Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, comment ne pas souscrire aux plaidoyers sincères d’Esther Benbassa et de Virginie Klès ? Comment ne pas partager leurs propos sur l’exploitation, le désarroi et la souffrance des victimes que sont les personnes prostituées ? Comment ne pas dire, aussi, que nous devons prendre ce texte pour ce qu’il est : un premier pas ? Si nous décidons de faire ensemble ce premier pas, cela n’aura de sens que si les suivants interviennent dans un délai raisonnable.
Je me souviens des propos qui ont pu être tenus ici même, par un certain nombre d’entre nous, lorsque le délit de racolage public fut instauré par la loi du 18 mars 2003. Une fois encore, il s’agissait seulement de frapper l’opinion. De telles lois, combien y en a-t-il eu ? Qu’un drame, un fait divers ignoble survienne, et l’on annonçait, depuis le perron d’un lieu sacré de la République, l’élaboration d’une loi… Comme si la loi avait le pouvoir magique de régler tous les problèmes !
Une loi sans moyens ne sert à rien. Nous avions dit, à l’époque du vote de la loi du 18 mars 2003, que non seulement celle-ci ne règlerait pas le problème, mais qu’elle aurait pour conséquence, comme cela a été si bien dit par Virginie Klès et Esther Benbassa, de transformer les victimes en coupables. Cela, nous ne pouvons l’accepter. Nous avions donc voté contre cette loi, que nous proposons aujourd’hui d’abroger.
Dans le même esprit, je vis très mal le fait que les lois de notre République prévoient toujours des peines planchers. Pour beaucoup d’entre nous ici, les peines planchers portent atteinte à l’indépendance des juges. On pourrait les abolir, madame la garde des sceaux, mais ce qui importe, c’est la nouvelle politique pénale que nous allons mettre en œuvre à la suite de la conférence de consensus, laquelle a représenté une innovation considérable dans nos pratiques, contrastant avec les annonces éclairs de textes éclairs destinés à donner l’illusion que l’on règle les problèmes.
J’en appelle à la modestie et à l’engagement. Si, comme j’en suis tout à fait partisan, nous votons la présente proposition de loi, il ne faudra pas donner à croire que cela permettra de faire davantage que réparer une erreur. Cela ne saurait nous dispenser de préparer un texte important sur la question de la prostitution.
Je veux saluer, madame Vallaud-Belkacem, votre souci d’écouter l’ensemble des personnes qui ont quelque chose à dire sur ce sujet, afin de préparer cette grande loi si attendue, sans précédent récent dans l’histoire de la République. Je sais le travail que vous accomplissez aussi au plan international, le problème considéré se posant à cette échelle. J’espère que nous aboutirons dans les mois qui viennent. Si tel ne devait pas être le cas, ce serait notre faute à tous : voter la présente proposition de loi ne suffit pas, je le dis clairement.
De la même manière, je veux dire à cette tribune que certaines mesures qui peuvent frapper les esprits n’ont, bien souvent, pas d’effet ou ne font que déplacer le problème.
M. Jean-Pierre Godefroy. Bien sûr !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Si l’on interdit par arrêté municipal la prostitution en tel ou tel lieu, on peut être sûr qu’elle va réapparaître ailleurs.
M. Jean-Pierre Godefroy. Eh oui !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Le maire de la commune voisine verra ses concitoyens lui demander pourquoi il ne prend pas le même type d’arrêté et, de proche en proche, la prostitution se trouvera reléguée dans les forêts, les faubourgs, les zones commerciales, sans que rien ne soit réglé au fond. C’est une fausse solution, qui vise seulement à donner le change.
La création du délit de racolage public a-t-elle fait reculer la prostitution ? La réponse est non. A-t-elle permis aux personnes prostituées qui le souhaitent de se réinsérer ? La réponse est non. A-t-elle permis de lutter efficacement contre les réseaux de proxénétisme ? La réponse est non.
Il nous faut donc, dès aujourd’hui, commencer à travailler sur une loi plus globale, qui devra comprendre au moins deux volets.
Premièrement, il faut aider les personnes prostituées qui le veulent à se réinsérer. Nous connaissons l’action menée par les associations dans ce domaine. Leur travail est toujours plus difficile. Pour parvenir à proposer une insertion professionnelle et sociale aux personnes prostituées qui le souhaitent, nous devrons mettre en place des moyens : les belles paroles n’y suffiront pas.
