M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, sénateur des Français de l’étranger, je veux tout d’abord témoigner de la nécessité des conventions fiscales pour permettre à ceux qui partagent leur vie entre plusieurs pays, entre plusieurs cultures, de ne pas être discriminés de manière arbitraire ni conduits à subir une double imposition ou une multi-imposition.
Outils indispensables d’un monde mieux régulé, les conventions fiscales sont établies sur des bases bilatérales qui construisent autant de situations qu’il y a de relations entre deux pays.
On doit toutefois constater que ces conventions visant à lutter contre les doubles impositions sont devenues, pour les plus aisés, des instruments d’optimisation et que l’usage – parfois abusif – qui en est fait rend floue la frontière entre optimisation fiscale et fraude fiscale.
Cet usage engendre des confusions dans les esprits, et les Français qui vivent à l’étranger ont souvent l’impression d’être victimes de préjugés, de correspondre à une image d’Épinal d’exilé fiscal qui n’a rien à voir avec la réalité. Victimes des turpitudes de personnalités en vue dont les incartades font la une de l’actualité, ils souffrent de cette image fort éloignée de leur véritable situation.
Sait-on, par exemple, que l’impôt sur le revenu est plus faible en France qu’en Belgique ? Pourtant, c’est d’abord cet impôt qui préoccupe un Français qui vit et travaille en Belgique, dès lors qu’il n’a pas de capital.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, peut-on établir la liberté de circulation et d’installation en Europe, construire une citoyenneté européenne, et parallèlement s’insurger contre un déménagement de la France vers la Belgique ?
Cette constatation montre qu’en Europe, ce n’est probablement plus sur des bases bilatérales, entre États, que l’on peut traiter les problèmes d’imposition.
Cette constatation, nous l’avions déjà faite lors de la ratification du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance. Il n’y a pas d’union budgétaire sans union fiscale, constations-nous alors. Eh bien, aujourd’hui, en regardant le problème non du côté de l’État, mais du côté des droits et des devoirs d’un citoyen européen mobile face à l’impôt, nous devons faire la même constatation.
L’harmonisation des principes, assiettes et taux d’imposition apparaît en Europe comme indispensable. Aucune convention fiscale bilatérale ne peut plus répondre aux contraintes et à l’enjeu de la poursuite de la construction européenne. D’ailleurs, à bientôt vingt-huit pays membres, il faudrait 756 conventions fiscales bilatérales pour appréhender l’ensemble du système fiscal européen...
En effet, comment garantir, en Europe, la liberté de circulation sans que celle-ci soit confondue avec la recherche d’une optimisation fiscale ?
Comment éviter des délocalisations de sièges d’entreprises motivées par la recherche de taux d’imposition sur le bénéfice – qui s’échelonnent de 36,1 % en France à 10 % en Bulgarie – particulièrement attractifs ? L’attention des entreprises peut aussi porter, plus subtilement, sur certaines différences de principes et d’assiettes de taxation. Ces différences rendent le système fiscal européen favorable à tous ceux qui ont les moyens de le comprendre et d’exploiter toutes ses failles – mais pas pour les autres…
Comment éviter certains montages permettant d’accéder à des paradis fiscaux liés à des pays membres de l’Union européenne, ou à des pays comme l’Autriche – qui ne garantit pas la pertinence des informations qu’elle transmet –, comme les îles Anglo-Normandes et Gibraltar – pour le Royaume-Uni – ou les Pays-Bas ?
Alors que la diminution des déficits publics constitue une priorité pour nombre de gouvernements européens, on constate que certains créent de nouveaux impôts sur des bases divergentes d’un pays à l’autre, sans que cela soit lisible et opérant pour ceux dont la vie se partage entre deux pays.
Entre l’Italie et la France, par exemple, les revenus des personnes concernées sont formellement soumis à la convention fiscale franco-italienne. Celle-ci traite du mode de taxation des revenus mobiliers et immobiliers perçus dans les deux pays. Mais regardons les évolutions récentes.
Du côté italien, un décret en date du 6 décembre 2011, volontiers dénommé Salva Italia, a été voté par le Parlement à la demande du Premier ministre Mario Monti. Ce décret impose de façon rétroactive les biens immobiliers que les résidents fiscaux en Italie possèdent en France, alors que ces biens semblent déjà l’objet d’une imposition aux termes de la convention bilatérale. Du reste, la direction générale de la fiscalité de l’Union européenne a ouvert un dossier contre l’Italie pour violation du droit communautaire. Mais en attendant la décision de l’Union européenne, les personnes concernées sont passées à la caisse ! Or ce ne sont pas toujours des personnes aisées...
Du côté français, nous ne sommes pas en reste puisque, lors de l’examen du projet de loi de finances rectificative de juillet 2012, décision a été prise de soumettre les revenus des biens immobiliers à la CSG et à la CRDS. Je dois constater que là aussi, l’Union européenne a ouvert un dossier.
