M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. André Vallini, secrétaire d'État auprès de la ministre de la décentralisation, de la réforme de l'État et de la fonction publique, chargé de la réforme territoriale. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, le sujet sur lequel nous sommes appelés à débattre cet après-midi n’est pas ordinaire. Vous l’avez d’ailleurs souligné, monsieur le président de la commission des lois.
Parler de la mort, même au Parlement, c’est aborder un sujet qui touche au plus intime et souvent au plus douloureux de la vie de chacune et de chacun d’entre nous, un sujet qui cristallise, bien sûr, les émotions humaines et qui renvoie aussi aux croyances philosophiques et religieuses.
Dès lors, la mort est un sujet qui, même sur le plan juridique et législatif, ne peut échapper à sa dimension philosophique.
Légiférer dans ce domaine exige donc d’avoir à l’esprit la nécessaire, mais difficile, recherche de l’équilibre entre l’encadrement des pratiques funéraires et le respect des convictions de chacune et de chacun.
À ce titre, je tiens à saluer le travail approfondi de l’auteur de cette proposition de loi, par ailleurs président de la commission des lois, Jean-Pierre Sueur, ainsi que celui du rapporteur, Jean-René Lecerf. C’est avec beaucoup d’humanisme qu’ils ont parlé de cette question à l’instant. C’est avec beaucoup d’humanisme qu’ils ont élaboré et examiné ce texte et je tiens à souligner que c’est le même humanisme qui les inspire l’un comme l’autre quand ils abordent les questions pénales et pénitentiaires.
Ces deux éminents sénateurs, qui avaient déjà œuvré en tant qu’auteur et rapporteur de la loi relative à la législation funéraire du 19 décembre 2008, nous proposent aujourd’hui de traiter, plus spécifiquement, de la question du déploiement des crématoriums sur le territoire national.
Cette question n’est pas nouvelle.
En effet, lors de la discussion de ce qui allait devenir la loi du 19 décembre 2008, vous l’avez rappelé, monsieur le président de la commission des lois, vous aviez déjà eu l’occasion de déposer un amendement visant à instaurer un schéma régional des crématoriums. Sous-amendée par le gouvernement d’alors avant d’être adoptée par le Sénat en première lecture, cette disposition avait finalement été supprimée par l’Assemblée nationale.
La proposition de loi dont nous débattons cet après-midi tend à reprendre le même dispositif.
Depuis la loi n° 93-23 du 8 janvier 1993 modifiant le titre VI du livre III du code des communes et relative à la législation dans le domaine funéraire, seuls les communes et les établissements publics de coopération intercommunale sont compétents pour créer et gérer des crématoriums. Ces dispositions, dont vous êtes l’auteur, monsieur le président de la commission des lois, et qui datent de l’époque où vous étiez membre du gouvernement Bérégovoy, sont désormais codifiées à l’article L. 2223-40 du code général des collectivités territoriales.
La compétence de création d’un crématorium est, de plus, automatiquement transférée aux communautés urbaines, l’article L. 5215-20 mentionnant parmi les compétences obligatoires de ces EPCI les « création et extension des crématoriums ». Cette compétence peut être exercée directement par délégation de service public.
Les communes et les EPCI ne sont toutefois pas libres de créer de tels équipements, mais doivent recevoir une autorisation préfectorale délivrée après enquête publique et avis des conseils départementaux de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques.
Or, depuis une trentaine d’années, vous l’avez l’un comme l’autre rappelé, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, les pratiques funéraires de nos concitoyens ont beaucoup évolué. Longtemps marginale, et controversée, la crémation est aujourd’hui une pratique courante.
