de la Commission sur le reporting, dont le rapport Dominati fait état : « Les eurodéputés socialistes et radicaux sont depuis longtemps mobilisés pour mettre fin à la fraude et l’évasion fiscales, notamment en bataillant pour un reporting comptable pays par pays public.
« Aujourd’hui, un pas a été franchi ; le rapport Rosati est une modification de la directive de coopération administrative, texte qui prévoit l’échange automatique et obligatoire d’informations entre les administrations des États membres, et vise à imposer aux multinationales la déclaration, pays par pays et aux administrations fiscales uniquement, de leurs principales informations fiscales : nature de l’activité, nombre d’employés, chiffre d’affaires, profits avant impôts, total des impôts dus, impôt sur les sociétés acquitté, etc.
« C’est un premier pas que nous saluons.
« Ensuite, il y a la question du seuil : ce reporting pays par pays ne s’appliquera qu’aux multinationales réalisant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel net. » Je tiens à souligner ce passage à l’attention de M. le secrétaire d'État, qui vient de nous parler des seuils.
« Ce seuil exempte de facto 90 % des multinationales. Nous avons en ce sens déposé un amendement visant à l’abaisser à 40 millions d’euros, seuil qui correspond à la définition d’une “grande entreprise” dans la loi européenne. »
Ceci explique cela ! Eh oui, 40 millions d’euros de chiffre d’affaires, cela correspond à la définition de la grande entreprise pour la loi européenne ! Car 40 millions d’euros, cela fait tout de même plus ou moins 265 millions de francs « d’avant » et cela représente des entreprises comptant entre 200 et 500 salariés au minimum, selon les secteurs d’activité, la productivité ou la valeur ajoutée créée. Notez d’ailleurs que nous avons également retenu un seuil de 250 salariés parmi les critères d’éligibilité à l’application de notre proposition de loi.
Nous sommes donc loin – très loin ! –, monsieur le rapporteur, des entreprises qui seraient, selon vous, avec notre proposition de loi, confrontées à des charges administratives insurmontables, comme vous venez de le souligner. Cet argument est dépourvu de fondement dans le cas qui nous préoccupe aujourd'hui. En effet, et pour en finir avec l’argutie technique, je veux citer un point clé : tous les éléments dont nous sollicitons le report et la publicité figurent dans le rapport annuel de n’importe quelle entreprise rédigé par n’importe quel commissaire aux comptes assermenté. C’est donc fou ce que nous allons briser comme secret, alors même que nombre des éléments sont déjà publics ou publiés, mais sous une autre forme !
Deuxième problème que vous venez d’invoquer : le secret des affaires, sur lequel vous vous fondez pour démontrer l’inopportunité de la proposition de loi. C’est presque faire de l’optimisation fiscale, sinon de la fraude, un secret industriel !
Malgré les réticences du Gouvernement, depuis la loi du 26 juillet 2013 de séparation et de régulation des activités bancaires, les banques font du reporting. Il existe même des rapports annuels, publiés par les plus grandes entreprises, dans lesquels on parle de « responsabilité sociale et environnementale ». Il y a des chefs d’entreprise qui ont de l’éthique et un certain nombre de très grands groupes participent à la Global Reporting Initiative, qui complète les rapports « responsabilité sociale et environnementale » de plus en plus pratiqués, y compris par les PME candidates aux marchés publics, par exemple. Et la France, dès 2001, lors de la discussion de la loi sur les nouvelles régulations économiques, puis, lors de l’examen des deux lois « Grenelle de l’environnement », s’est positionnée en pionnière de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises !
En proposant de ne pas retenir les termes pourtant simples et explicites de notre texte, que craint-on véritablement dans cette affaire ? La fraude fiscale n’est-elle pas la principale manifestation de la déloyauté de la concurrence entre les entreprises, celles qui trichent profitant de l’honnêteté de celles qui paient ? Celles qui veulent faire toujours plus d’argent génèrent ainsi chômage et dysfonctionnement, car, la fraude fiscale, c’est moins d’argent pour nos hôpitaux, nos écoles et nos services publics !
