M. François Zocchetto. Dans le même esprit, on ne saurait décréter le beau temps ou créer un droit opposable au bonheur : le législateur doit faire preuve de modestie et de prudence. « La loi n’est pas un acte de puissance », a-t-il été dit tout à l’heure.
La préoccupation première, celle qui prime sur toutes les autres et qui aurait dû guider votre réforme, c’est l’intérêt supérieur de l’enfant. Nous aurons l’occasion de souligner, au cours de l’examen des articles, que l’obligation juridique de respecter avant tout l’intérêt supérieur de l’enfant résulte notamment de nos engagements internationaux, lesquels, curieusement, ne sont jamais évoqués dans l’étude d’impact qui accompagne le projet de loi.
La démarche du Gouvernement, qui a choisi de découper sa réforme de la famille en plusieurs textes dont on ne connaît pas les contours, manque de clarté. Dès lors que, en droit français, le mariage renvoie à l’enfant à travers l’adoption et la filiation, il est impossible de ne pas aborder dans le même cadre les questions de la PMA et de la GPA (Applaudissements sur les travées de l'UMP.), surtout lorsque l’on justifie une telle réforme en invoquant la notion d’égalité : quid, en effet, de l’« égalité » entre couples homosexuels de femmes et couples homosexuels d’hommes ? Les seules issues possibles seront la PMA pour les couples de femmes et la GPA pour les couples d’hommes.
Mme Catherine Troendle. Eh oui ! Tout à fait !
M. François Zocchetto. Convenez que, sur ces points, les hésitations et les approximations ne manquent pas. D’ailleurs, quand on entend le Président de la République s’exprimer sur ce sujet, qui requiert beaucoup d’expertise et de discernement, on n’y comprend rien ! (Sourires sur les travées de l'UMP.) Si vous vouliez prendre l’avis du Comité consultatif national d’éthique, alors il fallait attendre ! Nous aurions ensuite pu légiférer globalement sur la famille.
En conclusion, je dirai que nous ne savons pas où nous allons. Vous demandez au législateur de prendre un risque, contre l’avis d’une part importante de la population ; dans la mesure où il s’agit d’enfants que l’on n’entendra que lorsqu’il sera trop tard, j’estime que nous ne le pouvons pas ! (Bravo ! et applaudissements sur la plupart des travées de l'UDI-UC et de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Michel Baylet.
M. Jean-Michel Baylet. Monsieur le président, mesdames les ministres, mes chers collègues, c’est avec une émotion particulière que je m’exprime au nom des sénateurs radicaux de gauche, au moment où notre assemblée entame l’examen de ce qui est bien plus qu’un simple projet de loi. Ce débat s’inscrit en effet dans la lignée de ceux, emblématiques, qui ont porté sur la loi Veil, l’abolition de la peine de mort, l’instauration du PACS… (Protestations sur les travées de l'UMP.)
Mme Nathalie Goulet. Ah non !
M. Alain Gournac. L’abolition de la peine de mort !...
M. Jean-Michel Baylet. Parfaitement, mon cher collègue ! J’étais député, en 1981, et j’ai voté l’abolition de la peine de mort. Je me souviens encore de ce que vos amis politiques disaient à l’époque ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)
Beaucoup d’arguments, pas toujours de bonne foi, ont été échangés sur la question de l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. Je souhaite cependant que la discussion de ce projet de loi, ou plutôt la manière dont se dérouleront nos débats, permette un travail législatif de qualité, qui fasse honneur à notre assemblée, car il y va, mes chers collègues, de notre responsabilité collective, quelles que soient les travées sur lesquelles nous siégeons.
Je veux tout d’abord saluer le vaste travail accompli par le rapporteur, Jean-Pierre Michel, qui a su mener sa mission avec respect et assurance. Les auditions – une quarantaine au total – nous ont permis d’entendre les responsables d’associations d’élus, des représentants des cultes, des scientifiques, des philosophes, des juristes…
De ces dizaines d’heures de travail préparatoire – bien sûr indispensables – à l’examen du texte, je ressortirai plus particulièrement ces mots de l’anthropologue Françoise Héritier, qui nous interroge sur ce qui constitue notre humanité :
« Le propre de l’humain est de réfléchir à son sort et de mettre la main à son évolution. Il n’a aucune raison de refuser des transformations dans l’ordre social au seul motif que ses ancêtres ne vivaient pas ainsi il y a plusieurs millions d’années. (M. Vincent Eblé applaudit.) Il accepte bien les innovations technologiques, il les recherche même. Pourquoi repousser celles ayant trait à l’organisation de la société ? Le mariage, cadre à forte charge symbolique, est devenu pensable et émotionnellement concevable comme ouvert à tous, ce qui correspond aux exigences comme aux possibilités du monde contemporain, donc de notre caractère d’être humain. »
Pour en revenir à des considérations plus politiques, je m’attarderai sur l’opportunité de discuter aujourd’hui d’une telle réforme. Certains commentateurs de la vie politique ou opposants au texte posent la question suivante : « Pourquoi discuter d’un tel texte de loi, alors que notre pays traverse la plus grave crise de ces dernières décennies ? » (Marques d’approbation sur les travées de l’UMP.)