Deuxièmement, il faut enfin prendre des mesures pour lutter contre les réseaux de proxénétisme. Concrètement, cela signifie qu’il faudra affecter à cette tâche des personnels de police spécialisés et des moyens, donc faire des choix. Sinon, nous en resterons aux paroles.
Mes chers collègues, le respect dû aux personnes prostituées, qui sont souvent des victimes, nous commande de voter la présente proposition de loi avec modestie, en prenant publiquement aujourd’hui l’engagement d’aller plus loin. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – Mme Chantal Jouanno applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Vous avez eu raison, monsieur le président de la commission des lois, de saluer les analyses extrêmement roboratives de l’auteur de la proposition de loi, Esther Benbassa, et de la rapporteur, Virginie Klès. Elles ont dépeint de manière éloquente la réalité de la situation douloureuse, difficile et complexe des personnes prostituées.
Lors de la campagne présidentielle, François Hollande avait pris l’engagement très clair d’abroger le délit de racolage public, qui recouvre en fait l’ancienne incrimination de racolage actif et l’ancienne contravention de troisième classe de racolage passif, abrogée en 1994.
Dix ans après la loi du 18 mars 2003, nous avons l’occasion de proclamer que les personnes prostituées sont, dans la très grande majorité des cas, des victimes, soumises aux violences, à la traite d’êtres humains, à l’exploitation. Telle est la réalité.
Pourquoi faut-il abroger l’incrimination dite de racolage public ? Tout d’abord, parce qu’elle frappe des personnes fragiles, vulnérables économiquement, socialement et juridiquement. Ensuite, parce que la création de ce délit a relégué les personnes prostituées dans des lieux isolés – forêts, parkings, terrains vagues –, où elles sont encore plus exposées à la violence, hors de portée des associations leur venant en aide et privées de tout accès à des soins, avec les conséquences que cela implique pour leur santé individuelle et pour la santé publique. Le rapport de l’IGAS, les analyses de Médecins du monde et les statistiques montrent comment les personnes prostituées échappent à l’intervention des associations et des structures médicales.
Il est nécessaire de rappeler que ces personnes sont, pour la plupart, des victimes, même si nous entendons bien que certaines d’entre elles affirment que la prostitution est un métier, qu’elles ont choisi librement. Notre responsabilité politique, cependant, est de nous donner les moyens de vérifier la liberté de ce choix.
En tout état de cause, la plupart des personnes prostituées sont bien des victimes, qui relèvent à ce titre de dispositifs d’accompagnement à caractère social, en matière par exemple de formation professionnelle, et non pas, bien entendu, de mesures de pénalisation.
Du point de vue du droit, il nous faut également nous pencher sur la manière dont s’applique la définition de ce délit. Pour qu’il y ait délit, il faut d’abord qu’il soit constitué, c’est-à-dire que les éléments permettant de caractériser une infraction soient réunis : en l’espèce, les enquêteurs doivent être en mesure de démontrer qu’il y a eu incitation à une relation sexuelle tarifée, par un comportement, une attitude, une tenue vestimentaire. Je ne connais pas d’éléments plus subjectifs pour constituer une incrimination !
Mme Éliane Assassi. Exactement !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Vous l’avez rappelé, madame Benbassa, la Cour de cassation s’est déjà prononcée sur ce sujet, notamment en 2005, s’agissant d’une personne à la tenue vestimentaire considérée comme « légère », interpellée sur la voie publique dans un lieu réputé être une zone de prostitution : la Cour de cassation a alors estimé que c’était le client qui avait pris l’initiative et que le délit de racolage passif n’était donc pas constitué.
L’exposé des motifs de la loi de 2003 est éclairant sur l’esprit dans lequel ce texte a été soumis au législateur de l’époque : le placement en garde à vue des personnes prostituées devait permettre d’obtenir des éléments d'information susceptibles de déboucher sur l’ouverture d’enquêtes sur les proxénètes. L’objectif explicitement affiché de la création du délit de racolage public était donc la lutte contre le proxénétisme.
Si un tel objectif est louable, on peut avoir des doutes sur les moyens mis en œuvre, qui conduisent à faire de victimes – comme par hasard, il s'agit principalement de femmes – des auxiliaires de police, des indicatrices, des leurres, des appâts pour remonter jusqu’aux proxénètes.
