M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine.
Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en ce début d’année, bien que les situations soient complexes, nous avons du mal à percevoir clairement les objectifs de la politique étrangère que mène le Gouvernement ; de fait, elle se distingue peu de celle qui a été conduite sous la précédente présidence. (M. le ministre le conteste.)
Nous sommes d’autant plus déçus que nous espérions dans ce domaine une politique nouvelle, plus inspirée par les valeurs de gauche.
Avec l’intervention en République centrafricaine, la poursuite de l’opération militaire au Mali, la volonté un temps affichée de participer à d’éventuelles frappes sur la Syrie, la plus grande proximité des relations de notre pays avec l’Arabie saoudite et une position intransigeante sur le nucléaire iranien, vos lignes directrices, monsieur le ministre, sont parfois difficiles à saisir.
En République centrafricaine, la réalité du terrain évolue dangereusement, selon des paramètres qui ont été largement sous-estimés.
Pour répondre à l’urgence humanitaire, il fallait agir afin de protéger les populations, premières victimes des violences. Nous avons pourtant exprimé de fortes réserves au sujet de cette intervention, en raison de son cadre mal défini et des conditions précipitées dans lesquelles elle avait lieu.
Je sais qu’il est toujours aisé de critiquer après-coup, mais nous nous demandons si la complexité et la gravité de la situation n’ont pas été sous-estimées, parce qu’on a pensé qu’une démonstration de force et le désarmement des milices suffiraient à stopper l’engrenage de la violence.
Au-delà de l’urgence humanitaire, à laquelle nous étions certainement les mieux placés pour faire face rapidement, ne s’agissait-il pas aussi, de façon moins clairement affichée, de préserver notre influence et nos intérêts stratégiques et économiques dans la région en luttant contre l’installation durable d’organisations islamistes radicales ? La question est parfois posée.
Ce sont vraisemblablement ces considérations qui ont rendu nos partenaires européens réticents à nous suivre : visiblement, ils ne sont pas convaincus que la sécurité de l’Europe se joue aussi au Sahel, surtout par des interventions militaires.
Cette réticence est d’ailleurs apparue au grand jour lors du dernier Conseil européen, lorsque le Président de la République a fait appel à plus de solidarité de la part des autres pays de l’Union européenne. Le Chancelier autrichien, Werner Faymann, a alors donné une traduction de cet état d’esprit en déclarant : « Quand on lance une telle opération, il est important qu’on puisse se mettre d’accord avant. On ne peut pas envoyer l’addition après. »
Je comprends, monsieur le ministre, la difficulté que représente la contrainte de devoir prendre, pour de telles opérations, des décisions rapides. Je pense néanmoins que la France n’a pas mené, auparavant, l’action diplomatique suffisante pour convaincre ses partenaires européens de la nécessité d’une intervention coordonnée.
Quand j’évoquais précédemment le cadre mal défini et trop restreint dans lequel notre intervention s’inscrit, je faisais référence au mandat limité de la résolution 2127 du Conseil de sécurité des Nations unies. En fait, celle-ci n’a pratiquement autorisé que l’usage de la force. Elle a certes le grand mérite d’exister, mais elle n’a prévu aucun mandat pour réussir une transition politique. On voit bien aujourd’hui quelle difficulté provoque cette limite car, en l’absence de cadre défini pour l’« après », l’ONU peine à transformer cette intervention en opération de maintien de la paix.
Monsieur le ministre, percevez-vous suffisamment les dangers de ce guêpier dans lequel se débattent nos soldats, accusés de partialité par les populations civiles, elles-mêmes victimes des exactions de milices qui ont instrumentalisé et transformé le conflit en affrontements religieux ? Il faut rapidement trouver une solution pour sortir de cette impasse, ce qui nécessite de réviser la stratégie de notre diplomatie et de nos forces armées dans cette partie du monde !
Comme l’archevêque de Bangui vient de l’exprimer, nous convenons tous que les interventions militaires ne peuvent jamais suffire à régler durablement une situation. Elles agissent sur les conséquences, et non sur les causes profondes qui sont bien connues et que je veux rappeler en cet instant : ces dernières ont pour nom pillage des richesses de ces pays, ou encore politiques dites d’« ajustement structurel », ces politiques menées par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale qui les étranglent et les plongent dans une extrême pauvreté, aggravée par les inégalités sociales. Loin d’une litanie, c’est là une réalité qui, malheureusement, existe encore aujourd'hui !
