M. Jean-Claude Lenoir. Je le confirme !
Mme Sylvia Pinel, ministre. C’est la raison pour laquelle, comme j’ai eu l’occasion de le dire, les deux assemblées pouvaient bien évidemment se saisir de cette question, afin de faire des propositions, lesquelles seront, elles aussi, soumises au débat que nous aurons forcément dans cet hémicycle à l’occasion de l’examen des prochains textes budgétaires.
Pour revenir sur l’ensemble des propositions de ce rapport, je tiens tout de même à préciser que nous avons absolument besoin de stabilité dans cette politique, pour avoir des résultats. Aussi, je souhaite, à l’instar d’un certain nombre d’entre vous, que les mesures que nous prenons ne soient pas de nature à faire perdre la confiance qui revient progressivement dans ce domaine.
Nous aurons l’occasion de discuter de nouveau de l’ensemble de ces dispositifs, mais je veux que nous avancions avec des mesures équilibrées, sans porter préjudice à la relance de la construction et de la rénovation, qui est aujourd’hui notre priorité.
Monsieur Dallier, vous avez beaucoup insisté sur la nécessité de favoriser une meilleure territorialisation de la politique du logement, afin de mieux agir sur les marchés locaux et sur les besoins que l’on y rencontre. Je suis d’accord avec cette proposition, et c’est d’ailleurs le sens de la démarche, que j’ai évoquée tout à l’heure, du « tour de France de la construction », lequel a pour objet de rencontrer les acteurs locaux, afin de mieux cerner les besoins et les dispositifs nécessaires. Là encore, nous aurons l’occasion d’y revenir.
Plusieurs d’entre vous sont revenus sur un sujet important, à savoir la situation des personnes les plus fragiles, au moment où la Fondation Abbé Pierre vient de rendre public son rapport annuel. Je veux souligner combien je partage les préoccupations de François Fortassin, qui a rappelé que c’était un sujet essentiel de préoccupation et de mobilisation pour les élus, comme le Président de la République l’a indiqué lundi dernier aux représentants de la fondation venus lui présenter ce rapport.
Pour répondre aux inquiétudes légitimes tant de nos concitoyens les plus démunis que des acteurs de l’hébergement et du logement d’urgence, qui accomplissent un travail tout à fait remarquable, j’ai présenté le détail d’un plan triennal de réduction des nuitées hôtelières.
En effet, comme l’a dit François Fortassin, il s’agit de mettre fin à la progression de ce type d’hébergement, qui s’est considérablement accélérée ces deux dernières années, alors qu’il offre des conditions de vie très dégradées pour les personnes concernées et qu’il est, par ailleurs, très coûteux pour les finances publiques.
Pour y parvenir, nous dégagerons les crédits correspondant à 10 000 nuitées sur trois ans, soit 22 millions d’euros par an, afin de créer 13 000 places dans les dispositifs alternatifs : quelque 9 000 places en intermédiation locative, ce qui devrait satisfaire Mme Aline Archambaud, qui m’a interrogée sur la mobilisation du parc privé ; quelque 2 500 places d’hébergement dans des centres conçus pour les familles ou dans des logements sociaux vacants dans les zones moins tendues ; enfin, 1 500 places en maisons relais.
En outre, quelque 6 000 demandeurs d’asile hébergés à l’hôtel se verront proposer des solutions de prise en charge adaptées dans des structures spécialisées dans l’accueil, l’accompagnement et l’hébergement des demandeurs d’asile. Ce dispositif s’ajoutera au précédent.
Au total, une somme de 105 millions d’euros en trois ans sera réorientée de l’hôtel vers des prises en charge alternatives mieux adaptées aux besoins des personnes hébergées. Avec l’ensemble de ces mesures, le recours à l’hébergement à l’hôtel doit devenir exceptionnel et de courte durée, d’ici à 2017.
Mme Archimbaud et M. Fortassin ont fait le lien avec la nécessité d’améliorer la prévention des expulsions des ménages. À ce sujet, j’ai annoncé mardi dernier que les procédures d’expulsion concernant les ménages reconnus prioritaires en matière de droit au logement seront suspendues tant que les préfets ne leur auront pas proposé de relogement.
