M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier, pour le groupe du RDSE.
M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le 15 juillet dernier, le président de la Commission européenne, tout juste désigné, avait annoncé la préparation d’un paquet sur l’emploi, la croissance et l’investissement censé générer 315 milliards d’euros d’investissements en Europe sur trois ans. En effet, Jean-Claude Junker a décidé de faire du retour de la croissance la priorité de sa présidence.
On ne peut que partager ce choix qui fait bien évidemment consensus ; je rappellerai que le Président François Hollande avait lui-même proposé, dès le mois de juin dernier, une feuille de route pour réorienter l’Europe vers plus de croissance et d’emplois. C’est une nécessité au regard de perspectives économiques encore très sombres pour la zone euro. En effet, si les pays sous assistance financière depuis la crise de la dette souveraine sortent tour à tour des plans de sauvetage, les indicateurs ne montrent pas une véritable embellie économique.
La reprise a été décevante cette année, avec une croissance du PIB qui devrait se situer autour de seulement 0,4 % pour la zone euro. Dans ces conditions, l’indicateur du sentiment économique mesuré par la Commission européenne a encore reculé en septembre, le climat des affaires restant très tendu, notamment à cause de la crise ukrainienne, qui préoccupe les investisseurs.
Quant au taux de chômage, il reste malheureusement très élevé en Europe, même s’il a légèrement baissé par rapport à 2013, pour s’établir à 10 % en octobre dernier.
Je n’oublie pas non plus le risque de déflation, qui est un vrai sujet d’inquiétude. La Banque centrale européenne, on le sait, est très vigilante sur ce point. Ses actions sur les taux directeurs ou les actifs du secteur privé ont permis jusqu’à présent de contenir ce risque, mais sans entraîner, malheureusement, un redémarrage de l’économie européenne.
Il est donc urgent d’affirmer des ambitions fortes pour redresser la zone euro, d’autant que les États-Unis ont, eux, renoué avec la croissance. Il n’y a donc pas de fatalité : c’est une question de volonté politique.
L’annonce du plan Juncker de 315 milliards d’euros va dans le bon sens, bien que la prudence invite à se méfier des effets d’annonce. On sait que la concrétisation du plan reposera sur la conciliation des souhaits des uns et des autres, ce qui n’est pas aisé dans une Europe à vingt-huit. On le mesure d’ailleurs chaque année à l’occasion de l’élaboration du projet de budget de l’Union européenne. À cet égard, au-delà des vœux parfois divergents des États membres, les négociations au sein même des institutions communautaires sont compliquées.
C’est encore le cas cette année à propos du budget de l’Union européenne pour 2015, comme nous avons pu le voir lors de l’examen de l’article 30 du projet de loi de finances pour 2015, relatif au prélèvement sur les recettes de l’État au profit du budget de l’Union européenne.
Le projet de budget, arrêté à 145 milliards d’euros par le Conseil, a été remanié par le Parlement européen qui, suivant les recommandations de sa commission des budgets, a augmenté les crédits d’engagement pour les porter à un peu plus de 146 milliards d’euros. La proposition du Conseil aboutit à faire des coupes au sein de l’avant-projet de budget de la Commission européenne, coupes portant d’ailleurs sur la rubrique « compétitivité ». À ce stade, nous attendons toujours un compromis entre les deux institutions.
Quoi qu’il en soit, il est pour le moins paradoxal d’annoncer un plan de croissance pour l’Europe et d’affaiblir dans le même temps les moyens budgétaires de l’Union consacrés à la compétitivité, qui représentent seulement 12 % du budget total.
On peut donc légitimement s’inquiéter quant au contenu de ce grand plan d’investissement ! Le 26 novembre dernier, le président de la Commission européenne en a dévoilé quelques-unes des modalités, et les critiques n’ont pas manqué de pleuvoir.
Comme vous le savez, mes chers collègues, il s’agirait plutôt d’un apport net de financement de l’ordre de 21 milliards d’euros, dont 16 milliards provenant du budget européen et 5 milliards de garanties assurées par la Banque européenne d’investissement. Pour arriver à 315 milliards d’euros, la commission table sur un effet de levier de 1 à 15, grâce à l’apport des investissements privés venant s’agréger aux projets retenus. C'est un levier à très long manche, monsieur le secrétaire d'État ! (Sourires.)
