M. le président. La parole est à M. Joël Guerriau.
M. Joël Guerriau. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la querelle autour de la non-livraison des vaisseaux Mistral à la Russie a contribué à rafraîchir nos relations avec Moscou durant plusieurs mois. Le présent projet de loi constitue ainsi une étape bienvenue vers une normalisation de nos relations avec la Fédération de Russie.
Disons-le d’emblée : cet accord est un soulagement. Il semble être le meilleur accord qu’il était possible d’espérer au regard de nos relations avec la Russie. Il nous préserve d’un contentieux dont le règlement aurait pu être financièrement beaucoup plus lourd pour la France. Sans accord, il n’existait aucune perspective de revente. Les coûts de maintenance et de gardiennage, qui se chiffrent en millions d’euros, se seraient alors accumulés. Enfin, l’accord permet d’assainir notre relation avec la Russie, sur le plan tant diplomatique que commercial.
Pour autant, et cela vient d’être dit, le paiement immédiat de l’indemnité fausse le pouvoir du Parlement. Il nous prive d’un véritable choix de vote dans la mesure où un rejet fragiliserait notre nation dans ses rapports avec la Russie.
Or le franchissement de cette étape soulève de nombreuses questions à l’échelon tant local que national, mais aussi, bien entendu, à l’échelon international.
À l’échelon local, on peut difficilement faire l’économie des inquiétudes. À première vue, le remboursement de 949,7 millions d’euros prévus par le présent texte ménage, par l’intermédiaire de la COFACE, l’équilibre financier du groupe DCNS qui a été l’ensemblier des deux navires.
Toutefois, nous continuons à nous poser des questions.
Si les stipulations de l’accord tendent à limiter les effets de transferts de technologie, cela résonne comme un vœu pieu. Nous avons formé plusieurs centaines d’officiers russes pendant quatre années sur notre sol. Croire que nous pouvons rompre l’exécution de notre contrat avec la Russie sans favoriser de tels transferts me semble illusoire.
L’évaluation du préjudice subi par les entreprises locales, ne serait-ce qu’au regard des éventuelles atteintes à la propriété intellectuelle et à la sauvegarde des savoir-faire, est par définition difficile à estimer. Nous allons néanmoins indemniser la Russie au titre de la formation de ceux qui pourraient reproduire notre savoir-faire chez eux à hauteur de 56,8 millions d’euros.
Dès lors, il semble clair que le présent projet de loi sous-évalue les conséquences locales, à moyen terme, de la crise des Mistral.
À l’échelon national, il faut évaluer les perspectives financières et commerciales de l’accord qui nous est proposé.
Le circuit financier du dédommagement russe repose en dernière analyse sur les épaules de l’État. Il représente près de 1 milliard d’euros supplémentaires dans une équation budgétaire tendue. Cette somme doit d’ailleurs être prélevée dans le programme 146 et conduire à une réallocation des crédits 2015 au sein d’une mission « Défense » dont l’architecture budgétaire a été bien mise à mal tout au long de l’année par la sous-budgétisation de nos opérations extérieures et par le feuilleton des sociétés de projets.
Dans un tel contexte de tension financière, l’annonce de la revente des vaisseaux à l’Égypte semble être une excellente nouvelle, même si bien des interrogations subsistent, concernant en particulier le prix de vente.
Ce prix de vente préservera-t-il les marges de DCNS ? Quel sera le coût de la réaffectation des navires et de la formation des marins ? Surtout, qui prendra ces coûts en charge ? Une revente « au rabais », si vous me pardonnez cette facilité d’expression, serait en effet un très mauvais signal envoyé par notre pays. Nous savons que les deux vaisseaux sont taillés pour la navigation en eaux froides. Or l’Égypte, jusqu’à preuve du contraire, ne croise pas dans les eaux adaptées.
Avant l’Égypte, plusieurs autres pays semblaient intéressés par le rachat de ces navires ; je pense notamment au Canada ou encore à l’Inde. Leurs gouvernements ont toutefois dû annoncer successivement qu’ils ne s’en porteraient pas acquéreurs. Ne prenons-nous pas le risque, sur le marché du matériel de défense, de donner l’impression que la France est un revendeur de « seconde main » ?
