M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d’enquête sur le rôle des banques et acteurs financiers dans l’évasion des ressources financières en ses conséquences fiscales et sur les équilibres économiques ainsi que sur l’efficacité du dispositif législatif, juridique et administratif destiné à la combattre. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite en premier lieu remercier à mon tour la conférence des présidents d’avoir inscrit ce débat à notre ordre du jour.
Même si plusieurs des recommandations adoptées par la commission ont commencé à trouver un début de satisfaction au cours des débats qui nous ont retenus à l’occasion de différents projets de loi examinés au cours de la précédente session parlementaire, il est utile de faire le point et de préparer l’avenir.
Les missions des commissions d’enquête ne sont pas facilitées par les moyens dont elles disposent en droit et en fait. Ces commissions rencontrent en effet parfois l’hostilité de ceux qu’elles dérangent. La commission sur le rôle des acteurs financiers dans l’évasion des capitaux n’a pas été épargnée. Les fausses indignations, particulièrement scandaleuses quand elles proviennent de fraudeurs patentés, n’ont pas manqué ; au cours de nos travaux, nous avons pu rencontrer plusieurs témoins menacés, parfois de mort. Fallait-il que le sujet soit brûlant !
Dans ce contexte, je voudrais remercier les membres de la commission d’enquête d’avoir adopté à l’unanimité les conclusions qui leur avaient été soumises. Ce résultat doit beaucoup à la présidence de notre commission d’enquête par François Pillet, aussi résolu que favorable à la réunion d’un consensus qui est désormais bien installé au Sénat sur des sujets qui en effet nous rassemblent.
De toute évidence, une commission d’enquête parlementaire n’a pas les mêmes objectifs que ceux qui sont assignés aux organes de contrôle, qu’ils soient administratifs ou judiciaires.
Cependant, elles doivent s’efforcer d’être les supports d’un contrôle parlementaire auquel il faudrait donner toute sa place dans une démocratie où le contrôle politique doit être fort. La réponse judiciaire ne saurait être seule à faire écho à une démocratie d’opinion exaspérée par les excès ou les carences des uns ou des autres. Sur des sujets comme celui qui nous rassemble, un contrôle parlementaire permanent et collégial devra s’imposer un jour. Il est moins concurrent que complémentaire par rapport à l’autorité judiciaire et il peut même arriver qu’il favorise l’exercice par cette dernière de ses missions, comme nous en avons reçu plusieurs fois le témoignage.
Permettez-moi de rendre hommage aux hommes et aux femmes qui s’attaquent au crime financier, qu’ils appartiennent à des services ou que, simples personnes privées, dans la solitude de leur conscience, ils osent, dans l’exercice de leur profession ou d’autres manières, s’opposer aux forces d’un système évidemment bien plus puissant qu’eux. La décision du Conseil constitutionnel intervenue hier ne leur rend pas cet hommage. Sans doute nous direz-vous quelles suites le Gouvernement entend réserver à une décision qui, par divers aspects, aboutit à désamorcer les moyens d’assurer l’égalité devant les charges publiques.
Dans un monde où, de plus en plus, les flux de capitaux sont affranchis de toute limite, la financiarisation de l’économie est un phénomène tellement acquis que l’idée même d’une évasion des capitaux paraît étrange et ne représente plus pour certains que la sanction bienvenue d’une finance efficiente adressée à des débiteurs irresponsables.
Pourtant, à l’âge de l’offshore, à l’âge de l’optimisation fiscale systématique et des crises financières, c’est bien sur une industrie financière au service de l’évasion des capitaux, pour elle-même ou pour ses usagers, qu’on doit s’interroger.
L’évasion des capitaux, c’est alors ce phénomène multiforme et prédateur qui permet de soustraire les richesses aux quelques reliques de souveraineté des États par lesquelles ceux-ci s’affichent encore parfois comme les garants des intérêts et d’un ordre publics.
La commission d’enquête n’a pas pu envisager tous les chefs d’évasion de capitaux relevant de la finance. Elle a particulièrement considéré l’évasion des capitaux à finalité fiscale, directement ou à travers le blanchiment de la fraude fiscale.
Il faudra un jour revenir sur la contribution sociale et économique du secteur financier et se demander si celui-ci présente, dans les conditions actuelles de son fonctionnement, des titres à absorber une part de plus en plus conséquente de la valeur ajoutée au risque d’en détruire régulièrement une bonne partie.
Peu, sinon aucun, des témoins auditionnés par la commission ne se sont aventurés à contester le bien-fondé de son objet. Les personnalités particulièrement qualifiées que nous avons auditionnées, parmi lesquelles l’ancien directeur général du Fonds monétaire international et l’ancien président de la Banque centrale européenne notamment, sont convenues que la finance présente des risques de fraude particulièrement aigus.
La finance réunit en effet tous les attributs propices aux fraudes, subies ou commises par les acteurs financiers eux-mêmes, observation fondamentale vérifiée par notre commission. L’opacité des circuits et des réseaux financiers, la vitesse des opérations, la disparition des frontières et des distances dans une mobilité qui contraste avec la fixité des espaces de souveraineté nationale dans lesquels s’exerce l’action des contrôleurs, comptent au nombre des attributs de la finance.
