M. le président. La parole est à Mme Brigitte Gonthier-Maurin.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. Madame la ministre, je souhaite, avec toute la solennité que requiert la gravité de la situation, vous exhorter – permettez-moi ce terme ! – à relayer notre voix auprès du Gouvernement, pour que la France place la question de la traite des femmes au cœur des priorités de son action nationale et internationale.
En ma qualité de corapporteur de la délégation aux droits des femmes, je me suis plus spécifiquement attachée au rôle des associations.
Nous le savons et l’avons encore constaté lors de déplacements à Nice et à Calais, les associations sont des partenaires indispensables, mais parfois esseulés, dans la lutte contre toutes les violences faites aux femmes.
La lutte contre la traite des êtres humains n’échappe pas à ce constat. Les associations effectuent sur le terrain un indispensable travail d’expertise et de proximité, qui leur permet d’accompagner les victimes avec l’humanité que requiert leur situation de très grande vulnérabilité.
En effet, elles leur offrent un accueil et une écoute privilégiés, une information primordiale sur leurs droits, une aide psychologique et sociale et, si nécessaire, elles sont en mesure de les orienter vers des services spécialisés. N’oublions pas que les victimes sont souvent en situation de stress post-traumatique et qu’un accueil purement institutionnel ne suffit pas.
Les associations jouent également le rôle de « lanceurs d’alerte » susceptibles d’identifier les failles constatées sur le terrain dans la politique publique, et de détecter les points d’urgence ou de vigilance particuliers. Elles assurent aussi un travail primordial de formation des professionnels. Ces formations demandent encore à être généralisées.
Pour autant, malgré leur rôle incontournable, leur expertise et leur expérience du terrain, les associations ne sont pas toujours suffisamment sollicitées dans le cadre de la politique de lutte contre la traite des êtres humains.
La délégation aux droits des femmes recommande donc de recourir plus systématiquement à l’expertise du secteur associatif pour définir les outils visant à identifier, à accompagner et à protéger les victimes.
J’en viens au deuxième point sur lequel je souhaite insister : les associations souffrent d’un manque de soutien concret, matérialisé par un déficit de financement public.
Dans un communiqué de presse du 12 octobre 2015, le collectif Ensemble contre la traite des êtres humains regrettait ainsi que « les moyens financiers pour les associations qui accueillent, accompagnent, soutiennent au quotidien les victimes de traite, pourtant préconisés par le plan, [soient] aujourd’hui dérisoires ».
À cette insuffisance des moyens pour accomplir des missions au nom de l’État s’ajoutent le manque de visibilité et l’incertitude pesant sur les subventions publiques, qui vont jusqu’à remettre en cause les actions et la pérennité des associations. La plupart de celles qui ont été entendues par la délégation au cours des tables rondes du 25 novembre 2015 et du 14 janvier 2016 ont confirmé les inquiétudes existant à cet égard.
Ainsi, le président du Comité contre l’esclavage moderne a indiqué que, tous les ans depuis 2009, se pose la question de la survie de ce dernier, en raison du manque de financement dans un contexte budgétaire extrêmement contraint.
Devant ce constat, la délégation aux droits des femmes a adopté une recommandation plaidant pour une sanctuarisation dans la durée des moyens budgétaires et humains attribués aux associations.
En effet, la mise en œuvre du plan d’action national de lutte contre la traite 2014-2016 engagée par le Gouvernement devait être financée de manière continue et pérenne. Or 4,98 millions d’euros seulement sont inscrits au programme 137 au titre de la lutte contre la traite des êtres humains, 410 000 euros sont consacrés au financement d’associations « têtes de réseaux » et 4,57 millions d’euros sont dédiés au financement d’actions locales en matière de formation des professionnels, de sensibilisation des jeunes, d’organisation de manifestations en direction du grand public, d’accompagnement social.
Les autres sources de financement sont des recettes bien plus aléatoires, voire hypothétiques, car elles sont censées provenir de la confiscation, par l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, des biens et produits des personnes et réseaux coupables de traite des êtres humains et de proxénétisme et des sommes qui seront issues de la pénalisation des acheteurs d’actes sexuels prévue par la loi.
Je voudrais m’arrêter un instant sur un exemple dont j’ai eu connaissance la semaine dernière. Il reflète à la fois le manque de moyens des associations et l’insuffisance de coordination qui nuisent à la prise en charge des victimes.