Au-delà des récents succès enregistrés par le Rafale, après plusieurs années de vaches maigres, ne prenons-nous pas le risque de dégrader, avec une revente trop rapide, la signature de la marque « France » dans le secteur de la défense ?
Toutes ces interrogations résultent de l’ambivalence de notre diplomatie à l’égard de la Russie.
La politique menée par le gouvernement russe, notamment en Ukraine, a conduit à des dérives. Nous désapprouvons bien évidemment les actions de la fédération russe. Toutefois, nous ne pouvons pas nier le fait, évident en soit, que la Russie est un interlocuteur incontournable sur les questions internationales, mais aussi continentales. Les échos qui nous parviennent de l’Assemblée générale des Nations unies suffisent à l’illustrer une fois de plus.
La crise ukrainienne et le soutien apporté par Vladimir Poutine au régime de Bachar el-Assad pendant la première phase de la guerre civile syrienne ont contribué à creuser le fossé entre l’Europe et la Russie. Des réflexes dignes de la guerre froide ont ressurgi dans plusieurs pays, je pense à la Pologne notamment.
Toutefois, le Président de la République est parvenu, via le format Normandie et dans le cadre du processus de Minsk à créer un cadre adapté pour renouer le dialogue avec nos voisins russes.
L’affaire du Mistral nous permet en réalité d’observer le déploiement progressif d’une véritable diplomatie européenne, au moins à l’égard de la Russie.
En effet, pour sauvegarder son dialogue avec la Russie sans se dédire et sans froisser ses partenaires européens de Pologne, ou plus largement de l’Est, la France devait aller jusqu’au bout de l’inexécution de ce contrat de vente tout en parvenant à s’entendre avec la Russie sur le coût de l’indemnisation.
L’inexécution du contrat de vente peut donc se lire comme une contrepartie française en faveur du développement d’un dialogue équilibré et constructif entre l’Europe et la Russie. Cet accord clôt ainsi une phase d’entente avec nos voisins russes, en même temps qu’il peut permettre d’en inaugurer une nouvelle.
J’ai employé à dessein le terme d’ « interlocuteur » et non pas de partenaire jusqu’à présent, car je considère que nous ne pouvons pas être totalement idéalistes face à la Russie. (M. Alain Richard s’exclame.) Nous devons parvenir à un équilibre de fermeté où la parole de la France et de ses partenaires européens est jugée crédible, car elle serait ferme, cohérente mais constructive.
Cela nous pousse donc à revenir à la question de l’efficacité des sanctions politiques et économiques en matière internationale.
L’inexécution du contrat de vente des Mistral doit être lue, en 2014, dans le cadre des sanctions européennes à l’égard de la Russie suite aux prolongements de la crise ukrainienne.
Toutefois, à ma connaissance, il n’existe aucune situation dans laquelle des sanctions ont mécaniquement entraîné un infléchissement de la position du pays sanctionné. (M. Alain Richard s’exclame de nouveau.) Pire, les sanctions renforcent souvent le pouvoir en place en suscitant une cohésion nationale. Ainsi, Cuba n’a pas changé de régime du fait de l’embargo. Saddam Hussein n’a pas quitté le pouvoir du fait des sanctions américaines. L’interdit jeté pendant des décennies sur l’Iran n’a pas remis en cause le régime en place. Au contraire, les sanctions, si elles n’aboutissent pas à la reprise du dialogue, ne font que sanctuariser le statu quo. Sanctionner sans discuter, c’est permettre aux gouvernements visés de trouver l’appui de leur population contre la menace extérieure. Certes, cette question est très compliquée.
Dès lors, il est absurde de claquer la porte au nez de la Russie.
Tout renoncement au dialogue revient, somme toute, à abandonner tout espoir d’infléchir les positions russes et de faire évoluer la politique de Moscou pour la rapprocher de nos standards. A fortiori, ne pas discuter avec la Russie, c’est se priver d’un interlocuteur indispensable à la résolution de nombreuses crises internationales, au premier rang desquelles se trouvent celles de Syrie et d’Irak.