Il faut ajouter que la finance a un formidable pouvoir de novation. Elle peut substituer à des revenus taxables d’autres revenus non taxés ou moins taxés. Si elle n’a pas le pouvoir de changer le plomb en or, elle peut réaliser l’opération inverse en transformant l’or de la sphère économique réelle d’un pays en plomb pour les administrations fiscales, et plus largement pour celles en charge des intérêts publics.
Les « prix de transfert » financiers qui reposent sur l’assiette considérable des relations financières intragroupes, les structurations des bilans d’entreprises dans les groupes et leurs effets artificiels sur les revenus nets qui fondent la contribution fiscale, les arbitrages réglementaires multiples offerts par les techniques financières, parmi lesquels je voudrais citer ceux, d’actualité, pouvant porter sur certaines rémunérations salariales qui altèrent la contribution sociale, ne sont que quelques-unes des multiples manifestations des potentialités d’évasion des richesses par la finance.
Ces potentialités reposent aussi sur l’extrême facilité pour la finance de dissimuler les richesses, facilité entretenue par l’industrie financière qui s’est employée à se créer des zones de droit sur mesure. Tous les grands témoins auditionnés par la commission en ont appelé à une nouvelle régulation de la finance. J’y vois le témoignage d’un refus de l’impérialisme de la finance aux dérives patentes. Il trouve des expressions aussi variées que l’essor du shadow banking, cette finance des financiers pour les financiers, ou l’intervention directe de banques pour façonner les législations de certains pays.
De son côté, le secret bancaire absolu opposé aux règles les plus démocratiques n’est-il pas la manifestation de la suprématie accordée aux intérêts représentés par les institutions financières ? Sachons également reconnaître qu’en cela l’offre des financiers rejoint une demande croissante d’évitement de l’impôt par des élites mondialisées qui coïncide avec les intérêts des acteurs financiers.
Dans un monde où les oligarchies financières se renforcent sous l’effet des déséquilibres du partage des richesses, les oligopoles financiers se mettent au diapason des attentes des « ultra-hauts revenus ». Leurs auxiliaires des professions du droit et du chiffre retirent une part importante de leurs rémunérations de recettes visant à optimiser astucieusement les revenus des entreprises et des particuliers en les soustrayant à la contribution commune. Les lois que nous adoptons sont ainsi régulièrement vidées de leur portée par toute une infrastructure qui est payée pour échapper à un pouvoir que nous exerçons au nom du peuple.
Dans ce monde, il est illusoire d’attendre des acteurs financiers une quelconque autorégulation. L’évasion des capitaux devient systémique. Quelles propositions appréciables les institutions financières ont-elles jamais avancées pour améliorer leur conformité ? Comment ne pas relever l’absence de plaintes de la profession dans les cas avérés de fraudes réalisées par des banques concurrentes quand les mêmes sanctionnent sans merci le plus petit découvert ? Que dire de l’utilisation sans vergogne des juridictions à secret bancaire et des États non coopératifs, de la multiplication des offres de véhicules vantés pour leur potentialité fiscale, du déplacement entre pays des avoirs consécutif aux durcissements des règles touchant tel pays vers d’autres destinations épargnées par lui, de la profusion des schémas de planification fiscale agressive dont le nombre ne cesse de croître dans le recensement qu’en fait l’Organisation pour la coopération et le développement économique, l’OCDE ?
La commission d’enquête a eu à connaître de situations individuelles plus ou moins publiques, témoignant d’évidentes transgressions. Chacun ici connaît peu ou prou les dossiers HSBC, UBS et d’autres plus franco-français. Sans pouvoir entrer dans des détails, je puis témoigner que les investigations auxquelles j’ai procédé en ma qualité de rapporteur ont pu conduire à des observations singulières.
Je m’interroge en particulier sur le recours par de nombreuses personnes morales à des comptes à l’étranger gérés dans des conditions apparemment destinées à les dissimuler. Je relève encore qu’en réponse à mon questionnaire certaines grandes entreprises du CAC 40 sont allées jusqu’à affirmer ne pouvoir être concernées par telle liste désormais bien connue quand, en réalité, elles se trouvaient portées sur elle. La commission de son côté a pu prendre connaissance de cas particuliers impliquant des compensations financières plutôt triviales mais pouvant concerner des sommes considérables et qui lient le grand banditisme aux fraudeurs fiscaux.
Ces comportements microéconomiques aboutissent à des formations macro-financières monstrueuses. Tel micro-État, dépourvu du moindre début d’une infrastructure de contrôle et offrant des garanties de non-fiscalisation au long cours, se retrouve le quatrième centre financier international. Le déploiement des groupes financiers dans les paradis bancaires et les réseaux qu’ils dessinent confèrent à l’offshore une place de choix dans les circuits financiers internationaux avec tous les risques associés pour l’ordre financier international, la stabilité financière mais aussi la conformité des flux, des intervenants, et des échanges.
En Europe elle-même, n’est-ce pas le plus petit État qui est aussi le plus grand centre financier de gestion de fonds ? Les Bermudes ne sont-elles pas la plaque tournante mondiale de l’assurance ? Combien de bénéfices les « captives » constituées par les entreprises françaises sur ce territoire dégagent-elles chaque année, monsieur le ministre, et combien coûtent-ils au trésor public ? Les bénéfices des entreprises du CAC 40 réalisés à l’étranger ne reflètent-ils que des succès commerciaux rencontrés sur place ou admettent-ils une part des bénéfices réalisés en France et habilement transférés à l’étranger ?
