M. Christian Cambon. Il y a déjà le 5 décembre !
M. Didier Guillaume. Nous n’opposons pas les dates les unes aux autres.
Mme Joëlle Garriaud-Maylam et M. Louis Nègre. Ah !
M. Didier Guillaume. Nous disons simplement que la date du 19 mars 1962 nous semble correspondre à un fait historique, le cessez-le-feu en Algérie. C’est pourquoi nous souhaitons que cette date soit choisie. Je ne vois pas ce qu’il y a d’anticonstitutionnel là-dedans. Je ne vois pas non plus en quoi cela diviserait la nation : il s’agit au contraire d’une date de rassemblement.
Mes chers collègues, qui voit-on devant les monuments aux morts le 8 mai, le 11 novembre et le 19 mars ? Il n’y a plus d’anciens combattants de la Première Guerre mondiale et il y a de moins en moins d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale ; alors ce sont surtout les anciens combattants de la guerre d’Algérie qui sont présents. Voilà la réalité !
M. Jean-Jacques Mirassou. Eh oui !
M. Didier Guillaume. Dans quelques années, il ne restera que les anciens combattants de la guerre d’Algérie pour transmettre la flamme, transmettre la mémoire, transmettre notre histoire. Ce devoir de mémoire est indispensable !
Dans de nombreuses villes de France, on voit des drapeaux le 19 mars. Dans mon département, 304 communes sur 369 ont un monument, une place ou une rue du 19 mars 1962. Au total, dans notre pays, ce sont plus de 4 000 artères, plus de 800 sites personnalisés et plus de 1 500 lieux qui sont consacrés à la mémoire du 19 mars 1962. (Mme Catherine Procaccia s’exclame.)
Cette proposition de loi n’a rien d’anticonstitutionnel, à notre sens. Bien au contraire, elle nous permet d’entreprendre une démarche de reconnaissance. Le 19 mars 1962 ne représente ni la victoire des uns ni la défaite des autres. Nous voulons honorer tout le monde. Nous voulons saluer les harkis, qui ont été abandonnés par la France, les rapatriés d’Algérie, qui ont dû abandonner la terre où ils étaient nés, où vivait leur famille, sur laquelle ils avaient tout investi et qui faisait partie de leur histoire, nous voulons saluer les soldats, les victimes d’attentats terroristes, toutes celles et tous ceux qui ont souffert pendant la guerre d’Algérie. Cette proposition de loi vise à leur rendre hommage.
Je le répète, ce n’est ni la victoire des uns ni la défaite des autres. Il ne s’agit pas d’évoquer une défaite militaire, mais de se souvenir de toutes les victimes de la guerre d’Algérie, sans exception. Si cette proposition de loi est adoptée, le 19 mars deviendra la date officielle du recueillement et du souvenir, la date du rassemblement et du devoir de mémoire, la date de notre histoire et de notre mémoire communes. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Alain Néri, rapporteur. La commission émet un avis défavorable.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Kader Arif, ministre délégué auprès du ministre de la défense, chargé des anciens combattants. Je n’avais pas prévu d’intervenir, et je m’en tiendrai d'ailleurs au principe que j’ai posé : ni interférence ni ingérence dans le travail des parlementaires, dont je respecte la sagesse et dont j’accepterai les choix.
Mon histoire personnelle aurait pu me conduire à réagir avec beaucoup d’émotion, mais je préfère l’éviter, non seulement parce que ma fonction de ministre m’impose des responsabilités, mais aussi parce que c’est ainsi que je conçois ma citoyenneté.
Je souhaite néanmoins corriger deux affirmations formulées au cours du débat.
Premièrement, s’il est exact que le Président de la République se rendra prochainement en Algérie, rien ne justifie qu’on lui fasse un procès d’intention. Pour l’avoir déjà accompagné en Algérie dans d’autres circonstances, je peux vous assurer qu’il a toujours fermement refusé la repentance ; je tenais à le rappeler devant vous. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP. –MM. Hervé Marseille et Didier Guillaume applaudissent également.)