M. Jean-Claude Gaudin. C’est vrai !
M. Jean-Michel Baylet. Cela revient donc à affirmer que des avancées ne sauraient intervenir qu’en période de prospérité. En 1974-1975, était-il futile de légiférer sur l’interruption volontaire de grossesse alors que notre pays subissait les conséquences du premier choc pétrolier ? Bien sûr que non ! Je pense pour ma part qu’il n’y a jamais de mauvais moment pour faire avancer l’égalité. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe socialiste.)
À ceux qui opposent le social au sociétal, je rappellerai les textes discutés dans cet hémicycle depuis l’été dernier, portant création des emplois d’avenir, du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, des contrats de génération… Aujourd’hui même, les députés débattent de la transcription législative de l’accord national interprofessionnel sur la sécurisation de l’emploi, texte déterminant en matière de compétitivité de nos entreprises et de sécurité pour les salariés.
J’ajoute que les réformes sociétales, comme les réformes sociales, ont toute leur place dans les projets du quinquennat : cela avait été dit et promis.
Si nous sommes saisis aujourd’hui d’un texte ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, c’est que nous sommes à la conjonction de deux mouvements : le premier tend à considérer le mariage à la fois comme un contrat et comme une institution en perpétuelle évolution ; le second vise à l’inclusion des personnes homosexuelles au sein de la société.
Madame la garde des sceaux, vous avez brossé, alors que vous présentiez ce texte devant l’Assemblée nationale avec l’ardeur et le lyrisme que nous vous connaissons, un panorama des évolutions du mariage au fil de celles qu’a connues la société. Je me bornerai donc à rappeler quelques étapes.
Tout d’abord, l’article 7 de la Constitution du 3 septembre 1791 opère une sécularisation du mariage, qui, aux yeux de l’État, est non plus un sacrement, mais un contrat civil. Tout le monde doit l’entendre, y compris dans la rue !
Le mariage tel qu’il est aujourd’hui procède d’un cheminement dont un certain nombre de lois constituent autant d’étapes décisives.
Ainsi, la loi du 4 juin 1970 relative à l’autorité parentale a institué une pleine égalité entre les conjoints et substitué l’autorité parentale à l’autorité paternelle.
M. Philippe Bas. Pompidou !
M. Jean-Michel Baylet. Oui, je vous l’accorde, à une certaine époque, la droite était un peu plus progressiste qu’elle ne l’est aujourd’hui ! (Sourires sur les travées du RDSE, du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)
La loi de juillet 1975 a modernisé le droit du divorce.
De même, s’agissant de la filiation, il y a un avant et un après la loi du 3 janvier 1972, texte qui posa le principe de l’égalité entre enfants légitimes et enfants naturels.
Plus récemment encore, s’agissant de la transmission des patronymes, la loi du 18 juin 2003 a disposé qu’un enfant peut porter soit le nom de sa mère, soit le nom de son père, soit les deux.
M. Philippe Bas. Merci Chirac !
M. Jean-Michel Baylet. Je ferai le même commentaire que précédemment, monsieur Bas ! Ressaisissez-vous, chers collègues de l’opposition, voyez quel mauvais coton vous filez ! (Exclamations amusées sur les travées de l'UMP.)
Ces évolutions du mariage apportent la démonstration que celui-ci est bien une institution vivante. Parallèlement, qu’on le veuille ou non, se sont développées des formes alternatives de familles. En effet, gardons à l’esprit qu’aujourd’hui plus de la moitié des enfants naissant en France sont issus de couples non mariés. Familles divorcées, familles recomposées, familles hors mariage, familles monoparentales et familles homoparentales sont donc une réalité que nul ne peut sérieusement contester.