Je souhaite donc, monsieur le ministre, que vous puissiez nous préciser ce que vous comptez faire en Centrafrique et dans la région. Nos relations avec les pays africains exigent désormais des changements beaucoup plus radicaux que ceux qui ont été annoncés lors du sommet de l’Élysée à la fin de l’année dernière.
La seule voie – difficile et exigeante, j’en conviens – pour sortir de l’impasse vers laquelle nous nous dirigeons est maintenant de trouver les moyens appropriés, c’est-à-dire d’abord diplomatiques, pour convaincre la communauté internationale de prendre le relais.
C’est pourquoi il est heureux que le Président de la République se soit résolu à demander à l’ONU de jouer un rôle plus important dans ce pays. Bien entendu, cela implique aussi de renforcer notre dialogue avec l’Union africaine pour la convaincre de la nécessité de transformer la Mission internationale de soutien à la Centrafrique en opération de maintien de la paix.
Mais, au-delà du Mali et de la Centrafrique, on voit bien l’ampleur gigantesque de la crise couvant au Sahel, une région qui comptera plus de 200 millions d’habitants en 2050. Il s’agit d’une crise multiforme – économique, humanitaire, politique et sécuritaire –, une crise qui, si elle n’est pas maîtrisée dans le sens de la justice et de la solidarité, aura bien évidemment des répercussions néfastes sur notre continent.
Comme il est indiqué dans le rapport d’information de nos collègues Jeanny Lorgeoux et Jean-Marie Bockel, les relations de notre pays avec les pays africains, en particulier subsahariens, doivent maintenant reposer sur un partenariat d’égal à égal, fondé sur des intérêts communs, que ce soit dans les domaines économique et culturel, mais aussi en matière de développement ou de sécurité collective. Il est grand temps d’avancer concrètement vers ces objectifs, sinon, pour reprendre l’expression des auteurs du rapport, l’échec de l’Afrique pourrait aussi bien être le « cauchemar » de l’Europe.
À cet égard, il faut déplorer l’inadaptation de notre aide publique au développement aux problèmes posés par le Sahel. Nous l’avons encore constaté dans le cadre de l’examen de la dernière loi de finances…
Plus largement, l’action diplomatique de notre pays au Proche-Orient, vis-à-vis de la Syrie et de l’Iran notamment, suscite de ma part une grande inquiétude et de nombreuses interrogations.
Quelle est notre ligne de conduite ?
Nous avons failli participer à des frappes militaires sur des objectifs syriens pour punir Bachar Al-Assad de l’usage d’armes chimiques. Vous étiez prêt à vous lancer dans cette aventure aux côtés des États-Unis, monsieur le ministre, sans le feu vert du Conseil de sécurité. Mais nous avons été lâchés par les Américains et écartés d’un accord de compromis négocié entre les États-Unis et la Russie, ce qui nous a opportunément évité de commettre une action illégale et contraire, comme je l’ai déjà souligné, à nos intérêts en tant que membre permanent du Conseil de sécurité. Nous aurions, de surcroît, été totalement discrédités pour jouer un rôle constructif auprès des différents acteurs de ce conflit régional.
À la veille de la conférence de paix dite « de Genève II », qui paraît si mal engagée, tentons de reprendre la main et de jouer un rôle majeur pour concilier les parties en présence. À ce titre, ce n’est certainement pas en écartant l’Iran de cette conférence, me semble-t-il, que celle-ci pourra ouvrir des perspectives de règlement du conflit syrien.
À l’instar de Washington et de Londres, prenons la décision de ne plus fournir d’aide non létale, comme, par exemple, des équipements de protection, aux éléments les plus radicaux de la rébellion syrienne. Les dissensions au sein de celle-ci et la montée en puissance des groupes djihadistes, dont certains combattent maintenant militairement la coalition nationale syrienne, accentuent encore la complexité de la situation dans ce pays.
