PRÉSIDENCE DE M. Charles Guené
vice-président
M. le président. La parole est à M. Michel Mercier.
M. Michel Mercier. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, le Gouvernement nous soumet d’un même mouvement deux réformes : une réforme du Conseil supérieur de la magistrature et une réforme concernant les membres du parquet. Ce qui pouvait paraître habile au départ se révèle surtout malencontreux ; du reste, il n’est jamais bon de mélanger les choses !
J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt le très remarquable exposé du président Mézard et je partage naturellement beaucoup des propos qui ont été prononcés par François Zocchetto et Jean-Jacques Hyest. Toutefois, pour ma part, je pense que la réforme du statut des membres du parquet présente un caractère d’urgence.
Lorsque j’ai été nommé aux responsabilités qui sont aujourd'hui les vôtres, madame la ministre, j’ai, dès le départ, indiqué que je me fixais comme règle de suivre les avis du Conseil supérieur de la magistrature s’agissant de la nomination des membres du parquet. Ces avis, j’aurais très bien pu les suivre sans rien dire, mais en indiquant que je m’en faisais une règle, je donnais un sens à cette attitude. Vous avez fait la même chose et l’on ne peut que s’en féliciter.
Pourquoi faut-il aller assez vite quant à la réforme du statut des membres du parquet ?
On parle souvent de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Si je lui reconnais une importance certaine, je n’y trouve pas l’argument capital qui justifie l’urgence de la réforme du statut des membres du parquet. Il y a à cela une raison toute simple, c’est que la Cour de Strasbourg fait au parquet à la française deux critiques : la première critique tient aux conditions de nomination des membres du parquet et à la procédure disciplinaire les concernant. Si vous le voulez, madame la ministre, vous pouvez assez facilement faire en sorte que cette critique soit levée. Mais il y a une seconde critique : il est reproché au parquet à la française, par rapport à la notion de procès équitable, d’être partie poursuivante. Or, cela, on ne le changera jamais, parce que c’est l’essence même du parquet !
Ce qui me conduit à vouloir réformer le statut des membres du parquet, ce n’est pas seulement, ce n’est même pas essentiellement la position de la Cour de Strasbourg, c’est ce qui se passe chez nous, en France. Le Conseil constitutionnel a rappelé que les magistrats sont les magistrats du siège et les membres du parquet. Mais les choses évoluent. Aujourd’hui, le procureur n’est pas seulement quelqu’un qui mène l’action publique, il n’est pas seulement celui qui requiert l’application de la loi : il est aussi, quelque part, juge en matière pénale. De nombreuses affaires pénales trouvent leur solution par une décision du procureur, et cela n’est pas du tout anodin.
Certes, cette évolution récente ne concerne pas les affaires les plus importantes, j’en conviens aisément, mais il s’agit tout de même d’affaires pénales. Or, quand une affaire pénale est conclue par un magistrat, ce magistrat est un juge, ce n’est pas un procureur ! À peu près 60 % des affaires sont conclues par le procureur et ne vont pas devant le juge.
Il me semble donc tout à fait nécessaire de rapprocher le plus possible le statut des membres du parquet de celui des magistrats du siège en matière de nomination et de discipline. C’est la raison pour laquelle nous avons, François Zocchetto, les autres membres du groupe UDI-UC et moi-même, déposé un amendement tendant à réformer le statut des membres du parquet. Nous y voyons l’enjeu essentiel de la réforme. Le reste, ce sont des choses qui sont avancées pour des raisons multiples sur lesquelles je ne veux pas m’étendre, mais qui peuvent avoir comme première conséquence d’empêcher cette réforme nécessaire du statut des membres du paquet.
S’agissant du Conseil supérieur de la magistrature, François Zocchetto a dit l’essentiel. J’ai eu l’honneur ou plutôt la chance, parce que j’avais participé au vote de la réforme de 2008, d’avoir été le dernier à présider l’ancien CSM, avant de travailler avec le nouveau. C’est, en effet, le jour et la nuit ! Cela ne veut pas dire que la lumière soit maintenant partout, mais le changement est profond. Le nouveau CSM fonctionne de façon très libre. C’est, en tout cas, ce que j’ai ressenti. Il a refusé nombre de mes propositions et je me suis toujours conformé à ses avis ; et lorsque le CSM refusait l’une de mes propositions, je lui en soumettais une autre.
