M. le président. La parole est à M. Didier Boulaud.
M. Didier Boulaud. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, mes chers collègues, nous sommes à la veille de fêter un anniversaire.
Le 27 février 2011, à la diplomatie « bling-bling » et « bla-bla » des premières années du quinquennat a succédé une diplomatie plus professionnelle, en somme plus sérieuse. Votre arrivée au Quai d’Orsay, monsieur le ministre d’État, a marqué cet infléchissement.
Non pas que la politique extérieure soit depuis un an exempte de tout reproche et débarrassée des ambiguïtés qui ont grevé les premières années, ce serait beaucoup demander dans la mesure où le premier des donneurs d’ordre installé à l’Élysée, lui, n’a pas changé. Mais force est de reconnaître qu’à tout le moins et le style et la volonté sont différents et qu’ils ont contribué à donner une autre image de la France, de notre politique extérieure, bref de notre action dans le monde, même si de prétendus philosophes, diplomates d’un soir, viennent parfois brouiller le travail, souvent excellent, entrepris par nos diplomates sous votre direction. (M. le président de la commission des affaires étrangères applaudit.)
M. Michel Delebarre. Très bien !
M. Robert Hue. C’est la vérité !
M. Didier Boulaud. Il est d’ailleurs troublant que ces mêmes agitateurs de médias, si actifs sur la Libye, soient devenus si discrets sur la Syrie...
M. Robert Hue. Oui !
M. Didier Boulaud. Il y a là un mystère !
Enfin, par bonté d’âme sans doute, je ne reviendrai ni sur les voyages, ni sur les vacances, ni sur les conseils donnés quant à ce qu’il était convenu de nommer le bon « maintien de l’ordre ».
Il faut le reconnaître, monsieur le ministre d’État, depuis votre retour aux affaires pour rétablir notre image, celle de la France, après les monumentales erreurs commises par ceux qui représentaient notre pays au moment où se sont déclenchés ce qu’il est convenu d’appeler les « printemps arabes », et sans pour autant passer sous silence cet héritage indigent, les choses vont plutôt mieux ! Pour ma part, je l’admets bien volontiers.
Pourtant, monsieur le ministre d’État, vous aussi avez changé.
Ainsi, vous n’hésitiez pas à qualifier de « marché de dupes » le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN.
M. Didier Boulaud. C’est désormais la politique de la France. Nous le regrettons et il faudra sans doute faire avec durablement.
Par ailleurs, monsieur le ministre d’État, vous n’étiez pas en reste sur l’armement nucléaire, dont vous réclamiez dans une retentissante tribune publique de « réexaminer le rôle », à terme, certes, et sans fixer de date. Vous ne l’étiez pas davantage sur la participation de la France au développement du bouclier antimissile américain, devenue aujourd’hui pour l’Élysée une participation souhaitée.
Enfin, en 2010, vous n’hésitiez pas à qualifier la situation en Afghanistan de « bourbier terrible », observant à juste titre que « partir ou rester, dans les deux cas, c’est l’impasse ».
Et je n’oublie pas votre critique, charpentée, argumentée, de la lente et sûre dégradation de notre outil diplomatique.
Pour autant, monsieur le ministre d’État, je suis tenté de vous donner quitus pour cette année, au cours de laquelle vous avez essayé de rattraper les loupés de vos prédécesseurs.
Pierre Dac disait : « La prévision est un art difficile, surtout lorsqu’elle concerne l’avenir. » (Sourires.) Aussi, j’aimerais savoir si vous vous êtes interrogé sur l’aveuglement qui a conduit la France – certes, elle n’était pas la seule – à ne pas voir poindre la révolte des peuples arabes.
Pourtant, forts de notre proximité avec ces États, forts de nos réseaux de surveillance et de renseignement, forts de notre expérience dans la région, nous aurions dû être les premiers à pressentir le réveil de ces peuples et à les soutenir. Or il n’en fut rien et les premières réactions gouvernementales l’ont prouvé. La surprise fut totale et l’adéquation de notre politique très tardive.
Monsieur le ministre d’État, je m’interroge, je vous interroge : défaut de nos capteurs, erreur de nos décideurs ou bien les deux à la fois ?
Bref, si je pose cette question, à vous comme à nous, c’est non pas pour revenir à des polémiques désormais dépassées, mais bien pour tenter d’éviter collectivement à l’avenir ce type de déconvenues et de ratages.