M. Christian Cambon. Évidemment !
M. Joël Guerriau. Monsieur le secrétaire d’État, j’espère que vous pourrez nous apporter les éléments nécessaires pour répondre aux nombreuses interrogations locales, nationales et internationales que suscite le présent projet de loi et qui sont encore sans réponses. Dans l’immédiat, les sénateurs du groupe UDI-UC s’abstiendront en grande majorité sur ce texte.
Enfin, je tiens à saluer le travail, le savoir-faire et le métier de nos entreprises, de nos artisans et de tous les corps de métiers attachés aux chantiers navals de Saint-Nazaire. Au-delà des implications diplomatiques de ce projet de loi, je n’oublie pas leur dévouement au service de l’équipement défensif de notre pays. J’ai bon espoir de ne pas être le seul dans ce cas au sein de cet hémicycle. (Applaudissements sur plusieurs travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains. – M. Jeanny Lorgeoux s’exclame.)
M. le président. La parole est à M. Daniel Reiner.
M. Daniel Reiner. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous voici quasiment parvenus au terme d’une affaire épineuse et à rebondissements, que j’ai qualifiée de « malheureuse » en commission, et dont avait hérité ce gouvernement : la vente de bâtiments de projection et de commandement à la Russie, décidée par un accord entre les gouvernements de France et de Russie en janvier 2011 et un accord industriel entre DCNS et ROE en juin de la même année. La livraison du premier bâtiment devait avoir lieu à l’automne 2014.
Cette affaire n’était simple ni pour le Président de la République, ni pour le ministre des affaires étrangères, ni pour le ministre de la défense.
Il faut le rappeler, la vente de ces bâtiments a nourri une polémique pratiquement dès l’origine. Car à l’opportunité de vendre ou non ces systèmes d’armes à la Russie, s’est ajoutée celle de la suspension de la livraison, puis celle de l’annulation de la vente. Je considère que le Président de la République et les ministres ont su, avec cet accord amiable, en toute cohérence avec notre politique étrangère, en sortir par le haut.
Venons-en à l’accord, qui a trois objectifs.
Le premier est politique : il s’agit d’éliminer ce qui pouvait être une gêne pour conserver des relations « franches » avec la Russie en soldant ce qui pouvait ou allait devenir un contentieux, qui aurait pu être très grave.
Le deuxième est de réduire au maximum les conséquences financières pour les industriels français qui ont construit ces deux navires.
Le troisième est de ménager les meilleures conditions possibles pour revendre ces bâtiments.
Grâce à cet accord, ces trois objectifs ont été, je le pense, atteints, et ce en un temps raisonnablement court.
La Russie obtient donc le remboursement des sommes qu’elle a avancées. Le 5 août dernier, à la signature de l’accord, et cela fait partie de la négociation, la France a procédé au versement de 949,7 millions d’euros. Cette somme comprend la restitution des sommes versées pour l’achat des deux bâtiments, à savoir 893 millions d’euros, et les dépenses reconnues pour la formation des équipages et le développement de matériels spécifiques par la Russie, soit 56,7 millions d’euros. Bien que la partie russe l’ait souhaité, la France n’a payé ni indemnités, ni frais financiers, ni pénalités de retard, ni dédommagement de coûts liés à d’autres programmes, comme la navalisation des hélicoptères Kamov qui devaient - mais peut-être devrais-je dire « devront » – équiper les BPC. De plus, nous avons obtenu l’accord de la Russie qui permet la revente de ces BPC.
Notre capacité à commercer a-t-elle été atteinte, comme certains ont pu le dire ou voulaient le faire croire ? Personnellement, je ne le pense pas. C’est ainsi que, outre l’Égypte avec laquelle nous sommes en train de conclure la revente de ces bateaux, je note que plusieurs pays ont manifesté un grand intérêt pour eux, au point qu’il n’est pas interdit d’espérer des commandes ultérieures. Par ailleurs, depuis la décision du Président de la République, le 3 septembre 2014, de suspendre la livraison du premier BPC, le carnet de commandes de nos industriels de l’armement a pratiquement triplé. En témoigne le contrat très important conclu par Airbus, au printemps dernier, avec une Pologne jusqu’alors très réticente.