Cet effet de levier jouera probablement, mais peut-être pas dans les proportions supposées… Peut-on être sûr que le secteur privé s’associera à tous les projets stratégiques et d’infrastructures, dont certains représenteront peut-être un pari risqué dans le contexte d’une demande intérieure très contrainte par les politiques d’assainissement des finances publiques en cours dans plusieurs États membres ?
J’ajouterai qu’un plan qui aboutirait effectivement à injecter 315 milliards d’euros dans l’économie européenne ne représenterait jamais que 0,55 % du PIB de l'Union européenne, soit moins que la moyenne des plans de relance.
Enfin, si ce plan d’investissement est pertinent, il doit être impérativement accompagné de réponses aux défis devant être relevés par une Europe minée par la compétition économique alors que la mondialisation devrait, au contraire, la conduire à plus de solidarité.
Je pense à la question des normes sociales, en particulier au salaire minimum, qui diffère, lorsqu’il existe, d’un pays à l’autre. Le scandale des salariés détachés en Allemagne, payés 5 euros de l’heure pour découper de la viande, illustre cette concurrence déloyale qui a abouti, chez nous, à fragiliser nos abattoirs. Heureusement, l’Allemagne vient enfin de faire un pas dans le bon sens, en promettant l’instauration d’un salaire minimum en 2015. C’est un progrès pour ce qui concerne l’harmonisation des salaires, vers laquelle devraient converger la plupart des États membres, en tout cas si l’on souhaite une Europe véritablement intégrée.
Que dire aussi de la concurrence fiscale, la navrante affaire LuxLeaks ayant encore une fois montré que le chacun pour soi prévalait en la matière ? L’harmonisation fiscale est une autre grande nécessité si l’on veut parvenir à faire de l’Europe un espace solidaire et prospère. Bien qu’il ait fallu attendre un scandale de plus, je me réjouis qu’une directive européenne anti-optimisation soit en préparation.
Je conclurai sur le principal sujet inscrit à l’ordre du jour du Conseil européen en disant « oui » à un grand plan d’investissement, mais en appelant de mes vœux, conformément à l’esprit du RDSE, la mise en œuvre au sein de l’Union européenne d’une véritable coordination économique, qui doit être un objectif politique fondamental au service du projet européen et, disons-le, d’un véritable fédéralisme européen.
Il me reste peu de temps pour évoquer le second sujet qui sera examiné par le Conseil, à savoir les mesures prises pour faire face à la crise liée au virus Ebola. La France, de son côté, a décidé la mobilisation de 100 millions d’euros pour lutter contre l’épidémie. Vous le savez, mes chers collègues, ce virus a déjà fait près de 5 000 victimes, et l’on compte chaque semaine des milliers de malades supplémentaires au Libéria, en Sierra Leone et en Guinée. Comme je viens de le dire, la France prend sa part de responsabilités dans ce combat, mais, dans une bataille mondiale, une réponse collective d’envergure est indispensable. Peut-être pourrez-vous, monsieur le secrétaire d’État, nous donner des informations sur les mesures qui seront présentées la semaine prochaine à Bruxelles sur ce sujet. Là aussi, la mutualisation et la coordination des moyens constituent la meilleure réponse à un drame qui, si rien n’est fait pour en prendre la mesure, peut toucher demain nos concitoyens européens.
Pour terminer sur une note un peu plus joyeuse, je soulignerai à quel point il faut que nous vous respections, monsieur le secrétaire d’État, et que nous aimions l’Europe pour rater le match de football et être présents ce soir dans l’hémicycle ! (Sourires et applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et de l’UDI-UC, ainsi que sur certaines travées de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. David Rachline, pour la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.
M. David Rachline. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, cela a été dit, le principal sujet inscrit au menu du prochain Conseil européen sera le plan de relance de M. Juncker.
Il est presque fascinant de voir cet acharnement à ne pas remettre en cause un modèle qui a pourtant montré depuis plusieurs années ses limites. Le modèle de l’Europe que vous avez construit depuis des décennies sans vous soucier de la volonté des peuples, voire à l’encontre de leur volonté – je pense ici au « non » au référendum, bafoué par l’adoption du traité de Lisbonne –, ne fonctionne pas, mais on continue à élargir les frontières de l’Union européenne, à prôner plus d’Europe et à injecter des milliards pour faire « comme si ». En fait, la politique de l’Union européenne, c’est la politique de l’autruche !