Deuxièmement, si je comprends que certains puissent se demander pourquoi le Gouvernement a offert aux parlementaires la possibilité d’achever ce débat aujourd'hui, j’ai cependant entendu quelques propos difficiles à accepter – je ne sais pas si je suis un jeune ou un vieil homme politique, mais j’ai tout de même un peu d’expérience. Certains ont accusé le Gouvernement d’utiliser cette proposition de loi pour obtenir une majorité sur un autre texte. Si tel était le cas, le ministre de la défense et moi-même n’aurions pas prévu de nous rendre à Fréjus le 20 novembre pour assister au transfert des cendres du général Bigeard au Mémorial des guerres en Indochine. Je crois que c’est cette date du 20 novembre qui était initialement prévue pour la poursuite de l’examen de cette proposition de loi. C’est donc dans un souci d’apaisement, afin de permettre un regard dépassionné sur l’ensemble de notre histoire, que le Gouvernement a proposé d’avancer le débat à la date d’aujourd'hui.
S'agissant de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, le Gouvernement s’en remet à la sagesse du Sénat et respectera le vote du Parlement. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier, pour explication de vote.
M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’avais quinze ans en 1962 et je me souviens très bien de la guerre d’Algérie et de l’inquiétude qui régnait alors dans la population, car chacun avait un mari, un frère ou un fils sur la terre d’Afrique.
Je me souviens quand, enfants des écoles, nous sommes allés trois fois au cimetière de ma commune de Martel, dans le Lot, qui compte 1 500 habitants, pour enterrer des victimes de ce conflit. Il s’agissait d’un gendarme, d’un militaire d’active et d’un soldat du contingent. Il y avait un piquet d’honneur, mais ces enterrements étaient très discrets, il faut bien le dire : ils n’avaient pas alors les honneurs des Invalides.
On a longtemps parlé d’« opérations de police », de « maintien de l’ordre », des « forces armées dans les djebels », d’« événements d’Algérie », mais il s’agissait bel et bien d’une guerre. Elle est maintenant reconnue comme telle, et il faut désormais achever cette évolution en reconnaissant officiellement la date du 19 mars 1962, jour du cessez-le-feu.
Il est vrai que beaucoup d’exactions ont été commises par la suite : les rapatriés ont été touchés dans leur chair ; il y a eu le drame des harkis. Pensez aux pauvres hères qui ont pu s’en sortir et que l’on a parqués dans le camp du Larzac, dans l’Aveyron, où ils ont littéralement gelé. Pensez aux militaires du contingent et d’active, qui ont continué à tomber. Pensez aux Européens – il ne faut rien cacher de cette histoire –, dont 700 ont disparu, le 5 juillet 1962, à Oran.
Nous nous situons aujourd’hui dans la lignée de ces événements. La guerre d’Algérie mérite bien cette date du 19 mars, qui est déjà depuis longtemps, pour nous élus, un jour de commémoration, même si celle-ci n’est pas officielle, car nous n’avons droit ni aux gendarmes ni au sous-préfet.
Pour terminer, je voudrais remercier M. le rapporteur, Alain Néri, qui défend ici cette proposition de loi, après l’avoir déposée à l’Assemblée nationale. C’est un Auvergnat, un bloc de granit, et, lorsqu’il a une idée, il va jusqu’au bout. Il aura mis dix ans pour parvenir à ses fins ! J’espère que le vote sera favorable à la proposition de loi et que nous pourrons revenir dans nos départements en ayant le sentiment d’avoir fait notre devoir.
Les membres du groupe du RDSE, dans leur grande majorité, ne voteront donc pas cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, estimant que la proposition de loi mérite discussion et approbation. (Très bien ! et applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Hervé Marseille, pour explication de vote.
M. Hervé Marseille. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, le groupe UDI-UC votera la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, car ce débat a montré au moins une chose : cette date divise.
Les dates commémoratives, chaque fois qu’elles ont été approuvées, l’ont été dans le consensus. Aujourd’hui, notre discussion témoigne que les blessures liées à l’Algérie sont encore à vif et qu’elles affectent beaucoup de familles dans notre pays. Je le répète, l’évocation du 19 mars divise et blesse.
Il est vrai qu’il y a eu les accords d’Oran, qui ont suscité beaucoup d’espoirs pour certains. Mais il est vrai aussi que se sont produits d’autres événements : la rue d’Isly, les événements d’Oran en juillet 1962. Il y a encore beaucoup de débats et, à l’évidence, il eût été sage de ne pas ajouter une division supplémentaire. Il fallait laisser davantage de temps aux historiens pour travailler.
On a le sentiment qu’il existe une volonté d’imposer cette date et de raviver les plaies, lesquelles sont encore ouvertes. C’est la raison pour laquelle le groupe UDI-UC votera cette motion. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Louis Nègre, pour explication de vote.