Sur les plans politique, diplomatique, commercial, nous avons, à ce jour, toutes les raisons d’être satisfaits. Le bilan financier, en tout état de cause, sera tiré plus tard, à la fin des opérations. Je voudrais tout de même, dès maintenant, féliciter le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, Louis Gautier, et son équipe…
M. Jeanny Lorgeoux. Très bien !
M. Daniel Reiner. … qui n’ont pas ménagé leur peine pour la célérité et l’efficacité avec lesquelles ils ont su mener ces négociations a priori difficiles.
Maintenant, il convient de rappeler un peu l’histoire de la vente de ces navires. Je me souviens que cette vente n’allait pas de soi. Elle avait rencontré des réserves des deux parties. Et des partisans de la transaction au sein de l’administration Russe, je pense en particulier à l’ex-ministre de la défense, ont peut-être quitté leur fonction sous la pression du lobby militaro-industriel russe. Une partie de notre propre état-major, un an après la guerre russo-géorgienne, n’y était guère favorable non plus, d’autant que le chef d’état-major russe avait déclaré bruyamment, peu avant, que la guerre contre la Géorgie aurait été menée plus efficacement si la Russie avait disposé de pareils bâtiments. La Pologne ainsi que d’autres ex-membres du Pacte de Varsovie, aujourd’hui membres de l’Union européenne et de l’OTAN, et ceux ici qui participent régulièrement aux travaux de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN le savent bien, nous avaient fait part de leur inquiétude, de leur étonnement – le mot est faible – et de leur mécontentement. On peut les comprendre au vu de l’histoire récente. La décision de vendre était un choix risqué, mais assumé. Après l’annexion de la Crimée par la Russie et ses menées militaires dans le Donbass, il n’était plus possible de traiter cette transaction sous un angle purement commercial.
Qu’aurait-on pensé si l’on avait retrouvé l’un ou l’autre de ces bâtiments en mer Noire au moment où la France s’impliquait avec son partenaire allemand dans le règlement de la crise ukrainienne ? Serait-elle parvenue à mener les négociations qui ont abouti aux accords de Minsk de septembre 2014 et de février 2015 ?
Par ailleurs, et vous le savez, la France a participé activement, au sein de l’Union européenne, à la mise en place d’un embargo sur les ventes d’armes et sur les biens à double usage, décidé le 31 juillet 2014 et mis en œuvre dès le lendemain. Un second train de mesures était intervenu le 14 septembre, quelques jours après la décision présidentielle de suspendre la livraison des bâtiments. Dès lors, comme l’a très justement souligné le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale lors de son audition par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, il devenait intenable politiquement de détacher la question de la livraison de ces bâtiments de l’embargo. En effet, même si ces dispositifs ne portaient que sur les contrats à venir et n’incluaient donc pas ces bâtiments, il aurait paru incongru que la France livre des armements de cette importance à un État dont on savait la responsabilité dans ces crises.
C’est donc bien en s’appuyant sur le point 4 de l’article 2 de la « Position commune européenne », qui interdit toute exportation d’armes menaçant de déséquilibrer la paix et la stabilité d’une région, que s’est fondée la décision du Président de la République de suspendre puis d’annuler ce contrat.
Au fond, nous pouvons le dire maintenant, les raisons qui ont empêché leur livraison sont celles qui auraient pu, en son temps, empêcher leur vente.
La vente des armes, nous le savons, n’est pas un commerce comme les autres ; elle obéit à des logiques en étroites interactions avec la politique extérieure, et c’est elle qui doit en dicter le sens et le contenu. Souhaitons que, dans les futures transactions, nous ne soyons pas confrontés une nouvelle fois à une situation similaire.
S’agissant de nous, parlementaires, peut-être que cette affaire est l’occasion de regarder comment on peut améliorer le contrôle effectif du Parlement en matière d’exportation d’armements.
M. Jean-Vincent Placé. Oui !
M. Daniel Reiner. N’oublions pas pour autant que l’origine de cette affaire tient d’abord à l’attitude de la Russie qui, en annexant la Crimée et en menant une politique de tension en Ukraine, voire dans d’autres pays, a renié les traités qu’elle avait signés, remettant ainsi en cause la stabilité des frontières sur notre continent.
Nous savons néanmoins que ce pays demeure un interlocuteur nécessaire dans la résolution des crises, mais un interlocuteur avec lequel il convient de parler fermement, et nous pouvons le faire maintenant.