Je souhaite que 2015 soit l’année d’une véritable politique de prévention des ruptures dans le logement. C’est pourquoi une charte de prévention des expulsions fera l’objet d’un décret avant la fin de la trêve hivernale. Élaborée en concertation avec l’ensemble des acteurs, elle devra notamment prévoir le traitement des impayés beaucoup plus en amont. Un pôle national de prévention des expulsions locative, qui vient d’être mis en place au sein de la DIHAL, la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement, sera chargé de veiller à son application et de conduire cette politique, laquelle ne peut être que globale.
Pour répondre à certains d’entre vous, notamment à Joël Guerriau, qui sont revenus sur l’application de la loi SRU, je souhaite tout d’abord réaffirmer que le Gouvernement restera ferme sur l’application des obligations fixées par l’article 55 de ce texte.
En effet, il faut en avoir conscience, il s’agit d’un véritable moteur de solidarité, qui doit permettre de recréer un équilibre social dans chaque territoire. Il est de ce point de vue essentiel que les collectivités jouent leur rôle et prennent leurs responsabilités en appliquant, de manière volontariste, les dispositions relatives à la construction de logements sociaux.
Au vu du bilan triennal actuellement en cours de finalisation, il existe encore trop, beaucoup trop, de disparités non seulement entre les territoires, mais également dans l’application des sanctions, malgré un message de fermeté passé depuis des mois. Ce n’est pas acceptable.
Nous devons utiliser pleinement toutes les possibilités offertes par la loi, et même aller plus loin s’il le faut, afin de contrecarrer les égoïsmes et favoriser la mixité sociale. Je n’hésiterai pas, pour apporter une réponse à ces situations de blocage, à mobiliser davantage et à améliorer les outils d’urbanisme à la disposition de l’État lorsque la commune est récalcitrante.
Néanmoins, monsieur Guerriau, je n’oublie pas de saluer les efforts réalisés par certaines communes, notamment la vôtre, pour rattraper leur déficit de production de logements sociaux. Je tiens à les encourager dans cette voie.
En l’espèce, je me refuse à la polémique, mais je considère que, s’il y a des élus qui agissent véritablement sur le terrain, d’autres bloquent volontairement, et de manière à l’évidence délibérée, des projets de construction de logements sociaux. D’après les remontées d’information dont je dispose, ce n’est pas le cas dans votre commune, monsieur le sénateur.
Bien sûr, comme Claude Dilain l’a rappelé, il faut favoriser la mixité sociale dans tous les territoires. Il s’agit aussi de progresser dans certains domaines où il est possible de mieux faire. Je pense, par exemple, à la transparence dans l’attribution des logements sociaux, c’est-à-dire dans le fonctionnement des commissions d’attribution du logement social, mais aussi à une réflexion sur la meilleure échelle d’attribution. Ainsi, l’intercommunalité ou la métropole peuvent apparaître comme l’échelon pertinent pour définir des orientations partagées sur ces territoires.
Vous le savez, un comité interministériel consacré à ces sujets, présidé par le Premier ministre, aura lieu au mois de mars prochain. Nous aurons l’occasion de travailler avec vous sur ses propositions.
Monsieur Dilain, vous avez aussi évoqué, comme Mme Archimbaud, la question de la rénovation énergétique des logements. À travers vous, monsieur le sénateur, qui êtes aussi président de l’ANAH, je tiens à saluer l’action et l’engagement déterminés de cet organisme pour soutenir cette politique particulièrement efficace.
Vous avez souligné l’intérêt du programme « Habiter mieux » et les efforts accomplis en termes de financement pour les propriétaires les plus modestes, ce sur quoi je ne puis que vous rejoindre. J’ajouterai que nous avons amélioré les conditions financières de l’écoprêt logement social, pour ne pas opposer parc privé et parc social.
En outre, le projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte tend à améliorer un certain nombre de dispositifs que j’ai déjà évoqués tout à l’heure.
