M. le président. La parole est à M. David Assouline.
M. David Assouline. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, c’est un débat fondamental qui nous réunit aujourd’hui, car il touche à nos valeurs universelles, notamment à la liberté d’expression, véritable pilier de la République et de la démocratie.
C’est aussi un débat contemporain puisque, dans la tradition française, la liberté d’expression est étroitement liée à la législation sur la presse, en particulier à la loi fondatrice de 1881, conçue à une époque où le véhicule essentiel de la liberté d’expression était la presse papier, l’imprimerie.
C’est enfin un débat moderne, car la révolution numérique a complètement transformé les conditions et les possibilités d’expression et de communication, percutant de plein fouet la presse, mettant en question sa pérennité, son modèle économique, le métier de journaliste, ainsi que sa place spécifique dans la fabrication et la transmission d’information, du fait de la possibilité nouvelle, offerte à tout un chacun à travers internet, de s’exprimer sans retenue tout en bénéficiant des dispositions légales qui protègent les journalistes, sans être pour autant soumis aux mêmes contraintes que ces derniers, en termes notamment de responsabilité et de déontologie. C’est bien là que réside le problème !
Il s’agit d’un débat difficile, car il y va de la liberté d’expression, bien précieux qu’il faut préserver et défendre sans relâche, sans compromis ni compromission.
Il n’est pas question de pratiquer le « deux poids deux mesures ». Tout dernièrement, Charlie Hebdo a payé au prix le plus fort l’exercice du droit à la libre expression. C’est la liberté d’expression, en effet, qui était visée à travers cet organe de presse. À ce propos, j’observe que l’attentat contre Charlie Hebdo a été préparé par une campagne, menée prétendument au nom de cette même liberté d’expression, selon laquelle Charlie Hebdo stigmatisait une catégorie de la population et pouvait presque être taxé de racisme. Dans le même temps, les auteurs de ces accusations s’indignaient que l’on sanctionne Dieudonné, considérant que la liberté d’expression implique celle d’être raciste ! Opérant un véritable retournement, ils défendent Dieudonné au nom de la liberté d’expression et accusent faussement Charlie Hebdo de racisme. Ce journal pratique depuis toujours la caricature et la moquerie envers les religions, qui relèvent de la liberté d’expression.
Il ne faut donc pas entretenir les confusions. La liberté d’expression et la liberté de la presse doivent être garanties, défendues. Pour ce faire, le meilleur moyen est de recadrer le débat et de s’attaquer aux « dents creuses », si je puis dire, apparues dans notre législation à la suite de la révolution d’internet.
En 1998 déjà, le Conseil d’État estimait que l’ensemble de la législation, notamment celle qui garantit l’ordre public, avait vocation à s’appliquer aux acteurs d’internet. La loi de 1881, pierre angulaire de notre droit de la presse, pose pour principe, dans la continuité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, que la presse est libre, mais que cette liberté est encadrée afin de sanctionner les abus, tels que la diffamation ou l’injure. Plus tard, s’attachant à épouser l’évolution de notre société, le législateur a réprimé l’incitation à la haine raciale avec la loi Pleven de 1972 ou le négationnisme, concernant en particulier les crimes perpétrés par le régime nazi, avec la loi Gayssot de 1990.
Notre droit n’empêche pas la libre expression, il la limite quand elle est inspirée par la volonté de s’attaquer au pacte républicain, aux principes qui fondent la République. En la matière, il ne serait pas bon de verser dans le libéralisme à tout crin. Notre droit, prenant acte de certaines dérives qu’a connues la presse – pensons à l’affaire Salengro, par exemple –, permet d’éviter que le journalisme ne retourne ses armes contre lui-même.