Pour conclure, monsieur le secrétaire d'État, le chemin était étroit et vous avez, en toute indépendance et dans un bel esprit de responsabilité, résolu une équation difficile à multiples inconnues : régler dans le même temps les dimensions financière, commerciale et diplomatique, en signant cet accord, que notre groupe, naturellement, va approuver aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. François Fortassin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Vincent Placé.
M. Jean-Vincent Placé. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, la question de l’exportation de matériel militaire n’est jamais un sujet léger et facile. À des intérêts industriels s’ajoutent en effet des enjeux géopolitiques et surtout éthiques. Le difficile arbitrage entre ces intérêts est souvent source de contradictions. En témoigne la décision de revendre ces navires à l’Égypte, régime guère plus fréquentable que la Russie.
Il nous appartient aujourd’hui de démêler cet enchevêtrement en nous gardant de verser dans l’excès ou la caricature.
Dès l’origine, l’accord ainsi que le contrat commercial afférent étaient contestables. L’attitude de la Russie en Ukraine a rendu inévitable la suspension d’un marché qu’il aurait en réalité été sage de ne jamais conclure – je le dis gentiment à l’adresse de la précédente majorité –, puis l’engagement de négociations en vue d’un règlement amiable.
À plusieurs égards, il est heureux que nous soyons parvenus à cet accord négocié avec la Russie.
Tout d’abord, avoir vidé ce contentieux permettra de maintenir un dialogue de qualité avec elle et d’assurer la position de médiateur qu’occupe, conjointement avec l’Allemagne, la France dans l’épineux dossier ukrainien. En outre, le soutien militaire de plus en plus affiché et concret que la Russie apporte au régime de Bachar al-Assad en fait ipso facto un partenaire incontournable en vue d’un règlement politique de cette crise, mais c’est un autre débat.
Ce règlement amiable nous permet aussi d’éviter le chemin long et incertain du recours à l’arbitrage. Cet accord nous offre en effet d’appréciables garanties juridiques, notamment en termes de propriété intellectuelle. Il ne prévoit ni pénalités ni remboursement de frais afférents à d’autres programmes connexes.
Pour autant, monsieur le secrétaire d’État, des zones d’ombre subsistent quant aux conséquences de cette opération pour les finances publiques.
Le prix exact de revente à l’Égypte n’a pas été communiqué. Il est toutefois certain que celui-ci comprend une moins-value par rapport au contrat initial. Or ce prix déterminera le montant de l’indemnisation de DCNS que devra supporter la COFACE. Et cette indemnisation diminuera d’autant les sommes excédentaires que cet assureur reverse chaque année à l’État.
Reste aussi en suspens la question du démontage des équipements russes, si cela s’avérait finalement nécessaire.
Il ne fait nul doute que l’opération aura un impact sur les finances de l’État. J’espère, monsieur le secrétaire d’État, que le Gouvernement fera preuve de transparence à ce sujet et saura associer pleinement le Parlement.
Mais force est de constater que, dès lors qu’est en cause l’exportation de matériel militaire, l’implication du Parlement, comme l’a fort bien dit Daniel Reiner, est justement là où le bât blesse. Ne nous y trompons pas, c’est au seul titre des conséquences de cette cessation sur les finances publiques que nous sommes saisis aujourd’hui, comme le prévoit l’article 53 de la Constitution. Et encore, nous débattons alors que le versement a de toute manière déjà été effectué !
Il faut aussi souligner que nous nous exprimons uniquement sur l’un des deux accords signés ce 5 août, celui qui règle les conséquences financières. Celui qui met un terme à l’accord initial ne nous est même pas soumis. De même, le Parlement n’a aucunement été amené à s’exprimer au sujet de l’accord et du contrat initialement signés par le président Sarkozy et, à ma connaissance, ces documents ne nous ont d’ailleurs pas été communiqués en vue de nos débats aujourd’hui.
Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de cette mise à l’écart du Parlement : l’annonce que ces navires seront revendus à l’Égypte, avant même que la Chambre haute ait eu l’occasion de débattre.
Ce sont là les conséquences néfastes d’une interprétation constante en vertu de laquelle toutes les questions diplomatiques et de défense, dont relève l’exportation de matériel militaire, ressortent du fameux « domaine réservé » de la Présidence de la République.
