M. Yvon Collin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, face aux nouvelles formes d’esclavage et aux risques de dommages corporels ou environnementaux graves qu’entraînent certaines activités économiques dans le monde globalisé, nous ne pouvons pas rester indifférents.
Les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, mais aussi les principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économique, l’OCDE, énoncés dès 1976, et la Déclaration de principes tripartite de l’Organisation internationale du travail sur les entreprises multinationales et la politique sociale, rédigée en 1977, définissent un ensemble de normes applicables aux entreprises en matière de bonnes pratiques et de respect des droits de l’homme. Les législations nationales peuvent et doivent s’appuyer sur cet ensemble.
La Commission européenne encourage les États membres de l’Union européenne à transposer ces différents principes dans leur droit national.
En France, la « jurisprudence Erika » reconnaît la compétence des juridictions françaises à juger des faits survenus en dehors du territoire français et sanctionne la négligence de la société mère pour les agissements de ses filiales.
Des catastrophes comme l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, au mois d’avril 2013, ou des pratiques moins visibles, mais tout aussi condamnables, à l’instar du travail des enfants, de la pollution de l’environnement et, plus largement, de tout ce qui bafoue les droits élémentaires des travailleurs nous incitent à prendre des mesures.
Le texte que nous examinons ce soir avait d’ailleurs été précédé par une première proposition de loi du groupe radical, républicain, démocrate et progressiste de l’Assemblée nationale.
Concrètement, il s’agit d’obliger les entreprises de plus de 5 000 salariés en France et de plus de 10 000 salariés dans le monde à établir, à publier et à mettre en œuvre un « plan de vigilance » comportant des mesures propres à identifier et à prévenir les dommages corporels ou environnementaux graves, les risques sanitaires et même d’éventuelles atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales susceptibles de résulter des activités des sociétés que les multinationales contrôlent, mais aussi des sous-traitants ou des fournisseurs avec lesquels elles entretiennent une « relation commerciale établie ». Le plan de vigilance doit également permettre de lutter contre la corruption.
Ce plan est la clé de voûte du dispositif. Il serait intéressant d’en connaître d’ores et déjà plus précisément les contours. Au fond, il s’agit pour les entreprises de mettre en place un cahier des charges, afin d’abolir les pressions parfois inhumaines que subissent les salariés, dans les pays en développement, mais aussi, souvent, malheureusement, en France.
Au-delà de la prévention des risques, ce texte a aussi pour objet d’offrir des possibilités de réparations pour les victimes. C’est précisément l’enjeu crucial qu’a révélé l’affaire du Rana Plaza. Pour ce faire, la possibilité d’engager des actions en responsabilité à l’encontre des sociétés concernées est ouverte.
Le débat sur la responsabilité sociale et environnementale, la RSE, est d’ores et déjà bien engagé au sein des grands groupes. L’enjeu est économique autant que moral. Nous savons combien la préservation d’une image de marque et d’une bonne réputation entre en ligne de compte dans les plans stratégiques des entreprises.
Ce que cette proposition de loi cherche à encadrer, c’est l’acte de contractualisation. C’est dans ce domaine précis que les entreprises doivent mettre en œuvre leur devoir de vigilance.
J’en appelle à la responsabilité du consommateur. C’est lui qui a in fine le pouvoir de trancher, ou non, en fonction des pratiques plus ou moins vertueuses des entreprises.
Le groupe RDSE comprend bien les préoccupations des auteurs du texte et reste viscéralement attaché aux principes d’égalité et de responsabilité. Aussi, ses membres se partageront, pour l’essentiel, entre un vote pour et un vote d’abstention.
Personnellement, j’apporterai un soutien total à cette proposition de loi ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du groupe écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Philippe Dallier.
M. Philippe Dallier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, au XVIe siècle, Saint François de Sales disait que l’enfer était « pavé de bonnes intentions ».
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. C’est effectivement ce qui vient à l’esprit !
M. Philippe Dallier. Je crains malheureusement que cette maxime ne s’applique trop bien à la présente proposition de loi de nos collègues socialistes.