Il est nécessaire, selon moi, que le garde des sceaux garde son pouvoir de nomination et de proposition. Mais il est également nécessaire que l’avis du CSM soit suivi. En revanche, si l’on dépouille le garde des sceaux de ce pouvoir de proposition, il ne restera pas grand-chose du ministre de la justice ! Il en sera réduit à devenir le ministre de la loi. Vous serez toujours au banc du Gouvernement, madame la garde des sceaux, et ce sera pour nous un grand plaisir, mais vous ne serez jamais que le ministre de la loi, comme en Italie. Vous le savez, en France, c’est différent : il y a une politique pénale qui est menée par le Gouvernement et que la Constitution vous charge de mettre en œuvre.
Il faut donc tout à la fois garder ce pouvoir de proposition et faire en sorte que l’avis du CSM soit respecté.
Nous sommes prêts pour cette réforme du statut des membres du parquet.
Quant au CSM, depuis 2008, il fonctionne bien et il a donné des preuves de son indépendance.
Vous avez décidé de le modifier, pour des raisons que j’ignore. Et je veux féliciter le rapporteur de la commission des lois, qui a bien compris qu’il fallait faire des efforts pour trouver une majorité.
Monsieur le président de la commission des lois, je vous ai écouté avec beaucoup d’intérêt, mais je tiens à vous rappeler que c’est vous qui soutenez le Gouvernement, vous qui avez la majorité politique. À ce titre, il vous revient de trouver les moyens de réunir la majorité requise par la Constitution. Ce n’est pas à nous de le faire !
Le rapporteur a fait des efforts pour y arriver…
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Oui !
M. Michel Mercier. … et ces efforts, vous les avez cassés ce matin !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Non !
M. Philippe Bas. Si !
M. Michel Mercier. Mais bien sûr que si !
Mme Cécile Cukierman. Pour réunir les trois cinquièmes, on ne compte pas que sur vous !
M. Michel Mercier. Je ne vous ai pas interrompue, madame, vous allez donc faire la même chose vis-à-vis de moi !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Nous avons fait un compromis avec le Gouvernement !
M. Michel Mercier. Monsieur le président Sueur, vous faites comme vous l’entendez, mais, après, si vous échouez, ne venez pas nous dire que c’est notre faute ! Non, ce sera la vôtre, parce que c’est vous qui êtes au pouvoir, c’est vous qui tenez les manettes, c’est vous qui devez trouver la solution pour constituer la majorité requise !
Pour l’instant, vous avez préféré – cela peut se comprendre ! – vous dégager avec l’amendement qu’a présenté Mme le garde des sceaux. Cet amendement est habile : on crée un comité ! Ah, ça, c’est bien ! Il n’y aura plus le Président de la République, il n’y aura plus le président de l’Assemblée nationale, il n’y aura plus le président du Sénat ! Il reviendra à leurs représentants de désigner les personnalités qui seront membres du Conseil supérieur de la magistrature. Soit ! Mais, quand on regarde ce qu’il en est précisément, il apparaît que toutes ces personnalités sont nommées par décret du Président de la République… La voilà donc, l’indépendance nouvelle et absolue ? Il ne faut quand même pas nous faire avaler n’importe quoi ! Je sais bien qu’avaler des couleuvres est un sport national, mais c’est finalement ce que vous nous avez proposé ! (Sourires sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP.)
Ce qu’avait fait le rapporteur était plutôt mieux… Vous avez préféré essayer de mettre d’accord les socialistes de l’Assemblée nationale et les socialistes du Sénat. C’est un choix ! Mais ce n’est pas ainsi que vous arriverez aux trois cinquièmes !
Nous, nous voulons réformer le statut du parquet. Nous sommes prêts à le faire. C’est à vous, madame la ministre, à vous, monsieur le président de la commission, de trouver les moyens pour constituer votre majorité. Vous connaissez les règles du jeu : c’est vous qui avez le pouvoir ; si cela ne se fait pas, ce sera de votre fait, pas du nôtre !
