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Nomination d’un membre d’un organisme extraparlementaire
Mme la présidente. Je rappelle que la commission des finances a proposé une candidature pour la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations.
La présidence n’a reçu aucune opposition dans le délai d’une heure prévu par l’article 9 du règlement.
En conséquence, cette candidature est ratifiée et je proclame M. Maurice Vincent membre de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations.
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Discrimination à raison de la précarité sociale
Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe socialiste et républicain, de la proposition de loi visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale, présentée par M. Yannick Vaugrenard et les membres du groupe socialiste et républicain (proposition n° 378, texte de la commission n° 508, rapport n° 507).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Yannick Vaugrenard, auteur de la proposition de loi.
M. Yannick Vaugrenard, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, afin que cette proposition de loi soit adoptée aujourd’hui, je vais délibérément écourter mon propos.
Je tiens tout d’abord à remercier la commission des lois, en particulier son président Philippe Bas, ainsi que le rapporteur Philippe Kaltenbach, qui ont réalisé un travail de précision juridique pour garantir la constitutionnalité de ce texte.
« Ce qu’il y a de scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue... » Ces mots de Simone de Beauvoir prennent une résonance toute particulière au moment où nous entamons l’examen de la proposition de loi visant à lutter contre la discrimination pour précarité sociale que j’ai l’honneur de vous présenter ce matin.
Oui, mes chers collègues, la pauvreté est un scandale !
La France, globalement, est un pays riche. Pourtant, 8,5 millions de personnes y vivent sous le seuil de pauvreté fixé à 60 % du niveau de vie médian, soit 987 euros par mois. Nous en sommes malheureusement revenus aux niveaux constatés dans les années soixante-dix.
Plus scandaleux encore, un enfant sur cinq est pauvre. L’UNICEF le rappelait la semaine passée, cela correspond à 3 millions d’enfants dans notre pays. Dans les zones urbaines sensibles, c’est même le cas d’un enfant sur deux.
Il faut nous rendre à l’évidence : le système tel qu’il est actuellement conçu ne protège pas – ne protège plus – totalement contre l’exclusion.
Les chiffres que je viens de citer, fournis par l’INSEE sont peut-être les plus récents, mais, connus avec retard, ils portent en réalité sur l’année 2012. Nul doute que la situation, depuis trois ans, a empiré. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à voir l’augmentation de plus de 12 %, dans le même laps de temps, du nombre d’allocataires au RSA socle.
Parce qu’elle a atteint des niveaux inédits, parce qu’elle s’est ancrée dans notre société et qu’elle s’y enracine, la pauvreté est une véritable humiliation pour notre République.
Je ne cesserai de le répéter, les personnes en situation de pauvreté et de précarité sont d’abord et avant tout des victimes. Des victimes qui subissent une forme de « double peine », puisque, à la pauvreté, s’ajoute la discrimination, et ce dans tous les domaines : santé, logement, emploi, formation, justice, éducation, vie familiale, exercice de la citoyenneté et, parfois, relations avec les services publics.
Il existe ainsi toute une partie de nos concitoyens à qui l’on dénie ses droits fondamentaux, à qui l’on interdit d’accéder à la citoyenneté de façon pleine et entière. Or trop peu, malheureusement, s’en soucient ! Serait-ce parce que les pauvres votent peu ou même ne votent pas du tout ? Serait-ce parce que vous ne les verrez jamais manifester, ou très rarement ? Ou tout simplement parce que nous ne les voyons pas ? En tout cas, ils demeurent, la plupart du temps, malheureusement, inaudibles.
Il n’est pas si loin le temps où un ministre de la République dénonçait les supposées « dérives de l’assistanat », « cancer, selon lui, de la société française ». Cette stigmatisation, c’est la culpabilisation, alors que les hasards de la vie – ce ne sont d’ailleurs pas toujours des hasards, car on constate une forme d’hérédité en la matière – ont pu provoquer aussi la pauvreté. Faut-il rappeler qu’être pauvre n’est pas un choix ? La précarité matérielle se double d’une stigmatisation organisée ou simplement tolérée, tant les préjugés sont ancrés dans notre société.
À cet égard, la stigmatisation peut s’analyser aussi bien comme une cause que comme une conséquence de la pauvreté. Combien de nos concitoyens préfèrent ne pas demander les prestations auxquelles ils ont droit et qui pourraient leur apporter un réel soutien, de crainte, justement, d’être stigmatisés ? « Le cancer » dont souffre la société française, il est là ! quand le pauvre se sent coupable de la situation dramatique dans laquelle il se trouve.