En disant cela, je pense à la situation dans le Sahel et à l’évolution en Afghanistan.
Vous le savez, monsieur le ministre d’État, dans le Sahel, la situation est très inquiétante. Des otages français sont actuellement retenus dans cette région et je n’aurais garde d’oublier notre compatriote Denis Allex, membre de la DGSE, retenu, lui, en Somalie.
Je veux évoquer la situation d’insécurité grandissante qui affecte plusieurs États de la région sahélienne.
La présence croissante d’AQMI, la nouvelle rébellion touareg, le développement d’une criminalité internationale, régionale et transfrontière font que des foyers de déstabilisation se renforcent, quand bien même ils existent depuis longtemps. Or c’est notre sud proche, très proche, de plus en plus proche ! Il m’apparaît urgent que nous suivions avec la plus grande attention les évolutions de ce dossier.
Depuis des années, pour ce qui me concerne, j’attire l’attention des gouvernements sur cette situation, sans beaucoup de succès, sauf depuis quelques mois où, semble-t-il, les choses commencent à frémir. Il n’était que temps !
La nouvelle flambée touareg fait notamment suite au non-respect des accords d’Alger de 2006 – sujet sur lequel nous sommes restés totalement indifférents –, alors que, à l’évidence, le Mali porte en la matière une grande responsabilité. Désormais, ce pays est en campagne électorale, ce qui, j’en conviens, rend la recherche d’une solution politique plus délicate encore.
De surcroît, la rébellion se nourrit dans le même temps des retombées, en hommes et en armes, de la déroute du régime libyen.
Plus grave encore, cette dissémination d’armes et d’autres matériels depuis la Libye favorise l’essor d’une force terroriste, AQMI, renouvelée et réarmée.
Cette conjugaison de facteurs est de nature à installer dans la région du Sahel un face à face militaire durable et sanglant avec des acteurs multiples.
Monsieur le ministre d’État, nous savons que les efforts de reconstruction de la Libye sont considérables. Ils doivent contribuer à rétablir sa stabilité et sa sécurité. Dans ce cadre, la lutte contre la prolifération des armes, prolifération qui représente une véritable menace pour la paix et la sécurité dans toute la région, demeure un volet important. Cependant, j’attire votre attention sur la nécessité de s’attaquer aux racines du problème. Le terrorisme et les trafics de grande criminalité existent ; il faudra les combattre.
Le mal-vivre des Touaregs n’a pas attendu la chute de Kadhafi pour se manifester. La situation instable au Nord-Mali, au Niger, dans la région sahélienne, ne saurait se réduire au dangereux problème du terrorisme d’AQMI. Rien ne serait pire que d’assimiler la totalité du peuple touareg au terrorisme d’AQMI. Il y a lieu, et depuis bien longtemps, de séparer le bon grain de l’ivraie. Cette confusion n’a que trop tardé et a sans doute été entretenue à dessein par quelques intérêts locaux.
Il y a en toile de fond d’incontestables problèmes socio-économiques qui attendent des solutions pérennes. Le tout-militaire n’est sûrement pas la seule bonne réponse !
J’en viens à l’Afghanistan, et plus particulièrement à la question de notre présence.
C’est un truisme que d’évoquer les revirements, les contre-pieds et les atermoiements du président Sarkozy, tant ils ont été nombreux ! Partir, rester, augmenter, repartir : les ordres ont constitué un chapelet de contradictions tout au long du quinquennat.
Mais, l’heure du bilan ou du « retex », comme disent les militaires, c'est-à-dire du retour d’expérience, n’a pas encore sonné ! Nous sommes, et surtout nos soldats sont au milieu du gué : nous nous devons de les sortir de ce « bourbier afghan », l’expression vous appartient, monsieur le ministre d’État. C’est l’impératif actuel !
Il s’agit désormais de réussir la sortie du pays. Or l’exercice se révèle extrêmement périlleux. Il ne peut ni se faire dans la précipitation ni s’improviser. Une force qui se replie est en état de faiblesse. Nous devons en être conscients !
De toute évidence et malgré les dénégations publiques, le calendrier de retrait est avancé. Or il faudra en même temps participer à la stabilisation du pays dans le cadre d’une stratégie concertée avec l’ensemble de nos partenaires et assurer la protection maximale de nos hommes engagés sur place.
M. Gérard Larcher. Exact !
M. Didier Boulaud. Selon vos déclarations, monsieur le ministre d’État, la stabilité de ce pays repose sur trois piliers.