Ainsi, un résident fiscal italien possédant un bien immobilier en France, après avoir payé l’Italie, se retrouve imposable, au titre du même bien, une deuxième fois en France, sans attendre que les décisions communautaires relatives à ces nouvelles taxes soient rendues.
Monsieur le ministre, sur ce cas concret, quelle est l’attitude de votre ministère ? Est-il légitime que des États remettent en cause de façon détournée et en contravention avec le droit communautaire des conventions fiscales dont ils ont approuvé le principe et les fondements ?
Vous comprendrez que cette question n’est pas innocente quand on se remémore que la moitié des Français vivant hors de France vivent dans l’Union européenne.
Sur le fond, quels enseignements retirer de ce cas concret pour retrouver une cohérence d’ensemble ?
L’austérité dans laquelle se retrouvent aujourd'hui la plupart de nos économies nationales entraîne une remise en cause plus ou moins assumée des conventions fiscales. Les petits contribuables, qui représentent la masse des contribuables, n’ont pas la facilité des plus gros pour optimiser – comme l’on dit pudiquement – leur situation patrimoniale.
Est-il vraiment de bonne politique de laisser créer de nouvelles impositions, si celles-ci semblent fragiles sur le plan juridique et engendreront ensuite, pour les États concernés, des obligations de remboursement et des amendes ?
À la lumière de ces exemples, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voyons se dessiner la trame de notre action.
S’il est urgent de renégocier certaines conventions fiscales, il est encore plus important de travailler au sein de l’Union européenne à une harmonisation fiscale, qui est absolument indispensable pour empêcher les situations de dumping fiscal.
C’est dans ce contexte de révision des conventions que s’inscrit la volonté de la France de faire évoluer la convention franco-suisse sur les successions. En effet, jusqu’à présent, les droits de succession étaient réglés dans le pays du défunt. Or il y a statistiquement plus de résidents en France héritant de défunts Suisses que l’inverse. Et comme les taux d’imposition sur les successions sont faibles en Suisse – de l’ordre de quelques pour cent, voire nuls dans certains cantons, alors que notre taux d’imposition des biens immobiliers grimpe jusqu’à 45 % pour la tranche supérieure –, la France demande légitimement que soit appliqué le droit du pays où réside l’héritier. S’agit-il là d’un diktat français à l’encontre de la Suisse ou d’une évolution fiscale ouvrant la porte à la convergence des taux ? Je penche évidemment pour la deuxième solution !
Mais, dans ce cas précis, la voie choisie, qui est celle de la négociation et non celle du fait accompli, se heurte pour l’instant au refus de la Suisse de ratifier l’avenant, alors que le vide juridique que cette situation peut engendrer se traduira par une double imposition des successions. Pourrait-on dire qu’il s’agit là d’un jeu « perdant-perdant » ? Je ne m’y résigne pas, car je sais qu’à côté des détenteurs de certaines fortunes dont la volonté est d’optimiser leur succession, il y a de très nombreux expatriés ordinaires, qui vivent de leur retraite ou de leur travail, qui aident leurs enfants et leur famille à faire face à la crise, et qui seront touchés par ces évolutions qu’ils n’avaient pas prévues. Ils ne comprennent pas ce qui se passe aujourd'hui entre la France et la Suisse !
Prenons maintenant l’exemple de conventions fiscales qui lient la France à des États n’appartenant pas à l’Union européenne et dont l’objectif est de favoriser l’investissement direct étranger.
J’ai encore en mémoire, comme d’autres collègues, le débat portant sur la ratification en extrême urgence de la convention fiscale entre la France et le Panama. Lors de ce débat, avaient été soulignées les nombreuses insuffisances de cette convention, dont la ratification permettait de sortir le Panama de la liste noire des paradis fiscaux. Cette sortie de liste ouvrait la porte à plusieurs marchés pour certaines de nos entreprises du CAC 40...
Monsieur le ministre, plus d’un an après l’entrée en vigueur de cette convention, êtes-vous en mesure de nous rassurer à propos des doutes que nous avions alors émis sur la volonté du Panama d’établir une coopération effective en matière fiscale ? Ainsi, dans le cas d’une coopération judiciaire, est-il possible aujourd’hui de connaître les actionnaires réels d’une société immatriculée au Panama ?
Alors qu’en Europe nous sommes en passe d’obtenir de réelles avancées sur cette question grâce – mais ne faut-il pas déplorer qu’elles aient été nécessaires ? – aux pressions américaines sur des États comme le Luxembourg, l’Autriche ou la Suisse, je serais heureux que d’anciens paradis fiscaux sortis de la liste noire du Groupe d'action financière grâce à la France, deviennent aujourd’hui des bons élèves de la classe. Mais est-ce vraiment le cas ?