Dans le cadre de la gestion de la crise migratoire sur notre sol, le Gouvernement a confié la prise en charge des migrants et migrantes à des ONG – France Terre d’Asile, Médecins du Monde, Terre d’errance, Médecins sans frontières –, dont j’ai pu constater la qualité du travail à Calais.
Ces ONG ont été confrontées aux problématiques de la santé sexuelle et des violences faites aux femmes en transit, qui leur ont fait prendre conscience de la nécessité de mettre en place une approche de « genre » pour penser l’accompagnement de ces personnes et réduire les risques de violences.
Cette approche spécifique, nous en avons bien conscience au sein de la délégation aux droits des femmes, est indispensable pour aborder les violences faites aux femmes et les spécificités de leur accueil et de leur accompagnement : organisation des lieux d’accueil et de soins, des douches, des files d’attente, mais aussi prise en compte des sujets liés à la santé et à la sexualité, comme le recours à l’IVG, difficiles à évoquer et donc souvent occultés.
Cet exemple révèle la nécessité de retenir une approche prenant en compte les spécificités de genre.
Le planning familial du Pas-de-Calais a ainsi été sollicité par les ONG pour organiser une formation « genre et migration » à destination des bénévoles et des professionnels en contact avec ces femmes migrantes. Pour financer ces actions de formation, le planning familial a sollicité en vain l’agence régionale de santé, afin de mettre en place un partenariat. Le planning familial a bien réussi à obtenir un financement du Fonds pour les femmes en Méditerranée, mais aucun de l’État. Je souhaitais vous faire part de cet exemple, qui s’apparente pour moi à un dysfonctionnement tout à fait préjudiciable.
J’espère, madame la ministre, que vous relaierez ces deux recommandations lors des prochains arbitrages budgétaires. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Maryvonne Blondin.
Mme Maryvonne Blondin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la traite des êtres humains compte parmi les activités criminelles les plus développées et les plus rentables à l’échelle mondiale, puisqu’elle représente 3 milliards d’euros pour l’Europe.
Parmi les victimes, 79 % sont exploitées sexuellement, 18 % sont soumises au travail forcé et 3 % à d’autres formes d’exploitation. Surtout, 25 % d’entre elles sont des enfants ! En Europe, la traite à des fins d’exploitation sexuelle est de loin la plus répandue.
Considérant la personne comme une marchandise, les trafiquants violent les droits humains, et exploitent la vulnérabilité des personnes, liée à leur âge, à leur appartenance à une minorité, à leur situation économique ou à leur sexe.
Force est de le constater, les premières victimes de la traite sont bien les femmes et les enfants ! Comment tolérer qu’un tel phénomène, fondé sur toutes les formes de domination, perdure dans nos sociétés modernes ?
L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, au sein de laquelle j’ai l’honneur de représenter la Haute Assemblée, a rédigé un rapport sur ce sujet en mars 2014. Il y est souligné que de nombreux efforts ont été engagés pendant la dernière décennie pour lutter contre ce fléau dans les États parties. Pourtant, le chemin est encore long !
Il ne peut y avoir de lutte efficace contre ce trafic transnational sans une harmonisation des normes juridiques et une coopération internationale policière et judiciaire de très haut niveau.
La convention de Varsovie du 16 mai 2005 est le premier instrument international juridiquement contraignant établissant que la traite constitue une violation des droits de la personne humaine. Sa ratification par les États parties est donc essentielle : le dernier d’entre eux y a procédé le 2 mai.
La convention d’Istanbul de mai 2011 vise à compléter celle de Varsovie : elle tend à obliger les États la ratifiant à introduire des mesures concrètes et à allouer des ressources pour créer un espace de « tolérance zéro » en matière de violences faites aux femmes.
La protection et la prévention sont deux axes majeurs de cette convention. Aujourd’hui, vingt et un États, dont douze membres de l’Union européenne, l’ont ratifiée. Si les choses progressent, la situation demeure néanmoins nettement insatisfaisante et les associations ne cessent d’alerter les pouvoirs publics européens à ce sujet.
En mai 2013, j’ai eu l’honneur d’être la rapporteur pour avis de la délégation aux droits des femmes du Sénat du projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France.