Le rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale de décembre 2012 faisait état d’un taux de 35 % de non-recours au RSA socle et de 68 % de non-recours au RSA activité, soit plus de 5 milliards d’euros par an. Dans le même temps, la fraude au RSA est estimée à 60 millions d’euros par an.
Renforcer l’effectivité des droits des personnes en situation de pauvreté est l’un des points majeurs mis en lumière dans le rapport que j’ai publié en février 2014, au nom de la délégation à la prospective, sous le titre Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité !
Mettre l’accent sur la pauvreté et la précarité, ce n’est pas seulement faire preuve de bons sentiments, c’est juste mettre le doigt sur une terrible réalité.
Je voudrais vous citer quatre exemples pour bien montrer le poids et la violence des discriminations qui touchent ces personnes, quatre exemples particulièrement choquants.
Envisageons cette famille, une mère avec ses sept enfants, vivant dans un logement reconnu insalubre de quatre pièces. Elle présente un dossier pour un logement décent et suffisamment grand pour l’accueillir. Deux semaines après avoir pourtant donné son accord, le bailleur revient sur son engagement. Il refuse de louer son bien à cette famille « parce qu’elle présente un risque d’insolvabilité élevé ».
Or le montant de l’aide personnalisée au logement couvre intégralement le montant du loyer, et la famille bénéficie en outre d’une garantie du Fonds de solidarité pour le logement. Voilà donc une discrimination bien réelle !
Le deuxième exemple a été constaté, cette fois, dans le domaine de la santé. Un enfant est suivi par un orthodontiste. Au début des soins, la famille bénéficie d’une mutuelle, et tout se passe très bien ; puis ses droits évoluent : elle relève désormais de la couverture maladie universelle complémentaire. Avant la consultation, la mère de l’enfant prévient logiquement le secrétariat de ce changement de situation. C’est alors que l’orthodontiste vient les trouver dans la salle d’attente et, devant les autres patients, leur explique qu’il ne peut poursuivre le traitement, qu’il arrête les soins et les renvoie en conséquence vers l’hôpital.
Et comment ne pas être scandalisé par l’exclusion du musée d’Orsay, au début de l’année 2013, d’une famille en grande précarité (Mme Evelyne Yonnet opine.), deux parents et leur enfant âgé de douze ans. Plusieurs visiteurs se seraient plaints de leur « odeur » ?
Un autre drame a ému l’opinion et fut largement médiatisé à l’époque : cet enfant évincé de la cantine de son établissement scolaire sous le prétexte que sa mère, qui venait d’être licenciée, pouvait désormais s’occuper du repas de midi.
Heureusement, notre société a gardé les capacités à s’indigner devant de telles décisions ! Je me réjouis, à ce propos, que l’Assemblée nationale ait adopté, le 12 mars dernier, la proposition de loi présentée par Roger-Gérard Schwartzenberg, visant à garantir le droit d’accès à la restauration scolaire. Je souhaite que le Sénat inscrive prochainement ce texte à l’ordre du jour de ses travaux, pour confirmer ainsi le vote de nos collègues députés.
Nous ne devons pas nous résigner à ce raz-de-marée de la misère, d’autant plus dramatique qu’il est particulièrement silencieux. Nous devons refuser la fatalité, avancer avec la volonté de faire reculer la pauvreté, de faire bouger les lignes, c’est notre responsabilité politique !
Nombreux sont ceux qui ne manquent pas une occasion, pour s’en flatter, d’évoquer le succès d’Esther Duflo, jeune économiste française travaillant aux États-Unis, spécialiste des questions liées à la pauvreté. Elle a été choisie pour conseiller le Président Obama sur ce sujet. Ceux qui se flattent de son succès oublient de rappeler ce qu’elle a maintes et maintes fois répété : c’est bien souvent par idéologie, par ignorance et par inertie – ce qu’elle appelle les « 3 i » – que nos politiques échouent.
Il n’est donc que temps de reconnaître sur toutes les travées de notre assemblée, sans idéologie, sans parti-pris, et parce que nous avons la volonté de peser sur les choses, oui, il est temps de reconnaître la réalité de la discrimination pour précarité sociale, et de la sanctionner. C’est tout le sens de la proposition de loi qui vous est aujourd’hui soumise, parce que je pense aussi que la République sans le respect, ce n’est pas la République !