M. Philippe Dominati, rapporteur. Bien sûr !
M. Thierry Foucaud. Donc, rien, non, rien ne justifie que nous nous privions du moindre outil susceptible de servir la cause de la lutte contre la fraude fiscale ! Et nous sommes convaincus que la publicité du reporting pays par pays aura comme avantage de donner une base plus solide au dialogue social, dont on connaît l’importance qu’il revêt !
M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Thierry Foucaud. Je conclus, monsieur le président.
Les « Panama papers », après les LuxLeaks, WikiLeaks et autres listes révélées par les lanceurs d’alerte, ont suffisamment montré la nécessité de donner un sens à la lutte contre la fraude fiscale, une lutte sans merci et sans faux-semblants.
Qui ne voudrait pas de l’égalité devant l’impôt, comme l’a indiqué mon ami Éric Bocquet ?
En tout cas, je ne peux qu’inviter le Sénat à voter cette proposition de loi, qui aura, entre autres avantages, celui de favoriser l’adoption d’un texte communautaire pertinent et efficace. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste – Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Chiron.
M. Jacques Chiron. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, chers collègues, faire de la lutte contre l’évasion fiscale une priorité n’est pas simplement une question de principe, de justice sociale ou d’affichage politique. C’est tout cela, bien sûr, mais c’est avant tout lutter contre ce qui est un véritable bouleversement du jeu économique aux conséquences macroéconomiques.
Du chômage de masse au développement des pays du Sud en passant par le trafic de stupéfiants ou le terrorisme, tous les grands maux de nos sociétés peuvent être liés, en partie ou principalement, aux problématiques de l’évitement de l’impôt et aux réseaux financiers que ces pratiques génèrent. Cette conviction, je la partage avec vous, comme je partage la philosophie qui inspire le texte dont nous discutons aujourd’hui.
Ces convictions partagées, elles découlent largement des travaux des commissions d’enquête et de la commission des finances que nous avons menés ces dernières années. Des travaux passionnants, qui nous ont permis d’appréhender aussi finement que possible ces phénomènes d’évitement de l’impôt, pourtant complexes et protéiformes. Nous avons ainsi contribué à éclairer la connaissance sur l’érosion de la base fiscale au sens large, c'est-à-dire la fraude, l’évasion et l’optimisation fiscales concernant l’impôt sur les sociétés, l’impôt sur le revenu des personnes physiques mais aussi les taxes, notamment la TVA. Bien sûr, d’autres ont également contribué à élaborer ce socle de connaissances ; je pense en particulier aux travaux de l’OCDE.
Désormais, nous savons, dans les grandes lignes, comment lutter contre la fraude fiscale. Cette stratégie, je la résumerai en deux axes : convergence et transparence.
La convergence, c’est faire en sorte que l’aspirant fraudeur – ou le détenteur d’argent sale – trouve porte close partout où il se présentera. C’est faire en sorte qu’aucune législation dans le monde ne soit assez permissive pour qu’une banque ne lui propose de prendre en charge son argent.
La transparence, c’est mettre de la lumière là où ils espèrent de l’obscurité. C’est très important, et l’idée même du reporting pays par pays va dans ce sens.
Le reporting pays par pays, nous pouvons en convenir, c’est la meilleure solution pour contrer la planification fiscale agressive des grands groupes, permettre une réelle traçabilité de leurs profits et rétablir de l’équité fiscale et de l’égalité devant l’impôt. Ce principe, nous le défendons ! C’est la raison pour laquelle il a été introduit en fin d’année dernière dans le projet de loi de finances pour 2016 sur l’initiative de députés socialistes à l’Assemblée nationale.