Quelle que soit l’opinion que nous puissions avoir sur les sujets de fond, il importe de mettre un terme à cet état de fait, certes permis par la Constitution, mais totalement contraire à l’impératif démocratique. Choisir d’exporter des armes, ce n’est pas un simple choix diplomatique ou commercial, c’est un choix qui implique des valeurs, une éthique, et donc évidemment des prises de position politiques.
Or, dans une démocratie, la représentation nationale est par nature le lieu où s’effectuent de tels choix, car c’est là que s’affrontent des visions divergentes du bien commun. Au regard de l’exigence démocratique, un contrôle du Parlement s’impose. Celui-ci pourrait par exemple prendre la forme d’une délégation parlementaire de contrôle des exportations de matériel de guerre, comme l’a proposé le groupe écologiste à l’Assemblée nationale lors de l’examen du projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019.
Le caractère lucratif de ces contrats rend malheureusement illusoire le vœu de mettre un terme à ce dangereux commerce. En revanche, la mise en place d’un véritable mécanisme de contrôle parlementaire est parfaitement envisageable, et cela existe d’ailleurs dans bon nombre de démocraties, comme au Royaume-Uni.
La décision de vendre ces navires à l’Égypte souligne l’urgente et impérieuse nécessité d’instaurer un tel contrôle. Les carnets de commandes des industriels français de l’armement sont bien garnis, et leurs clients sont rarement des démocraties libérales.
Monsieur le secrétaire d’État, le commerce des armes n’est pas le doux commerce de Montesquieu ! Nos importantes exportations d’armes vers le Moyen-Orient risquent fort de déstabiliser un peu plus la zone.
Tout porte à croire que le Gouvernement a cédé aux impératifs du court terme en cherchant à se « débarrasser » au plus vite de ces navires en faisant peu de cas du caractère dictatorial et arbitraire du régime de M. al-Sissi.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Eh oui !
M. Jean-Vincent Placé. Aussi, le groupe écologiste regrette profondément cette décision. Néanmoins, par souci de cohérence (Exclamations ironiques sur plusieurs travées du groupe Les Républicains.) de la politique française à l'égard de la Russie, nous voterons tout de même en faveur de l’approbation de cet accord. (Même mouvement.) Nous aurions espéré toutefois que le Gouvernement sache mettre un terme aux habitudes et renonce à armer un régime peu recommandable. Néanmoins, sur ce dossier, monsieur le secrétaire d’État, vous avez la confiance du groupe écologiste. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain. – M. Alain Gournac s’exclame.)
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Bravo l’artiste !
M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine.
Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, la décision sur le vote de ce projet de loi de ratification d’un accord entre la France et la Fédération de Russie relatif à l’annulation de la livraison de deux navires de guerre n’est pas simple à prendre, car le sujet est complexe.
D’un côté, il s’agit en effet d’un bon accord,…
M. Jean Bizet. Ah !
Mme Michelle Demessine. … satisfaisant pour les deux parties, mais, de l’autre, cet accord sert à effacer les conséquences d’une mauvaise décision, selon nous, du Président de la République.
En premier lieu, il faut reconnaître et apprécier la qualité des négociations qui ont été menées par le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, M. Gautier, avec le vice-Premier ministre M. Rogozine. Elles ont débouché sur un accord à l’amiable, ce qui prouve que les Russes ont été conciliants et qu’ils y trouvent également leur compte, ce qui n’est pas peu dire.
Cet accord a donc de grands mérites : il solde définitivement ce dossier épineux et, en écartant toute pénalité, limite les coûts que nous avons à supporter ; il garantit aussi une paix juridique durable et, surtout, nous permet de revendre librement les deux navires, ce que le contrat initial interdisait.
Nous disposerons donc de la liberté totale de les réexporter, sans possibilité de veto de la part des Russes, avec la simple obligation de les informer préalablement « pour ne pas aller à l’encontre de leurs intérêts de sécurité immédiats ».
Concrètement, avec cet accord, nous rembourserons d’abord, ce qui paraît normal, les sommes avancées par la Russie pour l’achat des deux bâtiments.