J’avais alors formulé plusieurs recommandations visant à modifier et à adapter le droit français, pour une meilleure lutte contre la traite. Il s’agissait bien sûr de favoriser une unité des normes et des actions dans les pays européens, garante d’un combat efficace contre les réseaux.
Cette loi, finalement promulguée le 5 août 2013, comporte des mesures allant dans le sens des recommandations effectuées : notre droit pénal, déjà bien pourvu auparavant, a été complété et l’infraction de réduction en esclavage a été définie. Cela a permis de lever, pour les policiers et les magistrats, l’une des difficultés qu’ils rencontrent pour qualifier la nature du délit.
De même, la contrainte, l’abus de vulnérabilité, l’abus d’autorité, qui n’étaient jusque-là que des circonstances aggravantes, sont devenus avec cette loi des moyens alternatifs constitutifs de l’infraction. Avec cette loi, notre droit interne est entré en conformité avec les textes internationaux.
La France dispose, avec l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains, l’OCRTEH, de services spécialisés dans la lutte contre ce phénomène qui comptent parmi les plus performants d’Europe. Le Gouvernement a renforcé son action en ce sens en créant, dès le début du mandat présidentiel, la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains.
La MIPROF a été chargée de préparer un premier plan d’action national de lutte contre la traite des êtres humains, en lien notamment avec les associations. Je soutiens la proposition de la délégation aux droits des femmes de la rattacher au Premier ministre.
La prostitution n’est pas l’unique forme de traite des êtres humains, mais elle est la plus répandue. Ainsi, 79 % des personnes prostituées sont victimes de celle-ci. La lutte contre le système prostitutionnel constitue donc bien un vecteur du combat contre la traite des êtres humains, comme nous l’avons souligné au cours des deux ans et demi de vifs débats ayant finalement abouti à l’adoption, en avril dernier, d’un texte visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel, élément essentiel pour que la France ne soit plus un pays de destination des victimes de la traite des êtres humains. Je signale au passage que, pour la première fois, un client a été pénalisé ce week-end. Dans mon département, deux réseaux de traite chinois ont été démantelés et ses organisateurs condamnés à des peines de prison importantes.
Selon les chiffres de l’OCRTEH, en 2014, 97 % des personnes prostituées de rue étaient d’origine étrangère. En sanctionnant les clients, dont l’argent alimente le système prostitutionnel et, par voie de conséquence, les réseaux, la nouvelle loi a mis en place un dispositif juridique essentiel, qui permettra de tarir la demande.
Cette loi s’accompagne bien sûr de mesures spécifiques destinées à aider les victimes à s’engager dans un parcours de sortie, d’insertion sociale et professionnelle, financées par un fonds dédié de 4,8 millions d’euros. La confiscation des biens des proxénètes viendra abonder ce fonds, qui servira à la prévention, à l’information et à l’accompagnement des victimes. Tout cela ne pourra être efficace que si les moyens de la police, de la justice et des services sociaux sont renforcés, ce à quoi s’est engagé le Gouvernement.
Enfin, je souhaiterais aborder un autre aspect de la question de la traite, ma collègue Hélène Conway-Mouret n’ayant pu être présente aujourd'hui.
La crise migratoire actuelle favorise l’expansion des réseaux, et donc de leurs profits. Ils exploitent en effet des populations généralement jeunes, vulnérables et en situation clandestine. Dans les camps accueillant les réfugiés, le risque de traite des êtres humains est bien réel : des membres de la délégation aux droits des femmes se sont rendus à Calais et y ont constaté que France Terre d’asile avait mis en place une structure dédiée à la lutte contre ce phénomène.
Il est de notre responsabilité de protéger ces personnes. La situation de clandestinité dans laquelle se trouvent les migrants contribue à renforcer l’emprise des réseaux.
La délégation aux droits des femmes du Sénat recommande, dans son rapport consacré aux femmes victimes de la traite, la création de cinquante postes de médiateur culturel prévus par le plan d’action national.
Par ailleurs, notre système d’accueil ne dispose pas d’un système de recherche systématique des victimes de la traite parmi les demandeurs d’asile : c’est une lacune à laquelle il faut remédier. Le questionnaire de l’OFII, l’Office français de l’immigration et de l’intégration, doit donc prévoir des questions relatives à toutes les situations de vulnérabilité, y compris celle de soumission à des réseaux.