Aujourd’hui, la question n’est plus de savoir ce que l’on doit faire, mais comment on doit le faire. En d’autres termes, l’accomplissement d’une transparence et d’une convergence réelles place le débat sur le terrain des relations internationales entre États souverains. Ce sujet est éminemment régalien.
Dès lors, deux options s’offrent à nous : partir seul et espérer que les autres nous suivront – c’est la voie que vous nous proposez, mes chers collègues – ou œuvrer prioritairement à convaincre les autres États d’avancer avec nous. C’est, à mon sens, la meilleure solution. C’est la raison pour laquelle le groupe socialiste ne votera pas cette proposition de loi.
Je veux citer ce proverbe africain, à mon sens, particulièrement pertinent : « Si tu veux aller vite, marche seul, mais si tu veux aller loin, marchons ensemble. »
Ce que j’ai compris des phénomènes de fraude, c’est l’extraordinaire opportunisme des fraudeurs, capables d’identifier et de tourner à leur profit les failles dans l’offre fiscale – impôts et taxes – des États. L’exemple du Panama le montre bien : il suffit d’une petite porte entrouverte dans un pays pour que les fraudeurs s’immiscent dans la faille.
Pour ces raisons, je crois en une riposte internationale, concertée, collective. C’est pour moi la meilleure solution, parce que la plus légitime et la plus puissante et, donc, la plus efficace.
Je veux revenir sur la méthode mise en œuvre depuis quelque temps déjà, qu’on appelle – souvent pour la dénigrer – « la méthode des petits pas ». Je comprends qu’elle puisse être frustrante, en particulier quand nous sommes confrontés à des révélations de l’ampleur des « Panama papers », mais elle a aussi des vertus. En favorisant l’action collective, la sensibilisation la plus large possible – qui permet, dans un second temps, de faire converger le plus grand nombre possible de pays vers les pratiques les plus exemplaires –, on s’assure de créer une puissante dynamique internationale. Cette dynamique est un moyen de pression vis-à-vis des États habituellement non collaboratifs ou réticents à l’idée de s’aligner sur les pratiques les plus vertueuses. Je reconnais cependant que cette stratégie a un défaut : elle prend mécaniquement du temps, car plus on est nombreux, plus les discussions sont longues, et plus les réticences se multiplient. Ces réticences et ce temps apparemment perdu sont le mal nécessaire à l’accomplissement de notre objectif.
Il me semble que cette impression, qui s’apparente parfois à de la frustration, doit être relativisée à la lumière des progrès accomplis depuis 2012.
Quant à l’échange automatique, il me paraît fondamental, parce qu’il trace le chemin à suivre du point de vue de la méthode : dans un premier temps, des initiatives nationales ont été prises pour améliorer la coopération entre administrations. Ces initiatives, qui étaient évidemment de bonnes choses, ont, d’une certaine façon, préparé ce qui s’est passé ensuite.
Toutefois, ce qui a vraiment contribué à changer la face du jeu, c’est le fait que les États commencent à s’organiser collectivement pour contrer ces pratiques qui leur causent à tous le même préjudice. On est alors passé d’une logique de systèmes fiscaux nationaux, qui se concurrencent et collaborent au coup par coup – parfois bien, parfois mal –, à une quasi-communauté internationale fiscale composée d’États souverains adhérant à un corpus de règles d’équité et mettant en place un protocole d’échange automatique des données, qui sera une réalité dès 2017.
Entre 2012 et maintenant, nous avons vraiment fait un pas de géant ! Nous ne pensions pas y parvenir lorsque nous avons rédigé le rapport en 2012. Et quand des dizaines d’États se rangent derrière un même standard, il devient, sur le plan politique, extrêmement difficile pour les États qui le souhaiteraient de résister à cette dynamique !
Si l’on se replonge dans le contexte que nous connaissions il y a une dizaine d’années, on voit qu’il restait un travail colossal à accomplir tant les pratiques frauduleuses avaient pris de l’avance sur les politiques publiques censées les combattre.