En 1975, seulement 0,4 % des obsèques étaient des crémations. Aujourd’hui, le chiffre atteint 30 % en France, 40 % à Paris et souvent plus de 50 % dans les grandes agglomérations. Cependant, alors que le besoin en équipements de crémation s’accentue, la France ne compte aujourd’hui qu’un nombre modeste de crématoriums : 141 crématoriums, soit un crématorium pour 468 000 habitants, alors que l’Espagne, où le taux de crémation est pourtant plus faible, dispose d’un crématorium pour 343 000 habitants et le Royaume-Uni d’un crématorium pour 246 000 habitants.
La création de nouveaux crématoriums est donc nécessaire.
Dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, monsieur Sueur, vous indiquez qu’« il apparaît que les crématoriums sont en nombre insuffisant et que leur implantation géographique ne correspond pas aux besoins ». Le Gouvernement partage ce constat d’une nécessaire rationalisation des conditions de création des crématoriums de manière à obtenir une répartition plus équilibrée sur le territoire, afin que chaque famille puisse bénéficier du principe de la liberté des funérailles garanti par la loi du 15 novembre 1887, tout en évitant la création de crématoriums trop proches les uns des autres et n’atteignant pas un seuil de rentabilité suffisant.
Pour autant, la proposition de loi suscite des interrogations que je ne peux éluder.
Ainsi, les créations ou les extensions de crématoriums qui ne seraient pas compatibles avec les prescriptions du schéma régional pourraient être refusées par le préfet de département.
Or les collectivités territoriales sont confrontées de plus en plus à une multiplication des normes et des schémas de toutes sortes. Face à ces contraintes, le Président de la République a fait du « choc de simplification », annoncée au mois de mars 2013, l’une des priorités du quinquennat. Le gouvernement de Manuel Valls tente, après celui de Jean-Marc Ayrault, de mettre en œuvre ce choc de simplification. Le Gouvernement craint que l’émergence d’un schéma sectoriel supplémentaire ne nuise à l’allégement normatif attendu par tous les élus locaux de notre pays.
La création d’un document supplémentaire de planification à l’échelle régionale irait sans doute à rebours de l’objectif de rationalisation du nombre de schémas porté par le Gouvernement et inscrit dans le projet de loi clarifiant l’organisation territoriale de la République. Ce texte, qui est en préparation, devrait être soumis au Sénat dans les prochains mois.
À cet égard, plusieurs sénateurs avaient appelé de leurs vœux une réduction du nombre de schémas, lors de la discussion parlementaire de la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles du 27 janvier 2014.
Par ailleurs, alors que le code général des collectivités territoriales indique clairement que « les communes et les établissements publics de coopération intercommunale sont seuls compétents pour créer et gérer les crématoriums et les sites cinéraires », il peut apparaître étonnant de prévoir une consultation du conseil régional sur un sujet pour lequel il ne détient aucune compétence, au sens juridique du terme.
Pour autant, et en conclusion, conscient que la coexistence de plusieurs crématoriums dans des zones géographiques très rapprochées est préjudiciable à l’équilibre économique de ces équipements et contribue à un renchérissement des coûts supportés par les familles endeuillées, conscient que l’insuffisance des crématoriums ne permet pas, dans un certain nombre de secteurs géographiques, de satisfaire les demandes des familles dans des conditions convenables, conscient enfin que, dans l’intérêt des familles, et eu égard à la nécessaire dignité des cérémonies d’obsèques ainsi qu’au souci de maîtriser les finances publiques, il apparaît nécessaire que le développement des crématoriums puisse, pour l’avenir, se faire de manière coordonnée et cohérente, le Gouvernement s’en remettra, sur cette proposition de loi, à la sagesse de la Haute Assemblée. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Bernard Saugey.
M. Bernard Saugey. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier Cécile Cukierman, qui a bien voulu inverser sa prise de parole avec la mienne. J’ai en effet quelques contraintes d’agenda que je ne peux modifier aujourd’hui.