M. Louis Nègre. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous débattons aujourd’hui d’un texte qui provoque une manifestation, à l’heure actuelle, à l’extérieur du Palais du Luxembourg. (Exclamations sur les travées du groupe socialiste.)
M. Jean-Jacques Mirassou. Ce n’est pas la première fois !
M. Louis Nègre. C’est donc un texte qui, contrairement à ce qu’a expliqué tranquillement M. le rapporteur, est clivant. C’est un texte qui divise !
M. Guy Fischer. C’est vous qui l’avez organisée, cette manifestation !
M. Louis Nègre. Je ne reviendrai pas sur l’intervention, particulièrement argumentée et charpentée, de notre collègue Joëlle Garriaud-Maylam au sujet des principes de cette loi, qui sont contraires à la Constitution. Au-delà de ce problème, je m’interroge sur l’opportunité de ce texte, par les temps qui courent.
Mme Catherine Génisson. C’est reparti !
M. Louis Nègre. Pourquoi, mes chers collègues, alors qu’il existe déjà de très nombreux textes, dont la loi du 23 février 2005 ?
M. Guy Fischer. Parlons-en ! C’est la loi qui reconnaissait les bienfaits de la colonisation ! Ce sont les colonialistes qui parlent !
M. Louis Nègre. Pourquoi voter cette loi, alors que l’on peut d’ores et déjà célébrer le 19 mars ? Pourquoi avez-vous honte, mes chers collègues ? Pourquoi cette repentance continuelle et perpétuelle ? Nous sommes d’accord, la France a effectivement fait un certain nombre de choses hors normes. Mais les autres, qu’ont-ils fait ? (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. Guy Fischer. Souvenez-vous de l’état dans lequel vous avez laissé l’Algérie !
M. Louis Nègre. Si nous voulons fixer une date de commémoration qui ne divise pas, ayons une vision équilibrée du passé, ouvrons tous nos livres d’histoire, mettons en place une commission d’historiens franc-algérienne neutre et laissons-la se pencher sur ces événements pour dire ce qu’il s’est réellement passé !
Pourquoi, aujourd’hui, devrions-nous voter cette loi ? Nous nous sommes posé la question et une réponse nous est venue : il semblerait que ce soit pour des raisons politico-diplomatiques.
M. Christian Cambon. Bien sûr !
M. Philippe Kaltenbach. Mais non !
M. Louis Nègre. Nous pouvons comprendre qu’il faille s’entendre avec l’Algérie, comme avec tous les pays avec lesquels nous avons été en guerre ; l’Allemagne est un très bon exemple de réconciliation réussie, après que trois guerres nous ont opposés.
Toutefois, il se trouve que cette guerre-là, la guerre d’Algérie, a frappé tous nos concitoyens. Tout à l’heure, l’un de nos collègues disait que, pendant la guerre de 14-18, il y avait également eu des morts après l’armistice. C’est vrai, mais les événements ne se sont pas déroulés de la même manière : après le cessez-le-feu en Algérie, il y a eu un million de Français d’Algérie rapatriés ; nous avons pu dénombrer 145 morts, 422 blessés et 300 disparus, tandis que 50 000, 100 000, voire 150 000 harkis sont morts.
Aujourd’hui, mes chers collègues, quand nous nous rendons dans les associations de rapatriés, nous voyons des gens qui continuent à pleurer. Cela n’a rien à voir avec la Première Guerre mondiale.
Alors, s’il vous plaît, cessons la repentance ! À cet égard, je remercie M. le ministre délégué d’avoir souligné que la France ne devait pas se situer dans un tel état d’esprit. Cessons de battre notre coulpe unilatéralement !
Monsieur le rapporteur, vous ne cessez de dire que ce texte ne divise pas, ce qui montre d'ailleurs que tel est bien le cas ! Nous vous demandons de faire preuve de la même sagesse que feu le Président de la République socialiste François Mitterrand, qui refusait de faire du 19 mars une date commémorative, la blessure étant encore présente et profonde : il réclamait du respect envers ceux qui étaient revenus d’Algérie et qui, des décennies après, pleurent encore. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC.)
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 4, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi.
J'ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe socialiste.
Mme Catherine Procaccia. Ils ont peur !