À sa manière, la commission d’enquête a éprouvé les effets de l’opacification entretenue par les nébuleuses financières. En réponse à une question portant sur les activités, les bénéfices et les impôts acquittés dans une liste de territoires, les banques interrogées ont affirmé ne pouvoir fournir ces éléments. Étrange réponse qui contraste pour le moins avec les informations qu’on s’attendrait voir réunies par des établissements à la pointe des techniques de gestion !
C’est d’autant plus étrange, et je dirais même inacceptable, qu’il suffit de se reporter à l’audition du président de BNP Paribas devant la commission d’enquête du Sénat sur l’évasion fiscale internationale, l’an dernier, pour se persuader que ces données sont déjà disponibles et qu’elles expliquent pour beaucoup l’écart entre le taux d’imposition nominal théorique desdites entités et leur imposition effective en France, constat soigneusement édulcoré dans un récent rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, rédigé il est vrai par un rapporteur exerçant désormais ses talents au service d’une grande banque étrangère au centre du plus grand scandale financier de ces derniers temps.
Oui, décidément, mieux connaître, ce sera déjà mieux combattre ! On le sait, cette condition appelle une coopération internationale dont les défaillances actuelles sont connues.
Ces dernières années, des accords interétatiques ont été présentés comme la manifestation d’une mobilisation internationale pour mieux défendre les droits légitimes des États. Ce processus a particulièrement consisté à s’assurer d’une coopération mutuelle effective passant par des échanges d’informations mais aussi, dans le champ de la lutte anti-blanchiment, qui est le second pilier du combat contre les flux illicites de capitaux, par l’adoption de normes communes supposées répondre aux défis du blanchiment.
La vision idyllique du concert des nations qui tend à être diffusée par les gouvernements est-elle vraiment de mise ? N’a-t-on pas assisté à un exercice formel et doit-on pour l’avenir s’attendre à mieux ?
Force est d’observer que, sans être dénué d’utilité, le Forum mondial fiscal de l’OCDE ou les conventions bilatérales n’ont pas atteint leurs objectifs. Par exemple, alors que les résultats de la supervision exercée par le Forum ont conduit à vider les différentes listes, qui représentaient l’unique issue du processus, laissant accroire que la coopération fiscale avait atteint un point satisfaisant, la réalité d’une faillite presque totale du système actuel d’échanges d’informations à la demande, volontaire ou spontané, s’est imposée. On privilégie désormais un standard d’échanges automatiques d’informations qui est en effet, de loin, préférable.
Mais qui ne veut le moins voudra-t-il vraiment le plus ? De quels instruments sommes-nous dotés pour contraindre les États récalcitrants – et il y en a quelques-uns au sein même de l’Union européenne – à respecter le futur nouveau standard ? La France mise en cause par la Commission européenne montre-t-elle toujours l’exemple ?
Comment progresser sur ce terrain maintenant que le Conseil constitutionnel a conforté les paradis fiscaux ? Nous semblons attendre des États-Unis la lumière, ce qui n’est pas à la hauteur de ce que l’on attend légitimement de l’Europe et pourrait bien affaiblir sa position dans l’attractivité des capitaux. Un peu de géostratégie financière ne nuirait pas dans un contexte où les armes réglementaires, y compris dans le domaine de la lutte contre l’évasion des capitaux, sont un outil de la guerre financière internationale.
Par ailleurs, toute une série d’inconnues planent sur les processus en cours. Comment contrer le recours à des structures écrans que la quatrième directive anti-blanchiment continue à ignorer malgré l’évidence et les révélations d’Offshore leaks, au printemps dernier, largement confirmées par les documents que j’ai pu consulter dans mes fonctions de rapporteur de la commission ? Quid des progrès sur la voie d’une action plus résolue en matière de blanchiment quand des pans entiers sont laissés à la discrétion des États voire des établissements financiers eux-mêmes ? Quid des sanctions effectives contre les États ou les acteurs financiers complices ou auteurs de l’évasion des capitaux tant que les justices européennes resteront dans une passivité à laquelle les États-Unis ont si vigoureusement renoncé ?
À l’heure des annonces sur le FATCA européen, où en sommes-nous de la révision de la directive Épargne ?
On peut craindre en somme que le droit international ne demeure encore une fois, au gré des rapports de force, alternativement une loi douce sans effet appréciable ou une loi dure appliquée selon leurs intérêts par les pays les plus forts au nombre desquels l’Europe ne se comptera pas. Cette crainte peut s’étendre aux dispositions législatives que nous adoptons. L’abondance de normes ne doit pas être le cache-misère d’une action qui doit être toujours exemplaire.
Nous avons beaucoup légiféré ces dernières années pour renforcer les moyens de la lutte contre les flux illicites des capitaux. Nous manquons du recul pour faire le bilan complet de ces lois. Pour certains dispositifs en revanche, il existe déjà des motifs de perplexité. Tel est le cas des régimes durcissant la législation fiscale envers les États non coopératifs. Tel est aussi le cas d’un certain nombre de retenues à la source remises en cause par la juridiction européenne.
N’en ira-t-il pas de même avec le registre des trusts, qui, pour être souhaitable, reste conditionné à la bonne volonté des États étrangers ? Les conventions fiscales ont-elles toujours permis d’accéder aux informations nécessaires ? L’élargissement du dispositif TRACFIN – traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins – a-t-il abouti à une lutte plus efficace contre le blanchiment et la fraude fiscale ? Il n’y a pas jusqu’à l’accentuation très bienvenue des peines et des moyens d’investigation qui, au vu des pratiques actuelles, ne soulèvent des questions sur leurs prolongements effectifs.