Évidemment, la priorité accordée par l’ANAH à la lutte contre la précarité énergétique est particulièrement importante. À ce titre, vous le savez, je souhaite que nous puissions travailler cette année sur les copropriétés dégradées, et pas seulement les plus grandes d’entre elles. Nous devons élaborer ensemble un plan pluriannuel qui s’appliquerait aux petites villes ou aux petites agglomérations dont les centres-villes sont en perte de vitesse et se désertifient.
Monsieur Le Scouarnec, vous êtes revenu sur le financement du logement social, qui constitue pour nous une priorité et un axe politique majeur.
On ne peut pas aborder cette question uniquement par le biais des aides à la pierre. Je rappelle que l’État a fait beaucoup, dès notre arrivée au pouvoir en 2012, notamment en abaissant le taux de TVA à 5,5 % pour la construction de logements sociaux. Par ailleurs, nous avons récemment décidé, dans le cadre de l’agenda 2015-2018, de reconduire l’exonération de la TFPB, la taxe foncière sur les propriétés bâties, pendant les vingt-cinq premières années de vie des logements sociaux.
Si l’argent produit par le logement social doit être réinvesti dans le logement social, tous les bailleurs ne sont pas aussi dynamiques que d’autres en la matière. C’est pourquoi la mutualisation des ressources entre bailleurs, qui a été renforcée dans l’agenda, permettra de mieux répartir cette manne en aidant les bailleurs sociaux les plus actifs.
Enfin, avec un taux du livret A très bas, donc des prêts de la Caisse des dépôts et consignations destinés au logement social à un coût historiquement faible, toutes les conditions financières sont aujourd’hui réunies pour dynamiser la création et la rénovation des logements sociaux.
Monsieur Le Scouarnec, vous avez insisté sur la nécessité d’innover dans la production et la construction, et je vous rejoins sur ce point.
Il s’agit d’un des axes de travail que j’ai eu l’occasion de présenter au mois de décembre dernier. J’ai ainsi lancé trois plans majeurs, mobilisant 70 millions d’euros, sur la transition numérique du bâtiment, sur la détection et l’extraction de l’amiante, qui est un sujet majeur de préoccupation, et sur la formation des entreprises à la mise en œuvre des matériaux et techniques innovants dans la rénovation.
J’ai également demandé au CSTB, le Centre scientifique et technique du bâtiment, de mettre en place un outil de mesure de l’innovation dans la filière. Ce baromètre devrait nous être présenté la semaine prochaine. Comme vous l’avez souligné, monsieur le sénateur, l’innovation est un facteur d’emploi et d’attractivité des jeunes dans ce secteur.
Monsieur Mayet, il est inexact de dire que la France présente le plus bas taux de propriétaires en Europe. Notre pays a une position médiane entre, d’un côté, les pays d’Europe du Nord – Pays-Bas, Allemagne, etc. –, où la part de locataires est très supérieure, et, d’autre part, les pays d’Europe du Sud, où la propriété est prédominante, ce qui n’est pas sans poser des difficultés au regard de la mobilité des travailleurs.
Je ne vous répéterai pas ce que j’ai déjà indiqué sur le prêt à taux zéro, d’une part, dans le neuf, et, d’autre part, dans l’ancien situé dans 6 000 centres-bourgs.
Le prêt « accession sociale », quant à lui, permet à davantage de ménages modestes primoaccédants de bénéficier de la garantie publique de l’État sur leur prêt. Les plafonds de ressources ont été augmentés et alignés sur le prêt à taux zéro. C’est une mesure dont on parle peu, mais qui est importante. Du reste, nous avons également agi pour dynamiser le PSLA, le prêt social location-accession.
Monsieur Commeinhes, vous êtes revenu sur les mesures de simplification indispensables pour améliorer et relancer la construction en abaissant les coûts.
La plupart de ces actions sont aujourd’hui en vigueur, puisque 37 mesures de simplification ont d’ores et déjà été prises, les autres étant en cours de concertation avec les instances compétentes. Avec l’ensemble des professionnels, nous poursuivons ce chantier important. D’ailleurs, la Haute Assemblée sera saisie de certaines de ces dispositions concernant les procédures d’urbanisme à l’occasion de la discussion du projet de loi sur la croissance et sur l’activité, porté par Emmanuel Macron.