Les bonnes intentions sont clairement affichées. M. Labbé évoquait à l’instant le drame survenu récemment au Bangladesh, en rappelant le nombre de victimes. C’est l’une des raisons qui ont motivé les auteurs de cette proposition de loi.
L’adoption de ce texte serait à l’évidence lourde de conséquences pour nos entreprises, et seulement pour « nos » entreprises, c’est-à-dire celles qui ont leur siège social en France. C’est bien ce qui nous pose problème !
Car enfin, mes chers collègues, comment pouvez-vous envisagez d’alourdir les contraintes qui pèsent sur les seules entreprises dont le siège social est en France, dans la situation qu’elles connaissent aujourd’hui, sans penser aux conséquences ?
Mme Évelyne Didier. Selon vous, les gens qui se font écraser, ce n’est pas grave ?
M. Philippe Dallier. Qui, sur les travées socialistes, oserait nier que nos entreprises sont toujours confrontées à une situation très difficile en termes de compétitivité, alors que le Président de la République a fini par le reconnaître, en présentant ses vœux aux Français le 31 décembre 2013 ?
Qui pourrait le nier, alors que, à la suite du mea culpa fiscal du Président de la République, le nouveau Premier ministre, Manuel Valls, est allé jusqu’à faire profession de foi en faveur des entreprises, déclarant devant le congrès du MEDEF, qui n’en revenait pas : « J’aime l’entreprise ! » ?
Qui pourrait le nier, alors que, en dépit de la lente montée en charge du crédit d’impôt pour la compétitivité et pour l’emploi, le CICE, censé corriger l’avalanche de taxes et d’impôts des années 2012 et 2013, le taux de marge des entreprises françaises était encore l’an dernier l’un des plus faibles d’Europe et même du monde ?
Mes chers collègues, si vous partagez ce constat, qui est aussi celui du Président de la République et du Premier ministre, qu’êtes-vous en train de faire ?
Croyez-vous sincèrement aider nos entreprises à reconquérir des parts de marché, alors qu’elles font trop souvent face, en France, à une surréglementation, le plus souvent du fait d’une surtransposition du droit européen ?
Mme Évelyne Didier. Les multinationales ne paient pas d’impôts !
M. Philippe Dallier. Faut-il encore en rajouter, alors que nos entreprises ont connu une chute de leurs parts de marché dans le commerce mondial de 3,1 % sur les biens au premier trimestre de 2015 et de 3,5 % sur les biens et les services en 2014 ?
Vous appelez de vos vœux la croissance. Mais elle n’atteindra probablement que 1,2 % en 2015. Et encore ! C’est grâce à des facteurs exogènes, comme la baisse de l’euro, la baisse du coût des matières premières ou la faiblesse des taux d’intérêt. Et vous prendriez le risque d’imposer à nos entreprises des contraintes nouvelles que nulle autre entreprise au monde ne supportera ? Ce n’est ni raisonnable ni très cohérent.
Mme Évelyne Didier. Et c’est raisonnable de laisser les gens mourir ?
M. Philippe Dallier. Cette proposition de loi ajoute à l’évidence de la complexité et des coûts dans la gestion de nos entreprises. C’est donc un texte antiéconomique. Vous n’en évaluez pas les conséquences. D’ailleurs, vous ne pouvez pas les évaluer.
La proposition de loi impose une obligation de résultat. Les entreprises seront soumises à la « mise en œuvre effective » d’un plan de vigilance. En d’autres termes, la simple survenance d’un dommage sera la preuve de l’insuffisance du plan, qui n’aura pas été en mesure de le prévenir.
Il résultera de cette obligation de résultat des contraintes bureaucratiques lourdes et des contrôles nécessaires de tous les sous-traitants, y compris à l’étranger. Chers collègues, vous nous expliquerez comment vous allez pouvoir traduire cela dans les textes. Les entreprises soumises à cette obligation connaîtront in fine une hausse de leurs coûts de production. C’est une évidence.
