Mme la présidente. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Madame la présidente, mesdames les ministres, madame la rapporteur, mes chers collègues, la proposition de loi dont Esther Benbassa est l’auteur n’a d’autre objectif que l’abrogation d’un délit inutile et inefficace, celui de racolage public.
Certains ont pu considérer que cette proposition de loi était examinée dans la précipitation, mais il nous semble au contraire que, dix années après sa création, il est possible de dresser le bilan du délit de racolage public. Les auditions menées par notre collègue Virginie Klès ont montré que, au-delà des considérations idéologiques ou politiques, un consensus existe sur la nécessité d’abroger ce délit. Je dirais même, mes chers collègues, qu’il y a urgence à le faire.
Le délit de racolage public a été instauré par la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure. Sa création était sous-tendue par deux objectifs : répondre aux plaintes des riverains en matière de nuisances et lutter contre la traite et les réseaux de proxénétisme.
Il ne s’agit donc pas d’engager ici et maintenant le débat sur la prostitution en général ou de confronter les arguments des partisans de l’abolition à ceux des tenants de la réglementation.
On le sait, les écologistes, par nature, combattent la marchandisation du vivant, de l’humain et des corps. Notre position dans le débat de ce jour part d’un simple constat : loin d’atteindre les objectifs précités, la création du délit de racolage public a causé des ravages en termes de santé publique et de sécurité des personnes prostituées. Il s’agit d’en tirer les conclusions qui s’imposent.
Les hommes et les femmes qui se prostituent dans notre pays sont en danger. Par peur de se voir arrêtées, placées en garde à vue et, pour nombre d’entre elles, reconduites à la frontière, les personnes prostituées se sont isolées et marginalisées de plus en plus. Chassées de leurs lieux habituels de prostitution, elles ont été contraintes d’exercer dans des conditions sanitaires et sécuritaires déplorables. L’effet réel de la loi de 2003 a été de rendre la prostitution invisible, en la déplaçant de l’espace public vers des lieux écartés, où elle est sur-précarisée et toujours plus associée à certaines pratiques criminelles : trafics en tout genre, violences physiques répétées, etc.
Je voudrais m’arrêter un instant sur cette question de l’invisibilité actuelle de la prostitution en France.
Les données quantitatives dont nous disposons sur ce sujet sont rares et peu fiables. Elles conduisent à sous-évaluer considérablement l’ampleur du phénomène de la prostitution dans notre pays. Le nombre des personnes prostituées y est ainsi estimé à environ 20 000, alors qu’il serait de 400 000 en Allemagne. Les clients de la prostitution seraient, selon les enquêtes réalisées par sondage sur base déclarative, environ 500 000 chaque année ! Notre pays serait donc particulièrement vertueux en la matière, à moins que nos concitoyens ne soient particulièrement honteux et peu sincères sur ce sujet… Je penche plutôt pour la seconde hypothèse !
Sur la base de ces chiffres, et en tablant sur une moyenne de trois actes sexuels tarifés par client et par an, les 20 000 personnes prostituées de notre pays n’effectueraient en moyenne guère plus de cinq actes sexuels tarifés par mois ! Le simple bon sens économique suffit à mettre en évidence le caractère absolument farfelu des données statistiques dont nous disposons…
Plus sérieusement, et surtout de manière plus dramatique, l’accroissement de l’isolement et de la marginalisation des personnes prostituées depuis 2003 a eu pour effet de les rendre plus vulnérables et moins à même de négocier le port du préservatif avec les clients. Il a également conduit nombre d’entre elles à exercer par le biais d’internet, dans un isolement souvent propice aux agressions.
Parallèlement, toutes les associations de terrain qui viennent en aide aux prostituées, et qui sont souvent le seul appui de celles et ceux qui veulent se réinsérer, ont constaté qu’elles avaient plus difficilement accès aux lieux de prostitution. Leur action s’en trouve largement entravée. Selon ces associations, le nombre de personnes infectées par le VIH ou atteintes par les autres infections sexuellement transmissibles aurait significativement augmenté depuis l’entrée en vigueur de la loi, qui a également eu un effet stigmatisant dévastateur. Alors que notre droit ne pénalise pas la prostitution, celles et ceux qui la pratiquent sont considérés comme des délinquants et peuvent être placés en garde à vue, dans des conditions souvent déplorables. Dès lors, on a peine à croire ceux qui soutiennent que cette disposition est un outil efficace de lutte contre la traite des êtres humains et les réseaux de proxénétisme. Selon le rapport de ma collègue Virginie Klès, les statistiques montrent l’absence de « lien entre la création du délit de racolage en 2003 et une augmentation du nombre de condamnations pour proxénétisme ».