Madame la rapporteur, vous avez rappelé à juste titre qu'il existe d'autres moyens que le placement en garde à vue de victimes pour obtenir de tels renseignements, qui sont en effet essentiels dans la lutte contre le proxénétisme. Par exemple, la loi permet de les entendre comme témoins sous contrainte pendant quatre heures. D'ailleurs, la circulaire du 3 juin 2003 de présentation des dispositions de droit pénal de la loi enjoignait aux procureurs de donner pour instruction aux enquêteurs d’interroger systématiquement les personnes prostituées sur leur proxénète. Mais les magistrats nous disent très clairement que les témoignages recueillis lors de ces interrogatoires sont stéréotypés et ne permettent pas d’identifier les réseaux de proxénétisme.
En matière de lutte contre le proxénétisme, quels ont été les résultats ? Le nombre des affaires de proxénétisme élucidées a certes augmenté, passant de 347 en 2000 à 565 en 2011. Cela signifie-t-il pour autant que les placements en garde à vue de personnes prostituées ont contribué de façon déterminante à l'amélioration du taux d'élucidation de ces affaires ? Cela n’est pas établi, et l’on peut même considérer qu’il existe une corrélation négative, dans la mesure où le nombre de placements en garde à vue de personnes prostituées a diminué ces dernières années, passant de près de 5 000 en 2004 à un peu plus de 2 000 en 2008, puis à 1 595 en 2011. Il est donc évident qu'il n’existe aucune relation directe entre l'amélioration du taux d’élucidation des affaires impliquant des proxénètes et le placement en garde à vue des victimes. Nous sommes là confrontés à un vrai problème de principe : la finalité de la loi de 2003 et la procédure ont été détournées, sans efficacité prouvée de surcroît.
La question est aujourd'hui de savoir quels objectifs et quelles exigences, du point de vue du droit et des devoirs de la puissance publique, nous nous assignons.
La loi de 2003 ayant transformé en délit, passible d’une peine d’emprisonnement, ce qui était auparavant une simple contravention, passible d’une amende, on est en droit de penser que l'intention du législateur était d'aggraver les sanctions, de renforcer la répression. Or, qu'en est-il en réalité ? Les sept plus importantes juridictions parisiennes ont recouru aux mesures alternatives aux poursuites dans 72 % des cas en 2006, et dans 93 % des affaires en 2011. Huit fois sur dix, ces mesures alternatives aux poursuites ont consisté en des rappels à la loi. Qu'est-ce que cela signifie ? Certains, empruntant leurs raccourcis habituels, prétendront que les juges sont laxistes. En réalité, le dispositif de la loi de 2003 ne permet pas aux enquêteurs d'apporter des preuves de nature à constituer le délit. Nous avons vu sur quels éléments reposait la caractérisation de l'incrimination de racolage public : le comportement, l'attitude, la tenue vestimentaire… Les plus âgés d’entre nous se souviennent des débats sur les minijupes (Sourires.) : la tenue vestimentaire est-elle un élément objectif permettant de caractériser l'infraction de racolage passif ?
Tout cela illustre les difficultés auxquelles sont confrontés les enquêteurs pour apporter des preuves. En 2011, 194 condamnations ont été prononcées, dans la plupart des cas à des amendes d'un montant d’environ 300 euros. Six peines d'emprisonnement ont été prononcées, dont cinq à Béziers, allez savoir pourquoi ! (Sourires.)
Nous avons l'obligation morale d'aller au-delà pour lutter efficacement contre les réseaux de traite et contre le proxénétisme. Nous devons nous en donner les moyens. À cet égard, la législation en vigueur nous offre d’ores et déjà un certain nombre de possibilités. Le proxénétisme et la traite des êtres humains sont punis par des sanctions correctionnelles lourdes, et peuvent même être criminalisés en cas de circonstances aggravantes, lorsque les faits concernent des mineurs, sont commis en bande organisée ou s’accompagnent d’actes de torture : ils sont alors passibles de vingt ans d’emprisonnement, voire de la réclusion criminelle à perpétuité, et d’amendes allant de 3,5 millions à 4 millions d'euros. Nous devons donc rendre effective l'application des dispositions juridiques déjà inscrites dans notre droit.