Afin de lutter le plus efficacement possible contre ces cas de discrimination à l’égard des personnes pauvres, le choix des mots « précarité sociale » apparaissait indiqué, mais je ne mésestime pas les précisions juridiques apportées par la commission des lois par souci de constitutionnalité, et je les fais volontiers miennes.
En octobre 2013, Dominique Baudis, alors Défenseur des droits et auquel je tiens, ici, à rendre hommage, s’est adressé aux présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat pour attirer leur attention sur deux nouveaux critères de discrimination qui devraient être ajoutés à l’article 225–1 du code pénal : le critère de discrimination à raison du lieu de résidence et le critère de discrimination à raison de la pauvreté.
Le premier critère, la discrimination à raison du lieu de résidence, a été consacré dans la loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine.
L’ajout du vingt et unième critère de discrimination émane d’une revendication très forte exprimée depuis de nombreuses années par l’Association ATD Quart Monde. À cet égard, je tiens à saluer leurs représentants, présents aujourd’hui dans les tribunes.
Par ailleurs, le protocole additionnel n° 12 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales interdit toute discrimination fondée sur la fortune et l’origine sociale. Il serait du reste urgent, madame la secrétaire d’État, que la France prenne le temps de le ratifier.
Plusieurs États ont également inscrit ce critère de discrimination dans leur droit. L’un des exemples les plus couramment cités concerne le Québec, où la discrimination fondée sur la « condition sociale » a été introduite dès 1975, dans la Charte des droits et libertés de la personne.
Dans le prolongement du rapport publié au nom de la délégation à la prospective, j’ai demandé aux services du Sénat d’établir une note de législation comparée sur cette question de la discrimination à raison de la pauvreté. Je tiens à les remercier pour le travail qu’ils ont réalisé.
Sur huit pays étudiés, il ressort que quatre d’entre eux ont institué une interdiction explicite de la discrimination à raison de la pauvreté, entendue au sens large. Parmi les États membres de l’Union européenne, la Belgique fait décidément figure de modèle, puisqu’elle prévoit cette interdiction depuis 2007, poursuivant le mouvement engagé par l’Afrique du Sud en 2000 et auquel se sont ralliés, plus récemment, la Bolivie en 2010 et l’Équateur en 2014.
Pour toutes ces raisons, l’article unique de la présente proposition de loi tend donc à ajouter le critère de discrimination à raison de la précarité sociale ou, pour être plus précis juridiquement et tenir compte du travail de la commission des lois, « de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique apparente ou connue de son auteur ».
Ajoutons donc ce nouveau critère au code pénal, au code du travail, ainsi qu’à la loi n° 2008–496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, j’ai évoqué le rapport du Conseil économique, social et environnemental publié en 1987 et l’engagement de longue date de l’Association ATD Quart Monde. Comment ne pas saluer, en cet instant, la mémoire de Geneviève de Gaulle-Anthonioz et son inlassable combat pour le respect de la dignité humaine ? Le 27 mai dernier, la République lui a rendu, ainsi qu’à trois autres héros de la Résistance, un hommage ô combien mérité.
Je ne peux que faire miennes ces phrases que le Président de la République a prononcées à cette occasion devant le Panthéon : « Parce qu’elle voulait, cette grande dame, porter son combat sur le terrain du droit. Parce qu’elle entendait sortir son peuple de l’ombre par la lumière de l’expression de la volonté générale. Parce qu’elle estimait que la pauvreté n’est pas une fatalité individuelle mais une défaillance collective. Parce qu’elle voulait inscrire le respect de la dignité de tous dans le marbre de la République. Elle savait bien qu’il ne suffit pas d’une loi pour éradiquer la pauvreté et assurer l’accès de tous aux droits fondamentaux. »
Le Président de la République poursuivait ainsi : « En près de vingt ans, hélas ! le nombre d’enfants pauvres, de familles pauvres, n’a pas diminué. Alors il nous revient d’agir encore pour que le droit au travail, à la santé, au logement, à la culture, ne soient pas des mots pieusement conservés dans les journaux officiels de la République française mais soient d’ardentes obligations que seul un sursaut de l’ensemble de notre pays pourra réussir à honorer. Pour que la solidarité ne soit pas regardée comme de l’assistance. Pour que les pauvres ne soient pas soupçonnés de vouloir le rester et pour en finir avec la stigmatisation de l’échec. Pour que nous ne soyons pas indifférents. »
À ce moment de mon propos, je tiens à rendre hommage, à travers l’engagement de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, à l’ensemble des associations caritatives et humanitaires, dont le formidable et indispensable travail ne doit en aucune manière nous exonérer de nos propres responsabilités.
Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, disons-le clairement : la pauvreté est une violation des droits humains. Sa tragique banalisation dans notre pays et ce déterminisme inacceptable qu’est l’hérédité de la pauvreté, sa transmission, trop souvent, de génération en génération, constituent un échec patent de notre société.
En ce sens, la reconnaissance de la discrimination, au sens commun, pour précarité sociale est une manière forte d’adresser un message de vraie considération et de fraternité à toutes celles et tous ceux, nombreux dans notre pays, qui se sentent mis de côté.
Dans le cadre des auditions que j’ai menées pour préparer le rapport d’information sur la pauvreté, le témoignage d’un membre d’ATD Quart Monde m’a particulièrement marqué.
Placé enfant, comme tous ses frères et sœurs, dans une famille d’accueil, balloté de foyer en foyer, il s’est retrouvé à dix-huit ans à la rue, car, désormais majeur, il était considéré comme capable de se débrouiller seul. Alors qu’aucun droit ne lui était ouvert, toutes les portes se sont refermées.
Confronté depuis toujours à une situation de grande pauvreté, pas un instant au cours de son audition il n’a évoqué ses problèmes financiers. Il a au contraire insisté sur les notions de respect, d’écoute et d’attention.
Qu’il me soit permis, avec beaucoup d’humilité en ce jour chargé d’histoire, de lancer, au travers de la présente proposition de loi, un appel au respect de la personne humaine, de sa dignité et à la grandeur d’âme de notre démocratie.
« Certains jours il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire », écrivait René Char.
Dire la réalité de la pauvreté, des discriminations qui y sont liées, pour mieux les dénoncer et les sanctionner, tel est, mes chers collègues, l’objet de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe CRC. – Mme Esther Benbassa et M. François Fortassin applaudissent également.)
Mme Bariza Khiari et M. Marc Daunis. Bravo !
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. Philippe Kaltenbach, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, nous sommes réunis pour examiner la proposition de loi de Yannick Vaugrenard, visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale.
Le présent texte vise à inscrire dans la législation un vingt et unième critère définissant les discriminations : celui de la précarité sociale ou, pour employer un langage plus direct, celui de la pauvreté.
Il s’agit d’inscrire ce critère non seulement dans notre droit pénal, mais aussi dans le code du travail et dans la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation du droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
Cette proposition de loi reprend l’une des nombreuses préconisations formulées par Yannick Vaugrenard, dans le rapport qu’il a rédigé au nom de la délégation sénatoriale à la prospective et intitulé Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité !
Force est, hélas ! de l’admettre : notre pays reste confronté au problème de la pauvreté. Selon l’INSEE, la France compte entre 4,9 et 8,5 millions de personnes considérées comme pauvres, selon que l’on prend pour seuil 50 % ou 60 % du niveau de vie médian. Quoi qu’il en soit, la pauvreté touche un nombre considérable de nos concitoyens. Ce constat a, récemment encore, été rappelé : notre pays dénombre 3 millions d’enfants pauvres, ce qui représente un enfant sur cinq.
De plus, les personnes en situation de pauvreté font l’objet d’une importante stigmatisation. Malheureusement, certains responsables politiques n’hésitent pas à verser dans la caricature, en dénonçant « l’assistanat » et en pointant du doigt les personnes en difficulté, assimilées à des fainéants dont le seul but serait de profiter du système. Ces personnes seraient responsables de tous les maux de la société. De tels propos ne peuvent qu’aggraver les choses.
Cette mise au ban, que subissent les personnes en situation de précarité sociale, est loin d’être sans conséquence. Aussi, il fallait réagir fortement. À cet égard, je me félicite de l’initiative prise par Yannick Vaugrenard, avec le soutien de tous les sénateurs socialistes, en vue d’ajouter un vingt et unième critère pour lutter contre les discriminations, en tenant compte des discriminations liées à la pauvreté.
En effet, les personnes en situation de précarité sociale peuvent faire l’objet de perceptions négatives et d’un traitement différencié.
Toute rupture dans l’égalité de traitement ne constitue pas, en soi, une discrimination. Toutefois, de telles discriminations, fondées sur les critères de pauvreté, mettent en cause les fondements mêmes de la République.
Cela étant, la notion de précarité sociale répond à une définition qui demeure approximative. Juridiquement parlant, elle présente toujours une forme d’incertitude.