Quant aux problèmes liés aux nuisances causées par la présence de nombreuses personnes prostituées dans certains quartiers, rappelons qu’il existe, dans notre droit, des contraventions pour exhibition sexuelle et trouble à l’ordre public. Cela devrait suffire.
Dix ans après l’adoption de la loi de 2003, le constat est donc sans appel : la création du délit de racolage public n’a aidé aucune personne prostituée, elle a échoué à protéger les victimes de la traite des êtres humains et elle n’a eu que très peu d’effet en matière de lutte contre les réseaux. Je veux le redire, avec cette proposition de loi, nous ne nous plaçons pas sur le terrain de l’idéologie, et nous nous réjouissons qu’un travail de réflexion plus large soit prochainement engagé sur la question. Tous les aspects devront être envisagés : la prévention, les soins, l’accès au droit, l’insertion… Ce travail permettra à tous de s’exprimer et d’être entendus. Chacun pourra faire valoir sa position et le débat promet d’être .passionnant.
Pour l’heure, devant l’urgence de la situation sanitaire et sociale, nous en sommes simplement, aujourd’hui, à chercher à « sauver les corps », pour paraphraser Albert Camus.
Madame la ministre des droits des femmes, je ne doute pas de votre engagement ; je sais que le travail a déjà commencé, mais la répression des personnes prostituées n’a que trop duré et il est nécessaire, aujourd’hui, d’y mettre un terme ! (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – Mme Chantal Jouanno applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Joëlle Garriaud-Maylam.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, la prostitution a toujours pris des formes diverses. Elle est plus ou moins apparente, elle est plus ou moins consentie, mais elle tend toujours vers un même but : priver les individus de tout ce qui constitue leur humanité, pour faire de la victime un objet, et du client un consommateur.
Finalement, dans sa forme la plus structurée, la prostitution n’est rien d’autre que de l’esclavagisme, les prostitués hommes et femmes étant réduits à l’obéissance par des moyens divers : tromperie, corruption, violence, contrainte, menace, privation de liberté… Le seul objectif des proxénètes est de s’enrichir par l’exploitation mercantile des vices de notre société.
Par ailleurs, et comme ce fut le cas pour la traite des esclaves, nous faisons face à un réseau international tentaculaire, dont le « bétail » ― j’utilise ici à dessein le vocabulaire du « milieu », pour que l’on comprenne bien de quel marché crapuleux il s’agit ― provient d’Europe de l’Est, du Maghreb, d’Afrique noire.
Ainsi, nous avons tous conscience que la prostitution est une tragédie pour tous les défenseurs de la dignité humaine et que, par conséquent, chaque fois que les pouvoirs publics reculent dans ce domaine, c’est toute l’humanité qui régresse.
Le droit international fait d’ailleurs sien ce constat, puisque l’Organisation des Nations unies, par le biais de son assemblée générale, a adopté le 15 novembre 2000 une convention contre la criminalité transnationale qui condamne la traite des êtres humains et, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou autres formes d’exploitation sexuelle. Cette position est partagée par le Conseil de l’Europe, qui a adopté le 16 mai 2005 la convention sur la lutte contre la traite des êtres humains.
Ainsi, madame Benbassa, je crois que nous portons le même diagnostic sur ce fléau. Malheureusement, nos réflexions empruntent deux chemins bien différents, au terme desquels nous aboutissons à des conclusions qui ne peuvent se rejoindre.
Sur le fond, voici ce qui nous oppose.
Vous souhaitez abroger le délit de racolage public parce que vous le jugez inefficace. En vous appuyant sur de « nombreux rapports », vous dites que « pour l’année 2009 […] 2 315 personnes ont été mises en cause pour racolage actif et passif. Seulement 465 personnes ont été mises en cause pour proxénétisme et proxénétisme aggravé et aucune d’entre elles n’a été condamnée. Quant au mécanisme prévoyant de régulariser des victimes du proxénétisme en échange de leur témoignage, ce sont seulement 79 personnes qui en ont bénéficié. » En conclusion, vous affirmez que « la législation actuelle a échoué, tant dans sa mission de protection des victimes du proxénétisme […] que dans la lutte menée contre les réseaux ».