Tout d’abord, il faut permettre aux Afghans de maîtriser eux-mêmes leur souveraineté par le transfert progressif de la responsabilité de la sécurité aux forces afghanes. Ce n’est pas gagné !
Ensuite, la communauté internationale devra se mobiliser aux côtés de l’Afghanistan bien au-delà de 2014, avec des objectifs ciblés en matière de santé, d’éducation, d’infrastructures et un effort financier important. Il faudra veiller à ce que les Nations unies restent fortement impliquées dans les actions pour le renforcement de l’état de droit, la mise en place d’une gouvernance démocratique et l’appui au processus de réconciliation. Sans essor économique, point de salut !
Enfin, il convient de rechercher une solution politique interafghane susceptible de fournir une feuille de route crédible, conduisant à une paix durable et équitable. Monsieur le ministre d’État, vous nous direz si des avancées ont pu être réalisées en la matière.
Je terminerai mon intervention sur l’Afghanistan par trois interrogations.
La presse anglo-saxonne rend compte régulièrement de négociations avec les talibans qui seraient en cours et nous avons appris récemment l’installation au Qatar d’un bureau politique des talibans à l’étranger. Quelle est la participation de la France à ces négociations ?
Par ailleurs, étant donné qu’il n’y aura pas de solution locale et régionale sans une forte implication du Pakistan et de l’Inde, sommes-nous parties prenantes aux discussions avec ces pays sur l’avenir de l’Afghanistan et, dans l’affirmative, de quelle manière ?
Enfin, malgré les contradictions au sein de l’OTAN et les déclarations à l’emporte-pièce du président Sarkozy, il semble que le calendrier du retrait soit déjà révisé par les États-Unis et par l’OTAN. Le secrétaire à la défense des États-Unis, Leon Panetta, a déclaré, le 2 février, espérer que l’armée afghane prendra la responsabilité de la sécurité sur la totalité du territoire en 2013. Et nous savons que, en la matière, quand les États-Unis s’expriment, cela vaut décision pour tout le monde !
Aussi, monsieur le ministre d’État, pouvez-vous nous dire quel est aujourd’hui le calendrier proposé par le gouvernement français ? Quelle sera sa position lors du sommet de l’OTAN à Chicago en mai prochain ? Serons-nous en mesure de proposer une solution commune aux pays européens membres de l’OTAN ? J’imagine qu’avec l’Allemagne tout est parfaitement calé, comme d’habitude ! (Exclamations.)
Mes questions appellent des réponses, d’abord pour nos soldats, qui, sur place, ont besoin de clarté et dont la mission doit être explicitement définie, mais aussi pour la représentation nationale, qui exprime l’attente de nos concitoyens.
Soyez assuré que, si je vous interroge ainsi, c’est non dans un esprit polémique – le sujet est trop grave ! –, mais tout simplement avec le souci du respect dû à ceux qui risquent leur vie à la suite des décisions du pouvoir politique.
Je tiens d’ailleurs à rendre ici hommage au courage et au professionnalisme de nos forces présentes sur le terrain, et je veux saluer la mémoire des soldats tombés en Afghanistan : les morts, bien sûr, mais aussi les blessés, dont le nombre, qui n’est pas du tout négligeable, mériterait d’être mieux connu des Français.
Avant d’aborder rapidement la question des Balkans, même si le sujet reste d’importance en raison de la proximité géographique de cette zone, permettez-moi, dans le droit fil de l’excellente intervention de ma collègue Josette Durrieu, de vous faire part de ma très vive inquiétude, avivée par ce que j’ai appris lors d’un récent voyage aux États-Unis, sur la crise qui se profile entre Israël et l’Iran. Vous en parlerez certainement, mais j’aimerais surtout savoir quelle sera la position de l’actuel gouvernement si l’irrémédiable, comme je le crains un peu plus chaque jour, venait à se produire avant le 6 mai prochain.
Je conclus donc en évoquant les Balkans. Certes, la paix semble installée durablement, du moins l’espérons-nous. Pourtant, connaissant bien cette région, je constate que des ferments de déstabilisation perdurent.
En Bosnie-Herzégovine, la constitution issue des accords de Dayton, demeure, comme se plaisait à le dire notre ancien collègue Robert Badinter, un « mouton à cinq pattes ». Le risque d’un éclatement par la sécession de la Républica Srpska y est réel. Peut-on espérer une évolution institutionnelle, seule de nature à assurer définitivement la stabilité dans ce pays ?