Aujourd’hui, on constate la mise en ligne de textes ou de vidéos remettant en cause l’interprétation de certains épisodes de notre histoire ou attisant une concurrence mémorielle qui n’a pas lieu d’être, le développement de théories conspirationnistes, tout internaute ayant la possibilité de trafiquer des images ou de réaliser des montages. Toutes les informations sont mises sur le même plan, qu’elles émanent de journalistes professionnels ou de n’importe quel internaute disposant de quelques moyens techniques. La contestation croissante des élites, la mise en question des politiques, des journalistes, qui contribuent à nourrir le populisme, en France comme dans d’autres pays, conduisent même à considérer les informations délivrées par les médias traditionnels comme moins crédibles que celles qui sont diffusées sur internet par un simple citoyen anonyme…
Devant une telle situation, on ne peut pas rester les bras croisés. La loi de 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet dispose que l’éditeur est pleinement responsable des informations publiées sur son site, mais bénéficie d’un régime atténué, par rapport à celui de la presse écrite, pour les contributions de ses lecteurs, par exemple les commentaires de ceux-ci sur les contenus mis en ligne. Hélas, ces forums de discussion sont vite devenus les viviers du n’importe quoi, ce qui oblige les sites d’information responsables à les fermer, faute de pouvoir les modérer. Cela illustre la nécessité d’apporter certaines limites à la liberté d’expression et à la possibilité, pour tout citoyen, de participer à l’élaboration de l’information.
Concernant les sites basés à l’étranger, les hébergeurs sont trop longs à réagir, quand ils réagissent. Le Gouvernement commence à apporter des réponses, notamment avec le décret relatif au blocage des sites provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l’apologie pris le mois dernier en application de la loi de novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme. Les sociétés gestionnaires des réseaux sociaux, les hébergeurs et les fournisseurs d’accès doivent être pleinement responsabilisés et agir de façon plus efficace et plus directe quand cela est nécessaire. Eu égard aux bénéfices énormes qu’ils réalisent, ils ont les moyens financiers et humains d’assurer une telle régulation. Ils doivent cesser de considérer qu’il ne s’agit là pour eux que d’une responsabilité accessoire.
Dans ce débat très sensible, difficile, les républicains doivent éviter deux écueils.
Le premier consiste à restreindre la liberté d’expression pour l’ensemble de la société, voire à attenter à la liberté de la presse, au nom de la nécessaire lutte contre le racisme, l’antisémitisme et le djihadisme. Internet est un outil très ambivalent, ce n’est ni la pire ni la meilleure des choses. Il ne faut pas le diaboliser. L’imprimerie était une invention géniale, mais, si elle a permis d’éveiller les esprits et de réaliser des avancées considérables dans le domaine de la pensée et de la science, elle a aussi servi à diffuser à grande échelle des textes ignobles. Dans le même esprit, la télévision, souvent dénoncée comme un facteur d’abêtissement, recèle des potentialités gigantesques. Il en va de même pour internet.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. David Assouline. Le second écueil est de renoncer à tout encadrement de la liberté d’expression. Il est nécessaire de poser des limites à celle-ci, afin que les valeurs de la République puissent être préservées, tout en étant attentifs aux pratiques de l’État et des grands groupes privés en matière de collecte et de stockage des données personnelles, de big data, de surveillance du citoyen, souvent réduit à la condition de consommateur.
Nous devons être les défenseurs résolus de la liberté d’expression, de la liberté de la presse, mais aussi des combattants infatigables pour les valeurs de la République, contre le racisme, l’antisémitisme, le terrorisme et les thèses conspirationnistes. (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je voudrais en préambule remercier le groupe RDSE d’avoir demandé l’inscription à l’ordre du jour de ce débat sur le thème : « Internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ».
Dans bien des cas, les propos tenus sur internet suscitent la stupéfaction. Je suis convaincue que, si l’on veut lutter efficacement contre le racisme, l’antisémitisme, le terrorisme et l’homophobie, qui gangrènent notre société, il est urgent de s’attaquer à la prolifération des discours haineux sur la Toile. Ces discours, ces propos, qui rappellent des pages douloureuses de notre histoire, entament jour après jour notre cohésion républicaine et portent atteinte aux principes fondateurs de notre « vivre ensemble ».
Je veux le souligner ici sans aucune ambiguïté, ces discours ne relèvent pas d’une rhétorique sans effet sur le réel ; ils peuvent engendrer la violence, et parfois entraîner la mort : nous en avons fait la terrible expérience en janvier dernier. Les événements survenus alors, qui ont bouleversé la France et le monde, doivent assurément nous encourager à agir, mais nous devons au préalable nous poser les bonnes questions, afin d’opter pour les solutions les plus efficaces, sans oublier jamais que la liberté d’expression est consubstantielle à la démocratie et à l’État de droit.