Le retard était triple : le premier était technique et concernait l’état de la connaissance sur les pratiques d’évitement de l’impôt. Le deuxième retard qui en découlait était d’ordre juridique et politique, car notre arsenal normatif n’était pas au niveau. Le troisième retard concernait le manque de contrôle démocratique à l’égard de ces pratiques qui prolifèrent dans l’obscurité.
Sur ces trois champs de bataille s’est opéré un partage des tâches spontané dont on peut a posteriori saluer la complémentarité et l’efficacité.
Entre certains États volontaires, les organisations internationales – Union européenne, OCDE –, les parlements nationaux, la société civile, les ONG, la presse, les lanceurs d’alerte, chacun a joué sa partie de la partition. Et si l’on connaît depuis quelques années des avancées concrètes, c’est parce que l’ensemble de ces acteurs ont joué leur rôle ! Alors que l’on a parfois trop tendance à opposer ces contributions, je voulais souligner leur complémentarité.
En France, nous n’avons pas à rougir des efforts déployés depuis 2012 pour contrer les pratiques déloyales. En quatre ans, soixante-dix mesures de lutte contre la fraude fiscale ont été adoptées. La coordination des acteurs, les moyens d’investigation, les obligations de transparence et les sanctions ont été renforcés, tandis que les stratégies de détournement des grands groupes ont été attaquées.
Je rappelle également, comme l’a fait notre collègue Éric Bocquet, que la législation prévoit déjà, pour certains secteurs, une obligation de reporting pays par pays de nature publique, pour les banques françaises depuis 2014 et les entreprises du secteur minier, pétrolier, gazier ou forestier depuis 2015. Ces mesures concrètes, souvent en avance sur les législations existantes dans le reste du monde, ont permis d’attaquer la fraude fiscale sur tous les fronts.
Depuis le début de l’année 2016, le Gouvernement s’est engagé à aller encore plus loin. Le projet de loi Sapin Il, présenté fin mars, doit notamment renforcer la protection des lanceurs d’alerte, en leur donnant la possibilité de garder l’anonymat et en leur permettant d’accéder à un conseil juridique sur leurs droits.
L’autre raison qui me laisse à penser qu’il serait inopportun de légiférer à l’échelle nationale sur le reporting pays par pays, c’est le fait que l’Union européenne – cela a été dit – a manifestement décidé de se saisir du sujet : la Commission a fait, le 12 avril dernier, une proposition de directive qui va désormais être transmise au Parlement européen et au Conseil.
Cette proposition fixe à 750 millions d’euros le seuil de chiffre d’affaires à partir duquel les entreprises seront soumises à l’obligation de reporting détaillé ; il est vrai que 750 millions d’euros, c’est un seuil élevé. À titre personnel, je regrette, comme vous, que le point de départ de la discussion soit aussi élevé, et j’espère que les parlementaires européens sauront faire bouger les lignes. Vous l’avez dit, les socialistes européens plaident d’ailleurs dans ce sens et proposent un seuil de 40 millions d’euros, plus la publicité.
Tout de même, prenons quelques instants pour nous réjouir : si le principe du reporting pays par pays peut être validé à l’échelle européenne, ce sera une avancée formidable. Valider cette avancée, c’est déjà mettre un pied dans la porte, faire avancer notre cause et contribuer à la sensibilisation du public sur ces questions !
À ce stade, discuter d’un seuil à l’échelle franco-française au moment même où ce débat a lieu à l’échelle la plus pertinente possible, c’est-à-dire à l’échelle de l’Union européenne, me paraît peut-être un peu regrettable du point de vue du calendrier. De plus, cela nous expose au risque de confusion.
Donnons sa chance au débat parlementaire européen ! Militons pour qu’il aboutisse à la directive la plus ambitieuse possible ! Dans le même temps, ne soyons pas naïfs et ayons conscience que d’autres militeront contre nous.