Utilisons l’influence qui nous reste pour que cette conférence se tienne avec tous les protagonistes du conflit, tout particulièrement les représentants de la coalition nationale syrienne, et qu’elle débouche sur une transition politique acceptable par tous.
Dans l’immédiat, soyons aussi en pointe avec nos partenaires européens pour venir en aide aux millions de déplacés et de réfugiés qui se débattent dans une situation où les besoins humanitaires et l’insécurité alimentaire atteignent un niveau inégalé jusqu’à présent.
Ainsi, selon les derniers chiffres, le nombre de déplacés s’élèverait à environ 8 millions de personnes, dont 2,3 millions dans les pays voisins – 800 000 au Liban, 500 000 en Jordanie – et 6,5 millions à l’intérieur de la Syrie. Plus de la moitié sont des femmes et des enfants. Cela crée une situation de grande instabilité et de violence, d’où peuvent naître de nouvelles tensions, et représente un poids financier et social insupportable pour des pays déjà fragilisés.
À cela s’ajoute un autre drame, dont on parle insuffisamment, celui des Palestiniens qui ont dû fuir la Syrie et, réfugiés dans d’autres pays, ont perdu tous les droits attachés à leur statut. Non seulement ils sont apatrides, mais encore ils n’ont plus désormais leur statut international de réfugiés pris en charge par l’Organisation des Nations unies.
Alors que l’ONU a estimé les besoins humanitaires à 6,5 milliards d’euros, l’Union européenne annonce un montant d’aide à hauteur de 63 millions d’euros. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : nous sommes bien loin des engagements pris ! Ce n’est digne ni de l’Europe ni de notre pays, ce dernier étant historiquement une terre d’accueil, caractéristique qui en fait aussi sa grandeur. Je voudrais simplement rappeler, à cet égard, que nous avions accueilli, en d’autres temps, 15 000 réfugiés chiliens. Aujourd’hui, seuls 700 Syriens ont pu trouver refuge dans notre pays !
En dernier lieu, et pour conclure, avec le récent voyage du Président de la République en Arabie saoudite, nous avons peut-être temporairement recueilli quelques fruits commerciaux de notre soutien diplomatique à ce pays, mais je doute, monsieur le ministre, que votre choix stratégique de jouer exclusivement la carte des monarchies pétrolières sunnites dans la région soit le bon.
Ne vaudrait-il pas mieux miser, comme le permet l’accord signé à la fin de l’année sous l’égide du groupe des 5+1, de l’Union européenne et de l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’AIEA, sur une démocratisation de l’Iran rendant possible un allègement des sanctions pour favoriser la détente à l’échelon régional ? C’est cette voie, me semble-t-il, que nous devons suivre avec l’Iran pour progresser vers la sécurité collective dans la région.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, dans le laps de temps qui m’était imparti, bien court au regard de la situation internationale, tels sont les propos que je voulais tenir au nom du groupe communiste, républicain et citoyen. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Chevènement.
M. Jean-Pierre Chevènement. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans son discours du 27 août 2012 devant la conférence des ambassadeurs, le Président de la République assignait à la France un rôle de « pont entre les nations, y compris les émergentes, entre le Nord et le Sud, entre l’Orient et l’Occident. » Il poursuivait : « Notre pays est un acteur et un médiateur du dialogue entre les civilisations. C’est son indépendance qui rend [la France] précieuse au monde. »
Cette définition m’a paru tout à fait judicieuse. On ne saurait définir la France, comme l’avait fait le président Sarkozy, par sa simple appartenance à la famille des nations occidentales. La République française, fidèle à ses idéaux, appartient d’abord à la grande famille des nations humaines.
Vous-même, monsieur le ministre, avez pleinement intégré cette dimension en évoquant, dans votre intervention remarquée du 29 août 2013, toujours devant la conférence des ambassadeurs, mais un an plus tard, ce que vous appelez « le chambardement du monde » à un horizon de dix ans, avec, notamment, le développement des pays émergents, au premier rang desquels la Chine, « la relation sino-américaine – disiez-vous – [structurant] de plus en plus les relations internationales ».