La traite des êtres humains constitue plus que jamais un fléau que nos sociétés modernes doivent éradiquer. Son argent sert à financer les activités terroristes de Daech et Boko Haram. À l’heure de la mondialisation, le combat doit être mené au niveau international, grâce à la coopération de tous les États. La collecte de données fiables, la coordination de tous les services de police, mais aussi des cadres législatifs : ce sont des outils que nous devons mettre en place pour mener une lutte efficace. Nous ne pouvons plus accepter cette forme de violence, cette marchandisation des corps, cette expression de la domination économique, sociale et sexuelle.
Permettez-moi de rappeler que mardi prochain, le 10 mai, se déroulera, dans le jardin du Luxembourg, la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions : 1848 a été l’année de l’abolition de l’esclavage ; je forme le vœu que le début du XXIe siècle voie l’abolition de toutes les formes de l’esclavage moderne. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je commencerai par ma conclusion, l’ensemble des interventions précédentes ayant merveilleusement résumé le rapport de la délégation aux droits des femmes sur ce sujet crucial.
Comme l’a dit ici même la baronne Elizabeth Butler-Soss, membre de la Fondation britannique pour la lutte contre la traite des êtres humains, il faut s’être attaqué à la lutte contre la pédophilie pour être entendu sur la traite. Madame la ministre, lors d’un récent débat télévisé, vous avez encore réaffirmé toute l’attention que vous portez à ce sujet, mais je voudrais insister sur le point suivant : si, en France, nous ne menons pas le travail qu’ont fait nos amis britanniques en matière de mise en lumière de la pédophilie, que ce soit dans les églises, les lieux de socialisation collective ou l’éducation nationale, nous ne progresserons pas en matière de lutte contre la traite des êtres humains, phénomène qui repose également sur des abus à l’encontre de personnes en situation de vulnérabilité.
Notre rapport témoigne d’un certain nombre d’avancées réelles dans le domaine de la lutte contre la traite, tout en soulignant les progrès qui doivent encore être réalisés pour prendre toute la mesure de la question.
La formation initiale et continue des acteurs de cette lutte, qu’il s’agisse des policiers, des magistrats, des travailleurs sociaux ou des associations, a particulièrement retenu notre attention. Sans un travail renforcé de formation initiale et continue, nous n’avancerons pas.
La formation initiale est fondamentale, parce qu’elle permet d’étudier les mécanismes actuels de la traite, qui sont extrêmement changeants et complexes, car liés à la géopolitique.
Une fois formés, ces professionnels auront également besoin d’une formation continue, notamment pour pouvoir échanger entre eux. Ils devront également être mieux informés des évolutions législatives et juridiques, ainsi que des recours possibles.
L’afflux de personnes migrantes en Europe peut susciter de nouveaux types de traite, à plus grande échelle, multiformes, extrêmement complexes, dans un contexte, hélas ! de montée des xénophobies. Se pose ainsi à nous un véritable défi : il s’agit de lutter contre la traite sans susciter de sentiments de racisme et de xénophobie.
Les moyens matériels nécessaires doivent être mis en place. Je suis désolée d’avoir à le dire, madame la ministre, il ne s’agit pas seulement de moyens humains ou en matière de formation, mais aussi de moyens financiers. Nous comptons vraiment sur vous pour défendre ce dossier.
Une prise de conscience est nécessaire dans notre pays. Ainsi, outre la formation des professionnels et des associations, la sensibilisation du grand public doit être accentuée. Nous pensons par exemple que la prévention de la traite des êtres humains devrait être abordée en milieu scolaire, les jeunes pouvant être amenés à côtoyer des enfants ou des familles en situation de vulnérabilité.
Enfin, j’aimerais attirer votre attention sur le fait que la traite des êtres humains se pratique aussi tout près d’ici, à moins d’un kilomètre du Sénat. À cet égard, je tiens à apporter le plein soutien d’un certain nombre de collègues de mon groupe à la lutte contre la prostitution, dont vous avez fait, madame la ministre, une priorité. Si on ne lutte pas contre la prostitution, on ne pourra pas lutter efficacement contre la traite des êtres humains : tout cela forme système. Si l’on ne mène pas une politique volontariste, systémique aux plans national et international, on n’en sortira pas !