Pour ma part, je suis prêt à aller à Versailles, y compris en autobus : cela ne prendra guère plus d’une demi-heure ! (Sourires.) On ira au Congrès, on votera et on reviendra à Paris. Et cela ne coûtera rien parce que les gens qui assurent toute la logistique, qu’ils travaillent à Paris ou à Versailles, ils sont payés de la même façon ! Et puis, par beau temps, aller en autobus à Versailles, ce peut être agréable ! (Nouveaux sourires.)
Si la réforme du statut des membres du parquet n’est pas votée en ce mois de juillet, c’est parce que le Gouvernement et sa majorité n’auront pas voulu rassembler la majorité constitutionnelle nécessaire, et nous le regretterons ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Je me permets de vous demander, monsieur le président, de bien vouloir prendre en compte les lourdes contraintes de la commission des lois. En effet, celle-ci est réunie depuis ce matin pour examiner le texte sur la transparence de la vie publique et ses membres viennent par intermittence dans l’hémicycle pour assister à ce débat.
Je souhaite donc que, après la suspension du dîner, la séance ne reprenne pas avant vingt-deux heures quinze, de manière que la commission des lois puisse se réunir pendant le temps qui lui est nécessaire.
7
Engagement de la procédure accélérée pour l'examen de deux projets de loi
M. le président. En application de l’article 45, alinéa 2, de la Constitution, le Gouvernement a engagé la procédure accélérée pour l’examen :
- du projet de loi relatif à l’arrêté d’admission en qualité de pupille de l’État, déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 3 juillet 2013 ;
- du projet de loi organique portant actualisation de la loi n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie et du projet de loi portant diverses dispositions relatives aux outre-mer, déposés sur le bureau du Sénat le 3 juillet 2013.
8
Candidatures à un organisme extraparlementaire
M. le président. Je rappelle que M. le Premier ministre a demandé au Sénat de bien vouloir lui faire connaître le nom de deux sénateurs désignés pour siéger au sein du conseil national des professions du spectacle, en application de l’article 3 du décret du 25 avril 2013.
La commission de la culture, de l’éducation et de la communication a fait connaître qu’elle propose respectivement les candidatures de Mme Maryvonne Blondin comme membre titulaire et de M. Alex Türk comme membre suppléant pour siéger au sein de cet organisme extraparlementaire.
Ces candidatures ont été affichées et seront ratifiées, conformément à l’article 9 du règlement, s’il n’y a pas d’opposition à l’expiration du délai d’une heure.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures quinze.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures quarante-cinq, est reprise à vingt-deux heures vingt-cinq.)
M. le président. La séance est reprise.
9
Nomination de membres d’un organisme extraparlementaire
M. le président. Je rappelle que la commission de la culture, de l’éducation et de la communication a proposé deux candidatures pour le Conseil national des professions du spectacle.
La présidence n’a reçu aucune opposition dans le délai d’une heure prévu par l’article 9 du règlement.
En conséquence, ces candidatures sont ratifiées et je proclame Mme Maryvonne Blondin comme membre titulaire et M. Alex Türk comme membre suppléant du Conseil national des professions du spectacle.
10
Conseil supérieur de la magistrature. – Attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public
Suite de la discussion d’un projet de loi constitutionnelle et d’un projet de loi dans le texte de la commission
M. le président. Nous reprenons la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par l’Assemblée nationale, portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature et du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale, relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique.
Dans la suite de la discussion générale commune, la parole est à M. Jean-Pierre Vial.
M. Jean-Pierre Vial. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, ces deux projets de loi relèvent d’une même ambition : l’indépendance de la justice.
C’est l’article 1er du projet de loi ordinaire qui, en mettant fin aux instructions individuelles, concentre l’essentiel de nos critiques, les articles 2 et 3 étant plus secondaires.
En vérité, au motif de favoriser l’indépendance de la justice, ces nouvelles dispositions vont plutôt fragiliser et opacifier son fonctionnement.