La première interrogation à laquelle nous, parlementaires, ne pouvons nous soustraire, est claire : les politiques de lutte contre les discours haineux sur internet actuellement mises en œuvre sont-elles suffisantes ? L’arsenal juridique existant, notamment son volet répressif, est-il effectif ?
Au premier rang de ces dispositifs et au cœur de notre débat se trouve la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui protège la liberté d’expression et en définit les limites. Elle s’inspire de l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Certes, les nouvelles technologies du web permettent la diffusion massive, sur les réseaux sociaux, comme Facebook et Twitter, de discours à haute teneur de haine qui n’avaient pas jusqu’ici leur place dans les médias traditionnels et dont la visibilité est bien sûr accrue par l’effet démultiplicateur de ces réseaux.
Le groupe écologiste n’en considère pas moins que les infractions en la matière doivent continuer à relever de la loi de 1881. S’ils doivent être combattus et réprimés, les abus de la liberté d’expression présentent une spécificité telle qu’ils ne peuvent être sanctionnés par le code pénal. Une seule exception à cette règle peut être envisagée : le cas où l’expression de haine dévie, par exemple, vers la provocation publique aux actes de terrorisme, notamment suivie d’effets. C’est la position que nous avons défendue lors des débats sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, et que nous défendons aujourd’hui encore.
En revanche, si la loi du 29 juillet 1881 est un pilier de notre démocratie, il est certain que son cadre procédural n’est pas adapté à ce qu’il convient d’appeler le « web 2.0 » et sa profusion de blogs, de réseaux sociaux et autres plateformes de discussion. L’urgence est d’améliorer la lisibilité de cette loi, de réformer son cadre procédural, de préciser les notions d’espace public et d’espace privé. C’est notre rôle – et même notre devoir – de législateur.
Beaucoup reste à faire pour que la lutte contre les discours haineux sur internet ait de réelles retombées positives, en matière de législation, bien entendu, mais également, et peut-être surtout, en matière d’éducation. Il est ainsi fondamental d’enseigner aux plus jeunes à faire la différence entre ce qui relève du délit et ce qui relève de la liberté d’expression, de leur faire comprendre que si le net doit demeurer un espace de liberté, il n’est pas pour autant un espace d’impunité. (M. Jacques Mézard applaudit.)
M. Jean-Pierre Sueur. Absolument !
Mme Esther Benbassa. L’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et implique, pour chacun, une juste prise de conscience de ses responsabilités, notamment celle d’en proscrire tout usage susceptible de ruiner les fondements de l’État de droit. En réalité, mes chers collègues, il est urgent de créer, comme le demande la Commission nationale consultative des droits de l’homme, un « ordre public numérique ».
Pour conclure, je voudrais avoir une pensée toute particulière pour tous ces jeunes gays ou lesbiennes victimes souvent silencieuses d’une homophobie rampante, particulièrement active sur le net, qu’il est de notre devoir de combattre avec autant de détermination que tous les autres discours de haine. (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Abate.
M. Patrick Abate. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la loi du 29 juillet 1881 garantit, d’un côté, la liberté de la presse et une information transparente, libre et pluraliste, et, de l’autre, le respect des personnes et des fonctions. Son adoption a conforté les missions des publications écrites, véritables outils de démocratie. Les citoyens obtenaient, quant à eux, l’assurance d’accéder à un large panel de publications, sans censure étatique préalable.
Cependant, la loi posait des limites, afin d’assurer le respect de la dignité de chaque citoyen. Cinquante-cinq ans après son adoption, l’affaire Salengro, « jeté aux chiens », pour reprendre une expression célèbre, montrera la fragilité de l’équilibre sur lequel repose cet idéal démocratique.
Pour ce qui concerne internet, le strict respect de cet équilibre est également une nécessité. Les internautes doivent pouvoir savoir qui publie l’information qu’ils lisent, les éditeurs pouvoir se couvrir en cas de recours juridique : comment les autorités judiciaires pourraient-elles statuer dans l’opacité ?