Madame la ministre, vous l’aurez compris, la délégation aux droits des femmes compte énormément sur vous ! (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson.
M. Jean Louis Masson. Monsieur le président, madame le ministre, chers collègues, le problème de la traite des êtres humains est très important. Il se pose dans un certain nombre de pays, tels que l’Arabie Saoudite, où l’on constate d’énormes difficultés à cet égard, mais, s’agissant de la France, je pense qu’il existe tout de même des sujets infiniment plus importants ! Nous consacrons une après-midi à discuter de cette question ; l’affluence en séance – nous sommes une petite vingtaine – témoigne bien de son acuité… (Marques de stupeur et protestations indignées sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC, du groupe écologiste et du RDSE.)
Il me semble que l’existence de 3 millions de chômeurs dans notre pays ou la perpétration d’attentats par des terroristes musulmans sont des sujets plus fondamentaux et mériteraient peut-être davantage d’attention. (Exclamations sur la plupart des travées.)
M. Roland Courteau. C’est scandaleux !
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. C’est n’importe quoi !
M. Jean Louis Masson. Vous avez, mesdames, tout à fait le droit d’être contentes de vous, mais permettez que je m’exprime ! (Protestations.)
Mme Corinne Bouchoux. Quel machisme !
M. Roland Courteau. N’importe quoi !
Mme Chantal Jouanno, présidente de la délégation. Il y a aussi des hommes dans cet hémicycle, pas seulement des femmes !
M. Jean Louis Masson. Mesdames qui vociférez, permettez-moi de vous rappeler qu’avant que vous fussiez sénatrices, des gens se sont battus utilement en faveur d’une véritable égalité des droits entre hommes et femmes, notamment en matière politique ou salariale. (Les sénateurs du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que Mme Françoise Laborde et M. Alain Bertrand, se lèvent et quittent l’hémicycle.)
Parlez, sur le terrain, à nos concitoyens : je ne crois pas que la traite des êtres humains en France soit à leurs yeux le problème fondamental.
La délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a établi un rapport sur ce thème, mais je souhaiterais qu’elle se concentre sur des sujets plus intéressants…
Mme Chantal Jouanno, présidente de la délégation. Certainement pas les sujets qui vous intéressent !
M. Jean Louis Masson. … et plus importants pour la collectivité, tels que l’inégalité salariale entre les hommes et les femmes ou le temps partiel imposé, à l’origine d’immenses difficultés pour les femmes.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Mais nous le faisons !
M. Jean Louis Masson. Ce serait infiniment plus utile !
J’en ai terminé : les quelques personnes ayant quitté l’hémicycle peuvent revenir…
Mme Chantal Jouanno, présidente de la délégation. Et M. Masson se prétend féministe !
M. le président. La parole est à Mme Mireille Jouve. (Applaudissements sur les travées du RDSE. – Les sénateurs qui avaient quitté l’hémicycle regagnent leurs travées.)
Mme Mireille Jouve. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, mes chers collègues, le sujet de la traite des êtres humains est vaste, mais j’ai choisi de concentrer mon intervention sur ses aspects juridiques.
Comment trouver dans notre droit les moyens de lutter contre cet esclavage moderne ? L’arsenal juridique national de lutte contre la traite des êtres humains est relativement complet, ainsi que l’a indiqué Mme Jouanno. Il constitue l’adaptation, dans notre droit, des principaux instruments internationaux existants.
C’est la définition actuelle de la traite des êtres humains, telle qu’elle figure dans le code pénal, qui peut sembler incomplète, bien qu’elle ait été récemment élargie à plusieurs formes d’exploitation, comme le travail forcé, la réduction en servitude ou la réduction en esclavage.
En effet, cette définition n’intègre pas, par exemple, les mariages forcés, alors que, comme l’avait souligné l’ambassadrice chargée de la lutte contre la criminalité organisée, Michèle Ramis, « le mariage forcé est souvent une porte d’entrée dans la traite ».
Il nous semble donc important de recommander qu’une référence explicite au mariage forcé complète la définition de la traite à l’article 225-4-1 du code pénal.
Au-delà de la définition de la traite des êtres humains et des sanctions applicables, notre arsenal législatif accorde aux victimes de la traite un certain nombre de droits : des droits sociaux, un accueil sécurisant, dont nous a parlé notre collègue Brigitte Gonthier-Morin, ainsi qu’une protection accrue en matière d’entrée et de séjour.