Face à la bipolarité qui se dessine entre la Chine, dont le PNB aura dépassé, avant peu d’années, celui des États-Unis, et ceux-ci qui disposeront encore longtemps d’atouts que la Chine n’a pas, ou du moins pas encore, l’Europe est en voie d’être marginalisée.
D’abord, l’Europe n’est plus ce qu’elle était. L’Europe à vingt-huit n’est plus l’Europe à six où la France tenait les premiers rôles. La géographie, la géopolitique et l’intégration des économies ont façonné une Europe germano-centrée.
Voilà vingt ans, on nous promettait de faire l’Europe sans défaire la France. Le Président de la République, lors ses vœux, le 31 décembre dernier, a déclaré : « Ce n’est pas en défaisant l’Europe qu’on fera la France de demain ». Certes, mais c’est en en changeant l’ambition, la dimension et les règles que l’on refera de l’Europe l’actrice de son destin. C’est ainsi seulement que la France pourra rester une grande nation politique.
La reconquête de notre compétitivité est un objectif juste, que j’approuve, mais peut-on l’atteindre dans le cadre actuel sans toucher aux « fondamentaux » que vous avez évoqués, monsieur le ministre, s’agissant notamment de notre capacité de projection militaire et de notre dissuasion nucléaire ?
Comment pourrions-nous tenir les équilibres si fragiles de la loi relative à la programmation militaire alors que de nouvelles coupes budgétaires, outre celles que le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, ou TSCG, a entraînées, se profilent à l’horizon ?
La monnaie unique, qui réunit des économies nationales profondément hétérogènes, bien loin d’unir les peuples, les divise. Plombée par son vice de conception initial, elle est bien loin d’avoir surmonté sa crise, comme le rappelle l’économiste allemand Hans-Werner Sinn.
La Chancelière allemande elle-même, Mme Merkel, vient de déclarer le 19 décembre dernier, sans que personne ne semble s’en être avisé : « Tôt ou tard, la monnaie [unique] explosera sans la cohésion nécessaire ». Chacun sait que la Chancelière et l’opinion allemande, toutes tendances confondues, refusent catégoriquement les transferts gigantesques – environ 10 % du PNB allemand, soit 250 milliards d’euros – qu’impliquerait une véritable union fédérale. Ce refus est tout à fait compréhensible, car l’Allemagne sacrifierait ainsi la compétitivité de son économie.
Même à un niveau beaucoup plus modeste, les réticences de la Chancelière restent entières : on vient encore de le constater avec l’accord sur l’union bancaire. Celle-ci n’est qu’un simulacre vidé de toute substance. Le fonds de résorption des crises bancaires n’atteindra le ridicule montant de 60 milliards d’euros qu’en 2026 ! En cas de faillite bancaire, ce sont non seulement les actionnaires, les créanciers, mais aussi les déposants au-dessus de 100 000 euros qui paieront. Chypre, comme l’avait dit M. Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe, était bien « un cas d’école », c’est-à-dire un précédent, malgré le démenti, à l’époque, de notre ministre de l’économie et des finances.
Mme Merkel propose des « contrats contraignants » à ses partenaires européens pour résorber les dettes souveraines. La voie ainsi dessinée serait celle d’une récession et d’une régression historiques, d’où la France sortirait industriellement, socialement et politiquement laminée. Car on peut très bien défaire la France sans pour autant faire l’Europe !
Alors que faire ?
D’abord, quand on a pris des décisions erronées, il faut savoir les corriger. Vous-même, monsieur le ministre, avez montré une grande capacité à porter un jugement critique sur le passé. La France n’est pas pieds et poings liés par des choix réalisés en matière monétaire voilà plus de vingt ans. L’Allemagne a besoin de la France, et celle-ci n’est pas qu’un chiffre d’affaires. En effet, l’Allemagne joue mondial et elle ne veut pas sacrifier sa compétitivité sur les marchés tiers à une solidarité européenne qui la plomberait. Il faut donc que l’Allemagne et la France s’entendent pour changer les règles du jeu de l’euro, comme le suggère Hans-Werner Sinn, dans l’intérêt de l’Europe elle-même. Il faut en revenir, parce que c’est le bon sens, à la responsabilité des États.