Il faut également s’attendre à une multiplication des contentieux. L’injonction à l’encontre des entreprises qui ne respectent pas leur obligation est ouverte à « toute personne justifiant d’un intérêt à agir ». Ainsi, tout syndicat, toute association, toute organisation non gouvernementale, ou ONG, arguant d’une préoccupation plus ou moins liée à la responsabilité sociale de l’entreprise pourra saisir le juge.
En cas de condamnation, les entreprises seront soumises à des pénalités particulièrement lourdes. L’amende civile peut en effet aller jusqu’à 10 millions d’euros. C’est un montant disproportionné lorsqu’il s’agit d’une simple erreur d’appréciation, d’un défaut d’établissement du plan de vigilance ou encore de son insuffisance.
Mme Évelyne Didier. Et s’il y a des morts ?
M. Philippe Dallier. Le texte prévoit également l’obligation de publier, diffuser ou afficher la décision du juge selon les modalités qu’il précise.
Oui, ces dispositions auront des conséquences sur la compétitivité de nos entreprises, grandes ou petites ! Elles feront le bonheur de la concurrence étrangère, qui n’en demande pas tant.
Songez-y, mes chers collègues : ce texte concernera les 217 grandes entreprises françaises qui, selon les chiffres de l’INSEE en 2011, représentent plus de la moitié du chiffre d’affaires réalisé à l’export ! L’adoption de cette proposition de loi entraînera à coup sûr une dégradation de notre balance commerciale, qui n’en a pas besoin !
Mme Évelyne Didier. Combien de morts peut-on encore supporter ?
M. Philippe Dallier. Par ailleurs, mes chers collègues, interrogez-vous sur le risque encouru de pousser ces entreprises à se délocaliser ! Interrogez-vous sur le signal adressé aux investisseurs étrangers, qui seront encore moins enclins à choisir la France !
Voulez-vous fragiliser les entreprises de taille intermédiaire et les PME françaises qui travaillent avec les grandes entreprises nationales ? C’est toute la chaîne de production qui aura à en subir les conséquences ! Les grandes entreprises, pour se garantir, devront répercuter sur leurs sous-traitants le coût de contraintes qui n’existent nulle part ailleurs et que les petites entreprises n'auront pas les moyens matériels d'assumer. C’est encore une évidence.
M. Joël Labbé. C’est du chantage !
M. Philippe Dallier. Enfin, vous créeriez un nouvel effet de seuil pour les entreprises de taille intermédiaire de moins de 5 000 salariés, qui pourraient évidemment hésiter à embaucher pour ne pas être soumises à une obligation aussi lourde.
Mme Évelyne Didier. Elles n’embauchent déjà pas !
M. Philippe Dallier. Vous devriez peut-être vous demander pourquoi, ma chère collègue ! Il est possible que cela ait un rapport avec vos nombreuses propositions « frappées au coin du bon sens », comme la taxe à 75 % ou le matraquage fiscal !
M. Joël Labbé. Ici, nous parlons d’autre chose !
M. Philippe Dallier. La conséquence, c’est que les contribuables qui le peuvent s’en vont !
Vos textes sont inapplicables ! Ils ne rapportent pas d’argent ! Ce sont ceux qui auraient les moyens de payer des impôts qui ne sont plus là ! Et vous voudriez courir le même risque avec les entreprises ? Vous vous moquez peut-être des délocalisations, mais permettez-nous de nous en soucier !
Mme Évelyne Didier. Nous, on ne se moque pas des morts !
M. Philippe Dallier. En fragilisant encore un peu plus le tissu entrepreneurial français et la compétitivité des entreprises, c’est bien sur l’emploi en France que la proposition de loi aura des répercussions.
Au-delà des arguments économiques, il y a de vrais problèmes juridiques. Je vais en dresser la liste. Le Conseil constitutionnel aura certainement à en connaître.
Tout d’abord, le texte méconnaît l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi. Aucune entreprise n’a les moyens de savoir ce que doit comporter le plan de vigilance ou ce que sont les « mesures de vigilance raisonnable » à mettre en œuvre.