La guerre contre l’évasion des capitaux est un art tout d’exécution. Nous préconisons sans doute des réformes à dimension législative. Il nous faudra d’abord réduire l’asymétrie des informations dont abusent les acteurs financiers, en élargissant les obligations de dévoilement d’informations pour certains produits, notamment d’assurances, ou pour certains schémas fiscaux – l’Assemblée nationale vient d’adopter récemment une telle disposition, contre l’avis du Gouvernement –, comme nous l’avons fait pour les comptes des banques dans les pays tiers.
En la matière, nous devrons, d’une part, veiller à ce que les choix concernant le périmètre de consolidation des banques, qui sert de référence, n’altèrent pas la portée de l’information à laquelle nous les avons obligées et, d’autre part, élargir une telle obligation à des entreprises non financières.
Le statut des lanceurs d’alerte, qui a été amélioré, tandis qu’un statut du repenti a été organisé, pourra sans doute l’être encore pour couvrir des situations plus réalistes et mieux sécuriser leurs perspectives concrètes.
Par ailleurs, il nous faut mieux formaliser l’engagement des organes sociaux sur la conformité fiscale des entreprises et associer les institutions représentatives du personnel à ces sujets.
Il conviendra également de résoudre par la voie législative un certain nombre de conflits d’intérêts, qui voient des contrôleurs placés sous la sujétion économique des contrôlés, comme c’est le cas des commissaires aux comptes, ou laissés sans statut suffisamment protecteur, comme c’est le cas des personnels chargés de la conformité dans les institutions financières.
Nous devrons également modifier la composition de certains collèges de superviseurs, qui comptent des personnalités actives dans des entreprises ayant des liens commerciaux ou financiers avec des entités soumises à leur contrôle ou à leur sanction. Il nous faudra aussi mieux responsabiliser les facilitateurs de la fraude fiscale internationale par un appareil de sanctions adaptées à leur participation à des fraudes, qui ne leur vaut aujourd’hui que l’impunité. C’est le sens de la recommandation visant à créer une infraction pour incitation à la fraude fiscale.
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
M. Éric Bocquet, rapporteur. Des moyens d’enquête supplémentaires ont été accordés au contrôle fiscal. Sans doute faudra-t-il en doter également l’ACPR, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, en s’inspirant du régime prévu pour l’AMF, l’Autorité des marchés financiers.
Mais, plus que de nouvelles normes, c’est à un fonctionnement efficace des services et à leur bonne application qu’il faut s’attacher. Plus de cohésion et plus de fermeté ! Un certain nombre de dispositifs légaux sont désamorcés par des choix condamnables. Pourquoi adopter une doctrine si restrictive de détermination des États non coopératifs, dont témoigne encore la liste dernièrement arrêtée, qu’elle neutralise les régimes pénalisant les paradis fiscaux ? N’est-ce pas adresser un blanc-seing au développement de la finance offshore ? Pourquoi estimer que la Suisse, avec son secret bancaire, est un État impeccable en matière de lutte anti-blanchiment, quand de nombreuses affaires démontrent tout le contraire ? Est-il réellement acceptable que l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution soit liée par le secret professionnel à l’égard des services fiscaux quand elle exerce des responsabilités importantes dans le combat contre le blanchiment, notamment de fraude fiscale ? Pourquoi refuser au contrôle fiscal d’interroger TRACFIN sur des signalements dont cet organisme pourrait disposer ? C’est là une situation véritablement kafkaïenne, puisque, dans le même temps, les cas sensibles sont naturellement signalés au ministre, lequel, supérieur hiérarchique de la DGFIP, la direction générale des finances publiques, se trouve forcé à un clivage dangereux et qu’on devine pouvoir être particulièrement inconfortable en certaines circonstances. Toujours à propos de TRACFIN, ne devrait-on pas, en cohérence avec l’arrêt Talmon, lui ouvrir la faculté de saisir l’autorité judiciaire en cas de soupçons de blanchiment de fraude fiscale, plutôt que le lui interdire ?
Au-delà de ces différents aspects, il nous faut tendre vers une action opérationnelle beaucoup plus claire et résolue. Les moyens ne sont pas à la hauteur des missions. Les différentes affaires survenues ces dernières années ont absorbé une proportion considérable des ressources des services. Nous l’avons constaté. Et nous nous interrogeons sur l’adéquation des capacités de traitement des dossiers de régularisation, qui semblent devoir être dépassées en l’état des forces.
Quant au contrôle fiscal ordinaire, les moyens du contrôle d’entités, dont certaines comptent un total de bilan équivalent au PIB de notre pays, sont-ils vraiment au niveau ? De même, TRACFIN tend à être submergé par les signalements, ce qui conduit à des apurements sauvages de dossiers. Et que dire des moyens de la justice et des services d’enquête ? Combien de dossiers sont-ils abandonnés ? Je m’interroge par exemple sur le devenir des documents confiés par l’ACPR au service de la douane judiciaire concernant les personnes impliquées dans l’affaire UBS. Pouvez-vous nous informer, monsieur le ministre, des diligences effectuées et de leurs suites, au-delà de celles, connues, qui concernent les mises en examen des établissements eux-mêmes?