Je ne reviens pas sur les conditions de garde à vue, que vous estimez problématiques. Depuis la loi du 14 avril 2011, de nombreuses réformes ont été adoptées afin d’améliorer et d’encadrer l’exécution de la procédure de garde à vue. Nous sommes, depuis lors, en parfait accord avec la Convention européenne des droits de l’homme sur ce point.
À partir des mêmes données que vous, je crois pouvoir établir d’autres conclusions, qui ne me semblent pas moins fondées que les vôtres.
La faiblesse du taux de mise en cause pour racolage passif ou actif signifie non pas que ce phénomène est marginal, mais qu’il est bien plus insidieux et difficile à identifier qu’on ne l’imagine.
Dans un dossier consacré à la prostitution du magazine L’Histoire de janvier 2013, nombre de prostitués hommes ou femmes expliquent ce qui les a conduits à s’adonner à cette pratique. Ainsi, un coursier de 17 ans déclarant gagner plus de 5 000 euros par semaine affirme que la prostitution représente pour lui, qui est fainéant, un moyen facile de gagner de l’argent.
Le Nouvel Observateur faisait d’ailleurs état de ce phénomène lorsqu’il évoquait, dans un article en date du 12 novembre 2012, les nouveaux visages de la prostitution des jeunes à Paris. Il constatait l’augmentation des phénomènes pré-prostitutionnels, qui poussent un nombre croissant de jeunes à échanger des faveurs sexuelles contre des moyens de subsistance – logement, alimentation, études ― ou de confort ― portables, vêtements, ordinateurs, etc.
En marge de la prostitution classique, on observe donc la généralisation de comportements qui donnent l’illusion que la prostitution est un processus classique de marchandisation. Or ce phénomène est d’autant plus grave qu’il est difficile à identifier et à réprimer, car les jeunes concernés ne pratiquent pas cette activité aux heures et dans les lieux habituels. De même, leur tenue vestimentaire, leur comportement n’évoquent pas le racolage tel qu’il est classiquement caractérisé, mais donnent l’illusion d’une relation viable et sentimentale.
C’était donc la force de notre dispositif que de s’appuyer sur ce qui était originellement vécu et visé comme « l’attitude indécente sur la voie publique » afin de marquer le refus, par les pouvoirs publics, de la marchandisation des corps.
Ainsi, l’objectif était justement de réprimer le phénomène prostitutionnel au-delà des apparences. Les arguments de ceux qui prétendent que l’application de l’article 225-10-1 du code pénal a conduit à des arrestations arbitraires par les forces de l’ordre sur des critères vestimentaires me font donc quelque peu sourire. Peut-être y a-t-il eu quelques cas…
Concernant l’inefficacité supposée de la loi en matière de lutte contre les réseaux de proxénétisme, vous affirmez, à propos du mécanisme prévoyant la régularisation des victimes du proxénétisme en échange de leur témoignage, que seules soixante-dix-neuf personnes en ont bénéficié. Certes, le chiffre est bas, mais l’on ne peut en conclure que la répression du racolage passif ne sert à rien : il faudrait peut-être plutôt la renforcer ou la modifier.
Ce qui est flagrant, c’est la complexité de l’emprise des proxénètes sur leurs victimes. Comment voulez-vous que les victimes témoignent alors que leurs « macs » les ont soumises à la dépendance en subtilisant leurs papiers d’identité, en menaçant leur famille, en les droguant ?
Certes, les craintes sont encore grandes, et il faut du temps et du courage pour que chacun réalise qu’en faisant tomber les proxénètes, certaines pourront retrouver leur liberté et subvenir à leur besoins par elle-même, pour elle-même et, il faut l’espérer, par d’autres moyens. Revenir sur ce dispositif, c’est faire le choix de l’abandon, alors qu’il faudrait miser, au contraire, sur l’espoir de trouver une issue à ce drame.
Venons-en maintenant à la stigmatisation et à la précarisation des personnes prostituées en matière d’accès aux soins, ainsi qu’à leur vulnérabilité face aux violences. Je ne vais pas nier cette précarisation, parce que je ne suis pas de ceux qui se dérobent devant leurs responsabilités. J’aimerais simplement aller au bout de l’analyse.
La loi de 2003, en ce qu’elle a étendu le racolage aux actes d’omission – le racolage passif –, n’est pas en elle-même responsable de ce phénomène de précarisation, car elle visait justement la prostitution dissimulée.