Mes chers collègues, ayons le courage de regarder notre société en face. Ne faisons pas comme ceux qui s’ébrouent entre Neuilly et l’avenue de la Grande-Armée ; la proximité de l’hippodrome de Longchamp n’oblige pas au port d’œillères ! (M. le rapporteur applaudit.)
M. Alain Gournac. Arrêtez ! C’est cela, votre grand débat ?
M. Jean-Michel Baylet. Le second mouvement que j’évoquais est plutôt un combat pour l’acceptation par la société d’une sexualité sortant du schéma traditionnel homme-femme.
Arrêtons-nous un instant sur l’histoire de l’homosexualité. Longtemps criminalisée, car jugée subversive et contre nature, elle fut, pendant de longs siècles, durement et cruellement réprimée. Elle fut ensuite perçue comme une « atteinte aux bonnes mœurs » et même considérée comme une maladie mentale par l’Organisation mondiale de la santé, qui la classa comme telle, et par le droit français, jusqu’au début des années quatre-vingt-dix.
Je veux évoquer le rôle prépondérant joué, dans cette longue marche vers l’égalité, par Henri Caillavet, ancien sénateur radical récemment disparu, qui déposa ici même, dès 1978, une proposition de loi visant à abroger les discriminations légales dont les homosexuels faisaient l’objet. Parlementaire exigeant, homme de tolérance, guidé par son grand humanisme et son indépendance d’esprit, il fut le premier à oser brandir l’étendard de l’égalité quelle que soit l’orientation sexuelle. Nous, radicaux de gauche, sommes ses héritiers et continuons aujourd’hui son combat.
Mes chers collègues, en 1999, un pas décisif fut franchi avec l’instauration du pacte civil de solidarité.
Je me souviens – c’est l’apanage des parlementaires disposant d’une certaine expérience – des débats qui ont entouré sa création. J’y vois même des analogies avec les discussions sur l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. Je me remémore les prises de parole outrancières, les arguments alarmistes, les esclandres et chausse-trappes parlementaires. Bref, le présent débat a comme un air de déjà-vu.
Or qui, aujourd’hui, remet en cause le PACS ? Entre 2002 et 2012, soit en dix ans, personne, dans la majorité d’alors, pas même ceux qui s’étaient montrés les plus virulents contre l’institution du PACS, n’a souhaité revenir sur cet acquis.
Depuis l’instauration du PACS et le renforcement de certaines dispositions, des procédures ont été lancées, notamment auprès du Conseil constitutionnel, par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité, mais également auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, afin d’ouvrir le mariage aux personnes de même sexe. Les décisions de ces deux juridictions n’ont, au final, pas surpris ; elles ont permis d’alimenter le débat et ont renforcé l’idée qu’une telle réforme doit découler d’un choix politique.
C’est la raison pour laquelle, au nom des radicaux de gauche, j’ai porté cette proposition lors de la campagne des primaires citoyennes ; aujourd’hui, madame la garde des sceaux, j’apporte naturellement mon soutien sans réserve à votre texte.
Au-delà du symbole, si fort soit-il, il nous revient, en notre qualité de législateur, de prévoir les implications concrètes de l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. Cela nous impose de veiller à la qualité du texte sur le plan du droit, et nous serons donc tout particulièrement vigilants au cours de l’examen des articles. On l’a répété, il s’agit non pas de modifier les règles en vigueur pour les couples hétérosexuels, mais d’appliquer et d’adapter ces règles aux couples de personnes de même sexe. D’aucuns auraient préféré que l’on reconnaisse cette égalité, mais sans que l’on puisse appeler « mariage » l’union de deux personnes de même sexe. Je crois, pour ma part, que la force de votre projet de loi, madame la garde des sceaux, tient précisément au fait qu’il retient cette appellation.
Par ailleurs, la question de la filiation est également au cœur de cette réforme. Françoise Héritier, encore elle, éclaire notre débat en différenciant la parentalité, l’engendrement-enfantement et la filiation : selon elle, « la filiation est la règle sociale qui détermine l’affiliation d’un enfant à un groupe, en lui conférant droits et devoirs. Elle se différencie de la vérité biologique […]. On peut être investi dans la parentalité et transmettre la filiation sans être géniteur : c’est l’adoption légale. »
Mme Michelle Meunier, rapporteur pour avis. Eh oui !