On observe une insuffisance de moyens, mais aussi, parfois, une insuffisance de fermeté. Est-il vraiment inaccessible aux autorités de contrôle prudentiel, comme elles l’indiquent, de connaître finement les opérations des banques dans des juridictions où elles sont exemptes de contrôles locaux dignes de ce nom ? Peut-on se satisfaire que la seule obligation pesant sur elles, quand les mœurs locales leur interdisent de répondre aux exigences de la lutte contre le blanchiment, soit d’en informer les autorités françaises, qui doivent tout de même le savoir déjà ? Celles-ci, qui concèdent ne recourir qu’à un contrôle sur base sociale consolidée, nécessairement aveugle aux échanges intragroupes, ne devraient-elles pas mieux sanctionner les situations où le contrôle de la maison mère est manifestement défaillant ? Pourquoi, loin d’aboutir à ce résultat, un examen par la commission des sanctions de l’ACPR peut-il permettre à une grande banque française d’échapper à des griefs de ce type, au motif de l’absence d’un accord formel de coopération entre l’ACPR et son homologue, malgré le consentement ponctuel donné par celui-ci ?
La commission d’enquête a pu également relever que les contrôles effectués dans l’affaire UBS avaient été, de la part de l’ACPR, pour le moins poussifs. Je n’ai pas trouvé trace d’importants éléments de cette affaire dans les documents dont j’ai pris connaissance et par lesquels l’administration tient le fichier des personnes soupçonnées de dissimuler des avoirs à l’étranger. Il est vrai que ce fichier ne comporte pas davantage la mention de personnes dont il est avéré aujourd'hui, de leur propre aveu, qu’elles se trouvent dans cette situation.
Par ailleurs, quand sanctionnera-t-on certaines professions du chiffre et du droit, qui ne jouent pas le jeu des signalements à TRACFIN, puisque ni la loi ni la pédagogie ne semblent suffire ? Quand s’inquiétera-t-on réellement de la faible vigueur du dispositif quand des personnes politiquement exposées sont en cause ?
Je conclurai moi aussi sur la question du verrou de Bercy, ministère qui n’est malheureusement pas directement représenté ce matin, ce que je déplore. J’ai la conviction que cette anomalie, attribut d’une sorte de raison d’État fiscale, devra un jour céder.
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
M. Éric Bocquet, rapporteur. Les techniciens la défendent au nom de l’efficacité des redressements. Ce n’est pas très bon signe, puisque c’est reconnaître que notre contrôle fiscal est insuffisamment assuré sur ses bases. Est-ce par ailleurs vraiment crédible ? Entre les droits constatés et les droits recouvrés, quel est l’écart ? Il est sûr que ce monopole affecte les principes du droit. Le mépris des obligations de l’article 40 du code de procédure pénale en témoigne. Il est également sûr que ce « verrou » jette la suspicion sur l’action publique. Les quelques avancées du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale ne suffiront pas à la lever.
Le verrou de Bercy participe ainsi d’une opacité de l’action publique antifraude, qui nuit à la confiance et ne favorise pas son efficacité.
Reprenant une proposition de la commission d’enquête sur l’évasion fiscale internationale, nous souhaitons que soit créé un haut-commissariat à la protection des intérêts financiers publics répondant aux meilleures pratiques de l’évaluation. À l’heure où le Premier ministre en a appelé à la réforme fiscale, nos institutions doivent être complétées pour mieux veiller à la conformité fiscale de tous au service de l’égalité devant les prélèvements obligatoires. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste, du groupe écologiste, du RDSE et de l’UDI-UC.)
M. le président. La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, après la saison 1, voici la saison 2 ! Je me félicite de l’ampleur du travail réalisé, de la réceptivité des membres de la commission, ainsi que de la bonne humeur qui a régné lors de nos travaux, malgré un sujet qui ne prête pas à sourire. La collaboration des personnes auditionnées a été de qualité, et la variété des pistes retenues, structurées autour de deux axes, « mieux connaître » et « mieux combattre », nous semble d’une grande opportunité.
C’est en 2008, à la suite d’une série de faillites bancaires, que le grand public découvre la nocivité des paradis fiscaux, « véritables angles morts de la mondialisation financière, dans lesquels les entreprises multinationales et les riches particuliers dissimulent leurs activités pour échapper au fisc, à la justice, ou aux autorités de régulation du marché ». Si les paradis fiscaux ne sont certainement pas les seuls responsables de la crise financière de 2008, ils y ont très largement contribué – nous en reparlerons ce matin.
La multiplication des « affaires », lesquelles font apparaître au grand jour ce processus se nourrissant du secret, ne manque pas de créer l’émoi et l’indignation de l’opinion publique, dont l’attente se fait de plus en plus pressante. Pendant ce temps, monsieur le ministre, le populisme croît et l’extrême droite en fait son miel.
La dérégulation du marché est pointée du doigt. Ainsi, un consensus a émergé, portant sur l’échec d’un désarmement institutionnel qui laisserait la finance dans un état de pseudo-nature. Il établit aussi le constat d’une nécessaire action pour lutter contre l’autre grande plaie du moment, à savoir la contribution des circuits financiers à l’essor du crime, dans les processus de blanchiment. Oui, mes chers collègues, la mafia existe ! Nous ne l’avons pas rencontrée frontalement, mais, lors d’une visite à Nanterre, nous avons pu constater que ce que nous étudions est extrêmement lié aux mafias, elles-mêmes reliées à un certain nombre de grands secteurs, tels que la banque et le BTP. Appelons un chat un chat !