Au contraire, je crois que la précarisation, par l’isolement de la victime, résulte essentiellement de la volonté du proxénète d’accroître son emprise sur « sa marchandise », en contraignant ses déplacements et ses sorties, par l’enfermement dans des établissements spécifiques, mais permet également d’améliorer l’anonymat et le confort du client et de faire ainsi face à une concurrence croissante dans ce milieu.
Ainsi, si j’admets que les conditions de sécurité et d’hygiène des prostitués se sont fortement dégradées, je crois que rien ne nous permet d’affirmer que l’abrogation du racolage passif soit en quelconque rapport avec ce phénomène. Je considère donc qu’il serait plus pertinent, au contraire de ce que vous faites, de renforcer le dispositif, en prévoyant un volet social, notamment pour ce qui concerne la prévention en matière de santé publique, mais aussi en envisageant de renforcer les contrôles de certains établissements, afin d’organiser la disparition des maisons closes déguisées.
Enfin, je trouve très franchement lassant et méprisant la volonté de certains de rechercher systématiquement dans l’action du précédent gouvernement des positionnements racistes ou xénophobes. (Marques d’étonnement au banc du Gouvernement.) Cela devient assez insupportable. Je tiens à dire que, jamais, le texte n’a été utilisé comme un moyen détourné d’arrêter « massivement » – ce sont vos mots ! – les ressortissants étrangers en situation irrégulière.
Quoi qu’il en soit, jamais le gouvernement de Nicolas Sarkozy n’avait caché sa volonté de prendre en compte le phénomène de fragilisation de notre système d’intégration, du fait notamment de flux migratoires, qui est en opposition complète avec l’économie de notre pays et en contradiction avec la situation de notre marché du travail.
Je me demande parfois si vous avez pris soin de lire tous les rapports sur le sujet. Vous auriez alors pris pleinement conscience de l’internationalisation des réseaux de proxénétisme, ce qui a inévitablement conduit à une augmentation du nombre de prostituées étrangères – 60 % à Paris, 63 % à Nice et 51 % à Strasbourg en 2000 – et donc, corrélativement, à une augmentation du nombre d’arrestations d’étrangers en situation irrégulière.
En conclusion, je veux dire que je suis extrêmement réservée quant à l’utilité de ce texte pour la société et pour la protection des prostituées elles-mêmes. Le dispositif sur le racolage passif est certainement insuffisant par rapport à l’ampleur et à la complexité du problème, mais il a au moins le mérite d’exister.
Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. À cet égard, je citerai les propos du commissaire de police, chargé de l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains que la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a auditionné jeudi 14 mars : « Le texte sur le délit de racolage est un texte imparfait […]. Supprimons-le et dans trois ans nous serons revenus à la situation d’il y a dix ans. Et la population demandera aux élus que vous êtes de revenir sur cette suppression. » Il a ajouté : « Tout ce qui peut compliquer le travail des réseaux est donc le bienvenu, et le délit de racolage le complique énormément. »
Voilà pourquoi je ne voterai pas ce texte. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Kaltenbach.
M. Philippe Kaltenbach. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure a profondément fait évoluer notre droit en matière de racolage.
Alors que seul le racolage le plus actif était passible en France d’une contravention de cinquième catégorie, M. Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, en a fait un délit passible d’une peine de prison et a introduit une définition particulièrement large en l’étendant aux attitudes « passives ». Ce nouveau concept étant particulièrement difficile à cerner, la Cour de cassation a elle-même reconnu avoir du mal à définir le côté passif du racolage.
Dix ans après cette loi, quel bilan peut-on dresser ? Comme cela a été souligné à plusieurs reprises, cette loi n’a pas rempli son objectif, à savoir, officiellement, favoriser le démantèlement des réseaux par le biais de la garde à vue. Les chiffres sont éloquents : ils figurent dans le rapport de la commission, et Mme la garde des sceaux les a rappelés.
Dans le même temps, l’introduction de cette mesure aura eu pour principal effet d’aggraver la stigmatisation et la précarisation des personnes prostituées.
M. Roland Courteau. Exact !
M. Philippe Kaltenbach. M. Sarkozy avait choisi d’en faire des délinquantes. Elles sont pourtant avant tout des victimes.
M. Roland Courteau. Oui !
M. Philippe Kaltenbach. Pour ma part, je demeure convaincu que la prostitution est subie par celles et ceux qui la pratiquent.