M. Jean-Michel Baylet. D’ailleurs, s’agissant de l’adoption, cette réforme permettra de sortir de l’hypocrisie. En effet, aujourd’hui, et depuis l’entrée en vigueur de la loi du 11 juillet 1966, des personnes célibataires peuvent obtenir un agrément pour l’adoption, alors que les couples homosexuels ne le peuvent pas. L’absurdité de la situation contraint certains homosexuels à entamer des démarches en tant que célibataires. Les conseils généraux, qui délivrent les agréments, rencontrent de tels cas quotidiennement. En tant que président du conseil général de Tarn-et-Garonne, j’ai eu dès 2011 à traiter de dossiers d’adoption relevant de l’homoparentalité : je suis fier d’avoir accordé l’agrément aux couples concernés ! (Très bien ! sur les travées du groupe socialiste. – Exclamations sur les travées de l'UMP.) Cette décision ne fut pas politique, elle fut prise après avis favorable de la commission compétente.
Mes chers collègues, poser la question de la filiation, c’est également interroger les consciences sur certaines avancées scientifiques, notamment l’assistance médicalisée à la procréation et la gestation pour autrui.
Notre assemblée s’est saisie de ces évolutions. À cet égard, je veux citer le rapport d’information intitulé « Contribution à la réflexion sur la maternité pour autrui », publié dès 2008 par trois de nos collègues. Tout en faisant remonter ces pratiques à l’Ancien Testament, en mentionnant notamment l’épisode de la conception et de la naissance d’Ismaël, fils d’Abraham, ce rapport présentait plusieurs préconisations intéressantes.
Ces thématiques ne concernent pas exclusivement les futurs couples homosexuels, puisque la PMA existe déjà pour les couples ayant des problèmes de fertilité à travers la fécondation in vitro et l’insémination artificielle.
Bien sûr, les questions soulevées se posent en termes de bioéthique et ne sauraient être introduites par la voie d’un simple amendement. Si mes amis radicaux et moi-même restons opposés à la GPA, nous proposerons néanmoins, dans l’intérêt supérieur des enfants concernés et afin de remédier à l’insécurité juridique dont ils pâtissent actuellement, d’améliorer le présent texte en vue de permettre la transcription à l’état civil français des actes de naissance des enfants nés à l’étranger à la suite d’une gestation pour autrui.
Regardons ce qui se passe hors de nos frontières : la voie nous est tracée, non seulement en Europe, mais également dans des pays réputés plutôt conservateurs, subissant plus que la France l’influence de l’Église (Exclamations sur les travées de l'UMP.) : l’Argentine, le Chili, l’Uruguay… Dans ce dernier pays, certains sénateurs de l’opposition ont joint leurs voix à celles de leurs collègues de la majorité pour créer le mariage pour tous. Chers collègues qui siégez sur les travées de droite de notre hémicycle, je vous invite à suivre ce bel exemple !
Nos sociétés évoluent. J’entends dire que le droit n’a pas à courir derrière les évolutions sociétales. Je réponds ceci : peut-il les ignorer ? Notre droit peut-il demeurer hermétique à la société à laquelle il s’applique ? Nous ne le pensons pas.
Madame la garde des sceaux, vous avez déclaré, lors de votre audition par la commission des lois, que « le projet de loi est marqué du sceau de l’égalité ». Je ne peux qu’abonder dans votre sens, et j’irai même plus loin : il est marqué aussi du sceau de la liberté. En effet, une fois ce projet de loi adopté, chacun, qu’il soit homosexuel ou hétérosexuel, aura la liberté de s’unir ou de ne pas s’unir par le mariage avec la personne qui partage sa vie, de vivre avec elle en concubinage ou de contracter un PACS. Il s’agit d’une loi de fraternité et d’humanisme en ce qu’elle reconnaît indistinctement couples hétérosexuels et couples homosexuels et qu’elle considère avec la même bienveillance toutes les formes de familles.
Notre pays est prêt, j’ai confiance en nos compatriotes, et c’est fort de cette confiance que les sénateurs radicaux apportent tout leur soutien à ce texte. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, mesdames les ministres, mes chers collègues, comment comprendre la revendication, de la part des couples gays et lesbiens, de pouvoir accéder à une union dite « normale », c’est-à-dire « ordinaire », ne distinguant en rien ces couples-là, en termes de devoirs comme en termes de droits, de M. et Mme Tout-le-monde.
Force est de constater, aujourd’hui, la baisse du nombre de mariages civils et religieux célébrés dans la société globale et l’augmentation du nombre des naissances hors mariage.
Alors pourquoi, se demanderont d’aucuns, celles et ceux qui ne font rien « comme tout le monde » exigeraient-ils donc de pouvoir accéder au mariage, institution traditionnelle et quelque peu empoussiérée ? (Exclamations ironiques sur les travées de l'UMP.)