Il est intéressant de noter l’accueil plutôt sceptique réservé à ce plan de relance. M. Juncker a certes l’habitude de manipuler les milliards, en tant qu’ancien dirigeant d’un paradis fiscal, mais il n’a pas compris que le principal problème lié à l’absence de croissance et à la recrudescence du chômage est l’absence de confiance. Oui, les européistes ont perdu la confiance des peuples et, désormais, celle des investisseurs. À chaque fois, vous injectez des milliards dans un système qui ne correspond à rien, en ajoutant, comme à l’accoutumée, que « cette fois l’Europe n’a plus le droit à l’erreur ».
La cerise sur le gâteau, avec ce fameux plan à 300 milliards d’euros, c’est qu’il n’est même pas financé. Il est facile de lancer le chiffre de 300 milliards d’euros quand à peine 21 milliards sont disponibles ! Bien sûr, il existe des effets de levier, mais tabler sur un coefficient multiplicateur de 15 est, de l’avis même des spécialistes, très présomptueux.
Ces mêmes spécialistes expliquent d’ailleurs que ce plan n’aura aucun effet s’il est envisagé comme un palliatif à l’absence de plans nationaux, et non pas comme un soutien à des plans de relance par pays. Or, comme la liste à la Prévert envoyée par le Gouvernement français à Bruxelles le souligne, il semble que, à l’inverse, ce plan est en train de devenir une juxtaposition de projets nationaux. Pas besoin de l’Union européenne dans ce cas, pas besoin de nous faire croire que l’Europe fait quelque chose d’utile pour le peuple de France ! De plus, un rapide calcul indique que, finalement, ce plan ne représente que 3 milliards d’euros par pays et par an, financés pour l’instant à hauteur de 6,7 %, c’est-à-dire de 21 milliards d’euros, soit 250 millions par an et par pays ! Le levier semble donc très court, c’est le moins que l’on puisse dire.
Bref, on lance un plan que l’on ne sait même pas financer et dont on est quasiment sûr que la portée sera très limitée, voire nulle. De plus, pour que l’effet de levier fonctionne, il faut de la confiance, or il n’y en a pas. Certains d’entre vous commencent à relever que la très forte hétérogénéité des pays de l’Union constitue aujourd’hui un problème et ne permet en rien de retrouver cette confiance.
En outre, une grande partie de ces 21 milliards d’euros est issue de réaffectations. Il est très intéressant de constater qu’une partie du budget de l’Union européenne était mal utilisée, puisque l’on peut facilement trouver 16 milliards d’euros disponibles.
Il faut tout de même reconnaître un point positif à ce plan : il met en avant le fait que les projets, pour être viables et avoir un effet sur la croissance, et donc sur l’emploi, doivent s’inscrire dans le long terme, ce que la spéculation financière, qui régit une grande partie de l’économie mondiale, nous fait quotidiennement oublier.
Vous souhaitez mener une politique économique. Dès lors, reprenez en main les leviers nécessaires ! Vous n’avez plus de levier monétaire, plus de levier commercial et presque plus de levier budgétaire. Ce plan est en réalité proposé pour essayer de faire taire ceux qui, comme nous, dénoncent l’inefficacité de l’Union européenne. Malheureusement, il semble apporter de l’eau à notre moulin : il ne sera d’aucune aide pour la France, ne permettra en rien de relancer l’emploi ou la croissance, et souligne une nouvelle fois que notre pays doit retrouver au plus vite sa souveraineté.
J’évoquerai également l’autre point inscrit à l’ordre du jour, à savoir les questions de politique étrangère. Je suppose que le principal sujet sera la crise ukrainienne. Sur ce point, je souhaite exprimer mon désaccord profond avec la politique menée par la France au travers de l’Union européenne. En poussant les Ukrainiens à s’inféoder aux États-Unis, l’Union européenne se coupe de la Russie. De surcroît, les sanctions mises en place pénalisent plus les Européens, en particulier les agriculteurs et les entreprises français, que la Russie elle-même, qui se tourne désormais vers la Chine plutôt que vers l’Europe. Il sera très difficile de réparer des liens commerciaux détruits avant tout pour faire plaisir aux États-Unis. L’exemple du Mistral souligne ainsi notre manque de liberté à l’égard de Washington.