M. Roland Courteau. Bien sûr !
M. Philippe Kaltenbach. Comme c’est souvent le cas dans le cadre de violences conjugales, la victime ne prend pas forcément tout de suite pleinement conscience de la violence qu’elle subit. Ce n’est qu’une fois qu’elle s’est dégagée de la situation dans laquelle elle se trouvait qu’elle prend toute la mesure de la souffrance qui a été la sienne, une souffrance dont il est ensuite très difficile de se détacher.
Pour ma part, je ne crois pas du tout à la fable de la prostitution par choix, libre et consenti, ni à la notion de travailleur du sexe. Au risque d’être qualifié de « moraliste » ou d’« idéologue », comme cela a pu être le cas ces derniers jours, je continuerai de considérer que la prostitution n’est pas, et ne sera jamais, une profession.
Comme l’a rappelé François Hollande, lors de la campagne électorale, dans un courrier adressé aux associations : « Si chacun est libre de disposer de son corps, les droits et la dignité humaine sont incompatibles avec le fait qu’une personne ait le droit de disposer librement du corps d’une autre personne au motif qu’elle a payé ».
M. Roland Courteau. Tout à fait !
M. Philippe Kaltenbach. La position abolitionniste et le message de fermeté qui sont ceux de la France depuis l’après-guerre font que, comme l’a rappelé Mme la ministre des droits des femmes, il y a dix fois moins de personnes qui se prostituent dans notre pays qu’outre-Rhin. L’Allemagne est souvent citée en modèle, mais sûrement pas pour la prostitution. Peut-être faudrait-il plutôt considérer les cas de la Suède ou de la Grande-Bretagne.
Le 6 décembre 2011, l’Assemblée nationale a renouvelé ce message en adoptant à l’unanimité une proposition de résolution qualifiant « les violences inhérentes » à la prostitution et a fixé l’objectif d’atteindre « à terme, une société sans prostitution ». Mais revenons au texte qui nous intéresse aujourd'hui.
Il paraît indispensable au groupe socialiste d’abolir le dispositif introduit par M. Sarkozy, qui conduit à punir des victimes. Il repose sur une logique injuste de culpabilisation à outrance des victimes. Toutefois, il nous a fallu procéder à un arbitrage.
En effet, peut-on se contenter de supprimer simplement un dispositif sans être, dans le même temps, force de propositions ? La question pourrait d’ailleurs se poser pour d’autres mesures engagées par M. Sarkozy sur le plan pénal. Je pense non seulement aux peines plancher, auxquelles le président de la commission a fait référence, mais également à la rétention de sûreté ou encore aux tribunaux correctionnels pour mineurs. Le parti socialiste demande l’abrogation de ces dispositifs, et c’est ce que nous ferons, j’en suis convaincu, lors de l’examen du grand projet de loi pénale sur lequel travaille Mme la garde des sceaux.
Dans le cas présent, fallait-il inscrire cette abrogation dans le cadre d’une réflexion plus large sur l’ensemble des politiques publiques à conduire en matière de prostitution ou fallait-il abolir cette disposition sans attendre ?
Le groupe écologiste a privilégié cette seconde option. Après discussion, les sénateurs socialistes ont choisi d’apporter leur soutien à cette démarche. Cependant, nous proposons d’amender cette proposition de loi ; notre collègue Jean-Pierre Godefroy défendra un amendement visant à réintroduire la contravention de cinquième classe afin de punir uniquement le racolage actif, dont le dispositif a été supprimé en 2003. En effet, l’adoption de la présente proposition de loi conduirait à un vide juridique, avec l’absence totale de condamnation du racolage, ce qui, dans un pays ouvertement abolitionniste, pourrait paraître pour le moins contradictoire.
Toutefois, nous ne voulons pas stigmatiser de nouveau les personnes prostituées qui sont et demeurent des victimes. Nous entendons avant tout envoyer un message à celles et à ceux qui se livrent au proxénétisme et qui pourraient interpréter cette absence de réglementation comme une forme d’incitation.
M. Michel Savin. Eh oui !
M. Philippe Kaltenbach. Il s’agit d’une nécessaire mesure d’ordre public dans l’attente d’une refonte globale des politiques que conduisent l’État, les collectivités et les associations en matière de prostitution. Il convient de mener cette refonte, que nous appelons de nos vœux, le plus rapidement possible.