En résumé, je suis convaincue que c’est en agissant sur l’ensemble des leviers et des segments du logement, sans nous opposer les uns aux autres, que nous réussirons à relancer ce secteur extrêmement important pour la croissance et la création d’emplois dans notre pays et que nous pourrons aider nos concitoyens les plus modestes à obtenir un logement adapté à leur situation et à leurs besoins.
L’État a besoin de tous – bailleurs, élus locaux, investisseurs, ménages –, pour rétablir la confiance grâce à une action déterminée. Nous comptons donc sur le soutien des parlementaires pour pouvoir réussir l’année 2015, qui doit être l’année de la relance. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du RDSE.)
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec le débat sur la politique du logement.
5
Nomination d’un membre d’un organisme extraparlementaire
Mme la présidente. Je rappelle que la commission des affaires économiques a proposé une candidature pour le conseil d’administration de l’agence Business France.
La présidence n’a reçu aucune opposition dans le délai d’une heure prévu par l’article 9 du règlement.
En conséquence, cette candidature est ratifiée, et je proclame M. Alain Chatillon membre du conseil d’administration de l’agence Business France.
6
Débat sur la transparence dans le transport aérien
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat sur la transparence dans le transport aérien, organisé à la demande du groupe UMP.
La parole est à M. Pascal Allizard, orateur du groupe auteur de la demande.
M. Pascal Allizard, au nom du groupe UMP. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, Ryanair vient de fêter ses trente ans, avec un faste qui couronne l’envol spectaculaire de cette compagnie au cours des dix dernières années. Pendant la même décennie, les compagnies du Golfe, comme Emirates ou Qatar Airways, ont également accru leur part de marché.
Qu’est-il arrivé pendant ce temps aux compagnies aériennes traditionnelles, comme Air France, Alitalia ou Lufthansa ? Elles ont traversé de graves perturbations, puisque fusions, craintes de faillites et mouvements sociaux ont scandé l’actualité.
Il faut souligner une caractéristique fondamentale des transports aériens : l’ouverture à la concurrence dans l’espace européen est sans commune mesure avec celle qui est observée dans n’importe quelle autre forme de transport.
Certes, l’ouverture à la concurrence des transports nationaux de passagers par voie ferrée au sein des États membres de l’Union européenne se heurte à de fortes résistances. Certes, les camionneurs polonais, roumains ou bulgares sont régulièrement critiqués parce que leurs conditions de rémunération provoquent une concurrence déloyale dans le fret routier. Cependant, ni le chemin de fer ni la route n’accueillent d’opérateurs extraeuropéens. Ni les chauffeurs routiers ni les conducteurs de train ne sont officiellement domiciliés en Thaïlande. Et aucun d’entre eux n’est titulaire d’un contrat régi par le droit de Singapour !
La concurrence parmi les transporteurs aériens est donc totalement singulière. Qui plus est, les nouveaux venus dans les airs de l’Union européenne contournent à plaisir les contraintes fiscales et sociales que les opérateurs historiques persistent, eux, à respecter.
La concurrence peut être aussi asymétrique en dehors des frontières européennes qu’à l’intérieur de celles-ci. Pour obtenir des conditions loyales de concurrence, l’idéal serait bien sûr d’obtenir un accord au sein de l’Organisation de l’aviation civile internationale. Au minimum, toute action en ce domaine doit être engagée et conduite à l’échelle de l’Union européenne.
Par souci de clarté, je dresserai le constat de la situation, avant d’aborder l’action actuelle, et surtout à venir, de l’Union européenne.
Le moment est bien choisi pour y procéder, après une année riche en nouveautés : de nouvelles lignes directrices ont été formulées en février 2014 par la Commission européenne pour les aides d’État aux aéroports et aux compagnies aériennes ; le 1er octobre dernier, une série de décisions a été publiée, qui portait précisément sur les aides aux aéroports et aux compagnies aériennes ; enfin, une décision majeure pour la gestion du ciel unique européen a été prise le 7 décembre dernier par la Commission européenne, deux jours après l’annonce d’un « papier stratégique » par Mme Violeta Bulc, commissaire en charge des transports dans l’équipe de Jean-Claude Juncker.