Il faut reconstruire l’Europe à partir de concepts clairs : la démocratie qui vit dans les nations, donc à géométrie variable ; la monnaie mise au service de l’économie, et non l’inverse ; un projet d’Europe européenne recentré sur l’essentiel, à savoir l’économie, la politique industrielle, l’énergie, la défense, la politique extérieure ; des institutions revues et corrigées ; de vrais partenariats, de la Méditerranée à la Russie. Sur ce dernier point, je n’ajoute rien aux propos tenus par M. Jean-Louis Carrère.
À cet égard, quel sens pouvait avoir, le 28 novembre dernier, le projet de l’Union européenne d’un accord d’association avec l’Ukraine, mené sans concertation suffisante, et même sans concertation du tout, avec la Russie ? À long terme et souvent à court terme, les intérêts stratégiques essentiels de la Russie ne sont pas différents de ceux de l’Europe occidentale.
Défions-nous de la russophobie dont font preuve certains de nos médias. Elle est à courte vue : le développement de la Russie et de ses classes moyennes fera plus sûrement avancer la cause de la démocratie dans ce grand peuple européen qu’un anti-poutinisme systématique et réducteur, qui prend M. Khodorkovski pour un défenseur des droits de l’homme et les passagers de l’Arctic Sunrise pour de pieux missionnaires. (Sourires.)
Pour que l’Europe soit un pôle, dans un monde structuré demain par la nouvelle bipolarité sino-américaine, elle doit développer un partenariat stratégique solide avec la Russie, pays, je le rappelle, de 140 millions d’habitants, soit dix fois moins que la Chine.
Retrouver la France, monsieur le ministre, ce n’est pas seulement en faire une nation de principes, ainsi que je l’ai entendu dire. Vous-même, vous décriviez notre diplomatie comme « une diplomatie des valeurs et de la démocratie ». Simplement, puis-je vous faire observer qu’« exporter la démocratie » n’est pas, en soi, un projet ? En la matière, on ne prêche bien que d’exemple, vous le savez bien. À vouloir exporter la démocratie, les États-Unis se sont cassé les dents. Samedi 4 janvier, le département d’État américain s’est dit inquiet de voir l’État islamique en Irak et au Levant, organisation affiliée à Al-Qaïda, imposer son autorité en Irak et en Syrie. Falloujah, située à soixante kilomètres de Bagdad, vient de tomber entre ses mains. Beau résultat, soit dit entre nous, vingt-trois ans après la première guerre du Golfe et onze ans après la seconde : l’Irak voué à la partition et à la guerre civile et l’Iran érigé en puissance dominante de la région !
Le général de Gaulle avait l’habitude de dire qu’« on ne fait pas de bonne politique en dehors des réalités ». Le réalisme n’est pas contraire à la morale, à la vraie morale, à celle qui, selon Pascal, « se moque de la morale ».
Le droit international n’est sans doute pas parfait, mais c’est dans ce cadre que la France doit agir, en distinguant ce qui est souhaitable de ce qui est possible et en privilégiant toujours la négociation.
Ce qui vaut pour l’Irak vaut pour la Syrie. Je ne vous ai pas caché ma perplexité, au début du mois de septembre dernier, quand se dessinait la perspective de frappes militaires franco-américaines en dehors d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, dont la France est pourtant un membre permanent. Certes, la Syrie s’est défaite de son armement chimique, mais cet heureux résultat est dû à une initiative russe et à un accord direct entre les présidents Poutine et Obama. La France, selon moi, n’a rien à gagner à donner aux pays émergents l’impression d’être à l’Ouest de l’Ouest.
Cette tendance s’était certes manifestée sous la présidence de M. Sarkozy, lequel, non content de réintégrer l’organisation militaire de l’OTAN, avait utilisé celle-ci pour donner une interprétation manifestement excessive de la résolution 1973.
En confondant la responsabilité de protéger avec le changement de régime – « Kadhafi doit partir ! » disait M. Juppé –, le précédent gouvernement a contribué à discréditer la première notion.