Je tiens aussi à saluer la persévérance de nos collègues et amis Jean-René Lecerf et Jean-Pierre Sueur. En effet, en 2006 déjà, ils avaient recommandé l’élaboration d’un schéma régional des crématoriums, document coproduit par l’ensemble des acteurs concernés par la question funéraire et crématoire. Le gouvernement d’alors était d’ailleurs favorable à un tel outil d’organisation et de rationalisation des moyens, sous réserve qu’un débat se tienne.
Pour autant, ce débat n’a pas eu lieu. Vous avez persévéré par l’introduction d’amendements, à l’occasion de différents textes dont j’ai parfois été le rapporteur, sans pouvoir toutefois relancer ce débat de fond attendu par nombre de nos concitoyens.
L’occasion nous est aujourd’hui donnée de discuter de ce sujet et d’aboutir à un texte qui permettrait de mettre en place un service public crématoire plus opérationnel, de satisfaire les besoins grandissants de la population et de préserver les intérêts financiers de nos collectivités territoriales.
Ces dernières années, nous nous sommes rendu compte de la nécessité de restructurer les crématoriums. En pratique, comme vous l’avez tous rappelé, la crémation progresse, les statistiques le prouvent. Nous ne disposons pas exactement des mêmes chiffres, mais elle représentait 1 % seulement des obsèques environ dans les années quatre-vingt, contre 32 % aujourd’hui. Selon un sondage IFOP de 2010, 51 % des Français souhaitent se faire incinérer.
Cette progression s’est également illustrée chez nos voisins européens : la Suisse et le Danemark, par exemple, en sont à plus de 70 % de crémations ; à Londres, ce chiffre avoisine les 90 %.
Nous devons donc « repenser les funérailles », et tel est bien l’objet du texte qui nous est présenté.
Ce sont nos communes et quelques-unes de nos intercommunalités qui ont la charge de gérer les crématoriums, c’est-à-dire la lourde tâche de les construire, de les entretenir et de procéder à toutes les opérations liées à la crémation. Elles doivent gérer la location des salles, parfois l’incinération de certaines pièces pour les établissements de santé, autant de missions complexes à assumer pour les plus petites communes, qui ne possèdent ni l’expertise ni les moyens financiers ou humains. Elles choisissent alors, à juste titre, de déléguer cette mission de service public à des entreprises privées.
Les difficultés actuelles viennent justement de cela. Les écarts de prix sont de l’ordre de 400 euros d’un établissement à l’autre, et le coût peut tripler dans les collectivités d’outre-mer. Ces établissements profitent de leur situation de quasi-monopole, et les communes sont dans l’impossibilité d’en créer aussi facilement qu’elles le souhaiteraient sans risquer d’éventuelles difficultés financières.
En outre, la répartition des crématoriums n’est pas forcément équilibrée de la même manière sur tout le territoire français, ce qui crée, dans certains départements et régions, une inégalité de fait. Certains établissements se retrouvent surchargés, la conséquence étant un allongement des temps d’attente, lesquels sont déjà difficilement supportables pour les familles qui ont perdu un être cher.
Nous devons donc saisir l’occasion de rééquilibrer la répartition des crématoriums en encadrant leur création et leur extension. Cette tentative de rationalisation est essentielle pour offrir un service de qualité. Nous devons pour cela prendre en compte les souhaits de l’ensemble des acteurs de la filière, et fédérer ces derniers autour d’un projet commun équilibré, projet que vous proposez précisément de construire autour d’un schéma régional.
Face à ce constat d’inégalité territoriale, le Sénat a donc, aujourd’hui, un rôle fort de rééquilibrage à jouer.
D’une part, on constate que tous les territoires ne disposent pas de crématorium, même si la demande existe. Pourquoi ? Toutes les communes n’ont pas la capacité technique et financière de créer ou de gérer un tel équipement, en particulier à l’heure des baisses de dotations budgétaires. Il s’agit d’un investissement qui peut être jugé disproportionné lorsqu’on ne peut évaluer le besoin territorial et son évolution.