Alors que, dès 2008, de nombreuses mesures internationales avaient été annoncées, notamment à la suite du G20, les banques, premières utilisatrices de ces territoires opaques, n’ont pas vraiment modifié leurs pratiques. Selon un rapport du CCFD-Terre solidaire datant de 2012, BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole compteraient aujourd’hui 513 filiales dans les paradis fiscaux, contre 494 en 2010. Par conséquent, loin de s’améliorer, la situation s’aggrave. Les établissements financiers ont bien quitté certains paradis fiscaux, mais seulement ceux de la « liste grise » de l’OCDE, qui n’en comporte d’ailleurs plus que trois, ainsi que huit autres désignés comme tels par la France.
Il est de notre responsabilité d’éliminer les échappatoires à l’impôt, y compris pour les banques, dont le taux de contribution fiscale reste difficile à évaluer du fait de leurs activités offshore et de leur internationalisation. Sans compter que la plupart des banques pratiquent des opérations d’optimisation fiscale plus ou moins agressives.
En 2012, lorsque Pascal Canfin publiait Ce que les banques vous disent et pourquoi il ne faut presque jamais les croire, ouvrage dont je vous recommande vivement la lecture, mes chers collègues, il constatait une capacité de lobbying extrêmement puissante des institutions financières. Il n’y avait pas, jusqu’à une date relativement récente, de contre-pouvoir organisé en la matière.
Cependant, les choses ont évolué, avec la création de Finance Watch à Bruxelles, ou encore la mobilisation de longue date de certaines organisations non gouvernementales sur le sujet, comme Oxfam et le CCFD. Leurs compétences sont très vite montées en puissance sur ces sujets, et ces structures sont aujourd’hui des forces de propositions pertinentes et respectées.
Ainsi, un contre-pouvoir citoyen s’organise, trop lentement, certes, mais il faut louer son travail : il réussit à décortiquer le discours technique et complexe des banques, à le critiquer et à se faire quelque peu entendre dans les médias. Selon nous, il est essentiel, en termes démocratiques, de faire vivre ce débat autour de la finance, de ses méfaits et de l’évasion fiscale.
La France n’est pas en reste, puisque le contexte législatif progresse sur le sujet, même si c’est trop lentement à notre goût.
Ainsi, la loi de séparation et de régulation des activités bancaires, votée en juillet 2013, a permis de renforcer un peu la lutte contre les paradis fiscaux et le blanchiment des capitaux, notamment en instaurant, pour les banques et les grandes entreprises, une obligation de transparence sur leurs activités pays par pays, en permettant la mise en œuvre de l’échange automatique d’informations en matière fiscale et en renforçant les pouvoirs de TRACFIN, ainsi que les obligations des personnes assujetties à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.
Ensuite, le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière vise à introduire, quant à lui, deux avancées, portées par les écologistes à l’Assemblée nationale : d’une part, la mise en place d’un « registre public des trusts » et, d’autre part, la « protection des lanceurs d’alerte ». Le cas d’Hervé Falciani, ex-informaticien de la banque HSBC, nous rappelle l’importance de protéger les lanceurs d’alerte, qui fournissent au fisc français les informations sur des cas d’évasion fiscale de très grande ampleur.
Le projet de loi de finances pour 2014 a présenté quelques mesures destinées à compléter le dispositif de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Cependant, les mesures proposées par le groupe écologiste pour lutter contre l’optimisation fiscale des très grandes entreprises n’ont pas été entendues, ce que je regrette. Je vous rappelle, mes chers collègues, qu’il s’agissait d’un amendement prévoyant que les entreprises condamnées pour fraude fiscale ne seraient plus éligibles au crédit d’impôt. Il nous paraît en effet évident que nous ne devons pas donner de primes à ceux qui trichent. Nous avions également proposé d’aligner le régime de déductibilité des charges des États à fiscalité privilégiée sur celui des États non coopératifs.
La volonté politique, selon nous, est une notion centrale. Elle permettra la reconstruction du lien de confiance entre les citoyens et les politiques, en termes de démocratie politique et de reprise en main d’une mondialisation financière devenue folle.
Dès lors, comment procéder ? Nous avons auditionné avec satisfaction Denis Robert, qui a notamment enquêté sur l’affaire Clearstream, et dont les propos pourraient constituer la piste d’une saison 3 de notre commission d’enquête. Il affirme : « Il conviendrait plutôt de s’interroger sur la manière dont les transactions sont opérées plutôt que traquer indéfiniment – et vainement – les paradis fiscaux. » Il compare les flux financiers à des autoroutes, sur lesquelles « circulent des véhicules qui ne sont pas immatriculés, mais qui, pourtant, circulent fort librement ». Selon lui, pour « remporter la bataille contre le “noircissement” de l’économie et les trous noirs de la finance, il convient de former des brigades autoroutières ou inventer des “radars” informatiques qui permettront d’intercepter ces véhicules en infraction circulant librement que sont les banques ».
Je ne ferai pas la liste de l’ensemble des propositions présentées par cette commission d’enquête saison 2, mais, selon nous, la réflexion menée autour de l’élargissement du champ d’intervention des services judiciaires mérite une attention toute particulière de la part du Gouvernement.