M. Christian Cambon. Ils ne sont pas tranquilles !
M. le président. Je rappelle que l’avis de la commission est défavorable et que le Gouvernement s’en remet à la sagesse du Sénat.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici le résultat du scrutin n° 16 :
Nombre de votants | 342 |
Nombre de suffrages exprimés | 340 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 171 |
Pour l’adoption | 160 |
Contre | 180 |
Le Sénat n'a pas adopté. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par MM. Cléach, Lecerf, Retailleau et les membres du groupe Union pour un Mouvement Populaire, d'une motion n° 1 rectifiée.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative à la reconnaissance du 19 mars comme journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc (n° 61, 2012-2013).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Jean-René Lecerf, auteur de la motion.
M. Jean-René Lecerf. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous nous retrouvons ce matin pour examiner la proposition de loi visant à faire du 19 mars la journée nationale du souvenir de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc, dont l’inscription à l'ordre du jour, au départ dans le cadre de la semaine d’initiative sénatoriale, fut demandée par le groupe socialiste.
Avant tout, en tant que parlementaires, nous ne pouvons que constater et admirer l’engagement, la mobilisation et la pugnacité de notre collègue Alain Néri afin qu’il en soit ainsi. Rappelons qu’il a engagé ce combat pour le 19 mars il y a plus de dix ans.
En tant que commissaire aux lois, j’avoue être perplexe face à l’historique de cette proposition de loi, qui est en réalité et juridiquement parlant une « petite loi ». Quoi qu’en dise l’un des intervenants précédents,…
M. Christian Cambon. M. Guillaume !
M. Jean-René Lecerf. … il n’y a pas de « petites » communes ni de « petits » maires, et nous le savons bien, ici, au Sénat. Mais il y a bien des petites lois, qui se définissent, tout simplement, comme des textes adoptés par l’une ou l’autre des assemblées.
Disant cela, mes chers collègues, je ne porte aucun jugement de valeur sur l’importance de la présente proposition de loi, laquelle fut adoptée par l’Assemblée nationale le 22 janvier 2002. Je veux souligner que son inscription à notre ordre du jour, sur l’initiative du groupe socialiste, pose un véritable problème d’éthique parlementaire.
Pour la seconde fois – à moins que ce ne soit la deuxième, nous verrons bien… –, le groupe socialiste a utilisé une tradition sénatoriale, transcrite il est vrai dans le règlement de la Haute Assemblée, permettant la saisine de textes adoptés à l’Assemblée nationale même lorsque celle-ci a été renouvelée.
Si un tel usage assure la continuité de l’action législative, il n’a probablement pas été conçu pour exhumer une proposition de loi vieille de plus de dix ans.
M. Roland Courteau. Il faudrait vous renouveler !
M. Jean-René Lecerf. D’autant, mes chers collègues, que l’inverse est impossible, puisque tous les textes déposés sur le bureau de l’Assemblée nationale deviennent caducs dès le changement de législature.
Est-ce à dire que les textes adoptés par des députés qui ne le sont plus ont préséance sur les textes sénatoriaux ? Sans corporatisme aucun, je peux pourtant affirmer que ce point mérite d’être soulevé et qu’il conviendra d’y réfléchir lorsque nous songerons à toiletter notre règlement.
J’en viens maintenant aux trois raisons, essentielles, qui motivent et justifient le dépôt de cette motion tendant à opposer la question préalable.
Premièrement, la loi du 28 février 2012 a prévu de faire du 11 novembre, au-delà de la journée de « commémoration de la victoire et de la Paix » de 1918 qu’elle était jusqu’alors et continue d’être, une journée d’hommage à l’ensemble de ceux qui sont morts pour la France, qu’ils soient civils ou militaires, qu’ils aient péri dans des conflits actuels ou anciens.
Rappelez-vous, cette loi fut rapportée par notre collègue Marcel-Pierre Cléach, président du groupe d’études des sénateurs anciens combattants, il y a moins d’un an, et votée à l’unanimité en commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
Ainsi, les victimes, civiles et militaires, de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc peuvent être honorées et le sont donc le 11 novembre, comme toutes les autres victimes « mortes pour la France » ; et ce sur la base d’un consensus national, lequel, nous ne le dirons jamais assez, est le minimum requis pour rendre hommage à nos aînés morts pour notre patrie, la France.
Deuxièmement, il existe déjà une journée nationale spécifique d’hommage aux morts de la guerre d’Algérie et des opérations au Maroc et en Tunisie. Cette journée, c’est le 5 décembre.