Ensuite, qu’attend-on pour ouvrir les négociations d’entrée de la Macédoine dans l’UE, reconnue candidate dès 2005 ? Est-ce sous le seul prétexte que son voisin hellénique redouterait, ce qui fait sourire tout le monde, l’irrédentisme de ce petit pays ? Le moment n’est-il pas venu de ramener tout ce petit monde à la raison ?
Enfin, la situation entre le Kosovo et la Serbie restera-t-elle longtemps l’otage des échéances électorales à Belgrade, au risque de voir survenir des incidents frontaliers récurrents, comme il s’en est produit encore très récemment ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Chevènement.
M. Jean-Pierre Chevènement. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, mes chers collègues, je souhaite attirer votre attention sur la situation passablement chaotique qui se développe en Libye depuis la chute de Mouammar Kadhafi : arrestations arbitraires ; actes de torture relevés par des organisations humanitaires telles qu’Amnesty International ou Human Rights Watch, comme ceux qui ont laissé mort l’ancien ambassadeur libyen à Paris, M. Brebech, le 20 janvier 2012 à Zentane, ville où se trouve par ailleurs détenu Saïf al-Islam Kadhafi ; traitement raciste de travailleurs africains ; heurts armés, comme dans la ville de Bani Walid, où un « conseil des anciens » issu de la tribu des Warfalla semble désormais s’être affranchi de l’autorité du gouvernement de transition ; développement des féodalités locales fragmentant le pays ; dissémination d’armes dans la bande sahélienne, avec les menaces qui recommencent à peser sur le Mali, le Niger, le Tchad ; dissensions, enfin, à l’intérieur du Conseil national de transition, le CNT, lequel vient d’adopter une loi électorale fondée sur un système de listes pour élire la prochaine assemblée constituante. Or ce système de listes, adopté sous la pression des Frères musulmans, ne peut évidemment que profiter à ces derniers.
Le CNT a aussi décidé de faire de la charia la source principale du droit et d’autoriser de nouveau la polygamie, que la Libye était, avec la Tunisie, le seul pays arabe à avoir aboli.
Vous nous direz, monsieur le ministre d’État, s’il s’agit bien là du résultat qui était recherché…
M. Jean-Pierre Chevènement. Si tel n’est pas le cas, pouvez-vous nous indiquer les démarches que le Gouvernement a entreprises auprès des autorités libyennes pour faire respecter les doits de l’homme, dont se réclamait la révolution libyenne, soutenue par l’OTAN.
Nous ne pouvons que nous interroger sur le fait de savoir s’il n’eût pas mieux valu, à l’été 2011, rechercher une issue politique, comme vous en aviez vous-même exprimé l’intention, déclarant ainsi le 12 juillet à la tribune du Sénat : « L’intervention militaire n’est qu’un moyen (…) et non une fin. La fin c’est la recherche d’une solution politique. » Vous évoquiez alors un processus politique, souhaitant qu’une force de stabilisation internationale, de préférence une force de l’ONU, soit dépêchée sur place. C’eût été une solution plus sage !
En réalité, nous sommes allés bien au-delà de la « responsabilité de protéger », sur laquelle se fondait la résolution 1973.
Vous avez interprété celle-ci comme si elle permettait le fameux regime change, le changement de régime, contraire au principe de non-ingérence qui, jusqu’à nouvel ordre, guide la doctrine de l’ONU et constitue un principe de notre politique extérieure réaffirmé constamment, y compris par l’un de vos prédécesseurs, M. Kouchner, à l’occasion d’un communiqué franco-chinois signé en avril 2009.
J’ai encore en tête la déclaration de M. le Premier ministre, le 22 mars 2011, devant le Sénat : « Nous appliquons toute la résolution 1973 et rien que la résolution 1973 ». Or nous l’avons appliquée de manière très extensive et ce jusqu’au-boutisme a favorisé le désordre actuel.
Est-il trop tard pour revenir sur le passé ? Non, car en allant bien au-delà de la résolution 1973, vous avez discrédité la « responsabilité de protéger », que l’ONU avait adoptée en 2005, notion qu’elle distinguait bien évidemment du prétendu « droit » ou « devoir d’ingérence ».
La distorsion que l’on a fait subir à ce principe de la « responsabilité de protéger » est telle que l’un de ses vrais inspirateurs, l’ancien ministre des affaires étrangères australien M. Gareth Evans, s’en est ému dans un article récent.