Certes, ce projet de loi va permettre au Gouvernement d’endosser, une fois de plus, ses habits de chevalier blanc, arguant de ce que peut représenter le symbole de la fin des instructions individuelles qu’introduit l’article 1er. Je rappellerai simplement que c’est la précédente majorité qui avait exigé que les instructions particulières soient écrites et puissent figurer dans le dossier, afin qu’elles soient connues de tous les acteurs du dossier, en particulier de la défense. Cette sage décision était nécessaire, car elle a mis fin à une hypocrisie et surtout à une situation profondément inégalitaire pour les droits de la défense.
Je rappellerai également que les instructions générales du ministre de la justice, bien qu’elles aient toujours existé, n’ont été consacrées dans le code de procédure pénale qu’en 2004.
Ces précisions s’imposaient. Elles témoignent du fait que notre formation politique a toujours souhaité rationaliser l’utilisation de ces instructions écrites. Toutefois, en aucun cas, nous ne pouvons admettre la disparition pure et simple de ces instructions individuelles qu’introduit l’article 1er de ce projet de loi.
Dans le même esprit, la précédente majorité avait adopté la loi du 5 mars 2007 tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale, ce qui a permis de considérablement renforcer les prérogatives et, donc, l’autonomie du parquet.
Vous me demanderez : pourquoi cette ténacité à vouloir préserver les instructions individuelles ? C’est que non seulement la fin des instructions individuelles écrites risque de signer le grand retour des instructions individuelles, mais orales cette fois, et, surtout, de remettre en cause l’équilibre de l’organisation pénale caractéristique de notre système judiciaire. Car votre projet de loi, madame la ministre, et cet article 1er en particulier, touche à l’ordre judiciaire français ou feint de le méconnaître.
L’ironie de l’histoire, c’est que cet ordre judiciaire français est un héritage qui s’inspire davantage d’une tradition jacobine très centralisatrice que de la version libérale qui nous est aujourd’hui proposée, pour ne pas dire imposée. Avouez que la contradiction est étrange !
La singularité de notre ordre judiciaire est posée dès le premier alinéa de l’article 64 de la Constitution, qui précise : « Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. » En d’autres termes, l’autorité judiciaire exerce la compétence qu’elle tient de la Constitution au sein de l’État, et non à côté de celui-ci. C’est sans doute élémentaire, mais encore faut-il le rappeler.
On peut se référer, en cette période d’examens, à Thomas Hobbes, Norbert Elias ou Max Weber, qui évoquent tous le monopole de la violence légitime ou la monopolisation de la contrainte. Oui, en démocratie, les institutions qui mettent en œuvre la contrainte doivent immanquablement être rattachées par une forme ou par une autre à l’État, même si celui-ci délègue. Cette exigence concerne l’exécution des peines, mais aussi la définition d’une politique pénale et les moyens que l’État compte mettre en place pour que sa politique, seule légitime, trouve à s’appliquer avec cohérence.
Or, dans le cas qui nous intéresse, l’État, c’est la Chancellerie, c’est le garde des sceaux. C’est pour cette raison que le Gouvernement est, dans notre pays, le seul responsable de la politique pénale, conformément à l’article 20 de la Constitution, qui dispose : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. » Cette affirmation nécessite donc que le garde des sceaux soit placé au sommet de la hiérarchie du ministère public.
Comme le rappelle à juste titre Jean-Pierre Michel dans son rapport, le Comité des ministres, dans sa recommandation du 6 octobre 2000, a rappelé aux États membres du Conseil de l’Europe que l’organisation hiérarchisée doit être privilégiée pour « favoriser l’équité, la cohérence et l’efficacité de l’action du ministère public ».
Cette hiérarchisation est d’ailleurs, comme l’énonce ce rapport, particulièrement adaptée à un système procédural comme le nôtre, qui confie au ministère public la faculté de décider de l’opportunité des poursuites.
Les instructions, y compris individuelles, ne sont donc qu’une des manifestations de cette organisation hiérarchisée et la marque du lien indissociable entre l’ordre judiciaire et l’État.