M. Roland Courteau. Sans lien historique, on vous l’a déjà dit !
M. Jean-René Lecerf. Vous m’expliquerez aussi ce que peut bien signifier la date du 19 mars pour les combats en Tunisie et au Maroc !
M. Alain Fauconnier. Le 5 décembre, il n’y avait pas un chat dans nos communes !
M. Jean-René Lecerf. Le choix de cette date est le fruit du travail d’une commission, présidée par le professeur Favier, réunissant des historiens ainsi que les associations les plus représentatives d’anciens combattants de toutes les guerres et chargée de proposer une date commune. Après une discussion et un vote démocratique, toutes les associations d’anciens combattants, à l’exception de la FNACA, la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, au Maroc et en Tunisie, et de l’ARAC, l’Association républicaine des anciens combattants et victimes de guerre, ont opté pour une date neutre, celle du 5 décembre, à laquelle avait été inauguré, en 2002, quai Branly, le Mémorial national des morts pour la France en Afrique française du Nord.
Le 5 décembre 2002, en effet, toutes les associations et fédérations étaient présentes, dans une même communion d’esprit, autour du seul souvenir de ceux qui avaient donné leur vie au service de la patrie au cours de cette période marquée par les combats d’Afrique du Nord.
La volonté d’apaiser les divisions se manifestait ainsi dans le choix d’une date qui rassemble, qui soit exempte de toute considération politique, philosophique ou religieuse et respectueuse des sensibilités de chacun.
Il s’agissait non pas de commémorer un événement, de célébrer une victoire ou de pleurer une défaite, mais tout simplement, ce jour-là, d’honorer, sur l’ensemble du territoire national, la mémoire de tous ceux qui, quelles que soient leurs sensibilités et leurs convictions, ont disparu dans ces combats et ces événements.
On peut, certes, contester le choix du 5 décembre, mais on ne peut refuser à cette date l’avantage d’être neutre et de n’avoir d’autre but que de rassembler autour de l’hommage dû aux morts. Pour beaucoup, le 5 décembre ne fait aucune référence à l’histoire et, par conséquent, est moins représentatif. Toutefois, un tel choix permet le respect de toutes les mémoires et n’offense le passé d’aucun des citoyens, peu importe leur appartenance ou leur statut de l’époque.
Pour tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette date, il reste la possibilité de se recueillir le 11 novembre. Rappelons surtout que ceux qui souhaitent honorer leurs morts le 19 mars sont tout à fait libres de le faire, sous réserve qu’ils ne l’imposent pas, par prosélytisme, à l’ensemble de la communauté nationale, plus particulièrement aux rapatriés, harkis, supplétifs et à l’écrasante majorité des anciens combattants, lesquels y sont résolument hostiles dans la mesure où cette date constitue à leurs yeux un déni de mémoire, voire un déni d’honneur.
Ainsi que le précise une circulaire du 19 février 2009, les associations d’anciens combattants ont la liberté et l’initiative d’organiser des manifestations publiques correspondant aux anniversaires d’événements qu’elles jugent dignes de commémoration, manifestations publiques auxquelles peuvent assister les préfets et les représentants des autorités militaires.
Troisièmement, pour nous en tenir davantage à l’esprit qu’à la lettre même du choix qui nous est proposé, il est de notre responsabilité, à nous, législateurs, d’œuvrer pour la cohésion nationale.
La portée historique du 19 mars a toujours fait, en France, l’objet d’une polémique. Aujourd’hui, cette querelle est de nouveau prête à éclater du fait de ce texte, considéré parfois par un certain nombre d’adhérents d’une cinquantaine d’associations d’anciens combattants regroupant des centaines de milliers de membres comme une « farce lugubre ». (Murmures sur plusieurs travées du groupe socialiste.)
Ces appels au rassemblement, à la cohésion nationale, que l’on entend désormais et très naturellement dans la bouche du Premier ministre, ne seraient-ils que des « paravents de mots », destinés à cacher le fait que la majorité aurait choisi la politisation, en faisant ouvertement fi de la réalité historique ? Le 19 mars 1962 ne marqua pas la fin des hostilités, contrairement à ce qu’il est écrit dans l’exposé des motifs de la proposition de loi.