En conclusion, je tiens à remercier la commission des affaires européennes, qui a permis, au travers de la tenue de ce débat, de faire entendre ici la voix de millions de Français qui veulent un autre modèle pour la France et pour l’Europe et dont vous ne tenez pas compte, bien qu’ils aient fait du Front national, lors des élections européennes, le premier parti de France. Il me semble que vous devriez ne pas l’oublier.
M. le président. La parole est à M. Yves Pozzo di Borgo, pour l’UDI-UC.
M. Yves Pozzo di Borgo. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je ne saurais commencer mon intervention sans avoir une pensée pour l’ancien commissaire européen Jacques Barrot, récemment disparu. Il était un grand Européen : il aimait l’Europe, il aimait l’idéal véhiculé par l’entreprise de la construction européenne, et il savait, monsieur Rachline, à quel point le sort de la France est indissociable de celui de notre continent. Sa disparition est une perte pour notre pays, pour l’Union européenne et pour notre famille politique démocrate-chrétienne, qui a fait l’Europe : je pense à des hommes comme Gasperi, Spaak, Schuman ou Adenauer.
M. Simon Sutour. Et beaucoup d’autres !
M. Yves Pozzo di Borgo. Bien sûr ! Leur idéal, le nôtre, était aussi celui de Jacques Barrot.
La crise économique a révélé à quel point l’Europe n’est plus une évidence pour un trop grand nombre de nos concitoyens. Les générations qui ont porté la fondation de l’Union européenne laissent peu à peu la place à des générations ayant grandi avec l’idée que la paix et la prospérité sont des acquis de l’histoire. Ces nouvelles générations nous renvoient – c’est le sens des résultats des dernières élections européennes – aux difficultés que l’Union européenne doit résoudre pour aider les États à surmonter la crise économique qui nous frappe depuis 2008.
Cette crise change de visage tous les ans : crise financière en 2007, crise bancaire en 2008, crise économique en 2009, crise de la dette souveraine depuis 2010, crise de l’investissement et de la production depuis 2011, crise sociale avec l’explosion du chômage, crise ukrainienne déstabilisant les relations entre l’Union européenne et la Russie.
Pour autant, nous ne devons pas dramatiser à outrance la situation. L’avenir économique de l’Union européenne et de la zone euro est assombri par la menace déflationniste. C’est un fait, nous le savons. Le caractère même de l’action européenne étant le pragmatisme, nous nous devons, face à un problème, d’apporter une solution concrète.
La nouvelle commission européenne présidée par Jean-Claude Juncker a bien pris la mesure de la situation actuelle et de ses responsabilités pour prévenir les risques à venir.
C’est le principal point à l’ordre du jour de la prochaine réunion du Conseil européen : la définition et la mise en œuvre du plan d’investissement de 300 milliards d’euros annoncé voilà plusieurs semaines.
Sur ce point, j’aimerais, monsieur le secrétaire d’État, attirer votre attention sur deux écueils à éviter : nous ne devons pas reproduire l’épisode du pacte sur la croissance et l’emploi de 2012, qui s’est révélé vide de contenu ; nous ne devons pas non plus limiter ce plan d’investissement à une entreprise de saupoudrage budgétaire au niveau national.
Concernant le premier écueil, le Premier ministre italien, Matteo Renzi, a évoqué lors de la COSAC, la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires, qui s’est tenue à Rome, la nécessité, pour une politique budgétaire et financière, d’avoir « un nom et un prénom » : stabilité et croissance.
Depuis 1997, nous avons le pacte de stabilité et de croissance, qui fait obligation de respecter un cadre commun de sérieux budgétaire. Pendant trop longtemps, nous avons assimilé le sérieux à la rigueur.
Pendant également trop longtemps, nous avons manqué d’une véritable politique intégrée et fédéralisée d’investissements stratégiques et de croissance. L’Union européenne dispose d’un potentiel financier sous-employé, sous-exploité, dont la mobilisation permettrait de réaliser de véritables opérations d’investissements publics stratégiques que les États ne peuvent plus financer.
Cette remarque me conduit à évoquer le second écueil à éviter : le saupoudrage.