Mme Évelyne Didier. Bien sûr que si !
M. Philippe Dallier. Le renvoi à un décret emporte la critique de l’incompétence juridique née de l’article 34 de la Constitution.
Ensuite, la proposition de loi viole les exigences constitutionnelles en matière pénale. L’amende civile constitue une sanction et doit, de ce fait, respecter le principe de légalité pénale. Cela implique un impératif de précision que le texte ne respecte ni sur la définition du champ d’application, ni sur la qualification juridique de l’infraction, ni sur le référentiel applicable. S’agira-t-il de la loi française ? De la loi locale ? D’un autre référentiel ? Nous n’en savons rien.
De même, le texte ignore le principe d’égalité. Seules les entreprises dont le siège est en France seront concernées par ce texte. Leurs concurrentes pourront continuer à vendre sur le territoire national des produits ne répondant pas aux mêmes exigences.
Le critère retenu du nombre de salariés est dépourvu de tout rapport avec les finalités que le dispositif affirme poursuivre. En témoigne la récente décision du Conseil constitutionnel censurant le plafonnement des indemnités de licenciement en fonction de la taille de l’entreprise.
Enfin, la proposition de loi se heurte à la garantie des droits.
M. Didier Marie. Vive l’esclavage !
M. Philippe Dallier. Lorsqu’un dommage se réalisera du fait d’une filiale ou d’un sous-traitant, les sociétés mères seront considérées comme coupables de ne pas avoir conçu ou mis en œuvre un plan de vigilance suffisant. Mais elles ne disposeront d’aucune possibilité de dégager leur responsabilité en démontrant leur absence d’implication ou de faute.
Voilà pour les arguments juridiques.
En réalité, ce texte révèle un léger problème de méthode au sein du Gouvernement et, plus généralement, au sein de la majorité. Je veux parler de ces allers et retours incessants. D’un côté, nous avons un discours pro-entreprise, pro-business, lorsque le Premier ministre appelle de ses vœux le retour de la croissance et affirme devant le patronat français son intention de tout faire pour soutenir la compétitivité des entreprises.
M. Joël Labbé. Pas à n’importe quel prix !
M. Philippe Dallier. De l’autre, nous avons cette proposition de loi, qui est un simple cadeau fait à une partie de la majorité, en l’occurrence la gauche de la gauche, au moment du vote du budget.
Mme Évelyne Didier. Ne vous inquiétez pas pour la gauche de la gauche !
M. Philippe Dallier. On sait bien combien cette période est difficile pour la majorité. C’est ce qui conduit le Gouvernement à lâcher un peu de lest…
Ce qui est un peu déroutant, c’est le double langage du Premier ministre. Il est capable à la fois de se montrer pro-business et d’accepter ce texte, qui pose de réelles difficultés à nos entreprises. Je pense que vous pourriez au moins entendre ces arguments.
De notre côté de l’hémicycle, personne n’est dupe. Quelle que soit la destinée de cette proposition de loi, le Gouvernement n’aura réussi qu’une chose : dégrader encore un peu plus le climat de confiance. Nous n’en avons pas besoin !
Par conséquent, le groupe Les Républicains se prononcera bien évidemment contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. Jérôme Durain.
M. Jérôme Durain. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, dans le contexte national, il est évidemment très délicat d’aborder un tel débat, même si nous l’attendions avec impatience. Des représentants du Bangladesh devaient être en France ces jours-ci ; nous espérions pouvoir évoquer ce texte avec eux. Ils ont reporté leur séjour, pour des raisons faciles à comprendre.
Malgré l’état d’urgence, la démocratie parlementaire reprend ses droits et, avec elle, la discussion. Je sens poindre un débat tout en nuances, agrémenté de positions très équilibrées, comme en témoigne l’intervention du précédent orateur ! (Sourires sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Philippe Dallier. Parlez pour vous, cher collègue !