Le schéma des crématoriums, en donnant une vision plus globale de la situation, limiterait les cas de non-rentabilité et permettrait aux communes concernées de mutualiser leurs moyens.
D’autre part, l’emplacement des crématoriums existants – nous en avons tous fait le constat –, ne répond pas forcément à une répartition cohérente. Certains départements en comptent plusieurs, d’autres aucun. On trouve des établissements tout juste rentables, quand d’autres arrivent à saturation. Ce sont les familles qui supportent ce déséquilibre, l’attente entre le décès et la crémation pouvant aller jusqu’à une semaine. Nous pouvons peut-être soulager le travail de deuil en proposant, dès aujourd’hui, une simplification décisionnelle.
La question est de savoir quel échelon territorial est à même de faire face à cette problématique. Le schéma des crématoriums répond-il à une logique d’aménagement du territoire qui devrait être assumée par les régions ?
L’initiative et la responsabilité de gérer les crématoriums doivent, à mon avis, rester aux communes et aux EPCI. En effet, ces collectivités maintiennent le lien de proximité avec les familles ; elles sont et doivent rester leur interlocuteur privilégié. Cependant, nous devons adopter un raisonnement à long terme, qui englobe un territoire assez large. Ces établissements coûteux, à faible rentabilité, doivent être implantés dans des lieux à périmètres stratégiques.
Pour mener à bien la réflexion, vous nous proposez que le schéma soit défini au niveau régional. C’est une piste intéressante. Les objectifs du schéma de crématoriums sont les mêmes que pour le schéma régional d’aménagement et de développement du territoire, c’est-à-dire la mise en place de projets d’équipements cohérents, afin de satisfaire au mieux les besoins de la population, réduire au minimum les inégalités de traitement et protéger les intérêts financiers de nos collectivités locales.
Nous avons souhaité suivre le rapporteur quand il a proposé d’intégrer les communes à la consultation préalable à l’élaboration par le préfet de région du schéma régional. En effet, les communes détiennent, avec les EPCI, le monopole de gestion des crématoriums. Pour mémoire, seuls 2,5 % des EPCI détiennent cette compétence.
De plus, en matière fiscale, les communes sont les seules habilitées à mettre en place les taxes sur les convois, l’inhumation et la création. Pour cette raison, leur réintégration au processus décisionnel est fondamentale.
Par ailleurs, il nous a semblé important d’associer également le Conseil national des opérations funéraires, regroupant les professionnels du funéraire et les représentants des familles, dont l’avis pourra ainsi être pris en compte.
Malgré la recommandation contenue dans le rapport d’information de 2006, ni la proposition de loi initiale ni le texte élaboré par la commission n’ont prévu une évaluation prospective des besoins dans le schéma des crématoriums. Un tel dispositif présentait pourtant l’intérêt de permettre l’analyse des besoins futurs compte tenu des mobilités, qu’elles soient interdépartementales, régionales ou interrégionales.
En conclusion, mes chers collègues, je tiens à redire que cette proposition de loi est l’occasion pour nous d’optimiser un service public de qualité sur l’ensemble du territoire et de réduire durablement les inégalités, essentiellement territoriales et financières.
C’est pourquoi, avec mon groupe, je voterai ce texte d’avenir. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le Sénat examine aujourd’hui la proposition de loi déposée par Jean-Pierre Sueur et les membres du groupe socialiste visant à instaurer un schéma régional des crématoriums.
Ce texte s’inscrit dans la continuité des travaux de notre commission des lois et de sa mission d’information sur le bilan et la perspective de la législation funéraire, qu’elle avait confiée en 2005 à nos deux collègues Jean-René Lecerf et Jean-Pierre Sueur.