Le Gouvernement a envoyé avant-hier à la Commission une liste de trente-deux projets nécessitant la mobilisation de 48 milliards d’euros. J’aimerais pouvoir me féliciter de cette nouvelle, mais un doute me hante : ne passons-nous pas à côté de l’essentiel ? Le plan de M. Juncker doit être stratégique, pas géométrique : il s’agit non pas de reverser une quote-part au prorata de la richesse relative des États membres de l’Union, mais de financer des projets structurants pour l’avenir. Parmi les projets définis par le Gouvernement, nous trouvons le projet de gazoduc Val-de-Saône pour 700 millions d’euros, la liaison ferroviaire Charles-de-Gaulle express pour 300 millions d’euros ou la prolongation de la ligne E du RER vers La Défense. On parle aussi de 15 milliards d’euros pour les usines pilotes de nouvelle génération.
Ces propositions sont intéressantes, mais qu’en est-il du programme de rénovation urbaine de 5 milliards d’euros d’ici à 2017 ? C’est à l’État de le réaliser, pas à l’Europe ! Il en va de même pour la rénovation thermique des logements ou les prêts aux PME qui investissent dans le capital technologique.
Peut-être devrions-nous nous concentrer sur les sujets qui dépassent le périmètre national : le développement durable, la croissance verte, la santé, le numérique, l’espace, l’aéronautique, l’industrie, bref tous les secteurs-clés qui dessineront l’économie de demain. Tous les pays membres sont amenés à procéder selon la même méthodologie, mais, en fin de compte, je regrette que ce ne soit pas l’Union elle-même qui définisse ses projets en totale autonomie.
J’évoquerai, à ce titre, le projet de ligne Lyon-Turin. L’Europe s’est construite selon un axe nord-sud depuis le Moyen-Âge. Notre continent manque d’une grande ligne de communication est-ouest : voilà un projet structurant pour l’avenir, vecteur de croissance pour demain. À cet égard, je m’inquiète des déclarations de Mme Karima Delli, députée européenne française. Alors que, en France, aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, les parlementaires, à dix exceptions près, ont voté en faveur de ce projet, Mme Delli s’y oppose. Je tenais à attirer votre attention sur ce point, mes chers collègues, qui illustre nos divergences profondes avec certains parlementaires européens français.
Les enjeux sont trop grands pour être pris à la légère. Monsieur le secrétaire d’État, je m’interroge. Pour l’heure, les modalités de financement du plan Juncker semblent encore incertaines. L’Union mobilisera 21 milliards d’euros : 16 milliards provenant des fonds européens, 5 milliards de la BEI pour servir de garantie à un fonds qui recevra des financements privés.
Il appartiendra ensuite à la BEI de lever ces fonds privés sur les marchés, pour un montant de 315 milliards d’euros. Je trouve cet objectif spectaculaire, mais peut-être instable, d’autant que la Commission a identifié au travers des demandes des gouvernements près de 1 200 projets, pour un montant de 1 300 milliards d’euros, dont près de 500 milliards devront être mobilisés dans les trois prochaines années.
Monsieur le secrétaire d’État, je ne peux que souscrire à cette belle ambition. Toutefois, je souhaiterais avoir des garanties sur la solidité du mode de financement de ces projets, ainsi que sur la méthodologie retenue pour leur sélection.
Nous ne pouvons prendre le risque de l’échec. S’il faut monter un nouveau plan de relance dans les cinq prochaines années, c’est qu’il sera peut-être alors trop tard pour garantir la survie de notre idéal européen.
Vous avez dit vous-même, monsieur le secrétaire d’État, que ce plan doit servir l’emploi et la croissance. Or, dans la mondialisation actuelle, on sait très bien que l’Europe est fragile, qu’elle n’a ni défense ni énergie. Aujourd'hui, la Chine est la première puissance mondiale. Nous avons rencontré récemment le chef d’état-major de la marine, qui nous a dit que la marine chinoise n’était plus une marine régionale : elle est désormais présente partout, y compris en Méditerranée. Les Chinois ont même essayé d’acheter l’Islande, pour contrôler la route de l’Arctique !
L’Europe est-elle assez forte pour résister à cette mondialisation, à la montée en puissance de ce pays fantastique ? Non ! C’est pourquoi je souhaiterais que nous réfléchissions à nos relations avec la Russie. L’Europe a un intérêt économique évident à travailler avec ce partenaire géographique naturel. Nicolas Sarkozy ne disait pas autre chose lorsqu’il proposait, dans son discours de Saint-Pétersbourg, en 2010, la création d’un ensemble économique réunissant l’Union européenne et la Russie.