L’inadéquation de votre réforme avec notre ordre judiciaire est d’autant plus criante que notre système judiciaire est basé sur l’opportunité des poursuites. Il n’est donc pas fait pour ce système sans instructions. Ainsi, en cas de carence, le garde des sceaux ne pourra pas enjoindre de poursuivre.
Par ailleurs, notre ordre judiciaire laisse une grande latitude aux magistrats du parquet, conformément à l’adage selon lequel « la plume est serve mais la parole est libre ». Si la Chancellerie est libre de donner des instructions écrites, les magistrats sont libres de présenter à l’audience les observations orales qu’ils croient « convenables au bien de la justice », comme le précise l’article 33 du code de procédure pénale, c’est-à-dire, en bref, à l’intérêt général.
Pour ces raisons – et il s’agit sans doute là d’un point de désaccord majeur –, nous ne faisons pas de la non-intervention de la Chancellerie dans les affaires individuelles le baromètre de la bonne santé de la justice, et notamment de son indépendance.
En effet, si l’on veut véritablement œuvrer pour l’indépendance de la justice, en particulier pour celle du parquet, c’est non aux instructions particulières qu’il faut s’en prendre, c’est à l’inflation législative ou au manque de moyens qu’il faut remédier. En effet, c’est lorsque les procureurs sont face à ces deux problèmes structurels qu’ils ont recours aux instructions individuelles.
Si les procureurs ambitionnent légitimement de ne pas faire l’objet d’instructions, ils sont aussi, dans des cas tout à fait particuliers, demandeurs de ces interventions. Vous en conviendrez, madame le garde des sceaux, les procureurs généraux n’ont jamais demandé une telle loi.
Vous partez d’un postulat facile à manier, et de nature à émouvoir : les interventions de la Chancellerie seraient de nature politique, au sens « politicien » du terme. Or l’expérience montre qu’elles sont de nature technique et politique, au sens de la doctrine de l’État. C’est d’ailleurs pour cette raison que les cas d’instructions individuelles sont extrêmement rares : on en dénombre tout au plus une grosse dizaine dans l’année.
Il est donc inutile de crier au loup pour ce qui relève du symbole, dès lors que les instructions servent, avant toute chose, à faire respecter la volonté du législateur et le droit le plus strict des victimes.
Votre projet aura des conséquences graves en termes d’application de la loi.
Si, dans plus de 99 % des cas, les instructions générales suffisent à assurer l’uniformité et la cohérence, dans une infime minorité d’entre eux, les instructions individuelles sont nécessaires, et même indispensables, pour poser ou rappeler la position de l’État.
Peut-être, convient-il, madame le garde des sceaux, d’évoquer simplement le contexte concret, afin que ce débat ne se perde pas dans des abstractions en décalage avec la réalité de l’enjeu dont nous débattons.
À cet égard, il importe de rappeler les trois principes de l’instruction individuelle.
Tout d’abord, l’instruction a un caractère positif : elle ne doit pas demander de ne pas agir, mais d’agir.
Ensuite, l’instruction doit être écrite, ce qui lui confère son caractère officiel.
Enfin, cette instruction doit être jointe au dossier.
Certes, en dehors des instructions individuelles, le garde des sceaux conservera la possibilité d’agir par circulaire ou par instruction générale. Je dirai même qu’il ne disposera plus que des circulaires et des instructions générales.
Permettez-moi de citer quelques exemples pour illustrer notre débat.
Imaginons un grand procès, comme nous en avons connu quelques-uns, qui porte sur l’histoire, les crimes contre l’humanité, et qui suscite un large débat public sur les droits fondamentaux et le racisme ; ou bien un conflit social dans le nord de la France, qui entraîne des comportements sociaux et syndicaux aux conséquences préoccupantes sur la sécurité publique et la protection des personnes ; ou encore, au sud de notre pays, un conflit économique et social dans le domaine des transports menaçant de bloquer l’économie locale, voire régionale ; enfin, une décision de justice qui suscite l’incompréhension et l’émotion du pays tout entier.