MM. Jean-Claude Gaudin et Charles Revet. Oui, pourquoi ?
Mme Esther Benbassa. La perception de l’homosexuel a certes varié dans l’histoire, mais celle qui éclot à l’âge classique est indissociable de la morale bourgeoise. (Exclamations sur les travées de l'UMP.)
M. Éric Doligé. Heureusement que les bourgeois paient leurs impôts !
Mme Esther Benbassa. Elle se traduit par une volonté d’exclusion morale et sociale des homosexuels, dont les répercussions, même atténuées, pèsent encore sur nos mentalités.
Comme Didier Eribon le souligne dans ses Réflexions sur la question gay, la morale bourgeoise n’est pas seulement une morale du travail ; c’est aussi une morale de la famille, qui dit désormais ce que doit être la société et qui y appartient ou non de plein droit.
Michel Foucault déjà, dans son Histoire de la folie à l’âge classique, insistait sur la prégnance d’« un certain ordre dans la structure familiale », valant « à la fois comme règle sociale et comme norme de la raison […]. La famille, avec ses exigences, devient un des critères essentiels de la raison […]. Elle exclut comme étant de l’ordre de la déraison tout ce qui n’est pas conforme à son ordre ou à son intérêt. » L’âge classique procède ainsi, précise Michel Foucault, à la « confiscation de l’éthique sexuelle par la morale de la famille ».
En sommes-nous donc toujours là ? Le moyen d’en sortir, après tant de siècles d’exclusion morale et sociale, ne passe-t-il pas, paradoxalement, par l’expression et la satisfaction de ce désir de mariage, de ce curieux désir de normalité bourgeoise, de la part des gays et des lesbiennes ?
M. Éric Doligé. Ce sont les bourgeois qui paient les impôts !
M. Gérard Longuet. Ça, c’est vrai !
Mme Esther Benbassa. Gays et lesbiennes entendent affirmer par là leur légitimité à se situer du côté de l’inclusion et de la « raison », mettre fin à ces siècles de discrimination qui en ont fait des malades et des fous. Ils et elles sont des êtres, des citoyens et des citoyennes comme les autres. La revendication du « mariage pour tous » fait partie d’une demande légitime de normalisation, de banalisation de leur condition.
Quels qu’aient pu être leurs slogans officiels ou officieux, les récentes manifestations anti-mariage pour tous ont appuyé l’idée inverse et séculaire selon laquelle ces gens-là ne sont pas comme les autres et n’ont donc pas droit à ce que tout citoyen ou résident en France obtient sans problème aucun. (Protestations sur les travées de l'UMP.)
M. François-Noël Buffet. On n’a jamais dit ça !
M. David Assouline. Vous l’avez pensé très fort !
Mme Esther Benbassa. Elles ont remis à l’ordre du jour la fameuse « morale bourgeoise », pourtant bien craquelée depuis un bon demi-siècle.
Elles expriment une revanche, enfin, sur les artisans de mai 68, qui, soyons modestes, n’ont réussi qu’à bousculer un peu l’ancien modèle de la famille, même s’ils auraient bien voulu l’abattre.
Ces manifestations marquent surtout un retour du refoulé. L’ordre familial revient au galop et a trouvé ses cibles : anciens exclus et amis de la déraison. Et ce au nom du supposé intérêt supérieur de l’enfant !
Protéger les enfants, tout le monde est pour. Les opposants au mariage pour tous tentent donc d’en faire la justification imparable de leur refus. Le besoin, chez l’enfant, d’un père et d’une mère,…
M. Gérard Longuet. C’est normal !
Mme Catherine Troendle. Voilà !
Mme Esther Benbassa. … contre le désir d’enfant des homosexuels : pure idéologie ! (Exclamations sur les travées de l'UMP.) Les manifestants expriment une peur, celle de l’effondrement d’une famille traditionnelle déjà bien ébranlée et de la multiplication, pour un même enfant, du nombre de référents parentaux. Fini, hélas ! le modèle « papa-maman et leur enfant » ! (Exclamations indignées sur les travées de l'UMP.) Fini depuis longtemps en fait, sans que les gays et les lesbiennes soient des pionniers en la matière : les familles recomposées ne les ont pas attendus pour se recomposer !
Aucune étude ne démontre que les enfants de familles monoparentales ou homoparentales, que les enfants adoptés, ou nés par PMA ou de mères porteuses, vivent nécessairement dans le malheur. Ils ne vont ni mieux ni moins bien que les autres, élevés dans des familles dites « normales ».