Déclinant les principales recommandations de la mission d’information, la loi de décembre 2008 relative à la législation funéraire a permis un encadrement juridique complet de la crémation, rendu nécessaire par le constat de l’essor croissant de cette pratique et par l’importance qui s’attache au respect des volontés des défunts et de leurs familles. Depuis une trentaine d’années, les pratiques funéraires ont en effet considérablement évolué et le recours à la crémation est de plus en plus fréquent - environ 30 % des obsèques.
Avec cette nouvelle proposition de loi, il s’agit de permettre une planification cohérente de l’implantation des crématoriums dans les territoires, afin de répondre aux besoins des populations et de faire en sorte que celles-ci puissent disposer d’un crématorium à une distance raisonnable, afin d’exercer pleinement la liberté de choix de leurs funérailles.
L’auteur de la proposition de loi et le rapporteur ont rappelé, chiffres à l’appui, la nécessité d’une meilleure régulation de ces implantations et d’une programmation de ces équipements plus adaptée aux besoins réels. Certains départements sont en effet dépourvus de crématoriums, alors que d’autres en comptent trop, entraînant parfois des surcoûts pour les familles liés à des frais de crémation majorés pour garantir la rentabilité d’une exploitation déficitaire.
En créant un schéma régional des crématoriums, ce texte vise à mieux coordonner les autorisations de création et d’extension de ces équipements, afin d’assurer une meilleure couverture du territoire, et à permettre aux familles d’exercer les dernières volontés du défunt dans des conditions acceptables.
En commission, le rapporteur a utilement proposé quelques amendements visant à étendre le périmètre des consultations préalables à l’adoption du schéma régional, à préciser les critères de son élaboration et à en adapter la durée.
À l’initiative de notre collègue du Nord, René Vandierendonck, qui ne peut malheureusement pas être parmi nous ce jour, le groupe socialiste a souhaité présenter deux amendements sur le texte adopté en commission.
Le premier amendement vise à intégrer la dimension transfrontalière de la programmation des crématoriums, étant donné la libre circulation des habitants en Europe et les mouvements de population dans les pays limitrophes.
Le second vise à assouplir et simplifier les contraintes pesant sur les transports de corps entre deux pays frontaliers.
En effet, dans un contexte de forte augmentation de la pratique de la crémation, les proches des personnes de nationalité française qui décèdent dans les pays frontaliers – Belgique, Espagne, Italie, Allemagne, Suisse –, et inversement, rencontrent des difficultés pour procéder à la crémation dans leur pays d’origine. Ces difficultés sont liées au contexte juridique du transport transfrontalier de dépouilles mortelles.
Aujourd’hui, le transport international des corps des personnes décédées est réglementé par deux accords internationaux, l’arrangement de Berlin de 1937 et l’accord de Strasbourg de 1973, signés et ratifiés par la France.
Or, lorsqu’un ressortissant français décède à l’étranger, son corps est rapatrié sur le territoire français dans un cercueil en zinc hermétique et scellé, ce qui ne permet pas la crémation pour des raisons techniques liées au fonctionnement des crématoriums et rend ainsi impossible la satisfaction des dernières volontés des défunts ayant émis le souhait de voir leur corps incinéré.
De plus, la législation française interdit le transfert d’un défunt dans un autre cercueil avant un délai de cinq ans suivant la mise en bière.
Si elle trouve tout son sens pour les transports internationaux de longue distance, cette réglementation stricte est jugée disproportionnée pour des trajets transfrontaliers de quelques kilomètres.
Prenons le cas de l’eurométropole Lille-Courtrai-Tournai, à cheval entre la France et la Belgique. La réglementation plonge dans le désarroi un nombre croissant de familles, compte tenu notamment du nombre important de personnes âgées françaises résidant dans des maisons de repos situées du côté belge de la frontière. Aujourd’hui, les familles des ressortissants français décédés en Belgique ne peuvent pas organiser de crémation dans un site français proche, mais doivent s’adresser aux crématoriums belges, qui sont nettement plus éloignés. Ce problème est exacerbé par la décision récente de plusieurs communes wallonnes d’instaurer une taxe significative sur le transport de corps de la Belgique vers la France,…
Mme Nathalie Goulet. Cela fait une moyenne avec l’évasion fiscale !