Pour lutter contre le proxénétisme et les réseaux de traite, nous avons renforcé, à l’échelon national, les juridictions interrégionales spécialisées, les JIRS, qui luttent contre la criminalité en bande organisée. Nous avons sensibilisé les parquets à la nécessité de retenir les qualifications les plus élevées, notamment celle de traite des êtres humains. Puisqu’il s’agit d’une criminalité organisée et transnationale, nous travaillons au renforcement du cadre normatif de la coopération internationale et développons à cet effet les outils juridiques et judiciaires appropriés, à savoir l’entraide pénale internationale, le mandat d'arrêt européen, les équipes communes d'enquête. Nous orientons également les procédures selon les angles financier et patrimonial et procédons au repérage systématique des circuits de blanchiment d'argent.
En outre, nous entendons donner une dynamique nouvelle aux modes particuliers de traitement en considérant différemment les victimes, d’abord en leur reconnaissant le statut de victimes, ensuite en veillant à rendre effectives les dispositions qui sont déjà inscrites dans notre droit, en particulier celles qui permettent de les protéger. Demander aux victimes, lors de leur garde à vue, de donner le nom de leurs proxénètes, c’est les exposer, sans contrepartie, à des représailles, à des actes de violence. Il importe donc de les protéger, et la loi contient déjà des dispositions à cette fin. Ainsi, l'article 316-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile permet de protéger les victimes des réseaux de traite de nationalité étrangère : il faut le mettre en œuvre. Des dispositions équivalentes à celles qui sont en vigueur en Italie figurent déjà dans notre droit, madame Benbassa, mais je dois reconnaître que, pour l’heure, elles ne sont guère appliquées.
Nous entendons également travailler sur le statut du repenti, créé par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité. À ce jour, ce dispositif n’est pas opérationnel, le décret d’application nécessaire n’ayant pas été pris.
Qu’est-ce que le statut du repenti ? Cette notion suscite en chacun d'entre nous un haut-le-cœur. En réalité, c'est un outil d'investigation et de procédure qui permet « d’inciter les individus ayant participé à la préparation d’une infraction, ou en ayant été les auteurs, ou ayant eu connaissance d’éléments permettant d’empêcher la commission d’une autre infraction, ou d’identifier ses coauteurs ou complices, à communiquer ces informations aux autorités administratives ou judiciaires ».
Ce statut, extrêmement compliqué à élaborer et coûteux, est à l’étude. Nous y travaillons depuis plusieurs mois avec le ministère de l'intérieur. Il devrait normalement être finalisé au mois d'avril. Dès lors, nous pourrons mobiliser deux outils pour lutter contre la traite des êtres humains et le proxénétisme : les réductions et exemptions de peines au profit des repentis, d’une part, déjà expressément prévues par la loi dans le cadre de la lutte contre criminalité organisée ; les mesures de protection et de réinsertion, d’autre part. Il est nécessaire, pour cela, de prendre un décret en Conseil d’État, qui manque depuis 2004 : l’achèvement des travaux que nous conduisons avec le ministère de l’intérieur nous permettra de soumettre prochainement un projet de décret.
Voilà sur quelles bases nous allons renforcer la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains, qui doit être sans merci.
Par ailleurs, d’autres chantiers ont été ouverts.
En avril sera présenté devant le Parlement un projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l’Union européenne et des engagements internationaux de la France, visant notamment à transposer une directive du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes.
De même, nous entendons mettre en œuvre l’article 29 de la convention du Conseil de l’Europe du 16 mai 2005, tendant notamment à la désignation d’un « rapporteur national » en matière de traite des êtres humains et repris par l’article 19 de la directive du 5 avril 2011. Je désignerai prochainement le rapporteur français.
Enfin, nous travaillons à un projet de décret portant création d’une mission interministérielle de coordination pour la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains et la protection des victimes.
En conclusion, il est nécessaire d’abroger le délit de racolage public, mais en considérant que, pour une plus grande efficacité, cette abrogation s’inscrira dans le dispositif d’un texte plus global qui sera soumis au Parlement dans les prochains mois par la ministre des droits des femmes. J’ai comme vous la conviction que nous ne pouvons pas nous satisfaire que des personnes qui sont objectivement des victimes puissent être traitées comme des délinquantes. Au bénéfice de ces observations, le Gouvernement émet un avis de sagesse favorable sur cette proposition de loi, en mettant l’accent sur la nécessité de mettre en place une action plus globale ; Mme Vallaud-Belkacem y travaille d'arrache-pied.