M. Jean-Vincent Placé. Exactement !
Mme Esther Benbassa. L’avocate Caroline Mécary, que je le salue, a consacré une grande partie de sa carrière à défendre des familles homoparentales. Elle écrit que, si c’était l’inverse qui était vrai, il faudrait immédiatement contraindre les dix pays européens qui ont d’ores et déjà ouvert l’adoption à tous les couples de modifier leur législation, l’intérêt des enfants ne pouvant être à géométrie variable.
Ces situations existent. Ce sont à ces enfants-là que notre droit est tenu d’apporter une réponse. Les enfants nés par PMA ou par GPA, techniques déjà pratiquées, les enfants de parents homos, ne sont-ils pas des enfants comme les autres ? (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et sur certaines travées du groupe socialiste.) Doit-on les exclure, comme on tente d’exclure leurs parents ? (Mêmes mouvements.)
M. Gérard Longuet. Vous êtes à côté de la plaque !
Mme Esther Benbassa. Pour aller encore plus loin, peut-on affirmer sans ambages que l’intérêt « supérieur » de l’enfant est vraiment au centre de notre construction juridique, qui donne la priorité à la liberté d’engendrer de chacun, quels que soient ses qualités et ses défauts, réels ou supposés ? (M. le rapporteur applaudit.)
Les pauvres et les riches, les alcooliques et les sobres, les analphabètes et les cultivés, les malades et les bien portants, les brutes et les doux, tous partagent le même droit de créer une famille. Et c’est fort bien ainsi ! Le temps où la société s’arrogeait le droit de stériliser les alcooliques et les handicapés comme dans les années 1930 en Suède, au nom de l’intérêt de l’enfant, est heureusement révolu. (Exclamations sur les travées de l'UMP.)
M. Gérard Longuet. Vous y reviendrez avec l’eugénisme !
Mme Esther Benbassa. Il n’y a que les gays et les lesbiennes à qui, aujourd’hui, on ose ouvertement dénier le droit de fonder une famille au nom de l’intérêt dit « supérieur » de l’enfant. Pourquoi ? Parce qu’ils seraient différents ? Mais différents en quoi et différents de qui exactement ?
M. Gérard Longuet. Du calme !
Mme Esther Benbassa. Cette « différence » est-elle autre chose, au fond, que le préjugé qui les frappe ? Est-il admissible de continuer à faire de ce préjugé une règle sociale et juridique ? Si ce n’est pas de la discrimination, alors, qu’est-ce donc ?
Mme Esther Benbassa. L’internement des gays pour déraison fut hier l’un des outils de la sauvegarde de l’ordre moral au centre duquel se trouvait la famille. La psychiatrie a longtemps joué ce jeu. Aujourd’hui, certains psychanalystes instrumentalisent leur science pour apporter un renfort aux tenants de l’anti-mariage pour tous et défendent le modèle traditionnel de la famille dans une sorte de conservatisme dont on ne sait ce qu’il doit vraiment à la psychanalyse.
Au XIXe siècle, l’homosexualité était tenue pour une pathologie mentale ou pour une perversion du désir ou de l’instinct. Rien, pourtant, dans l’expérience freudienne, ne peut valider « une anthropologie qui s’autoriserait du premier chapitre de la Genèse », comme le rappelle Jacques-Alain Miller.
Calmons-nous quelques secondes (Exclamations ironiques sur les travées de l'UMP.) et remémorons-nous la Genèse : « Croissez et multipliez » ; « Voilà pourquoi l’homme abandonne son père et sa mère : il s’unit à sa femme, et ils deviennent une seule chair ».
M. Michel Mercier. Eh oui !
Mme Esther Benbassa. Pour les psychanalystes qui se réclament en fait de l’Adam et de l’Ève de la Genèse comme d’un modèle indépassable, il s’agit évidemment plus de croyance religieuse que de psychanalyse.
On ne surestimera jamais trop, dans une France à la laïcité pourtant si chatouilleuse, le poids écrasant de l’impensé catholique dominant (Murmures sur les travées de l'UMP.), y compris lorsque l’on évoque le mariage, même si, en l’occurrence, il s’agit du mariage civil. (Ah ! sur les travées de l'UMP.)
La sacralisation catholique du mariage continue de nous coller à la peau. (Protestations sur les travées de l'UMP.)
Mme Christiane Hummel. Inacceptable !