Des entreprises viendront nous expliquer qu’il s’agit de contraintes nouvelles. Ces positions seront portées par des groupes d’intérêts, très actifs à Bruxelles.
Il faudra aussi se méfier du double discours de certains États, qui sont d’ailleurs souvent des partenaires privilégiés. Je pense, par exemple, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou à l’Irlande, qui ont mis en place des instruments destinés à renforcer leur attractivité au risque de fournir aux entreprises les outils permettant une planification fiscale tellement agressive qu’elle en devient déloyale. Je pense également au Luxembourg, qui a proposé pendant des années – plus de dix ans – aux grands groupes des taux négociés pour une fiscalité à la carte.
On le sait, un peu plus loin de nous, les États-Unis, qui sont intraitables avec leurs concitoyens installés hors de leurs frontières, abritent sur leur territoire un paradis fiscal. Il est situé au Delaware.
Au total, une position isolée sur le seuil des 40 millions d’euros générerait à la fois des effets pervers et de la confusion en France. Elle serait inefficace.
À ce stade, notre meilleure option pour œuvrer en faveur de l’équité fiscale reste d’alimenter la dynamique européenne. Nous aurons peut-être le temps de penser à un plan B si cette initiative échoue, mais, compte tenu de la mécanique à l’œuvre depuis quelques années, il est autorisé d’être raisonnablement optimiste. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, longtemps, dans l’imaginaire collectif, les paradis fiscaux ont été considérés comme des astuces exotiques presque de bon aloi et sans grande portée générale. Il aura fallu la terrible crise de 2008 pour que la mansuétude cède la place à l’effarement, face au gigantisme des flux financiers en jeu et aux conséquences systémiques des petits égoïsmes de la ploutocratie.
Ce n’est qu’après cette prise de conscience de l’opinion publique que le pouvoir politique s’est enfin saisi du sujet, avec pesanteur. En témoignent les travaux de l’OCDE, qui devraient commencer à donner quelques résultats concrets, huit ans après la crise…. Ces atermoiements s’expliquent en partie par la collusion des acteurs financiers avec certains de leurs régulateurs. Comment ne pas être désespéré par la chronique des départs réguliers des cabinets de l’Élysée, de Matignon ou des services de Bercy vers la finance privée ? Comment croire véritablement aux velléités de régulation, passées ou futures ?
L’absence d’avancées rapides tient aussi à la concurrence, parfois déloyale, que se livrent entre eux les États au lieu de coopérer. L’attitude du Luxembourg, sans équivoque, est bien connue. Aussi, quand les membres du Conseil européen et les grands groupes du Parlement européen désignent M. Jean-Claude Juncker président de la Commission, ils envoient un signal désastreux.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Tout à fait !
M. André Gattolin. La pression de l’opinion publique a été et reste donc essentielle pour progresser sur la voie de l’intérêt général. C’est la succession de révélations publiques de données considérées comme secrètes qui alimente cette pression.
Alors, non, il n’est pas suffisant que les informations confidentielles transitent seulement des optimiseurs aux administrations ! Certes, tous les citoyens n’ont pas l’expertise d’un contrôleur fiscal – la complexité des données est d’ailleurs l’un des arguments utilisés pour refuser la publication de ces informations –, mais c’est compliqué aussi de voter, pourtant tout le monde en a le droit ! Qui est légitime pour être informé ? On ne trie pas les citoyens !
Peu de gens ont compris le détail technique des affaires LuxLeaks ou « Panama papers », mais beaucoup ont parfaitement perçu leur portée politique. C’est pour cela que les écologistes sont si attachés à la notion de transparence. Nos groupes, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, ont d’ailleurs été à l’origine de nombreux amendements en ce sens, dont certains ont été adoptés, parfois même définitivement. C’est le sens de l’histoire que de continuer ce travail, et la proposition de loi de nos collègues communistes nous y invite aujourd’hui.