Je pourrais citer bien d’autres exemples... Tous montrent que votre projet contraindra le procureur général à assumer seul la responsabilité du déclenchement de l’action publique.
Que direz-vous, à l’occasion de la présentation du rapport annuel de politique pénale, dès lors que la responsabilité de la chaîne hiérarchique en matière d’action publique aura relevé du procureur général, qui aura assumé cette responsabilité, et non plus du garde des sceaux duquel il tient cette autorité ?
Ce sera, dans le meilleur des cas, une duperie, lorsque la responsabilité de l’action publique sera reportée sur les procureurs généraux. Au pire, il s’agira d’un manque de cohérence entre des décisions prises par des parquets généraux distincts.
Votre projet de loi remet en cause la chaîne hiérarchique où le garde des sceaux joue le rôle fondamental, au moment même où la réforme du Conseil supérieur de la magistrature est débattue, et sans même que l’on connaisse le contenu de la loi organique qui en assurera l’application.
En un mot, vous demandez au Parlement de voter à l’aveugle, en même temps que vous privez le garde des sceaux de la responsabilité de la politique pénale dont il devrait rendre compte devant la représentation nationale.
Au nom d’une prétendue transparence, vous prenez le risque de réhabiliter les instructions orales qui seront, de fait, le seul moyen à disposition de la Chancellerie pour faire entamer des poursuites, pour aiguiller l’action du parquet ou, tout simplement, pour s’assurer de l’uniformité de l’application de la loi.
Votre projet de loi suscite ensuite une interrogation, qui apparaîtra nécessairement dans la pratique : quelle définition donnons-nous au terme « individuelles » ? Sera-t-il possible de donner des instructions dans le cas d’une affaire non pas individuelle, mais collective, concernant plusieurs personnes ?
Cet article 1er soulève, vous l’aurez compris, de nombreuses questions. Seule certitude : la fin de ces instructions individuelles créera un manque dans notre ordre judiciaire.
Vous appliquez à notre ordre judiciaire, fondé sur l’opportunité des poursuites, des réponses qui renvoient à d’autres ordres judiciaires. Il semble que les attributions du ministère public vous gênent. Vous préféreriez sans doute que la France dispose d’un système basé sur le principe de la légalité des poursuites. En conséquence de quoi, vous choisissez une formule ambivalente, certes fondée sur l’opportunité des poursuites, mais dans laquelle le ministère public souffrira d’un défaut de hiérarchisation.
Cette erreur d’appréciation sur la nature de notre ordre judiciaire constitue, à elle seule, une raison suffisante pour que nous ne votions pas ce texte.
Avec celui-ci, comme avec le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature, vous témoignez, madame le garde des sceaux, de votre volonté constante de vous draper dans les attributs extérieurs de la probité, pour finalement mettre en place des dispositions corporatistes et dangereuses.
Pour notre part, nous voulons que vous conserviez vos attributions. Nous ne voulons pas faire de vous et de vos successeurs de simples directeurs d’administration centrale. Nous voulons un garde des sceaux garant de la politique pénale de notre pays.
C’est donc pour que le garde des sceaux reste le garde des sceaux que nous ne voterons pas le texte qui nous est soumis. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, notre assemblée examine deux textes majeurs qui confirment les engagements pris, le 18 janvier dernier, à l’occasion de la rentrée solennelle de la Cour de cassation, par le Président de la République, garant constitutionnel de l’indépendance de la justice.
Le Président de la République citait d’abord Montesquieu : « Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps [...], exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. »
Et le Président d’ajouter : « Il n’y a pas de justice sans indépendance des juges. Il ne suffit pas d’être une femme ou un homme libre pour rendre la justice. Il faut apparaître comme tel aux yeux de tous. »
Tel est le sens de la réforme qui nous est proposée.
Je concentrerai mon propos sur le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature.
Mme la garde des sceaux et notre rapporteur nous ont présenté tout à la fois la philosophie et les enjeux de cette réforme, mais également son contenu technique.