Nous disposons déjà d’un arsenal judiciaire. Nous devons nous donner les moyens, par la mise en place d’une politique publique adéquate, de le rendre applicable de façon à bien faire savoir à ceux qui pratiquent la traite des êtres humains, le proxénétisme, qui s’enrichissent par le travail, l’exploitation et la domination de personnes vulnérables que la puissance publique sera à leur égard sans pitié. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – Mme Chantal Jouanno applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, porte-parole du Gouvernement. Madame la présidente, madame la rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, chacun des chantiers ouverts par le ministère des droits des femmes, qu’il concerne l’école, le monde du travail ou la lutte contre les violences, qu’il touche à l’espace public ou à l’intimité familiale, nous impose de regarder en face une réalité désagréable, encore trop présente dans notre société : les inégalités entre les sexes, et les violences qu’elles peuvent engendrer dans les cas extrêmes, sont partout.
Mesdames, messieurs les sénateurs, souvenons-nous des échanges que nous avons eus ici même, voilà dix mois, lors de la discussion du projet de loi relatif au harcèlement sexuel, ce drame social trop négligé. Notre parole collective a finalement rétabli la triste réalité, celle d’un délit destructeur pour les victimes.
Au commencement des violences faites aux femmes, il y a souvent l’insulte, avec sa charge haineuse : « pute ». Excusez-moi de prononcer ce mot dans cette enceinte. Il est choquant, certes, mais il l’est moins, au fond, que les réalités qu’il recouvre. Il est choquant parce qu’il est devenu le mot qui concentre l’oppression ordinaire subie par les femmes. C’est une insulte que les enfants s’envoient à la figure dans les cours d’école, sans même en connaître le sens ; une simple insulte qui peut être lancée, comme par « réflexe », au détour d’une phrase, au coin d’une rue, de la fenêtre d’une voiture ; une insulte que les hommes violents utilisent toujours comme une arme pour mieux humilier leur victime.
Traiter une femme de « pute » – excusez-moi encore une fois d’employer ce terme, mais il est des circonstances où il convient de dire et de nommer les dérives que l’on veut combattre –, c’est nier son identité, c’est la réduire à un objet destiné à la satisfaction d’autrui, c’est projeter à sa figure des millénaires d’oppression et d’asservissement.
Partout, on prononce ce mot ouvertement, mais l’on tait la réalité qu’il désigne. Ce paradoxe nous renvoie à une constante de la condition féminine : on tait les violences que les femmes subissent et, ce faisant, on se prive des moyens de les en protéger. La prostitution n’est rien d’autre que l’exacerbation au quotidien de ces violences.
Mesdames, messieurs les sénateurs, dans tous les combats pour les droits des femmes, nous devons lutter inlassablement contre cette prétendue fatalité qui imprime les comportements de nos concitoyens : aucune loi de la nature ne les impose ; l’antériorité et la longévité des inégalités entre les femmes et les hommes n’en font pas une fatalité.
Le meilleur allié de ces inégalités, c’est la manière dont on les minimise, dont on les enjolive. Autrefois, on parlait de « filles de noce », de « filles de joie », de « filles publiques », ou encore « d’enjôleuses », pour mieux cacher une réalité qui avait envahi tout le corps social, autrement plus violente que cette forme de gaieté pudique.
Comme vous l’avez rappelé dans votre propos, madame Benbassa, après avoir été poursuivies et exécutées pendant la Terreur, les prostituées furent de nouveau tolérées au xixe siècle, époque où les maisons closes étaient surveillées par la police et contrôlées par les dispensaires dans des conditions sanitaires déplorables.
La Première Guerre mondiale a engendré son lot de bordels militaires de campagne, qui « fournissaient », en quelque sorte, des femmes, des corps, pour satisfaire les besoins d’hommes détruits par les combats et les horreurs quotidiennes.
Cet argument du besoin irrépressible des hommes n’a d’ailleurs pas tout à fait disparu. Il m’arrive encore souvent de l’entendre pour justifier une réalité qu’il faudrait tolérer au nom d’une histoire que l’on croit écrite d’avance ; je ne crois pas aux histoires écrites d’avance.
Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, nous avons su tourner la page de cette prostitution de masse. La France a fait valoir sa position abolitionniste, dans le prolongement de la loi Marthe Richard. Nous avons mis fin au fatalisme, non parce que la prostitution nuisait aux bonnes mœurs, comme on le dit parfois, mais parce qu’elle portait atteinte aux droits des prostituées.
Par la suite, notre droit n’est pas resté figé. La sanction des clients des prostitués mineurs est désormais prononcée, quel que soit le pays dans lequel l’acte a été commis. Notre droit s’est lentement construit, et l’édifice n’est pas achevé.
Aujourd’hui, au-delà de toutes les incertitudes en matière de chiffres, on constate que la prostitution a reculé et a profondément changé de visage. Si l’on confronte nos statistiques à celles du ministère de la famille allemand, on observe qu’il y a entre dix et vingt fois moins de prostituées en France qu’en Allemagne : on en compte entre 20 000 et 40 000 en France, contre 400 000 outre-Rhin.
Cette comparaison nous invite à penser que les choix différents que font les législateurs se traduisent sur le terrain par des réalités différentes. Comprenez-moi bien, la question n’est pas de savoir quelle est la doctrine gagnante, mais quelle est la réponse la plus efficace que l’on puisse apporter aux réalités d’aujourd’hui.
Nous le savons, il y a non pas « une » prostitution, mais de multiples phénomènes, qu’il faut prendre en compte dans leur diversité. Il serait illusoire d’apporter une réponse unique à des réalités sociales, cliniques, juridiques si différentes.
Il y a la prostitution visible, celle qui s’exerce dans la rue. Il y a la prostitution sur internet, qui se développe très rapidement et teste nos capacités d’investigation. Il y a la prostitution étudiante occasionnelle, dont l’ampleur est aujourd’hui très mal connue. Une étude sur ce sujet est menée par mes services en Languedoc-Roussillon : je vous en communiquerai les conclusions dès qu’elle sera achevée.
Nous devrons aussi nous interroger sur les réalités particulièrement dures, spectaculaires d’une prostitution qui commence au collège. Lorsque des jeunes, à l’âge où l’on découvre la sexualité, participent à la négociation d’une relation sexuelle tarifée, c’est qu’un échec est survenu dans l’apprentissage du respect d’autrui à l’école, d’où le travail que nous menons, avec le ministre de l’éducation nationale, pour le respect entre les filles et les garçons à l’école.
Mais ce qui fait masse, plus que toutes les formes de prostitution que je viens d’évoquer, c’est la prostitution systématisée, le trafic d’êtres humains, dont des organisations criminelles transnationales « fournissent » et « refournissent » nos trottoirs, occupant la place laissée vacante par les « milieux » traditionnels.
Très structurées, ces mafias recrutent leurs victimes dans leur pays d’origine, les conduisent en France, où elles n’ont pour la plupart aucune attache familiale. Elles ne parlent pas français. Elles vivent dans la peur, le plus souvent sans aucun titre de séjour. Elles doivent rembourser au réseau criminel le coût très élevé de leur immigration, qui peut atteindre 50 000 euros. Elles sont contraintes de se prostituer, à des tarifs extrêmement faibles et dans des conditions sanitaires déplorables. Je pense bien sûr aux jeunes Nigérianes, aux jeunes femmes issues de la communauté tzigane, aux jeunes Chinoises qui rapatrient l’ensemble des profits tirés de leur activité dans leurs pays respectifs, par mandats, par porteurs ou via un système de banquiers officieux œuvrant au sein de leur communauté.
Permettez-moi d’avoir une pensée, aujourd’hui, pour ces victimes qui souffrent et se trouvent ainsi emprisonnées dans des vies de misère et de violences. Les réseaux nous regardent. Ils suivent nos travaux. Ils guettent les failles de notre législation. Ils ne comprennent qu’un message, celui de la fermeté. C’est pourquoi nous devons tenir aujourd’hui un discours clair et veiller à mettre nos actes en cohérence avec nos paroles.
Du haut de cette tribune, je tiens à l’affirmer avec toute la clarté possible : la France n’est pas un pays d’accueil de la prostitution.