M. Jean-Yves Leconte. … pour surveiller de plus près le respect des dispositions de l’accord de Strasbourg.
Ce constat a amené le groupement européen de coopération transfrontalière de l’eurométropole à se saisir de la question. Les intercommunalités de Tournai, en Wallonie, de Courtrai, en Flandre et de Lille Métropole ont réalisé, avec l’appui d’un cabinet d’avocats, une étude juridique comparative qui a permis de bâtir le contenu d’une convention bilatérale entre la France et la Belgique pour donner une solution juridique à ce problème. Ce projet de convention bilatérale a été envoyé aux ministres français et belges compétents le 21 février 2014.
Lors de nos débats au Sénat, en avril dernier, pour autoriser la ratification de l’accord de coopération franco-espagnol sur la coopération sanitaire transfrontalière, plusieurs de nos collègues avaient évoqué la même problématique s’agissant des personnes décédées à l’hôpital transfrontalier de Cerdagne en Espagne, à quelques kilomètres seulement de la frontière française. Comment permettre à la famille de transporter le corps dans une chambre funéraire en France sans qu’il ait besoin d’un cercueil scellé ?
D’autres territoires ont soulevé cette même difficulté : les Ardennes, la Meurthe-et-Moselle, la Moselle, etc.
L’objet de l’amendement que nous avons déposé est bien d’alléger les contraintes pesant sur les transports de corps entre deux pays frontaliers, de faciliter ainsi le rapatriement du corps dans une commune française située dans un rayon maximum de 50 kilomètres du lieu de fermeture du cercueil, et de répondre aux demandes des familles des personnes décédées.
Le groupe socialiste, saluant les travaux de longue date de Jean-Pierre Sueur et de Jean-René Lecerf, mais restant vigilant quant à l’adoption des amendements qu’il propose, votera bien entendu ce texte. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Robert Tropeano.
M. Robert Tropeano. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, l’organisation des obsèques représente, pour les proches du défunt, un temps d’urgence et d’obligations qui s’ajoute à la douleur de la perte. Les délais entre le décès et les obsèques sont assez brefs. Il faut alors respecter de nombreuses contraintes, effectuer des démarches administratives, faire des choix, contacter des personnes.
Contrairement aux pays d’Europe du Nord ou de tradition protestante, la France a connu un développement de la crémation longtemps erratique, du fait de sa tradition catholique. Cette différence historique avec l’inhumation est à l’origine de nombreux désagréments pour les familles : temps d’attente trop long, trajets rallongés du cortège funéraire, renchérissement des tarifs.
À titre d’exemple, mon collègue Alain Bertrand nous a fait part de grandes difficultés pour les habitants de la Lozère : du fait de l’absence de crématoriums dans ce département, les cortèges funéraires sont contraints de se rendre en Aveyron.
Dans le contexte particulier de la perte d’un être cher, comme cela a été souligné par le président de la commission, cela n’est ni acceptable ni rationnel. Aussi avons-nous déposé un amendement visant à attirer l’attention sur une situation qui concerne de nombreux territoires.
Aujourd’hui, la crémation ne constitue plus une pratique exceptionnelle, et son développement est exponentiel. Alors que seulement 0,9 % des Français y avaient recours en 1980, ils étaient 10,5 % en 1994 et 30 % en 2010. En parallèle, le développement des structures adaptées a été moins spectaculaire : en 1980, la France comptait 9 crématoriums ; en 2006, il en existait 120. Une trentaine de projets sont aujourd’hui en cours d’étude ou de réalisation.