En demandant l’inscription de ce texte à l’ordre du jour de votre niche parlementaire, mesdames, messieurs les sénateurs socialistes, vous faites ouvertement le choix de légiférer au détriment du sentiment majoritaire, pour une minorité, certes très agissante, infiniment respectable et largement acquise à votre cause, mais dont l’opinion, sur cette question, est notamment minoritaire au sein du monde combattant.
M. Christian Cambon. Voilà !
M. Jean-René Lecerf. Depuis 1981, les Présidents de la République successifs, François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, se sont toujours opposés à une telle reconnaissance, afin de ne pas diviser les Français en heurtant leur mémoire. Le rôle et la responsabilité du politique n’est-il pas de rassembler plutôt que de diviser ? Celui des élus que nous sommes n’est-il pas de créer les conditions de l’apaisement, afin que chacun puisse exercer sereinement son devoir de mémoire ?
Mes chers collègues, c’est sans malice que je me plais à citer François Mitterrand qui, en 1981, déclarait en substance : « Si une date doit être officialisée pour célébrer le souvenir des victimes de la guerre d’Algérie, cela ne peut être le 19 mars, car il y aura confusion dans la mémoire de notre peuple. Ce n’est pas l’acte diplomatique rendu à l’époque qui peut s’identifier à ce qui pourrait apparaître comme un grand moment de notre histoire, d’autant plus que la guerre a continué, que d’autres victimes ont été comptées et qu’au surplus il convient de ne froisser la conscience de personne. »
Oui, le 19 mars était un cessez-le-feu, certes porteur d’espoir, mais il ne fut pas un « cessez-le-sang ».
Aussi, mes chers collègues, croyez-vous qu’il soit vraiment nécessaire de raviver des divisions…
M. Roland Courteau. C’est le contraire !
M. Jean-René Lecerf. … entre les anciens combattants ayant vécu cette guerre, alors même que nous avions adopté, ensemble, et cela honore la représentation nationale, il y a moins d’un an, une solution nous permettant d’apaiser ces mêmes divisions ?
Notre pays n’est-il pas assez adulte, notre démocratie assez mûre et respectueuse de tous pour être capable d’un peu de constance ?
Ne pensez-vous pas qu’il existe, dans notre histoire, des cicatrices telles qu’il n’est pas opportun de les rouvrir par des lois d’affichage ?
C’est bien dans ce domaine que nous devrions méditer le conseil de Montesquieu selon lequel il ne faut toucher aux lois « que d’une main tremblante ».
Nous sommes appelés à légiférer non pas sur des dispositions d’ordre économique, mais sur ce qui participe de ce que nous sommes aujourd’hui, puisqu’il s’agit de notre histoire à tous, anciens militaires du contingent ou professionnels, rapatriés, supplétifs et harkis, enfants et petits-enfants des uns et des autres, et ce quelle que soit notre famille politique.
Mes chers collègues, ne commettons pas une faute mémorielle en donnant à l’histoire l’occasion de porter un jugement sévère sur nos travaux.
On ne peut célébrer une défaite : le 19 mars restera un divorce pour la société française, que l’on se situe en 1962 ou aujourd’hui.
Pour la communauté harki, dont les pères et les grands-pères avaient choisi la France, le 19 mars demeurera une journée de deuil.
Les accords d’Évian n’ont pas été respectés, l’ordre du jour du général Ailleret, qui commanda l’arrêt des combats, ne s’est concrétisé sur le terrain que comme une mesure à sens unique. Les archives dont nous disposons dénombrent tant de morts, tant de blessés, tant de disparus dans les rangs de l’armée française après le 19 mars 1962… Et il est impossible de ne pas rappeler l’insupportable : l’effroyable massacre de dizaines de milliers de harkis ; on ose à peine dire que les chiffres varient de 60 000 à 150 000 tués, victimes des pires exactions de la part du nouveau pouvoir, notamment des combattants de la dernière heure qui rejoignirent le FLN à partir de mars 1962.
Nous nous sommes déjà rendus coupables de tant d’injustices, de tant de lâchetés, de tant de dénis de reconnaissance vis-à-vis de nos frères harkis. Est-il bien nécessaire d’en rajouter ? J’ose à peine évoquer les insultes, il n'y a pas d’autres mots, dont ils furent il n’y a pas si longtemps l’objet de la part de l’actuel chef d’État algérien.
C’est pour toutes ces raisons que je vous demande instamment, mes chers collègues, d’adopter cette motion tendant à opposer la question préalable. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP.)