De même, un propos délictueux peut relever de la responsabilité de l’auteur du post, de celle du modérateur, mais l’hébergeur doit, en tout état de cause, rester le garant de la légalité de son site. L’ensemble de ces mesures doit permettre le contrôle a posteriori des publications, mais on ne saurait admettre un contrôle préalable, qui risquerait de déboucher sur un système de censure.
Les lois du 29 juillet 1982 et du 30 septembre 1986, relatives aux nouveaux médias de masse – télévision et radio –, n’ont fait qu’adapter la législation à la société, tout en conservant l’esprit de la loi du 29 juillet 1881 et de l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Internet s’inscrit dans cette dynamique, avec l’émergence de nouveaux acteurs : les internautes, qui reçoivent des informations et en produisent.
À propos des nouveaux acteurs de l’information, je souhaiterais évoquer ici la question des lanceurs d’alerte, souvent débattue mais jamais vraiment tranchée. Le lanceur d’alerte est un acteur alternatif de la production de l’information. La protection des lanceurs d’alerte est aujourd’hui un enjeu majeur, au regard tant de leur activité que de ce qu’ils représentent. L’organisation non gouvernementale Transparency International considère qu’une soixantaine de pays seulement disposent d’une législation efficace couvrant les lanceurs d’alerte.
En France, aucune définition globale du statut de lanceur d’alerte n’a été élaborée : seules des définitions partielles et de toute évidence perfectibles l’ont été, couvrant de fait peu de domaines, et surtout protégeant peu les lanceurs d’alerte des menaces et des représailles. Les discussions sur le secret des affaires, tant en France qu’au sein du Conseil européen, viennent rappeler le chemin qui reste à parcourir pour assurer une réelle liberté d’expression au sein de notre pays, dans l’esprit de la loi du 29 juillet 1881 et de l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Pourtant, des avancées ont pu être constatées, grâce à l’intégration de cinq textes dans notre législation. Mais leur caractère sectoriel prive une grande partie de nos concitoyens d’une couverture efficace en cas de lancement d’une alerte. De plus, la définition même de l’alerte et la procédure de lancement, à force de rigidité, montrent clairement leurs limites, exposant de fait les lanceurs d’alerte à de potentielles représailles.
Il faut relever que, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la CEDH, ainsi que dans les standards internationaux, le lanceur d’alerte est associé à la presse. Il peut informer, au titre de l’intérêt général, des citoyens, en particulier des salariés.
Cependant, cela a été occulté dans les textes français, à l’exception notable de la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. Dans les autres domaines, les textes de 2007, de 2012 et de 2013 excluent le recours à la presse. Ainsi, seules les autorités régulatrices, ainsi que la hiérarchie du lanceur d’alerte, sont en droit d’être informées de l’alerte. Cette situation, dangereuse pour le lanceur d’alerte, inefficace pour les citoyens et contraire à l’esprit de la loi sur la liberté de la presse, constitue aujourd’hui une limite à la liberté de l’information. Sous prétexte de lutter contre l’espionnage industriel, on s’accommode en fait de l’opacité du monde des affaires.
L’apport des lanceurs d’alerte pourrait être considéré comme une bouffée d’oxygène démocratique. Leur action doit certes être encadrée par la loi, mais dans un esprit d’émancipation.
À ce propos, l’élaboration de la loi relative au renseignement devra mobiliser toute notre vigilance, afin que les libertés fondamentales des citoyens soient préservées. Si la recherche de sécurité, motivée par les menaces terroristes, doit et peut être efficace, elle ne doit pas remettre en cause ces libertés. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Robert Hue.
M. Robert Hue. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, en 2012, dans une décision concernant la Turquie, la CEDH énonçait qu’« internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice par les individus de leur droit à la liberté d’expression et d’information ».
Internet est au cœur de toutes les interrogations juridiques et sociales. Son développement exponentiel, ouvrant des possibilités d’échanges infinies entre internautes du monde entier, mêlant des informations en tous genres, a permis une immense liberté d’expression sur la Toile. L’enjeu est colossal.
Si internet est un outil formidable de communication et d’échange collaboratif, il peut malheureusement aussi se révéler un véritable instrument d’endoctrinement de l’opinion. L’efficacité de la propagande obscurantiste affinée de Daech, pour ne prendre qu’un exemple, ou la prolifération des théories complotistes à chaque événement, sapant littéralement les bases de la confiance en l’État, doivent nous inciter à adapter notre droit.