La loi du 15 novembre 1887 a autorisé les modes de sépulture autres que l’inhumation. Les formalités de l’incinération furent réglementées par le décret du 27 avril 1889. Le premier incinérateur fut installé peu après, au cimetière du Père-Lachaise, à Paris. Suivirent ensuite celui de Rouen, en 1899, de Marseille, en 1907, de Lyon, en 1914, et, plus près de nous, de Béziers, dans le département de l’Hérault, en 1998.
De nombreux progrès ont été faits en la matière, grâce aux efforts constants et répétés de notre collègue Jean-Pierre Sueur, qui a fait de l’amélioration du droit funéraire un véritable cheval de bataille.
La loi du 19 décembre 2008 a réformé le sort des cendres en les protégeant comme le corps inhumé et en organisant un régime juridique proche de celui de l’inhumation. Cette loi a également fait de l’existence d’un site cinéraire une obligation pour les communes. Comme nous le rappelle le code civil, le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort.
La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui prévoit de créer un schéma régional des crématoriums. La création et l’extension des crématoriums font d’ores et déjà l’objet d’une autorisation délivrée par le préfet du département. Mais, aux fins d’assurer une meilleure répartition territoriale, et dans le souci également de respecter le deuil des proches, le texte prévoit une concertation entre les acteurs concernés – les conseils régionaux, les organes délibérants des EPCI compétents en matière de crématoriums, ainsi que les communes de plus de 2 000 habitants.
Le schéma sera délivré après avis du Conseil national des opérations funéraires à l’échelon national, en prenant en compte les contraintes environnementales. Cette dernière précision est de taille : les sites cinéraires sont source d’une grande pollution du fait des rejets du mercure contenu dans les amalgames dentaires et les responsables ont jusqu’à 2018 pour équiper les crématoriums de filtres antipollutions.
Enfin, pour tenir compte des contraintes temporelles de cette élaboration, le schéma régional sera renouvelé tous les six ans, cette durée étant alignée sur celle du mandat des élus locaux.
Si cette initiative est bienvenue, elle devra être mise en œuvre dans le respect de la liberté du commerce et de l’industrie, ainsi que du droit de la concurrence.
La Cour de justice des communautés européennes considère en effet que, lorsque le service public est confié à un tiers, la collectivité concédante, État ou collectivité locale, doit, même en l’absence de texte le lui imposant, organiser, par des mesures de publicité adéquates, une mise en concurrence des prestataires intéressés. C’est la jurisprudence Telaustria, bien connue.
Compte tenu du développement exponentiel de la crémation et des crématoriums, n’y aura-t-il pas des recours, dans le futur, contre des refus de délivrer une autorisation d’installation, en raison de ce même schéma régional ? Pis encore, ne peut-on y voir une entrave au principe de libre établissement ?
Par ailleurs, dans le contexte actuel de restrictions budgétaires, nous nous interrogeons sur le financement des nouveaux crématoriums par les collectivités locales. Que pouvez-vous nous dire sur ce sujet, monsieur le secrétaire d’État ?
Deux préoccupations s’imposent : d’un côté, celle de la neutralité au service de tous, en particulier des entreprises de pompes funèbres, qui favorise la création et la gestion par des opérateurs spécialisés ; de l’autre, celle, tout aussi légitime, d’éventuelles entorses à la libre concurrence, ainsi que de possibles rentes de situation, qu’il s’agit d’empêcher les unes et les autres.
Enfin, comment sera financée l’extension de ces services publics, sachant que la construction d’un crématorium coûte des millions d’euros ? En la matière, il faudra compter sur la sagesse et la sagacité des différents acteurs, notamment du préfet de région.
L’avenir nous dira si nous avons eu raison de voter ce texte. En attendant, nous espérons que la création de schémas régionaux permettra de rééquilibrer la donne territoriale entre les départements.
Mais, parce que l’usage veut que penser à la mort raccourcisse la vie, il me semble vital d’abréger mon propos. (Sourires.)
Monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, les membres du groupe du RDSE voteront cette proposition de loi. (Applaudissements.)