Pour ce faire, il nous faut poursuivre une réflexion sereine, qui devra notamment s’appuyer sur les travaux qui sont actuellement en cours au sein des deux chambres du Parlement. Cette nouvelle loi devra prendre en compte l’inclusion sociale des prostitués, l’accès aux soins ou encore l’indispensable prévention des risques sanitaires.
La question de l’inversion de la charge pénale devra naturellement être également soulevée. Notre collègue Chantal Jouanno abordera ce sujet dans un amendement. Mais traiter de cette question aujourd'hui, c’est anticiper la discussion qui aura lieu lors de l’examen du texte de loi à venir.
Pour conclure, si vous me le permettez, je comparerai le texte que nous examinons aujourd'hui à un lièvre dans une course de fond : la grande loi sur la prostitution que nous souhaitons devra rattraper ce texte imparfait, car trop réducteur, l’avaler et le digérer dans le cadre d’un dispositif législatif plus large qui concernera autant l’accompagnement des personnes victimes de la prostitution que le renforcement de la lutte contre le proxénétisme.
M. Roland Courteau. Très bien !
M. Philippe Kaltenbach. Au-delà des clivages partisans, continuons, mes chers collègues, à travailler ensemble en vue d’abolir la prostitution dans notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy.
M. Jean-Pierre Godefroy. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, le délai de quatre minutes qui m’a été imparti est très court.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. C’est trop peu pour un homme de votre qualité ! (Sourires.)
M. Jean-Pierre Godefroy. Il ne fait aucun doute pour moi que le délit de racolage passif instauré voilà maintenant dix ans doit être abrogé. Nous savons combien il a isolé les personnes prostituées, qui, contraintes de se retrancher dans des lieux cachés, sont moins accessibles aux associations leur venant en aide et plus exposées à tous types de violences et aux risques sanitaires, comme le montrent, notamment, les rapports de l’IGAS et de la Ligue des droits de l’homme. Cette disposition a-t-elle été opérante pour lutter contre les réseaux de proxénétisme ? Au vu des auditions auxquelles nous avons procédé, le bilan mérite, me semble-t-il, d’être nuancé.
M. Roland Courteau. Oh oui !
M. Jean-Pierre Godefroy. J’entends parfois des jugements hâtifs des deux côtés.
Pour ma part, je suis très réservé à l’idée d’une abrogation pure et simple, qui me semble aujourd’hui aussi insuffisante que périlleuse. En cela, je souscris pleinement à l’appel des cinquante-trois associations réunies au sein du collectif Abolition 2012.
Nous devons nous attacher à penser une véritable politique de lutte contre la prostitution imposée. En effet, il serait réducteur de se contenter de supprimer le délit de racolage, et cela ne répondrait pas au grave problème de société que nous vivons.
M. Roland Courteau. Très bien !
M. Jean-Pierre Godefroy. La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui s’affranchit des différents travaux de fond en cours dans nos assemblées et dans vos ministères, mesdames les ministres. Aussi présente-t-elle, à mon sens, un caractère prématuré.
M. Roland Courteau. Très bien !
M. Jean-Pierre Godefroy. La question de la prostitution et la gravité du problème de la traite des êtres humains ne seront pas réglées par des mesures ponctuelles. Elles exigent beaucoup plus.
Oui, le délit de racolage passif doit être supprimé, car les personnes prostituées doivent être considérées par la loi non comme des délinquantes, mais bien, pour l’essentiel d’entre elles – là aussi, nuançons –, des victimes ! Mais cette abrogation doit se faire dans le cadre d’une politique publique transversale et cohérente, qui s’attachera à démanteler les réseaux, à poursuivre les auteurs de la traite d’êtres humains et à offrir à ces personnes un véritable accompagnement pour sortir de la prostitution : une protection effective, la sécurité non seulement sur le plan sanitaire, mais aussi en termes de logement, de droit au séjour ou d’aide au retour au pays pour celles qui le souhaitent, 90 % d’entre elles étant étrangères.
Mes chers collègues, il y a non pas une prostitution, mais des prostitutions. La réponse que nous apporterons devra prendre en considération cet état de fait. Nous devrons formuler des réponses adaptées aux différentes formes prises par la prostitution : prostitution de rue, sur internet, escorting, prostitution dite traditionnelle, prostitution étudiante, celle des mineurs, et j’en oublie.
Aussi, la proposition de loi visant à l’abrogation du délit de racolage public, si elle était adoptée en l’état, aurait pour effet de supprimer totalement de notre arsenal juridique toute notion de racolage public, qu’il soit « actif » ou « passif ».