L’occidentalisme tourne le dos à la vocation de la France, à savoir le dialogue entre les cultures et les nations, justement prôné par le Président de la République. On peut habiller l’ingérence autant qu’on le voudra de références aux droits de l’homme. Dois-je rappeler que ceux-ci ne vont pas sans les droits du citoyen, selon la Déclaration de 1789 elle-même ? Ceux-ci garantissent ceux-là. En l’occurrence, l’Arabie saoudite est-elle pour notre diplomatie le meilleur point de référence ? Je pose la question !
République laïque, la France a-t-elle à prendre parti dans une querelle qui oppose, au sein du monde musulman, sunnites et chiites ? La politique arabe de la France, au temps du général de Gaulle, consistait plutôt à favoriser, au sein du monde arabe, les forces de progrès. Cette vocation progressiste ne commanderait-elle pas aujourd’hui, au moins, une certaine retenue dans ce qui est aussi une nouvelle guerre de religion ?
Nous voulons tendre la main aux nations émergentes qui façonnent et façonneront toujours plus le monde de demain. Alors n’allons pas au rebours du monde ! La communauté mondiale est pour le respect de la Charte des Nations unies et de la souveraineté nationale, pour l’intégrité des frontières et la non-ingérence. La France ne peut aller contre ces principes sans saper les fondements de sa propre indépendance.
En vous parlant avec franchise, monsieur le ministre, je ne vous ai certainement pas étonné. Je connais votre perspicacité, votre intelligence et vos talents, qui rendent et peuvent encore rendre de très grands services à notre pays. C’est aussi dans l’intérêt de la France, tel que je le conçois, bien entendu, que je me suis exprimé ce soir. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à Mme Kalliopi Ango Ela.
Mme Kalliopi Ango Ela. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant toute chose, je tiens à indiquer que les membres du groupe écologiste se félicitent de la libération de Georges Vandenbeusch survenue le 30 décembre dernier, notamment grâce aux efforts conjugués des autorités camerounaises, nigérianes et françaises.
Sénatrice des Français établis hors de France, je suis particulièrement sensible, comme nous tous, à la sécurité de nos compatriotes se trouvant à l’étranger et au sort de nos otages.
Vous n’êtes pas sans savoir, monsieur le ministre, que les écologistes défendent une conception pacifique de la conduite des affaires internationales, selon laquelle les interventions militaires sont un instrument de dernier recours. En outre, nous entendons renforcer la spécificité de la politique étrangère de la France dans le concert des nations, en optant pour une dynamique de concertation et d’engagements communs des différents acteurs, dynamique intégrant avant tout les forces régionales.
Pour être efficace, la politique extérieure de notre pays doit être construite sur trois piliers : la réactivité, la pertinence et la pérennité.
Pour être légitime, elle doit également favoriser l’émergence et l’épanouissement d’une « paix positive », partout où elle le peut. En effet, comme l’explique le politologue norvégien Johan Galtung, il existe une distinction entre la « paix négative » et la « paix positive ». La « paix positive » met l’accent non seulement sur l’absence de guerre ou de conflit violent, mais aussi sur la mise en place de structures instaurant la justice sociale et favorisant le développement de toutes les populations ayant été touchées par la guerre. La paix n’est pas seulement le désarmement ; elle concerne aussi et avant tout la vie des populations.
Cette « paix positive » est aussi la plus difficile à construire. La crise centrafricaine illustre tragiquement ce constat. Par l’opération Sangaris, la France a su faire preuve de réactivité face à une situation de guerre civile, ainsi qu’au funèbre cortège de massacres et de viols que les affrontements ont pu engendrer. Mais le plus difficile commence, à savoir la nécessité de gagner la paix. Le chaos qui règne en République centrafricaine est le résultat d’un marasme multifactoriel, alliant la nécrose du système politique à l’absence d’un État viable. De fait, au fur et à mesure que l’ordre sera rétabli, la reconstruction de la Centrafrique s’effectuera dans la durée, par l’instauration d’institutions robustes et légitimes, ainsi que par la mise en place d’infrastructures réelles.