S'agissant de la situation actuelle, le principal constat est simple : depuis dix ans, la fausse monnaie chasse la bonne. En d’autres termes, la concurrence déloyale s’impose au premier rang. Sur les grandes lignes internationales, cette concurrence est imputable à des opérateurs très généreusement subventionnés par leur pays d’origine. Sur les liaisons internes à l’Union européenne et sur certaines liaisons internationales moyen-courriers, les désormais célèbres compagnies low cost peuvent être, elles aussi, interpellées à juste titre.
Commençons par les compagnies subventionnées du Golfe. Elles sont trois, dont les principales sont Emirates et Qatar Airways ; dénommée Etihad Airways, la troisième est moins connue. Ces trois compagnies offrent 69 fréquences hebdomadaires entre la France, d’une part, Doha, Dubaï et Abu Dhabi, d’autre part.
De son côté, Air France ne propose qu’un seul vol quotidien vers le Golfe, soit sept fréquences hebdomadaires – dix fois moins que les compagnies du Golfe. Autant dire que ces liaisons avec la France sont devenues un quasi-monopole des compagnies locales. Ainsi, quelque 3 000 emplois ont été détruits dans l’Hexagone. Et nos finances sociales perdent des cotisations atteignant 50 millions d’euros, en moyenne annuelle sur vingt ans.
Si Air France avait été la seule compagnie européenne à perdre la quasi-totalité de son marché sur ces liaisons, la lucidité aurait conduit à mettre en cause son fonctionnement. Toutefois, une situation comparable préside aux liaisons entre les autres États membres de l’Union européenne et ces trois grandes villes du Golfe. Globalement, les compagnies aériennes européennes auront perdu, d’ici à 2016, quelque 32 millions de passagers.
Comment nos concurrents ont-ils obtenu un aussi brillant résultat ? La recette est simple : dans leurs États d’origine, les trois compagnies du Golfe bénéficient d’infrastructures facturées à un tarif empreint de compréhension, voire de compassion. S’y ajoute un environnement fiscal et social sans grand rapport avec les normes européennes.
M. Joël Guerriau. C’est le moins que l’on puisse dire !
M. Pascal Allizard. Enfin, je n’évoque même pas les aides directes accordées par les Émirats arabes unis et le Qatar, dont les budgets publics ont amplement les moyens d’une charité d’autant mieux ordonnée qu’elle commence par leurs propres intérêts. Une récente étude commandée par les grandes compagnies aériennes américaines tend à montrer que les trois compagnies du Golfe auraient ainsi bénéficié, pendant dix ans, d’environ 40 milliards de dollars de subventions.
Quelle est la motivation de ces États ? Veulent-ils favoriser la découverte du monde par leurs habitants, afin qu’ils s’ouvrent à d’autres cultures ? Souhaitent-ils accueillir plus de touristes à des prix suffisamment incitatifs pour qu’ils ne comptent pas lorsqu’ils fréquentent leurs centres commerciaux ? Non !
Si Dubaï est devenu la quatrième destination internationale long-courrier au départ de Paris, ce n’est pas pour ramener chez eux les Qataris ou Émiratis après leur avoir laissé admirer les splendeurs de l’Hexagone. Ce n’est pas non plus pour que nos concitoyens puissent découvrir les plus hauts gratte-ciel au monde et les plus vastes ensembles d’îles artificielles. C’est tout simplement pour capter la clientèle long-courrier vers une grande partie des destinations asiatiques, très à l’est du Golfe.
En effet, ces trois compagnies assurent les trois quarts des voyages entre l’Europe, d’une part, et le Moyen-Orient, l’Inde, l’Asie du Sud-Est et l’Océanie, d’autre part. Entre 2008 et 2013, les compagnies européennes ont réduit de 30 % leur capacité sur la zone formée par le Golfe, le sous-continent indien et l’Asie du Sud-Est.
Cette réduction de 30 % a intégralement profité aux compagnies du Golfe. Celles-ci ont capté toute la hausse du trafic sur ces destinations. Il importe de souligner qu’un avion affrété par une compagnie européenne crée indirectement quatre fois plus d’emplois en Europe que le même appareil exploité par une compagnie de pays tiers.