Pour conclure, je me demande si ce dossier sur l’évasion fiscale n’est pas uniquement l’arbre qui cache la forêt et si le vrai problème ne tient pas simplement à l’insuffisance d’un système devenu complètement fou et qui tourne à vide. Je vous renvoie à cet égard à l’ouvrage tout à fait pertinent de Jean-Michel Naulot : Crise financière : pourquoi les gouvernements ne font rien ? Et si la fraude et l’évasion fiscale n’étaient que les symptômes de notre système devenu fou ? (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission d’enquête, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous sommes douze en séance pour débattre d’un sujet aussi important. Autant dire que nous sommes entre nous ! Or nous fêtons aujourd’hui le premier anniversaire de la déclaration de Jérôme Cahuzac, dans laquelle il affirmait ne détenir aucun compte à l’étranger. Ce 5 décembre est donc l’occasion pour nous de souffler cette première bougie !
Hier, le Sénat a battu l’Assemblée nationale par 1 à 0 : on comptait un sénateur – moi – et aucun député lors de la présentation du rapport annuel de Transparency international sur la transparence de la vie publique et l’évasion fiscale.
Évidemment, ce rapport soulève un certain nombre de problèmes puisqu’il y est question de perception de la corruption et de perception de la fraude. Après le tsunami provoqué par l’affaire Cahuzac, il est clair qu’il faudra plus qu’un train de mesures pour rétablir la confiance.
Cette affaire a donné lieu à plusieurs textes législatifs, à des commissions d’enquête, dont il a été largement question. Croyant que Bernard Cazeneuve serait là ce matin, je ne voulais pas le contrarier en évoquant le verrou de Bercy. Mais puisque c’est vous qui êtes présent, monsieur le ministre chargé des relations avec le Parlement, je vais vous en parler. (Sourires.)
Le verrou de Bercy a fait l’objet de très longs débats les 17 et 18 juillet dernier. Malheureusement, nous n’avons pas adopté les dispositions de bon sens en faveur d’une plus grande transparence qu’avait présentées notre collègue Alain Anziani au nom de la commission des lois. Nous le regrettons. Comme les murs de Jéricho, le verrou de Bercy finira un jour ou l’autre par sauter, à mon avis sous le coup d’une question préalable de constitutionnalité. La première a été déposée le 29 novembre dernier, en vain. Toutefois, le combat continue. Le verrou résistera, me semble-t-il, moins aux juridictions qu’aux parlementaires.
Pour ma part, je vous parlerai des lanceurs d’alerte ainsi que de la formation. S’agissant des premiers, il n’existe malheureusement aucune convention de l’OCDE permettant de les protéger, monsieur le ministre. Il serait important que la France soutienne le projet d’une telle convention au sein de cet organisme.
Dans un pays comme la Suisse, la vérité est pratiquement illégale – on peut même dire qu’elle l’est à part entière. Prenons l’exemple de Pierre Condamin-Gerbier, qui avait fait un très grand nombre de déclarations s’étant avérées par la suite : dès son retour en Suisse, il a été incarcéré. M. le rapporteur et moi-même sommes d’ailleurs allés soutenir ses défenseurs.
On retrouve ce même problème pour d’autres lanceurs d’alerte. Nicole Marie Meyer, expert rattaché à Transparency international, a déclaré hier matin, lors de la présentation du rapport, que « la France est ce pays paradoxal où un ministre du budget pratique la fraude fiscale, mais où un commandant de police est révoqué pour avoir signalé un usage illicite de fichiers par son administration, un diplomate licencié pour avoir rendu à sa hiérarchie un rapport confidentiel sur des dysfonctionnements financiers avérés, un fonctionnaire territorial menacé pour avoir signalé en interne des marchés publics irréguliers ».
Par ailleurs, on assiste à une limitation de la coopération internationale et du multilatéralisme en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales : le cas de la Suisse est absolument typique à cet égard. Les lanceurs d’alerte ne sont pas les seuls à souffrir des carences de l’action internationale ; l’action multilatérale en matière de lutte contre la fraude fiscale reste insuffisante et superficielle, voire hypocrite, y compris dans des enceintes comme l’OCDE. Pascal Saint-Amans a beau dire qu’il n’existe plus de secret bancaire en Suisse et que la coopération et l’échange d’information progressent, la réalité est tout autre.
Sur un plan strictement juridique, le droit suisse est tout entier tourné vers la protection des banques. Le Conseil fédéral suisse a renoncé, en septembre dernier, à sanctionner pénalement les banquiers dont l’action aurait été peu scrupuleuse. Du côté du droit positif, les articles 271, 272 et 273 du code pénal suisse interdisent toute intrusion d’une puissance étrangère qui serait contraire aux lois, traditions et intérêts de la Suisse. Cette législation sert notamment de fondement à toutes les négociations fiscales entre la Suisse et le reste du monde, notamment les États-Unis.
Quant à l’article 273 relatif aux peines sanctionnant l’intelligence économique, il suffit de le lire pour démontrer que, en Suisse, la vérité en matière d’évasion et de fraude fiscales internationales est illégale.
Dans de telles conditions, on imagine également les chances de succès d’une commission rogatoire internationale pour interroger les dirigeants locaux d’UBS ou de HSBC, sans même parler de l’entreprise qui administre le port franc de Genève.