Cependant, l’établissement d’un processus de sortie de crise efficient doit s’inscrire dans une perspective globale. Il faut que notre politique étrangère passe d’une logique encore très marquée par le bilatéralisme à un engagement résolument plus multilatéral. En effet, le cadre multilatéral représente l’échelle la plus pertinente de résolution des conflits, tout en permettant à notre pays de faire valoir son expertise et ses savoir-faire, notamment en matière de formation militaire.
L’Europe doit, en particulier, s’impliquer de manière beaucoup plus active. Il est essentiel que les États membres, ainsi que les institutions de l’Union européenne, soutiennent concrètement cette intervention ; elles auraient d’ailleurs pu soutenir davantage celle qui a lieu au Mali.
Ainsi, un an après le début de l’opération Serval et au lendemain du second tour des élections législatives dans ce pays, la situation sécuritaire reste encore fort préoccupante. Je souhaite également rappeler en cet instant le sort dramatique des enfants soldats, et dénoncer celui des femmes victimes de viols, utilisés comme armes de guerre, notamment en République démocratique du Congo, pays à l’histoire tourmentée, qui peine à se reconstruire après des années de guerre et connaît même actuellement un regain de violence.
Dans ce contexte instable, il est donc essentiel de renforcer l’articulation entre États et organisations régionales – CEDEAO, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, CEEAC, la Communauté économique des États de l’Afrique centrale, IGAD, c’est-à-dire l’autorité intergouvernementale pour le développement – et internationales – Union africaine, Union européenne, Nations unies. Cette approche serait en effet la plus à même d’éradiquer les formes physiques, culturelles et structurelles de la violence qui ronge les sociétés. Elle favoriserait l’émergence d’une véritable capacité à construire une paix durable.
Cette approche globale est également pertinente s’agissant des événements se déroulant au Proche et Moyen-Orient. Dans cette zone, la question du programme nucléaire iranien occupe une place centrale au sein de l’agenda international. Des doutes subsistent, près d’un mois après l’accord intermédiaire du 24 novembre dernier, signé à Genève par Téhéran. Monsieur le ministre, vous avez d’ailleurs fait part de vos interrogations dans un article paru dans le Wall Street Journal daté du 18 décembre dernier. Vous y déclariez : « Il n’est pas certain que les Iraniens accepteront d’abandonner définitivement toute capacité à se doter de l’arme nucléaire ou seulement de suspendre le programme nucléaire. »
Dans ce contexte, ne faudrait-il pas encourager une nouvelle solution globale, en promouvant l’idée d’une zone exempte d’armes nucléaires et d’armes de destruction massive au Proche et au Moyen-Orient ? L’Afrique peut ainsi nous servir de modèle, avec la signature en 1996 du traité de Pelindaba, faisant du continent une zone exempte d’armes nucléaires. En effet, l’Afrique du Sud a démantelé son arsenal nucléaire clandestin à la suite de cet accord.
Le Proche et le Moyen-Orient restent ainsi au cœur des préoccupations internationales. Depuis 2011 et le renversement du président Morsi, l’Égypte peine à retrouver le chemin de l’unité nationale, tout comme la Syrie, où des armes chimiques ont été utilisées.
Pour ce qui concerne ce dernier pays, le vote d’une résolution de l’ONU, au mois de septembre dernier, sur la destruction de l’arsenal chimique du régime, constitue un premier pas. L’étape capitale se jouera désormais à la fin du présent mois, avec la tenue d’une conférence internationale dite « de Genève II », afin de trouver une solution politique à la guerre civile, dans une région où les violences contre les populations civiles n’ont que trop duré.
Tels sont les défis actuels auxquels la politique étrangère de notre pays est confrontée. Notre diplomatie doit donc rester réactive et pertinente, tout en s’inscrivant dans la durée, grâce à l’adoption d’une approche multilatérale renforcée.
Enfin, fondamentalement, elle doit mettre l’accent sur la recherche d’une paix fondée sur la justice, intégrant bien entendu le développement.
Je conclurai par les propos de Roger Yomba Ngué issus de son ouvrage Qui menace la paix et la stabilité en Afrique ? : « Le plus important, c’est l’enseignement qu’on en tire et les décisions que l’on prend pour en sortir, afin de construire un avenir plus probant et prometteur pour les générations futures. » (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)