J’ai pu constater à quel point le Président de la République était conscient de l’importance capitale de notre voisin russe. En tant que président délégué pour le Tadjikistan du groupe d’amitié sénatorial France-Asie centrale, j’ai participé, avec deux de mes collègues, au voyage du Président au Kazakhstan, la semaine dernière. À Almaty, au cours d’une réunion avec les chefs d’entreprise qui accompagnaient la délégation, ceux-ci ont fait part au Président de la République de leurs inquiétudes à propos des sanctions prises à l’encontre de la Russie, qui empoisonnent nos relations avec Moscou et, surtout, déstabilisent l’économie de nombreux pays européens, avec les conséquences sur l’emploi qui en découlent.
En conclusion, je tiens donc à saluer l’initiative qu’a prise François Hollande de rencontrer Vladimir Poutine. Cette rencontre, intelligemment préparée, en particulier avec le président Nazarbayev, qui l’a permise, pourrait aider le président russe de sortir de l’isolement dans lequel il s’est enfermé.
Nous ne pourrons faire l’Europe que si nous savons regarder au-delà de nos frontières européennes et élargir celles-ci, monsieur Rachline ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du RDSE. – M. André Gattolin applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Fabienne Keller, pour le groupe UMP.
Mme Fabienne Keller. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, lors du prochain Conseil européen de la fin du mois, les États membres examineront, à titre principal, ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « plan Juncker » pour la croissance et l’investissement. C’est sur ce point que portera mon intervention.
La situation de l’investissement dans l’Union européenne est effectivement préoccupante, car elle ne se redresse pas après la violente crise de 2007.
Ainsi, les investissements ont chuté de 15 % par rapport à cette même année, particulièrement dans cinq pays : la France, le Royaume-Uni, la Grèce, l’Italie et l’Espagne.
Dans un contexte global difficile, l’économie française est encalminée : l’investissement des entreprises a baissé de 0,5 % au deuxième trimestre de 2014, de 0,1 % au troisième trimestre, après une baisse de 0,6 % en 2013.
Si notre pays se trouve devant une telle perspective de croissance durablement faible, c’est bien du fait de handicaps structurels, d’une compétitivité en berne, de déficits et de dette publics élevés.
Le Gouvernement, monsieur le secrétaire d'État, semble attendre beaucoup du plan Juncker et espérait même un plan financièrement plus ambitieux, même s’il faut reconnaître que ce qui soutient concrètement notre économie aujourd’hui, ce sont les circonstances, à savoir, tout particulièrement, la baisse du prix du pétrole et la dépréciation de l’euro par rapport au dollar.
Nous pouvons comprendre cette analyse devant la détresse de notre économie et l’inefficacité de la politique mise en œuvre depuis 2012, mais nous craignons que demander toujours plus ne soit finalement un chemin sans issue. (M. Simon Sutour s’exclame.)
En effet, il n’y a pas de croissance avec des déficits et une dette publics élevés ; cela est particulièrement vrai pour la France, qui se situe, à cet égard, au-dessus des moyennes européennes. Une procédure a d’ailleurs été engagée par la Commission européenne à l’encontre de notre pays en raison de son déficit excessif, avec un rendez-vous à la fin du mois de mars prochain.
M. Simon Sutour. Qui l’a créé, ce déficit ?
Mme Fabienne Keller. Une politique européenne de croissance et d’investissement ne doit pas être le moyen de cacher la nécessité des réformes. Comme le précisent très clairement les documents de la Commission européenne, ce plan d’investissement n’est qu’un des trois piliers de la stratégie économique européenne, les deux autres étant des réformes structurelles pour une trajectoire des finances publiques qui préserve l’avenir et une politique budgétaire responsable.
Cela est un préalable, mais il en est un autre : ce qui détermine l’investissement, c’est le carnet de commandes et la confiance des acteurs économiques, éléments très importants dans la situation où nous sommes de sous-utilisation de l’outil de production. La croissance de long terme, c’est avant tout l’investissement privé.
En somme, le plan Junker, s’il est bienvenu au regard des circonstances et constituera – souhaitons-le – un appel d’air pour les économies européennes, n’est qu’une solution de transition.