M. Jérôme Durain. Je m’en félicite, parce que cela fait partie intégrante de la démocratie.
Monsieur le rapporteur, vous avez eu le bon goût de renoncer à défendre votre motion préjudicielle. Ce procédé inusité aurait empêché le débat. Il me semble préférable de discuter, d’amender, et non d’esquiver. Je regrette donc que vous n’ayez pas souhaité améliorer ce texte, alors même que vous prétendez partager bon nombre de ses objectifs.
Dans la mesure où nous faisons le droit national, je ne comprends pas que vous souhaitiez ajourner nos débats en attendant l’avis de Bruxelles. C’est doublement étonnant.
Premièrement, avec un tel raisonnement, la France n’aurait pas été pionnière en matière de responsabilité sociale des entreprises. Les avancées législatives françaises de 2001 et de 2010 du « Grenelle II » n’auraient pas existé, l’Europe ne s’étant pas encore prononcée à l’époque. Fort heureusement, les gouvernements, l’un de droite, l’autre de gauche, n’ont pas attendu la permission de Bruxelles pour avancer sur ces dossiers. Celui qui fixe les règles du jeu international, celui qui montre l’exemple, dispose bien souvent d’un avantage compétitif.
Deuxièmement, Dominique Potier, l’un des rédacteurs du texte que nous étudions aujourd’hui, affirme que, avec un tel raisonnement, nous n’aurions pas pu abolir l’esclavage. La comparaison peut sembler osée.
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Voire stupide !
M. Jérôme Durain. Pourtant, les faits la valident. L’esclavage n’a pas été abrogé en un jour par un accord concerté de l’ensemble des nations. Les abolitionnistes ont dû lutter, chacun dans leur pays respectif, pour l’obtenir.
C’est dans cette logique que nous nous inscrivons. On ne cesse pourtant de nous répéter : « plus tard », « ailleurs », « pas ici », « pas maintenant ». On nous demande, comme le faisait M. Dallier à l’instant, si nous avons bien pensé aux parts de marché de nos entreprises.
Nous l’avons bien compris : sur ce type de sujet, ce n’est « jamais le bon endroit; jamais le bon moment ». Puisque les opposants à ce texte invoquent l’argument de la compétitivité, je centrerai mon propos sur l’économie.
Le monde dans lequel nous vivons change, très vite. Le consommateur et le citoyen sont une seule et même personne. Et cette personne considère évidemment le prix avant de procéder à un achat, surtout si elle connaît des difficultés, mais ce n’est pas son seul critère. Elle pense également aux conséquences en termes d’emploi, d’environnement et de respect des droits de l’homme. Pourquoi croyez-vous que les consommateurs soient de plus en plus exigeants sur la traçabilité des produits qu’ils achètent ? Pourquoi croyez-vous qu’ils se tournent vers le made in France aujourd'hui ?
Tout simplement parce qu’ils regardent le monde tel qu’il est, et pas tel qu’ils souhaiteraient le voir ! Ils savent que les multinationales ne sont pas toujours vertueuses, qu’il faut parfois encourager les grands groupes à améliorer la mondialisation et qu’il faut parfois recourir à la loi. C’est la raison pour laquelle je soutiens ce texte aujourd’hui.
Je suis conscient des progrès accomplis par les grands groupes en matière de responsabilité sociale et environnementale. Le 3 novembre dernier, le géant suédois du textile H&M, la fédération syndicale internationale IndustriAll Global Union et le syndicat suédois IF Metall ont signé un accord-cadre mondial sur le respect des droits fondamentaux dans la chaîne d’approvisionnement. En bougeant sur le sujet, ils nous ont montré la voie à suivre. Accompagnons-les ! Cessons d’être à la remorque ! Quand les groupes seront devenus plus compétitifs parce que les consommateurs auront reconnu leurs efforts, ils nous remercieront !
Je veux d’ailleurs reprendre un argument qui a été développé par notre collègue Évelyne Didier lors de la première partie de ce débat. Nos entreprises craignent moins des règles exigeantes qu’une absence de règles et une insécurité juridique permanente. Pour preuve, selon le baromètre HEC, 93 % des grands donneurs d’ordre européens considèrent les achats responsables comme une priorité.