Et nous voilà projetés au cœur du drame syrien ! La « responsabilité de protéger » y serait bien utile, mais elle ne peut s’exercer du fait de l’obstruction de pays comme la Chine et la Russie, lesquelles s’étaient abstenues, le 17 mars 2011, lors du vote de la résolution 1973 relative à la Libye.
M. Alain Juppé, ministre d'État. Alors, il ne fallait pas intervenir en Libye, mais il faudrait le faire en Syrie ?
M. Jean-Pierre Chevènement. Le précédent libyen pèse lourd en Syrie.
La Russie soutient, certes pour des raisons intéressées, le régime de Bachar Al-Assad contre ce qu’elle appelle l’« ingérence étrangère », laquelle est en fait une révolution populaire où s’affirment des éléments islamistes extrémistes.
Au-delà de la revendication de la liberté et de la démocratie pour le peuple syrien, n’y a-t-il pas des forces qui veulent transformer la Syrie en champ clos d’une rivalité autrement plus décisive, comme l’a relevé à juste titre M. Pozzo di Borgo, entre l’Iran et l’Arabie Saoudite ?
Ne peut-on craindre en toute lucidité, à la lumière de l’évolution de l’Irak, les conséquences qui s’ensuivront à terme pour des minorités, notamment chrétiennes, au sort desquelles la France déclarait n’être pas indifférente ?
On en vient ainsi naturellement à l’Iran. La France se situe à l’avant-garde de l’embargo décrété par l’Union européenne sur le pétrole iranien, sous le prétexte de conduire ce pays à la table des négociations et d’éviter ainsi des frappes israéliennes.
Cette attitude, qui s’insère dans une logique de surenchère, ne garantit pas la suite, mais comporte, dans l’immédiat, un effet certain qui ira à l’inverse du but recherché : les puissances asiatiques, à commencer par la Chine, occuperont dans le Golfe arabo-persique la place laissée vide par les occidentaux.
M. Aymeri de Montesquiou. Tout à fait !
M. Jean-Pierre Chevènement. Une nouvelle étape de la « désoccidentalisation » du monde se profile ainsi à l’horizon, ce qui explique peut-être, pour partie, une plus grande retenue américaine.
Dans le même temps, dans le contexte des retraits occidentaux d’Afghanistan, se lève chez les Iraniens la crainte d’un encerclement de leur pays par un intégrisme sunnite dominé par l’alliance du Pakistan et de l’Arabie Saoudite. À cet égard, je me demande si la France a bien mesuré les risques d’engrenage ?
On comprend dès lors la circonspection de la Turquie de M. Erdogan, laquelle a pris une position d’arbitre. Elle est évidemment une puissance d’équilibre dans la région. Était-il alors bien judicieux de nous la mettre à dos par le vote d’une loi prétendant écrire l’Histoire ?
Cette politique porte la marque d’une improvisation et d’une incohérence qui ne vous ressemblent pas.
M. Alain Juppé, ministre d'État. Effectivement, c’était à l’origine une proposition de loi socialiste !
M. Jean-Pierre Chevènement. Il serait temps que la France revienne à une politique à la fois plus réaliste et plus proche des principes qui sont traditionnellement les siens : refus de l’ingérence, respect de l’autodétermination des peuples et protection égale de tous.
Une certaine retenue, accompagnée d’un effort lucide d’impartialité et d’objectivité, serait plus conforme à nos intérêts qu’une diplomatie qui semble puiser son inspiration plutôt dans une forme d’interventionnisme expéditif, proche de celui qui fut pratiqué en 2003 par les néoconservateurs américains, que dans la tradition réaliste de notre politique étrangère, dont nous pensions qu’elle était aussi la vôtre.
Monsieur le ministre d’État, rassurez-nous et dites-nous que, sous le voile des apparences, c’est bien toujours le cas ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme Catherine Tasca.
Mme Catherine Tasca. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mes chers collègues, je centrerai mon propos sur la politique africaine de la France, déjà évoquée par notre collègue Christian Cambon. Je le ferai, vous vous en doutez, avec un regard nettement moins confiant.
Le continent africain s’impose, dans le paysage mondial du XXIe siècle, comme porteur d’enjeux majeurs, dont la diplomatie française ne semble pas avoir pris toute la mesure. Il est vrai qu’il y a d’autres sujets importants, comme l’a bien montré notre débat.