Concernant ce dernier point, je rappelle que l’article L. 316-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit la délivrance d’une carte de séjour temporaire à l’étranger qui dépose plainte contre une personne qu’il accuse de traite. Cette carte est renouvelée pendant la durée de la procédure pénale et, en cas de condamnation définitive de la personne mise en cause, une carte de résident est délivrée de plein droit à l’étranger ayant déposé plainte ou témoigné.
Dans les faits, les victimes de la traite restent insuffisamment informées de leurs droits en la matière, et on constate des pratiques hétérogènes selon les préfectures. Une instruction du ministère de l’intérieur datant de mai 2015 devrait permettre d’améliorer la situation, mais il est trop tôt pour dresser un bilan de son efficacité.
C’est pourquoi nous recommandons une harmonisation des pratiques préfectorales concernant la délivrance des titres de séjour au profit des victimes de la traite.
La MIPROF, créée en 2013, et le premier plan d’action national de lutte contre la traite ont déjà été longuement évoqués par mes collègues. La MIPROF assure la coordination nationale en matière de lutte contre la traite, conformément à la convention de Varsovie. Malgré un champ d’intervention très large, elle ne dispose pas de crédits propres pour conduire son action. Celle-ci se trouve donc freinée par l’insuffisance des moyens.
Par ailleurs, l’implication des ministères de l’intérieur, de la justice et des affaires sociales, en particulier, semble devoir être renforcée. En effet, le champ de compétence de la MIPROF implique un travail de coopération étroit entre les différents services des ministères, ainsi qu’une approche pluridisciplinaire. Cela vaut d’ailleurs tant pour la traite que pour les violences conjugales. C’est pourquoi nous recommandons le rattachement de la MIPROF au Premier ministre.
La MIPROF a été chargée de préparer le premier plan d’action national contre la traite des êtres humains pour la période 2014-2016, qui marque l’instauration d’une politique publique à part entière dans ce domaine.
Présenté en mai 2014, ce plan constitue une réelle avancée, car il définit pour la première fois les fondements d’une politique publique transversale de lutte contre la traite sous toutes ses formes, en retenant une approche intégrée qui englobe la prévention, la protection et la répression.
Il contient vingt et une mesures, réparties selon trois grandes priorités : identifier les victimes pour mieux les protéger ; poursuivre et démanteler les réseaux de la traite ; faire de la lutte contre la traite une politique publique à part entière.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme a été nommée rapporteur indépendant, chargée de mener l’évaluation de cette politique.
Or le plan n’est que partiellement mis en œuvre, en raison de moyens insuffisants, même si l’adoption de la loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel devrait permettre d’inscrire davantage de crédits au budget de la MIPROF.
Nous recommandons donc de garantir la mobilisation des moyens budgétaires et humains nécessaires à la mise en œuvre des mesures du plan.
Nous rappelons aussi que, en matière de lutte contre la traite, nous n’en sommes qu’au tout premier plan d’action. On peut donc espérer que les efforts réels entrepris par les pouvoirs publics produiront progressivement des résultats tangibles, à l’instar des progrès réalisés en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, après quatre plans interministériels successifs.
Gardons en tête cette phrase de Victor Hugo : « Un seul esclave sur la terre suffit pour déshonorer la liberté de tous les hommes. » (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC, du groupe écologiste et du RDSE. – M. Marc Laménie applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Dominique Estrosi Sassone. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Dominique Estrosi Sassone. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, mesdames les corapporteurs, mes chers collègues, le phénomène de la traite des êtres humains s’est fortement amplifié au cours des dernières années, malgré un arsenal législatif régulièrement actualisé et une mobilisation internationale importante depuis plus d’un siècle.
Force est de le constater, les grands bouleversements géopolitiques consolident les réseaux mafieux à l’origine des réseaux prostitutionnels de grande ampleur auxquels nous sommes confrontés, notamment dans nos territoires urbains et périurbains.
Mais cet esclavage moderne, développé par des réseaux criminels violents, n’est pas une nouveauté.