Nous devons nous doter des outils législatifs pertinents et efficaces pour prendre en compte ce nouveau facteur du numérique. Lors de l’examen de la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, nous avions déjà eu ce débat. La loi de 1881 a montré ses limites face aux nouveaux moyens de communication que sont les réseaux sociaux, les sites internet, les vidéos diffusées en ligne.
Cette loi a procédé au transfert du régime des délits de provocation au terrorisme et d’apologie du terrorisme de la loi du 29 juillet 1881 vers le code pénal, permettant de durcir considérablement le régime applicable à de tels délits. Par ailleurs, elle a autorisé le blocage administratif des sites djihadistes.
Les premiers blocages sont intervenus voilà quelques jours. Il s’agit d’un pas en avant dans la lutte contre le terrorisme, mais d’un petit pas : il reste encore une longue route à parcourir pour contrer cette menace devenue permanente. Les biais de ces blocages administratifs avaient été soulignés. Ils apparaissent avec netteté aujourd’hui. Première conséquence prévisible des blocages intervenant en dehors de toute décision de justice, les propriétaires de sites incriminés peuvent se poser en victimes de la censure. Où commence la liberté d’expression, où s’arrête-t-elle ? L’absence de contrôle de ces blocages par le pouvoir judiciaire est préjudiciable, ainsi que nous l’avions souligné au mois de novembre dernier.
Par ailleurs, outre qu’il existe de nombreuses manières de le contourner – je pense à l’accès aux pages « en cache », à l’utilisation de serveurs DNS alternatifs pour échapper à la redirection des fournisseurs d’accès à internet ou au recours à un réseau chiffré –, le blocage des sites n’a été que partiel. Certains opérateurs, et non des moindres, n’ont pas appliqué le dispositif du Gouvernement. À ces difficultés bien connues s’ajoute immanquablement la publicité faite aux sites concernés à cette occasion…
En France, la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique avait permis de créer un équilibre dans le cadre d’une responsabilisation de l’hébergeur. Ce dernier n’est pas responsable par principe des contenus qu’il héberge, mais il peut le devenir si, ayant connaissance d’un contenu manifestement illicite, il n’agit pas promptement pour le retirer.
Toutefois, il est aujourd'hui difficile de contraindre les hébergeurs à retirer rapidement les contenus illicites, notamment lorsqu’ils sont basés à l’étranger. Aux États-Unis, les hébergeurs se réfugient souvent derrière la protection du freedom of speech, la liberté d’expression entendue dans sa conception la plus large, telle que la définit le premier amendement de la Constitution des États-Unis. Ainsi, Twitter a longtemps refusé de bloquer ou de censurer des mots clés antisémites ou homophobes, avant de nouer un partenariat avec des associations pour tenter de mieux contrôler la diffusion de tels propos. Si ce géant du net, notamment, a annoncé des mesures contre la propagande djihadiste, les évolutions de cette conception restent à confirmer.
Alors que le groupe Anonymous a publié récemment une liste de plus de 9 000 comptes Twitter liés à l’État islamique, afin d’exercer une pression sur cet hébergeur, la puissance publique peut-elle se contenter de se reposer sur la société civile ? Ne peut-elle anticiper certaines évolutions, reconquérir un pouvoir, ou tout au moins une influence sur le cours des choses ?
Le ministre de l'intérieur, M. Bernard Cazeneuve, doit réunir au mois d’avril les géants du net, afin de conclure un code de bonne conduite, mais nous pouvons légitimement nous demander si de telles mesures seront suffisantes pour endiguer un mouvement toujours croissant. Aujourd’hui, Google, Facebook, Twitter et d’autres règnent sur la Toile. Mais d’autres apparaîtront certainement demain et se développeront sans être signataires de ce code de bonne conduite.
Notre société rencontre aujourd'hui des difficultés tenant à la fragilité de l’équilibre entre la préservation des libertés individuelles, d’un côté, et la sécurité, de l’autre. À ce titre, la question de la gouvernance d’internet est plus que jamais prégnante ! Elle touche aussi à la manière dont nous voulons redéfinir les contours de la liberté d’expression.