Cette semaine, le Forum pour l’investissement responsable s’est déclaré favorable à notre proposition de loi, avec des arguments similaires. Ses membres déclarent que la transparence et l’information sont « des conditions nécessaires à l’analyse des investissements ». Ils soulignent également que l’analyse des controverses est « devenue, ces dernières années, une question-clé pour les investisseurs responsables ». À leurs yeux, le plan de vigilance sera « un outil technique utile pour l’analyse de ces controverses ».
Avec de telles références, j’espère vous convaincre, monsieur Frassa. Les acteurs économiques ne raisonnent plus seulement « prix et de qualité ». Ils pensent aujourd’hui « coût total de possession », acceptant un coût unitaire plus élevé s’il leur garantit la pérennité et la fiabilité des livraisons.
Et si ma voix ne suffisait pas à vous faire changer d’avis sur ce texte, je tiens à vous rappeler la multitude de soutiens publics à cette initiative. Je pourrais mentionner M. Berger, de la Confédération française démocratique du travail, la CFDT, M. Lyon-Caen, juriste émérite, l’ensemble des syndicats au moment de la conférence sociale ou les ONG, notamment via la plate-forme Éthique sur l’étiquette.
En tant que sénateurs, nous ne sommes pas, je crois, « spectateurs du désespoir », pour reprendre une jolie formule des rappeurs du groupe IAM. Nous pouvons aussi être les acteurs de l’espoir. Pour cela, il nous appartient de passer aux actes et de voter ce texte. Prise lors de la semaine de la solidarité internationale, cette décision serait utile à nos entreprises ici et à tous les salariés, où qu’ils soient. Ce serait une réelle avancée sociale et un beau symbole ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du groupe écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Michel Vaspart.
M. Michel Vaspart. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, l’intention des auteurs de ce texte est peut-être très noble.
Mais nous savons malheureusement que les meilleures intentions peuvent tourner au cauchemar, surtout lorsqu’elles sont motivées par l’émotion. Or l’émotion était particulièrement intense à la suite de la tragédie du Rana Plaza.
Devons-nous opter pour un dispositif qui n’existe nulle part au monde et dont la rédaction est si vague qu’elle ouvre des brèches considérables dans le besoin de stabilité juridique des entreprises, placées dans un climat concurrentiel très difficile ?
Les normes auxquelles le plan de vigilance est censé veiller sont trop larges. On ne sait pas sur la base de quel droit – local, français ou international – elles s’appliqueront.
Il sera très difficile pour les entreprises de prouver qu’elles respectent la loi. Le dispositif sera très coûteux, voire impossible à mettre en œuvre pour toute la chaîne de sous-traitants et de fournisseurs. Les TPE et PME françaises seront confrontées à une difficulté particulièrement importante – je ne parle pas là des groupes du CAC 40 –, car les grandes entreprises concernées demanderont des garanties et des plans de vigilance en cascade à leurs sous-traitants et fournisseurs, créant un poids administratif et financier supplémentaire pour les petites entreprises et des risques de contentieux considérables pour toutes les entreprises.
Je veux illustrer mon propos. Que faut-il entendre par des « mesures de vigilance raisonnable, propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires » ? Presque chacun de ces mots suscite des interrogations.
Certes, la jurisprudence comblera les blancs laissés par le législateur. Mais les entreprises y verront une nouvelle épée de Damoclès, qui les rendra encore un peu plus vulnérables.
Le rapport de l’Assemblée nationale évoque, pour justifier l’intervention du législateur, une « exigence internationale ». Justement, est-il raisonnable d’avoir une attitude unilatérale et franco-française en ce domaine ? Nos entreprises doivent-elles supporter seules une nouvelle charge normative ? L’échelle pertinente sur le sujet dans un monde de concurrence internationale est-elle la France ? Bien sûr que non ! D’ailleurs, le Parlement européen le reconnaît dans sa résolution du 29 avril dernier, dans laquelle il demande à la Commission et au Conseil des initiatives « au niveau de l’Union ».