Cette forme de concurrence, observée à l’échelon international, n’est pas la seule à déplorer. Sur certaines liaisons mondiales et sur les marchés intérieurs de l’Union européenne, parfois même sur des liaisons nationales, de nouveaux venus s’imposent par des moyens particulièrement peu orthodoxes : il s’agit des compagnies low cost, dont le contre-modèle mérite notre attention.
La plus célèbre et la plus ancienne en Europe est l’irlandaise Ryanair, fondée en 1985 avec un seul avion de quinze sièges, à hélices, reliant Dublin et Londres. Cette compagnie détient aujourd’hui la deuxième place en Europe, après Lufthansa. Sa capitalisation boursière est quatre fois supérieure à celle d’Air France-KLM…
La deuxième grande compagnie européenne low cost est la britannique Easyjet. Fondée en 1995, elle s’est hissée aujourd’hui à la quatrième place en Europe. Cet opérateur utilise 200 avions qui desservent 700 lignes en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient, sur 127 aéroports. Là aussi, le succès est au rendez-vous.
Depuis l’invention du concept low cost, il y a une quarantaine d’années, par la compagnie américaine Southwest, de nombreuses variantes sont apparues. Je limiterai mon propos à la plus grande de ces compagnies, Ryanair, qui exploite aujourd’hui 25 % de lignes de plus que Southwest, mais avec deux fois moins d’avions. L’élève a dépassé le maître, en quelque sorte.
Son modèle économique, ou plutôt son contre-modèle, associe vente de billets à un tarif dérisoire et bénéfices procurés par la combinaison du dumping social, de subventions publiques moissonnées sans vergogne et d’une évasion fiscale érigée en art de vivre.
Le dumping social vient en premier, car une compagnie voulant proposer des tarifs imbattables commence logiquement par contracter ses charges de personnel. Trois leviers sont mis en œuvre à cette fin.
Tout d’abord, les salariés de Ryanair sont dotés d’un contrat de droit irlandais, bien que seules trois des cinquante-sept bases du réseau Ryanair se trouvent en République d’Irlande. En application d’une disposition du droit de l’Union européenne que je qualifierai d’absurde, les cotisations sociales patronales sont calculées aux taux du pays d’implantation de la compagnie, donc aux conditions irlandaises. Pour un même salaire brut, le coût de ces cotisations est quatre fois inférieur à ce qu’il serait en France. Peu importe à cet égard que, dans leur écrasante majorité, les salariés concernés ne posent jamais le pied en Irlande !
Au demeurant, tout professionnel consacrant son activité au service de Ryanair n’est pas toujours salarié, loin de là. En effet, quelque 70 % des pilotes et 60 % des hôtesses et stewards sont employés aujourd’hui avec un statut de travailleurs indépendants, alors même que 100 % de leur temps de travail est consacré à Ryanair. Les puristes de notre droit du travail pourraient à juste titre s’interroger sur la notion de recel de main-d’œuvre.
M. Éric Bocquet. Tout à fait !
M. Pascal Allizard. En effet, chaque pilote doit créer une société à son nom. Il va de soi que les conditions d’embauche, si l’on peut utiliser ce terme, sont à prendre ou à laisser. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le taux de renouvellement du personnel navigant soit très élevé.
Faut-il y voir une sorte de garde-fou contre les abus de dumping social ? Pas du tout, car cet « employeur » réussit même à gagner de l’argent sur le dos de ses employés, là où tous ses concurrents subiraient des coûts supplémentaires. Comment fait-il ? La solution est simple : il suffisait de penser à leur faire supporter le coût de leur formation ! Le statut permet non seulement de faire des économies, mais aussi d’encaisser des recettes. Tout pilote de Ryanair verse chaque année plus de 4 000 euros à la compagnie pour maintenir sa qualification. Ce sont au total 8 millions d’euros que les employés paient ainsi à l’employeur.