La loi du 29 juillet 1881 offre un régime trop protecteur à ceux qui portent atteinte aux valeurs de la République. Cependant, le délit d’apologie du terrorisme peut devenir contestable, donc dangereux pour les libertés publiques si son utilisation n’est pas nettement définie. Pourrait-on l’invoquer quand il s’agit d’une simple contestation sociale de l’ordre en place ? Ou pourrait-on, comme cela s’est vu dernièrement, mettre en cause un enfant de huit ans sur la base de cette infraction, en ignorant les vertus préventives de l’éducation ou de la construction d’un lien social sur la base d’une confiance réciproque ?
La tendance naturelle au renforcement de l’arsenal législatif pour contrer les débordements de la liberté d’expression ne doit pas faire oublier que l’action publique a vocation à agir en amont et en aval, dans le respect des principes du droit. Nous ne souhaitons absolument pas, bien sûr, que l’on en arrive à élaborer un Patriot Act à la française. Éducation, civisme, égalité des chances : voilà les thèmes sur lesquels les difficultés rencontrées dans l’application de la loi de 1881 doivent nous amener aujourd’hui à réfléchir. Se poser les bonnes questions, c’est déjà y répondre partiellement. (Applaudissements sur les travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Alain Joyandet.
M. Alain Joyandet. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, pour ma part, je ne pense franchement pas qu’il faille remettre en question la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse à la suite du développement exponentiel de l’information sur internet.
Qu’il s’agisse d’internet ou de la presse écrite, il n’y a pas de contrôle a priori de ce qui paraît. C’est seulement après publication que des poursuites seront engagées en cas de diffamation, par exemple. Il serait d’ailleurs encore plus difficile d’exercer un contrôle a priori pour internet que pour la presse écrite. Il s’agit bien d’un contrôle a posteriori, et je ne vois pas pourquoi il faudrait changer notre législation sur la presse, qui a permis de garantir plutôt efficacement à la fois la liberté d’expression, à laquelle nous sommes très attachés, et le respect du droit des individus, à la suite d’une évolution technologique des supports d’information.
Au fond, la question est aussi de savoir comment protéger et revaloriser le travail des professionnels de l’information à l’heure d’internet. Aujourd'hui, avec internet, des amateurs contribuent à « informer ». Dès lors, comment l’internaute peut-il distinguer les sources d’information fiables des autres ?
Pour ma part, je suis partisan de l’instauration d’une « traçabilité », d’une labellisation de l’information, afin de valoriser le travail des professionnels. Il me paraît vain d’essayer de censurer les informations diffusées par des non-professionnels sur un réseau mondialisé.
La question de la sécurité a également été soulevée, à la lumière du rôle joué par certains sites dans les récents événements. Je pense qu’elle doit être envisagée à l’échelon international. Cela étant, elle relève davantage de la politique de sécurité –nous serons bientôt saisis d’un texte portant sur ce sujet – que du domaine de la presse stricto sensu. La seule solution efficace est la surveillance permanente des sites, ce qui excède le cadre de la législation sur la presse.
Je ne crois pas non plus qu’il faille modifier les dispositions législatives relatives au respect de la vie privée du fait de l’essor d’internet, qui ne me semble pas poser davantage de problèmes de ce point de vue qu’un certain nombre d’organes de presse écrite. La législation en vigueur prévoit là aussi un contrôle a posteriori.
En fait, nous assistons avec le développement d’internet à l’émergence d’une nouvelle culture : nous passons d’une société très verticale, avec une information descendante, élaborée par un petit nombre d’acteurs, à une société totalement horizontale, où l’information s’échange entre citoyens.
En tout état de cause, il me semblerait hasardeux de modifier la législation pour atteindre des objectifs qui demeurent encore très flous. Nous devons encourager le professionnalisme, mettre en place une régulation à l’échelon international pour ce qui concerne la sécurité, et par-dessus tout protéger la liberté d’expression. Pour le reste, je crois prématuré de faire évoluer la législation. En tant qu’ancien journaliste, j’appelle à la plus grande prudence à cet égard : toucher à la législation sur la presse, c’est toucher à la démocratie et à la République. (Applaudissements sur certaines travées de l'UMP et de l'UDI-UC.)