Les mutations à l’œuvre en Afrique sont considérables. La croissance démographique y est sans précédent. En Afrique subsaharienne, deux Africains sur trois ont moins de vingt-cinq ans et, en 2050, le continent comptera 1,8 milliard d’habitants.
Depuis une décennie, la croissance économique y est de 5 % par an. Surtout, elle ne dépend plus exclusivement de la rente issue des matières premières et des industries extractives. Un marché intérieur émergent attire, enfin, de nouveaux acteurs économiques dans la téléphonie, Internet, les services, la communication et même l’alimentation.
En revanche, la démocratie, elle, n’avance que lentement. Quelles leçons tirez-vous, monsieur le ministre d’État, de ces évolutions ?
Il conviendrait, tout d’abord, de changer le regard que la France, depuis l’Élysée, porte sur ce continent.
C’est un regard qui nie l’extrême diversité des pays, un regard complaisant pour certains gouvernants autocrates, un regard ignorant des nouvelles forces des sociétés civiles. En cela, nous n’avons pas su tirer d’enseignements des heureuses surprises qu’ont constituées les printemps arabes.
C’est un regard paternaliste, proche du mépris, exprimé caricaturalement dans le discours que le président Sarkozy a prononcé à Dakar en juillet 2007. Une phrase de ce discours pourrait bien nous revenir un jour comme un boomerang : « Jamais, disait-il, l’homme [africain] ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. »
La répétition, c’est malheureusement ce que fait la diplomatie française en Afrique, ou plus exactement la politique élyséenne en Afrique.
La promesse de « tourner la page des réseaux d’un autre temps, des conseillers officieux, des officines, des émissaires de l’ombre » a fait long feu. Malgré les dénégations répétées de Nicolas Sarkozy, et encore le week-end dernier, il a vite renoué avec les vieilles pratiques : ultra-présidentialisation, diplomates de métier, et parfois même ministres, dépossédés au profit de conseillers occultes, au gré des amitiés présidentielles. Tout cela est du déjà vu, depuis trop longtemps.
J’en veux pour preuve deux exemples en pleine actualité : le Sénégal et la Côte d’Ivoire.
La France, qui a tant manqué de discernement lors des révolutions arabes, paraît une nouvelle fois en décalage s’agissant des troubles qui secouent le Sénégal, depuis la validation par le Conseil constitutionnel de la candidature d’Abdoulaye Wade. Cette décision, qui transgresse la règle de la limitation à deux du nombre de mandats présidentiels, et qui laisse planer un doute sur la sincérité du futur scrutin, a suscité une réaction à la fois tardive et timide du Gouvernement, même si, monsieur le ministre d’État, vous avez personnellement osé une certaine critique, laquelle vous a valu une réplique assez rude du président Wade.
Mme Catherine Tasca. On attend de la France qu’elle soit vigilante. Le respect de la Constitution et du pluralisme ne devrait pas être trop difficile à défendre.
La France ne doit pas continuer de privilégier les relations avec des régimes usés et sourds aux aspirations démocratiques. Allez-vous y concourir, monsieur le ministre d’État ?
Autre théâtre des complaisances françaises en Afrique : la Côte d’Ivoire. Si la France a utilement contribué à régulariser une situation politique proche de la guerre civile, elle devrait profiter de ce tournant pour rénover en profondeur ses relations avec ce pays. Or elle semble incapable de porter un regard neuf sur les régimes de nos anciennes colonies. La visite d’État du président Alassane Ouattara, l’octroi rapide d’un prêt exceptionnel accordé par l’Agence française de développement et la signature d’un accord de défense constituant le premier acte de la nouvelle relation franco-ivoirienne illustrent la poursuite de pratiques anciennes.
Mme Catherine Tasca. Qu’en est-il de la voie engagée par Lionel Jospin pour réduire la présence militaire de la France dans ses anciennes colonies et transférer cette responsabilité à l’Union européenne et à l’ONU ?
En Côte d’Ivoire, les difficultés seront grandes sur le chemin de la reconstruction. Monsieur le ministre d’État, quelles initiatives la France entend-elle prendre pour encourager le processus civil, économique et militaire de réconciliation ?
Enfin, comment ne pas s’inquiéter de notre politique d’aide au développement ?
Contre toutes les attentes et promesses, de 2005 à 2008, la part de l’aide française au développement dédiée à l’Afrique subsaharienne est passée de 54 % à 40 %. Celle qui est consacrée aux pays les moins avancés passe de 41 % à 28 %.