À cet égard, monsieur le ministre, il serait urgent que les autorités françaises lancent une commission rogatoire internationale pour interroger Raoul Weil, l’ancien président d’UBS, actuellement incarcéré en Italie. Dans ce pays, il est possible de l’interroger ; dès qu’il sera de retour en Suisse, cela sera impossible !
Par ailleurs, nous sommes aussi passés à côté d’un problème majeur lié à l’évasion fiscale, à savoir les ports francs suisses.
Dans ce pays, monsieur le ministre, il existe dix-sept ports francs, grands comme vingt-cinq terrains de football, antichambre ou garde-manger des banques suisses où s’entassent or et œuvres d’art qui servent de gage à des transactions multiples variées dans l’anonymat confortable d’une simple consigne.
Reste l’impératif de la formation à la lutte contre la fraude fiscale, proposition numéro 12 du rapport de la commission d’enquête.
De nombreuses autres zones d’ombre pourraient être soulevées. En la matière, il semble évident que nous sommes dans la guerre de l’obus et du blindage. C’est pourquoi il faut former les personnels en créant à cette fin un centre destiné à accueillir les étudiants et le personnel chargé de combattre la fraude fiscale.
Lors de nos auditions, Michel Aujean s’est ému qu’il n’existe pas de telles structures en France, alors qu’on en compte deux au Royaume-Uni. Dans notre pays, seule l’école doctorale de Paris I travaille sur ces sujets, mais dans une optique universitaire et non pas dans une logique opérationnelle. Monsieur le ministre, il y a un manque crucial de formation.
Mme Couppey-Soubeyran, également auditionnée par notre commission d’enquête, a pointé les difficultés d’accès et de retraitement des données statistiques de l’INSEE.
Quant à Hervé Falciani, il a déclaré que l’administration ne disposait pas des moyens humains pour analyser l’information qu’elle avait à sa disposition.
De fait, on tourne toujours un peu en rond. Le monde entier nous envie notre administration, à laquelle il convient évidemment de rendre un hommage appuyé. Néanmoins, compte tenu de la rapidité avec laquelle les techniques de fraude évoluent, il est nécessaire de développer les processus de formation.
D’après Noël Pons, que nous avons également interrogé, les techniques de renseignement relatives à la lutte contre la fraude doivent évoluer qualitativement pour appréhender l’évolution des techniques et leur lien avec la grande criminalité.
Les modèles informatiques ne peuvent pas tout faire. Dominique Strauss-Kahn avait d’ailleurs fait état de leurs défauts de conception. Aussi, il est nécessaire d’avoir davantage de personnels formés à la connaissance des méthodes de fraude fiscale afin de prévenir toute inertie dans la création de certains dispositifs législatifs.
Malheureusement, nous n’avons pas pu examiner les articles de la seconde partie du projet de loi de finances. (M. le ministre fait un geste désabusé.) Eh oui, monsieur le ministre, je comprends votre déception, qui est aussi la nôtre, mais ce n’est pas de notre fait !
On pourra voter toutes les lois qu’on veut, mais, si l’on ne dispose pas du personnel de formation adéquat, du personnel pour assurer le suivi, du personnel pour enquêter et traiter les données, en dépit de tout ce que nous pourrons faire pour combattre ce fléau qu’est l’évasion fiscale, contre laquelle nous sommes tous mobilisés ici, il sera difficile d’obtenir de bons résultats.
Pour conclure, je veux dire que nous avons été particulièrement déçus du refus du président du Sénat de créer, dans cette maison, une délégation permanente dédiée à la protection des intérêts financiers de l’État, proposition que nous avions faite dans le cadre de la première commission d’enquête. Il avait été saisi de cette demande par un courrier, que nous avions tous signé, que lui avait adressé le président de cette commission d’enquête, Philippe Dominati.
Il est important que nous puissions suivre, de façon constante, l’évolution de notre législation et de la jurisprudence dans les domaines financier et fiscal. Or cette délégation aurait permis au Sénat d’accroître son pouvoir de contrôle et, surtout, son pouvoir de suivi. Il faut sans doute voir dans ce refus le résultat d’une pression amicale de la commission des finances, qui a peut-être voulu garder la main sur ce dossier. C’est regrettable. Lors de la prochaine session parlementaire, monsieur le président la commission d’enquête, monsieur le rapporteur, il faudra donc remettre ce sujet sur le tapis. Il est en effet très important que nous suivions ce dossier de façon régulière et constante dans cette maison. Les marges de progrès sont grandes.
Je voudrais profiter de la présence de Philippe Dallier pour le féliciter du travail qu’il a produit sur la fraude à la TVA, conjointement avec notre collègue Albéric de Montgolfier.
M. Philippe Dallier. Merci !
Mme Nathalie Goulet. Je vous en prie, mon cher collègue. Vous avez l’immense mérite d’être présent ce matin pour nous écouter sur ce sujet important ! (Sourires.) Votre rapport est excellent !
Dans nos deux commissions d’enquête, nous avons soulevé à de très nombreuses reprises le problème des fraudes à la TVA et les marges de progrès extrêmement importantes en la matière. Il vaut mieux faire porter l’effort là-dessus qu’augmenter la TVA sur les centres équestres !
En tout cas, monsieur le ministre, sachez que nous sommes tous solidaires et mobilisés sur ce sujet. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Chiron.