Ce texte vise à étendre à un large ensemble de grands groupes et d’entreprises de taille intermédiaire l’obligation de publier des données sur leurs activités dans leurs différents pays d’implantation. À en croire les détracteurs de cette proposition de loi, une telle obligation ruinerait la compétitivité des entreprises. Or, s’il est vrai que la réputation d’une entreprise compte pour sa compétitivité, c’est surtout la transparence qui est valorisée, quand les difficultés proviennent plutôt des scandales qui sont révélés.
La publicité des stratégies fiscales ne remet pas en cause le libéralisme, l’esprit d’initiative ou la créativité entrepreneuriale. Au contraire, elle replace la concurrence sur un terrain clair et objectif, tout en donnant un avantage d’image aux entreprises vertueuses.
M. le rapporteur a évoqué le cas d’une entreprise qui chercherait à conquérir un marché étranger avec un seul produit, cas dans lequel la transparence deviendrait alors trop indiscrète. C’est vrai, mais si de tels cas venaient à se présenter, mieux vaudrait les traiter comme des exceptions plutôt que de renoncer à la règle.
Ultime argument de ceux qui souhaitent l’immobilisme : nous ne pouvons pas avancer seuls. Il est vrai que l’Union européenne serait un échelon plus pertinent pour avancer, mais à condition d’avancer ! Or la proposition de la Commission du 12 avril dernier est un dangereux leurre : se réclamant d’une transparence exemplaire, elle ne s’intéresse en fait qu’aux activités des pays européens à l’intérieur de l’Union européenne et à celles d’un nombre réduit de paradis fiscaux. Pour les autres données, tout le reste du monde est agrégé. Dès lors, comment distinguer entre ce qui est fait au Delaware et en Inde ? La proposition de l’Union européenne ne le permet pas. Se ranger à cette proposition minimaliste reviendrait à enterrer toute ambition.
Certes, la transparence n’est pas la panacée. Même poussée à son extrême, elle ne suffira pas à restaurer toutes les bases fiscales. Elle se heurtera toujours aux États incapables d’une vision supranationale, y compris au sein de l’Union européenne, ou à l’ingéniosité malsaine de certaines entreprises. En effet, d’aucuns redoutent désormais que les banques ne sous-traitent leurs opérations illicites. C’est déjà le cas…
Malgré tout, la transparence reste utile et nécessaire pour bousculer la tiédeur des instances de décision. Nous n’en sommes ici qu’aux prémices.
Bien sûr, cette proposition de loi nécessite quelques améliorations. J’ai déjà évoqué des cas précis dans lesquels un mécanisme d’exception pourrait être prévu. Par ailleurs, le seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires mériterait sans doute d’être relevé. Toutefois, nous n’en sommes qu’à la première lecture. De tels ajustements auront toute leur place au cours de la navette.
En attendant, il nous semble qu’il nous faut faire preuve de volontarisme. Comptant sur quelques évolutions du dispositif proposé, le groupe écologiste votera en faveur de ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Cabanel et Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.
M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi présentée par nos collègues du groupe CRC traite d’un sujet ô combien d’actualité : la transparence financière et fiscale des multinationales.
Je commencerai par rappeler quelques chiffres, car ils sont souvent plus éloquents qu’un long discours.
L’Organisation de coopération et de développement économiques, l’OCDE, a calculé que les activités d’optimisation fiscale représentent, à l’échelle de l’Union européenne, un manque à gagner de 50 milliards à 70 milliards d’euros chaque année. À titre de comparaison, en 2015, le déficit public de la France s’élevait à 77,4 milliards d’euros, soit 3,5 % du PIB. Le manque à gagner pour la France représente un montant difficile à chiffrer précisément, mais il est estimé à plusieurs milliards d’euros par an. Si nous parvenions à éliminer la fraude et l’optimisation fiscales, nous pourrions certainement atteindre le fameux objectif d’un déficit inférieur à 3 % du PIB.