Depuis son apparition, avec la loi du 30 août 1883, le Conseil supérieur de la magistrature n’a connu que de très rares réformes. La révision constitutionnelle importante de 1993 a mis fin au rôle exclusif de nomination du Président de la République. Celle de 2008 a mis fin à la présidence du CSM par le Président de la République.
Souvenons-nous de l’enterrement de la réforme de 1998-1999 ! Alors même que les conclusions de la commission ad hoc présidée par le premier président de la Cour de cassation d’alors, M. Pierre Truche, avaient été reprises dans un projet de loi constitutionnelle sur lequel les deux chambres, alors pourtant de couleurs politiques différentes, étaient parvenues à un texte commun qui prévoyait un avis conforme pour les nominations de tous les magistrats du parquet, le président Chirac avait annulé la convocation du Congrès prévue en janvier 2000.
La réforme de 2008, quant à elle, ne s’inscrivait pas tout à fait dans la logique de la réforme avortée de 1998 et n’en reprenait pas toutes les ambitions, même si notre assemblée et celui qui présidait à l’époque sa commission des lois s’étaient efforcés de lui en redonner quelques-unes.
Elle fut aussi accomplie dans une période où le pouvoir exécutif n’hésitait pas à exprimer sa défiance envers les magistrats, présentés non pas comme des acteurs de la justice, mais comme un obstacle à la défense des droits des victimes. Chacun garde en mémoire la phrase du président de la République d’alors comparant les magistrats à des « petits pois ayant la même couleur, le même gabarit et la même absence de saveur ».
La nomination, quelques années plus tard, de M. Michel Mercier comme garde des sceaux a certes détendu l’ambiance, mais nous n’en sommes jamais revenus à l’esprit de l’ambitieuse réforme de 1999.
L’indépendance de la justice est pourtant au cœur du pacte républicain.
Cette indépendance ne doit pas seulement être le fruit d’un comportement vertueux du pouvoir exécutif ; elle doit aussi bénéficier de garanties constitutionnelles. C’est à cette condition que le soupçon de collusion sera écarté et que la confiance en la justice sera maximale.
L’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales rappelle l’exigence de garantir le droit fondamental pour chaque citoyen de voir son cas jugé équitablement sur le seul fondement de l’application du droit. Cette même exigence fonde le principe selon lequel les magistrats doivent être indépendants.
L’essentiel de la réforme qui nous est soumise réside dans deux propositions majeures : d’une part, le renforcement des compétences du CSM, qui témoignera fortement de l’indépendance de la justice et offre des garanties constitutionnelles nouvelles en la matière ; d’autre part, le nouveau mode de désignation du CSM.
S’agissant du renforcement des compétences, la nomination des procureurs par le Gouvernement se fera désormais sur l’avis conforme du CSM. Cette disposition permettra de protéger leur indépendance.
Ainsi, les critiques qui avaient été émises sur le procureur Courroye – le bien nommé ! – n’auront plus lieu d’être. L’image de la justice et la confiance que les citoyens ont en elle se verront réhabilitées.
Cette indépendance de la justice, c’est d’abord en raison de l’étendue nouvelle des pouvoirs du CSM en matière de nomination qu’elle est garantie, avec la suppression de l’avis simple pour la nomination des parquetiers, mais aussi en matière disciplinaire, puisque ce sont les décisions, et non plus les propositions de résolution, qui seront rédigées par le CSM.
Avec ces nouvelles garanties sur les nominations des magistrats, et donc sur leurs carrières, les compétences disciplinaires à l’égard de ces mêmes magistrats, la fin des instructions individuelles, inscrite dans la loi, et la transparence des instructions générales, c’est l’ensemble des relations entre le pouvoir exécutif et les parquets qui sont revisitées. Cela permet d’offrir des garanties robustes pour l’indépendance de la justice, tout en affirmant la capacité d’orientation politique du garde des sceaux en matière pénale.
J’en viens à la composition du CSM.
La parité des membres entre les magistrats, d’une part, et les personnalités qualifiées dites « laïques », de l’autre, adoptée par nos collègues de l’Assemblée nationale, doit être saluée, car elle assure enfin une conformité du droit français avec celui de la plupart des pays européens, tout en maintenant un juste équilibre.