Aussi, tout le travail que j’ai mené, en tant que rapporteur, avec la commission des lois, a consisté à redéfinir les termes de « précarité sociale », pour apporter une garantie juridique et prévenir une éventuelle censure de ce texte de loi par le Conseil constitutionnel.
Le premier enjeu de cette proposition de loi est d’apporter une forme de reconnaissance symbolique.
Bien sûr, la France doit mener la lutte contre les discriminations, en faisant confiance aux juridictions. In fine, le nombre de condamnations prononcées pour ce motif reste très faible : on n’en dénombre qu’une petite vingtaine chaque année. Mais reconnaître ce phénomène, c’est déjà assurer un affichage politique. Symboliquement, les Français prennent conscience de ces discriminations, et l’ensemble des acteurs peuvent se mobiliser, pour éviter qu’elles ne persistent.
Au-delà, il s’agit de permettre un exercice effectif de la reconnaissance des droits par les personnes en situation de précarité.
Yannick Vaugrenard l’a clairement expliqué : souvent, les personnes en grande difficulté ne font pas usage des droits qui leur sont reconnus. Un chiffre assez parlant permet de l’illustrer. Il porte sur le revenu de solidarité active, le RSA : un tiers des personnes susceptibles de bénéficier du RSA socle n’entreprennent aucune démarche pour l’obtenir.
La pauvreté est ressentie comme une double peine : la précarité matérielle se renforce d’une stigmatisation. Or ce sentiment d’humiliation entretient les phénomènes de discrimination.
Yannick Vaugrenard et moi-même, pour préparer ce rapport, avons auditionné un grand nombre de représentants d’associations. Ces derniers témoignent du ressenti des personnes en situation de grande pauvreté, de la violence qu’elles éprouvent. Malheureusement, nombre d’entre elles préfèrent ne pas demander les prestations auxquelles elles ont droit, de peur d’être stigmatisées.
Inscrire aujourd’hui dans la loi le critère de la discrimination à raison de la pauvreté, c’est donc également émettre un message fort en direction de toutes ces personnes, pour leur dire : vous êtes dans votre droit. Vous avez des droits. Il faut les faire valoir pleinement, en luttant contre le regard des autres. Nous sommes à vos côtés pour que vous puissiez exiger le respect de vos droits.
Il s’agit aussi de faire évoluer les mentalités : nous avons la capacité, à travers la loi pénale, d’énoncer clairement ce qui est interdit. Aujourd’hui, nous devons dire qu’il est interdit de montrer du doigt une personne du fait de sa précarité sociale, de sa pauvreté, de la vulnérabilité découlant de sa situation économique. Il faut, à ce titre, prendre en compte le pouvoir dissuasif de la loi pénale.
Le but est bien de réduire les comportements discriminatoires et tous les abus stigmatisants dans le langage ou l’attitude.
De plus, dans la conjoncture économique que nous connaissons, il semble nécessaire de réaffirmer la solidarité et la fraternité comme les éléments fédérateurs de la société française.
De surcroît, il faut renforcer toutes les actions de sensibilisation : bien entendu, il faut que tous ceux qui luttent contre les discriminations puissent communiquer sur ce sujet, faire œuvre de pédagogie et sensibiliser nos concitoyens aux réalités actuelles de la précarité et de la pauvreté, en insistant sur la nécessaire solidarité dont la société tout entière doit faire preuve.
Tout le travail de la commission a été d’élaborer la bonne définition, pour renforcer le dispositif juridique proposé. En effet, il fallait définir le critère juridique opérant répondant aux exigences du droit pénal.
Mes chers collègues, vous le savez, il faut respecter le principe de légalité des délits et des peines, lequel revêt une valeur constitutionnelle. Ce principe a été confirmé clairement, et à plusieurs reprises, par le Conseil constitutionnel. En résulte une exigence de précision de la loi pénale, laquelle fait l’objet d’un principe d’interprétation stricte.
En conséquence, le législateur a obligation de fixer lui-même, et précisément, le champ d’application de la loi pénale, afin de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis.
La « précarité sociale », que mentionnait la proposition de loi initiale et que soutenaient de nombreuses associations, est une notion subjective, regroupant une grande diversité de situations. Il aurait été difficile, pour le juge pénal, de la définir par sa jurisprudence. En aurait découlé un risque de fragilité, que le Conseil constitutionnel aurait pu sanctionner, soit à l’occasion d’une saisine directe, soit, plus probablement, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, ou QPC.