Monsieur le ministre, si je n’examinais pas la situation de mon propre pays, m’attaquer à des anciens paradis fiscaux comme le Panama serait faire preuve d’un manque de discernement.
Je voudrais en effet rappeler le contenu d’une autre convention fiscale, celle qui lie la France au Qatar et qui confère à notre État un statut particulièrement attractif – pour ne pas dire de paradis – pour tout investisseur qatari.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. Jean-Yves Leconte. À en lire le contenu, on comprend bien pourquoi certains représentants de fonds souverains de cet État étaient prêts à recruter un ancien Président de la République pour défendre leurs intérêts.
Que dit cette convention, et plus précisément l’avenant signé en janvier 2008 ? Contrairement aux conventions classiques, il n’est prévu aucune retenue à la source sur les dividendes – article 8 – et pas davantage d’imposition en France sur les redevances – article 10 – ou sur les revenus de créances – article 9 – alors que l’imposition au Qatar de ces différents revenus est faible, voire nulle. Une clause sur la navigation aérienne, même sous couvert d’une apparente réciprocité, favorise le développement en Europe de Gulf Air ou d’autres entreprises de transport aérien à capitaux qataris en Europe.
Mais il y a encore plus fort dans cette convention ! Le paragraphe 5 de l’article 17 dispose que l’imposition au titre de l’impôt de solidarité sur la fortune d’une personne résidente en France et citoyenne du Qatar ne porte que sur les biens situés en France, pendant cinq ans.
De la sorte, on substitue au profit du Qatari installé en France un principe unique d’exemption du paiement de l’impôt, et cela du seul fait de sa nationalité.
Bref, cette convention fiscale, si elle accompagne des investissements qataris en France, permet surtout de rapatrier au Qatar toute la valeur ajoutée tirée de ces investissements ! Elle assure aux entreprises à capitaux qataris un avantage concurrentiel important. La France se voit royalement accorder l’avantage de l’emploi de salariés et du versement de cotisations sociales... Un peu comme si nous étions un atelier de l’Extrême-Orient !
Monsieur le ministre, avec cette convention fiscale, nous atteignons le sommet de l’hypocrisie en matière de moralisation et de transparence. Par le biais de cette convention, l’optimisation fiscale au Qatar d’investissements réalisés en France est rendue légale, sans prise en compte de l’intérêt fiscal de notre pays !
Avec cet exemple, comment ne pas comprendre le soudain empressement des États qui étaient inscrits sur la liste noire du Groupe d'action financière pour signer entre eux les conventions internationales nécessaires pour les faire passer sur la liste grise ou sur la liste blanche, ce qui légalise de facto une situation de paradis fiscal ou bancaire sans que rien n’ait vraiment changé ?
C’est dans cet état d’esprit que les travaux en cours, tant au niveau de l’Union européenne qu’au sein du G20, prennent toute leur importance. Plusieurs mesures sont nécessaires.
D’abord, il faut abolir le secret bancaire et obliger à un échange automatique d’informations.
S’impose ensuite une harmonisation des législations pénales de telle sorte que ce qui est considéré comme un délit en France – la fraude fiscale – le soit aussi dans le pays où sont dissimulés les fonds – ce qui, par exemple, n’est pas le cas pour la Suisse ou le Luxembourg.
Il faut encore réviser les critères qui établissent les listes noires des paradis bancaires et fiscaux.
Enfin, s’impose un FATCA européen, ainsi que cela a déjà été dit.
Nous devons aussi balayer devant notre porte. Avons-nous une application informatique digne de ce nom, qui soit capable d’exploiter les informations reçues des pays étrangers dans le cadre de la directive Épargne ainsi que les autres informations reçues dans le cadre de l’échange automatique ?
La liste française des paradis fiscaux ne pourrait-elle pas être actualisée et comporter des explications de texte sur les raisons de la présence des pays et faire en sorte que le critère de l’échange effectif d’informations valables soit retenu comme l’un des critères majeurs de non-classement sur cette liste ?
M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue !
M. Jean-Yves Leconte. J’en arrive à ma conclusion, monsieur le président.
Le débat sur l’efficacité des conventions fiscales est vaste, car il concerne différentes réalités. À nous de bien discerner ceux qui constituent le cœur de cette problématique : ce ne sont pas les centaines de milliers de nos compatriotes qui vivent à l’étranger, mais les fraudeurs qui, pour la plupart d’entre eux, vivent confortablement en France, disposent d’avocats très talentueux, capables de se rétribuer grassement sur les économies d’impôts qu’ils proposent à leurs clients. C’est bien ainsi que les commerciaux de certaines banques suisses approchaient, en France, leurs cibles potentielles !
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.