Que le Gouvernement s’attelle donc à la transposition de la directive du 22 octobre 2014, concernant la publication des informations non financières ! Il ne lui reste pas grand-chose à faire : la précédente majorité a largement anticipé ce texte, en adoptant l’article 225 de la loi Grenelle II, qui est déjà partiellement conforme à la directive.
Au demeurant, les entreprises françaises sont très engagées dans une démarche volontaire et efficace en matière de RSE, notre pays faisant même figure de leader mondial en la matière. Ainsi, 47 % de nos entreprises ont un système de management de la RSE considéré comme performant et exemplaire, contre seulement 40 % des entreprises au sein l’OCDE.
La responsabilité est au cœur du projet politique de la majorité sénatoriale. Mais la responsabilité a pour contrepartie la liberté. Cette liberté de conception et d’action est la condition sine qua non du progrès économique et social. Pas de responsabilité sans liberté !
Mme Nicole Bricq. Le contraire est vrai aussi !
M. Michel Vaspart. Pour cette raison, une société bridée, mise sous tutelle, infantilisée est prompte à se défausser de ses responsabilités.
Que nous propose-t-on ? Ce texte, autant qu’un dispositif juridique, est un état d’esprit ! On stigmatise nos entrepreneurs. On considère l’entreprise non comme créatrice de richesses, mais comme source de dommages. On n’encourage pas ; on sanctionne. On ne valorise pas ; on châtie. On ne fait pas confiance ; on soupçonne.
À propos de confiance; permettez-moi de vous rappeler une déclaration : « Vous êtes des chefs d’entreprise, donc vous prenez des risques, pour vous-mêmes, parfois pour votre famille. Vous prenez des risques aussi pour que notre pays soit plus fort, qu’il crée plus d’emplois, qu’il ait plus de richesse et qu’elle soit distribuée.
« C’est la raison pour laquelle nous devons avoir, avec les chefs d’entreprise […], une relation de confiance. »
Cet appel à la confiance a été adressé par le Président de la République aux entrepreneurs voilà quatre mois. Mais, lors du débat qui s’est tenu à l’Assemblée nationale, le Gouvernement a donné un signal politique tout à fait contraire en soutenant ce texte. Comment parler de confiance dans ces conditions ? Pour ma part, je retiens ce que nous disent les entrepreneurs que nous rencontrons depuis des mois avec la délégation sénatoriale aux entreprises, sous l’impulsion de sa présidente Élisabeth Lamure : « Laissez-nous travailler ! »
Mme Évelyne Didier. Laissez les salariés mourir !
M. Michel Vaspart. Telles sont les raisons pour lesquelles je ne voterai pas ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La discussion générale est close.
La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion des articles de la proposition de loi adoptée par l’Assemblée nationale.
proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre
Article 1er
Après l’article L. 225-102-3 du code de commerce, il est inséré un article L. 225-102-4 ainsi rédigé :
« Art. L. 225-102-4. – I. – Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.
« Ce plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle au sens du II de l’article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités de leurs sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie. Les mesures du plan visent également à prévenir les comportements de corruption active ou passive au sein de la société et des sociétés qu’elle contrôle.
« Le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport mentionné à l’article L. 225-102.
« Un décret en Conseil d’État précise les modalités de présentation et d’application du plan de vigilance, ainsi que les conditions du suivi de sa mise en œuvre effective, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale.
« II. – Toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander à la juridiction compétente d’enjoindre à la société, le cas échéant sous astreinte, d’établir le plan de vigilance, d’en assurer la communication au public et de rendre compte de sa mise en œuvre conformément au I.
« Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins.
« III. – Le juge peut prononcer une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 10 millions d’euros. Cette amende n’est pas une charge déductible du résultat fiscal. »
M. le président. La parole est à Mme Évelyne Didier, sur l'article.