Voilà pourquoi la commission a choisi de se fonder sur une notion figurant d’ores et déjà dans le droit français. Elle a, sur mon initiative, retenu la détermination d’un critère fondé sur la vulnérabilité résultant de la situation économique.
Constituerait ainsi une discrimination toute distinction opérée entre des personnes à raison de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de l’auteur de la discrimination.
Avant d’aboutir à la définition qu’elle vous propose aujourd’hui, la commission a exploré diverses pistes. Elle a, notamment, examiné des termes qui auraient pu résulter du droit international et qui figurent dans diverses conventions ou déclarations.
Les textes internationaux dont il s’agit font référence à la fortune ou à l’origine sociale. Mais ces deux concepts sont datés et, en droit français, ils n’auraient qu’une portée juridique extrêmement étroite et peu opératoire. C’est la raison pour laquelle nous les avons écartés.
Au fil des auditions, nous avons par ailleurs été orientés vers la prise en compte d’un seuil, par exemple le seuil de pauvreté défini par l’INSEE, ou encore les seuils applicables aux minima sociaux. Néanmoins, à nos yeux, le choix de ce critère aurait provoqué un effet couperet : on serait considéré dans une situation de précarité sociale si l’on gagne 850 euros par mois, et ce ne serait plus le cas avec un revenu mensuel de 870 euros. Cet effet couperet aurait, de facto, écarté des personnes en situation de pauvreté, qui, dès lors, n’auraient plus pu être protégées contre les discriminations. Aussi, nous avons également écarté cette piste.
Nous avons abouti à la définition, inscrite dans le présent texte, de la « précarité sociale » comme critère fondé sur « la vulnérabilité de la personne à raison de sa situation économique ». Ce faisant, nous répondons aux exigences constitutionnelles de précision de la loi pénale.
Au demeurant, cette définition a déjà été employée à plusieurs reprises. Elle figure dans la jurisprudence pénale et a été utilisée récemment, en 2012, dans la loi relative au harcèlement sexuel, au titre des facteurs aggravants. Nous aboutissons donc à une définition juridiquement garantie.
Par ailleurs, la commission s’est employée à renforcer la sécurité des droits et l’efficacité du dispositif.
Nous avons veillé à ne pas introduire cette forme de discrimination dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, laquelle vise plus particulièrement les discriminations et les injures racistes et antisémites. En effet, les propos méprisants ou condescendants prononcés à l’encontre d’une personne en situation de pauvreté sont d’ores et déjà sanctionnés par le délit d’injure. Il n’est donc pas nécessaire d’aggraver cette peine, en recourant à la loi sur la liberté de la presse.
Enfin, nous avons souhaité compléter le chapitre du code du travail relatif aux différences de traitement autorisées, afin de ne pas faire obstacle à des actions positives, ce que l’on appelle « la discrimination positive », en faveur des personnes en situation de grande précarité.
À mes yeux, nous pouvons nous féliciter de l’initiative prise par Yannick Vaugrenard et, plus généralement, par nos collègues socialistes, pour introduire ce vingt et unième critère de discrimination. Nous le savons, un nombre toujours croissant de personnes se heurtent à des difficultés matérielles, auxquelles s’ajoutent les obstacles liés à la stigmatisation à raison de la pauvreté.
Modifié dans le sens que je viens d’indiquer, le présent texte a été adopté à une large majorité de la commission des lois. Quelques-uns de ses membres se sont abstenus, mais aucun d’entre eux n’a voté contre. L’ensemble des travaux effectués, le travail mené par Yannick Vaugrenard, au sein de la délégation sénatoriale à la prospective, la rédaction, par ses soins, de cette proposition de loi, puis son examen par la commission, doivent nous permettre, à présent, de nous rassembler largement, sur toutes les travées de cet hémicycle.
Madame la secrétaire d’État, parallèlement, nous ne pouvons qu’inviter le Gouvernement à poursuivre son action contre la précarité sociale. Cet objectif figure dans le plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale. À ce titre, je salue les diverses initiatives engagées, comme les rendez-vous des droits, qui permettent une meilleure appropriation des droits par les personnes en situation de grande fragilité. Nous devons, collectivement, encourager les pouvoirs publics à poursuivre des actions de cette nature, pour lutter contre la pauvreté et contre les stigmatisations.
Mes chers collègues, à travers ce texte de loi, le but est bien de réhabiliter les valeurs d’assistance, de solidarité et de fraternité, qui sont aujourd’hui indispensables à la qualité du vivre-ensemble, et qui forment le fondement de la République ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)