Ces considérations montrent à quel point la lutte contre la fraude fiscale est un enjeu important, non seulement pour les finances publiques, mais aussi pour la cohésion de la société dans son ensemble. L’optimisation fiscale est à la fois injuste socialement et nuisible économiquement.
Elle est injuste socialement, car elle conduit à déplacer l’effort de contribution publique vers les autres agents économiques, comme les ménages ou les petites et moyennes entreprises, ce qui est contraire au principe d’égalité devant l’impôt affirmé à l’article XIII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Elle est nuisible économiquement, car elle fausse la concurrence entre les entreprises qui peuvent y avoir recours et les autres.
La présente proposition de loi prévoit de modifier deux articles du code de commerce de manière à obliger les sociétés au-dessus de certains seuils d’activité à publier des informations pays par pays : la localisation de leurs implantations, la nature de leurs activités, leur chiffre d’affaires, le nombre de leurs salariés, la valeur de leurs actifs, les subventions qu’elles peuvent éventuellement recevoir, leurs ventes et achats, leur résultat d’exploitation et, surtout, le montant d’impôt sur le bénéfice qu’elles acquittent. Cela concerne les sociétés cotées ou celles qui remplissent au moins deux des critères suivants : plus de 20 millions d’euros de bilan, plus de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires et plus de 250 salariés.
Par ailleurs, le texte prévoit d’élargir à « toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir » le droit de former un recours auprès du tribunal de commerce pour demander la publication des comptes de l’entreprise concernée.
Si je ne peux que souscrire au principe d’obliger les entreprises internationalisées à une véritable transparence vis-à-vis de l’administration fiscale – les révélations dites des « Panama papers » sont venues, s’il en était besoin, nous le rappeler –, j’émets cependant des réserves sur les seuils retenus, sur l’idée d’une publicité absolue et, enfin, sur l’opportunité d’une loi nationale.
Le seuil de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires semble trop bas. On engloberait ainsi nombre de PME et d’entreprises de taille intermédiaire, qui sont de forts pourvoyeurs d’activité et d’emploi, en particulier en dehors des grands centres urbains. Ne grevons pas la compétitivité de nos PME avec des contraintes administratives supplémentaires !
La publicité complète des comptes fait également débat. Comme cela a été souligné en commission, elle peut conduire à la divulgation d’informations sensibles sur les stratégies de développement des entreprises. Gardons à l’esprit que les entreprises françaises doivent affronter une concurrence internationale féroce. Nous devons préserver un environnement favorable à la bonne marche de leurs affaires. La discrétion en fait partie.
Enfin, force est de reconnaître qu’une action au seul niveau national dans le contexte actuel aurait peu de chance d’être efficace. La Commission européenne a d’ores et déjà fait des propositions en ce sens dans le projet de directive contre l’évasion fiscale et de modernisation de la coopération entre les administrations des États membres. Il semble donc plus opportun d’accompagner la mise en place du cadre européen plutôt que de mettre la France en porte-à-faux vis-à-vis de ses partenaires.
Il est vrai que l’obligation de transparence fiscale s’applique déjà aux banques et aux entreprises du secteur minier. Pourquoi ne pas envisager alors de l’étendre prioritairement aux multinationales américaines du numérique, qui échappent largement à l’impôt chez nous alors qu’elles y réalisent des bénéfices spectaculaires ? Avant de s’attaquer à nos fleurons nationaux, ne devrait-on pas se préoccuper de taxer Google, Amazon, Apple ou Airbnb à leur juste niveau ?
Ces remarques faites, vous comprendrez, chers collègues, que si le groupe du RDSE partage à l’unanimité le principe et l’objectif de cette proposition de loi, il n’en approuve pas, dans sa grande majorité, les dispositions qui y sont préconisées.