Ainsi, monsieur le secrétaire d'État, si notre groupe ne rejette pas l’initiative de M. Juncker, c’est bien parce qu’elle déçoit la gauche, d’une certaine manière ; c’est bien parce qu’elle est raisonnable et n’entre pas dans la surenchère de la dépense publique ou d’une hypothétique relance par la demande.
Le plan annoncé de 315 milliards d’euros en trois ans est raisonnable pour plusieurs raisons.
Il est raisonnable, car son montage financier préserve la notation triple A de la Banque européenne d’investissement et constitue, en fait, la mobilisation de financements existants au travers d’un véhicule dédié : le fonds européen pour les investissements stratégiques. Nous le savons tous, il était inenvisageable d’augmenter l’endettement des États européens.
Il est aussi prudent de confier le choix des projets à un comité d’experts, car il est nécessaire de sortir d’une logique de subventions et de retour national. Pensons d’abord à des projets utiles à la collectivité européenne à laquelle nous appartenons.
Toutefois, bien qu’il s’agisse d’une initiative raisonnable, nous estimons devoir être vigilants sur certains préalables qui garantiront le succès de ces mesures et nous souhaiterions que vous puissiez répondre aux questions suivantes, monsieur le secrétaire d'État.
La recherche d’un effet de levier est nécessaire afin de mobiliser ensemble des financements publics et privés, mais viser un coefficient multiplicateur de 15 paraît très ambitieux, voire illusoire : ne risque-t-on pas une déconvenue ?
Il faut avoir la certitude de financer des investissements qui ont une réelle rentabilité socioéconomique et éviter les effets d’aubaine, l’effet d’éviction de projets entièrement privés ou le financement d’un investissement dont le coût postérieur d’entretien serait exorbitant pour l’usager. Or le calcul de rentabilité est très délicat, en particulier parce qu’il est déformé en raison des taux d’intérêt extrêmement bas que nous connaissons.
Il faut donc une sélection rigoureuse des projets et des secteurs. À ce titre, il faut valoriser nos atouts dans les nouvelles technologies ou la culture ; il faut arriver à financer nos infrastructures communes dans les transports et l’énergie, les projets devant notamment porter sur ces domaines ; il faut aussi renforcer notre capital humain, en décuplant des programmes comme Erasmus ou Leonardo ou en soutenant nos laboratoires de recherche ou nos universités, dont les crédits ont été fortement « rabotés » dans le dernier projet de loi de finances.
Autre question : comment le plan Junker s’articulera-t-il avec notre programme des investissements d’avenir ? Il ne doit pas y avoir substitution de financements, comme cela a pu être le cas, monsieur le secrétaire d'État, pour l’aide publique au développement, dont le budget a été réduit à concurrence de la nouvelle ressource que représente la taxe sur les transactions financières.
Les États pourront accompagner les financements européens : la France disposera-t-elle de cette marge de manœuvre ? Comment s’intégreront, le cas échéant, la Caisse des dépôts et la BEI au financement de certains projets ?
Comment s’exercera le contrôle parlementaire sur cette initiative de la Commission ?
Vous le voyez, monsieur le secrétaire d'État, nos interrogations sont encore nombreuses à ce stade. Surtout, il faut dès maintenant penser à la cohérence globale de la politique économique européenne et à son inscription sur le long terme.
En découlent plusieurs questions : jusqu’où mener une politique monétaire expansionniste ? Quand mettra-t-on enfin en place une politique fiscale harmonisée, allégera-t-on les réglementations et garantira-t-on une cohérence à l’échelle européenne ? À quand un Small Business Act pour encourager les PME européennes, pour qu’elles profitent mieux de ce plan de relance ? Comment améliorer le fonctionnement du semestre européen pour faire vivre une zone économique intrinsèquement ouverte et hétérogène grâce à des outils de gouvernance de long terme ?
Monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, vous l’aurez compris, nous ne disons pas « non » au plan Junker, car le redressement après la crise est d’une difficulté historique, mais nous ne nous lasserons pas de souligner qu’une bonne politique de soutien à l’investissement est celle qui participe d’une stratégie économique claire et porteuse d’avenir pour l’ensemble des pays européens. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et sur certaines travées de l'UDI-UC.)