À ce sujet, il faut être lucides, tant sur la réalité du contrôle parlementaire sur les sommes qui nous sont présentées que sur son efficacité, puisque le Parlement est amené à voter ce projet de loi après que l’argent a été versé, dès le mois d’août, à la banque centrale russe.
Ensuite, le montant global du remboursement englobe les frais engagés par l’armée russe pour former 400 marins pendant un an et demi et pour adapter sur les navires une partie du matériel à ses besoins.
Enfin, nous relevons avec satisfaction que cet accord ne prend pas en compte tous les frais annexes, estimés à près de 55 millions d’euros, puisqu’il ne comporte ni indemnités, ni pénalités de retard, ni dédommagement d’autres coûts afférents, comme ceux qui sont liés à l’aménagement des hélicoptères russes ou des quais du port de Vladivostok.
Comme vous avez déjà eu l’occasion de le dire, monsieur le secrétaire d’État, il est primordial que, dans une situation qui reste très difficile, cet accord préserve nos intérêts diplomatiques et financiers, sans toutefois compromettre nos relations futures avec la Russie.
Cet aspect est d’autant plus important à l’heure où la Russie est un interlocuteur dont il n’est pas possible de se passer, un interlocuteur dont nous avons besoin pour trouver des solutions politiques aux deux grands conflits qui ravagent aujourd’hui la Syrie et l’Ukraine.
En outre, les incertitudes qui planaient sur les possibilités et les conditions de revente de ces navires viennent d’être levées, puisque l’Égypte a annoncé la semaine dernière qu’elle rachetait les deux navires.
Là aussi, les conditions peuvent sembler nous être favorables, car selon un communiqué de l’Élysée, ce rachat s’effectuera « sans pertes » pour la France, ce qui signifie sans doute que la réadaptation des navires pour la marine de guerre égyptienne est comprise dans le coût négocié.
Si l’on devait s’en tenir aux seuls termes de l’accord entre la France et la Russie, il y aurait tout lieu, à quelques réserves près, de s’en satisfaire.
Mais en matière d’exportation des armements, on ne peut raisonner en dehors d’un contexte et sans principes.
Pour notre part, nous estimons que, dans ce cas précis, le Président de la République, en ne livrant pas ces navires de guerre, a pris une mauvaise décision : il a avancé des critères contestables pour refuser la livraison de ces navires de guerre, et a cédé aux pressions de quelques pays membres de l’Alliance atlantique qui n’ont assurément pas la même conception que la France de la stabilité et de l’intangibilité des frontières en Europe.
De plus, rien ne nous obligeait vraiment à prendre une telle décision, puisque l’embargo européen ne portait que sur les contrats à venir. Le Président de la République a tergiversé, puis, devant la lassitude des Russes, il a pris, par défaut, la décision de ne pas faire délivrer par l’administration l’autorisation d’exportation.
Ainsi, au-delà des appréciations que l’on peut porter sur l’accord en lui-même et sur l’opportunité de la décision d’annuler les livraisons, l’examen de ce texte doit être l’occasion d’une réflexion sur la nécessité de revoir le mécanisme d’autorisation des exportations d’armement.
Il est actuellement du seul ressort de l’exécutif. Il faut donc trouver les formes pour y associer le Parlement afin que celui-ci puisse donner son avis sur les orientations de la politique d’exportation des armements mise en œuvre par le Gouvernement. C’est une exigence démocratique.
Il faudrait ainsi que les grands marchés et les livraisons de matériels sur des zones de conflits soient débattus en toute transparence, selon des critères rendus publics.
Convenons qu’un débat sur l’opportunité de la vente de ces bateaux à la Russie, avant même la signature de l’accord, n’aurait pas été inutile. Dans le même ordre d’idée, espérons que l’évolution de la situation en Arabie Saoudite et en Égypte, l’une finançant, l’autre achetant, ne placera pas de nouveau notre pays dans une situation délicate.
En conclusion, bien que cet accord entre la France et la Russie soit satisfaisant, nous considérons qu’il n’est que la conséquence d’une mauvaise décision du chef de l’État. Celle-ci se fondait sur des critères que nous désapprouvons, et cédait à des pressions extérieures qui ont porté atteinte à notre souveraineté.
Pour cet ensemble de raisons, le groupe communiste, républicain et citoyen s’abstiendra sur ce texte.