En 2003 déjà, bien avant la crise migratoire, c’est le Sénat qui avait introduit dans le code pénal, à l’occasion de l’examen du projet de loi pour la sécurité intérieure, la notion de traite des êtres humains, ainsi que les outils juridiques destinés à combattre les réseaux mafieux tirant profit du proxénétisme.
Le 15 janvier dernier, j’ai eu le plaisir d’accueillir à Nice deux des corapporteurs du présent rapport. Ces dernières ont pu constater le travail accompli dans les Alpes-Maritimes pour venir en aide aux victimes de la traite en matière de proxénétisme.
Ce déplacement a surtout été l’occasion d’évaluer les réponses pragmatiques qui peuvent être apportées par une collectivité locale lorsque les pouvoirs publics, les acteurs associatifs et les élus se mobilisent.
Ainsi, la visite d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale, puis la réunion de travail organisée avec les associations, les élus, les services préfectoraux et les services de police, ont permis de mettre en lumière notre dispositif de coordination contre la traite, et tout particulièrement contre l’exploitation des personnes par la prostitution.
Concrètement, ce dispositif a conduit à la mise en place d’une commission départementale de lutte contre les violences, chargée de dresser un état des lieux précis de la traite sur le territoire.
Cette commission est complétée par plusieurs groupes de travail et une assemblée plénière présidée par le préfet, chargés de proposer un accompagnement social et juridique aux victimes.
Les missions s’articulent en deux temps.
D’une part, un diagnostic territorial est réalisé, visant à recenser les victimes de violence, principalement grâce au travail d’accompagnement d’une association reconnue d’utilité publique, l’ALC.
D’autre part, les personnes identifiées sont soutenues dans leur processus d’émancipation : elles sont mises à l’abri grâce à des solutions de logement, puis accompagnées dans les procédures pénales contre les organisations criminelles.
À ce titre, je salue le travail accompli par l’association ALC, qui a reçu en 2014 le prix français de prévention de la délinquance pour son action de protection des victimes de la traite des êtres humains. Implantée à Nice depuis 1958, sa première mission a été d’éduquer et de scolariser les enfants, principalement les jeunes filles, pour les protéger de la misère et des dangers de la prostitution.
Mais cette réponse locale ne pourrait pas être mise en œuvre sans une mobilisation citoyenne.
Ainsi, depuis le début de l’année, à Nice, une action de sensibilisation à la traite destinée aux « citoyens actifs », comme les présidents de comité de quartier, favorise la détection et, par conséquent, l’orientation géographique des équipes de travailleurs sociaux et de médiateurs lors de leurs maraudes.
Cette démarche permet d’identifier rapidement des situations de traite et de prendre en charge les victimes via le dispositif national « Accueil sécurisant », instauré par l’association ALC et qui fait partie, depuis 2007, des grandes mesures nationales d’aide et d’assistance.
Depuis 2012, avec la signature d’un partenariat renforcé entre la ville de Nice et l’association ALC, nous avons intensifié les actions de prévention en matière de prostitution, développé une politique sociale, en termes tant d’hébergement que d’information sur les droits, et étendu la coopération avec les pays d’origine des organisations criminelles, afin de mieux combattre celles-ci.
Toutefois, la vigilance ne suffit pas lorsque 90 % du public détecté est étranger. La prostitution contemporaine étant largement subie, la violence, les menaces et la peur poussent à l’isolement. Les chances de sortie des réseaux sans intervention extérieure sont extrêmement limitées, d’où la nécessité d’agir vite, tant pour les démarches de droit commun que pour l’éloignement des victimes.
Comme le précise le rapport, nous avons optimisé le dispositif relatif à l’admission au séjour des ressortissants étrangers victimes de la traite ou du proxénétisme coopérant avec les autorités judiciaires, dans le respect du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
La fluidification des délais administratifs et la délivrance d’une carte de séjour temporaire et renouvelable le temps de la procédure pénale se révèlent en effet déterminantes pour mieux démanteler les réseaux sur le plan local.
Vous l’aurez compris : dans mon département, les Alpes-Maritimes, nous n’avons pas attendu la loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées pour combattre l’exploitation de la misère et proposer aux victimes des programmes d’assistance et de protection.
Je me réjouis donc que le dispositif de coordination mis en place à Nice soit cité en exemple dans le rapport d’information, lequel recommande au ministère de l’intérieur sa généralisation à l’ensemble du territoire. (Applaudissements.)