Robert Badinter disait, à l’occasion de la précédente réforme constitutionnelle du CSM, celle de 2008 : « Depuis des décennies, nous sommes à la recherche de formules permettant d’éviter deux écueils, le corporatisme et la politisation. La réponse tient en un mot : parité. Il convient d’assurer, au sein de chaque formation du Conseil supérieur de la magistrature, la parité entre magistrats et personnalités extérieures. »
Cette parité entre magistrats et personnalités extérieures sera d’ailleurs conjuguée à la parité homme-femme prévue au sein du collège des personnalités qualifiées, grâce à un amendement de notre collègue député Sergio Coronado.
Je saisis l’occasion qui m’est offerte pour saluer le travail de Jean-Pierre Michel, qui, au travers des propositions adoptées en commission, a essayé de réunir autour du mouvement de « décorporatisation », de dépolitisation et de renforcement des compétences du CSM, un consensus permettant de témoigner que la justice est rendue « au nom du peuple français ».
C’est également au nom du peuple français qu’il faut soutenir l’idée que le collège qui aura la responsabilité de la nomination des personnalités qualifiées, non magistrats, siégeant au CSM comporte des représentants du Président de la République, du président du Sénat et du président de l’Assemblée nationale.
Cependant, pour être validées, ces nominations devront être approuvées par trois cinquièmes des voix dans les commissions des lois des deux assemblées parlementaires. Cette proposition constitue une avancée significative, qui va beaucoup plus loin que le rôle qui a été dévolu aux commissions parlementaires à l’occasion des validations de nominations importantes par la réforme constitutionnelle de 2008. Jusqu’à présent en effet, pour une nomination, il fallait non pas réunir trois cinquièmes des voix, mais éviter de recueillir trois cinquièmes des voix contre. Pour le CSM, une exception sera faite, qui, je l’espère, sera suivie de beaucoup d’autres.
Cette avancée dans le rôle du Parlement pour la ratification de nomination est significative. Elle souligne l’exigence de qualité pour chaque personne proposée à une nomination au CSM. Le passage de chaque nomination de manière individuelle permet d’échapper à un partage des postes, issu d’un quelconque marchandage.
Certains ont souligné le risque de blocage que pourrait engendrer cette exigence d’une majorité des trois cinquièmes. Certes, ce risque existe en partie, mais il faut d'abord croire dans la maturité de nos institutions.
En outre, le rapporteur proposera un certain nombre de dispositions visant à éviter tout blocage éventuel dans les nominations, susceptible d’invalider la capacité d’un CSM incomplet à rendre des décisions.
L’indépendance de la justice est avant tout une valeur européenne. La Cour européenne des droits de l’homme a plusieurs fois signifié que les procureurs, trop dépendants du pouvoir exécutif, comme en France jusqu’à présent, ne pouvaient être considérés comme une autorité judiciaire. Le Conseil constitutionnel a ainsi émis récemment quelques réserves sur certaines capacités d'action des procureurs.
Disons-le clairement : si nous ne revoyons pas notre architecture juridique, nous nous trouverons un jour ou l’autre devant des contraintes juridiques qui bloqueront la capacité de la justice à enquêter et à prendre des décisions. Nous ne pouvons pas nous permettre d’entrer dans une telle impasse. Nous avons impérativement besoin de cette réforme. Il y va de l’autorité de l’État et de celle de la justice.
L’indépendance de la justice est aussi de plus en plus indispensable dans le monde moderne, où l’information circule à la vitesse de la lumière et où, face aux menaces qui se lèvent – le terrorisme met en péril la sécurité de chacun ; la délinquance financière attaque la viabilité des opérateurs économiques respectant les règles du jeu, remet en cause la souveraineté des États et attaque leur cohésion sociale –, il nous faut de nouveaux outils pour mener les investigations et les enquêtes qui s’imposent.
S’ils ne s’accompagnent pas du respect toujours accru de l’indépendance de la justice, ces nouveaux outils risquent rapidement de menacer les libertés et la démocratie et d’être le ferment de nouveaux totalitarismes.