Qu’en est-il des quelque 5 200 hôtesses et stewards de la compagnie ? La formation professionnelle leur coûte en moyenne 3 000 euros, versés à Ryanair ! L’attractivité des emplois étant ce qu’elle est, les intéressés ne restent guère plus d’un an, mais, moyennant des conditions de travail totalement exorbitantes du droit commun, le recrutement devient une affaire assez rentable.
Que la société ait été condamnée à Marseille le 2 octobre 2013 pour travail illicite n’a rien changé. Une seule conséquence a été tirée de cette condamnation : aucune base de Ryanair ne sera ouverte en France. Dont acte.
Le véritable sésame du bénéfice dégagé par Ryanair paraît être son premier commandement : « Des subventions publiques toujours tu moissonneras ». La récolte obtenue a transmuté l’économie libérale en entreprise assistée !
Jugez-en plutôt : avec un montant total estimé à 800 millions d’euros en 2012, soit 25 % de son chiffre d’affaires, les aides publiques attribuées à cette compagnie étaient supérieures à son bénéfice, qui s’est établi à 569 millions d’euros. Il est vrai que cette société est l’entreprise privée la plus généreusement subventionnée au monde.
En clair, la plus grande société low cost de la planète, celle qui s’est le plus développée au cours de la dernière décennie dans le ciel de l’Union européenne et ailleurs, celle qui se veut emblématique du futur de l’aviation civile dans une économie de marché sans frontières, est portée à bout de bras par les finances publiques des États qu’elle dessert, ou, plutôt, des États où elle se sert dans les poches des contribuables ! À défaut, elle devrait abandonner quasiment toute activité, pour en revenir à sa taille d’avant la collecte systématique de subventions.
Cette situation trouve son origine dans l’un des éléments qui formaient le modèle de la première compagnie low cost : utiliser des aéroports que les grandes compagnies délaissent. Adopté par Southwest pour réduire ses prix de revient, ce positionnement est détourné en stratégie pour capter des aides publiques. Ces aides forment aujourd’hui la totalité du bénéfice de Ryanair, un bénéfice que cette société destine exclusivement à ses actionnaires, puisqu’elle a porté l’évaporation fiscale à une sorte de plénitude.
Nous arrivons ainsi au deuxième commandement de Ryanair : « Aux recettes publiques jamais tu ne contribueras ». De la délocalisation fiscale des subventions en passant par de prétendus frais de location, tout y passe !
Commençons par la « masse maximum au décollage » des avions, un problème repéré par les autorités allemandes en décembre 2012. Les redevances dues aux aéroports par les compagnies aériennes prennent notamment en compte ce critère. Modifier à grande échelle ce paramètre permet d’économiser plusieurs millions d’euros chaque année. Autant de millions qui devront être acquittés par les autres compagnies aériennes ou qui pèseront indirectement sur les finances des collectivités publiques équilibrant les comptes de la plateforme aéroportuaire.
Le fisc italien, de son côté, a révélé en janvier 2013 une fraude à la comptabilisation de la valeur ajoutée, donc à la TVA. Finalement, Ryanair a accepté de payer les taxes en Italie. Fort bien pour ce pays, mais qu’en est-il en France ? A-t-on vérifié que les écritures comptables étaient au moins correctement passées ?
Au demeurant, les pratiques comptables de Ryanair prennent des libertés avec la vérité économique, puisque cette compagnie enregistre des « charges de location » pour les avions qu’elle possède, via des filiales dont la localisation ne doit pas grand-chose aux lignes utilisées.
En effet, ces filiales se trouvent sur l’île de Man, dans l’État du Delaware ou à Chypre. Une filiale est créée pour chaque avion. La localisation favorite est constituée par l’État du Delaware, dont la particularité semble extrêmement séduisante : une société n’y est pas imposable pour les activités qu’elle assume à l’extérieur de ses frontières.
Ainsi, le prétendu coût des prétendues locations permet de diminuer la valeur ajoutée calculée ici, de même que l’assiette très résiduelle d’un hypothétique impôt sur les sociétés, alors que les produits très réels, eux, sont encaissés par des filiales que le choix d’adresses fiscalement agréables met là aussi à l’abri de toute contribution aux finances publiques de quelque pays que ce soit !