M. Jean-Claude Peyronnet. Ou les deux !
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. … le code pénal offrant déjà tous les moyens que je viens de rappeler.
Enfin, nous pensons que cette proposition de loi, qui ferait peser un risque de poursuites pénales sur les historiens, n’est pas compatible avec le principe de liberté de la recherche, qui constitue lui aussi un principe fondamental reconnu par les lois de la République.
Certains ont argué, monsieur le ministre, que la présente proposition de loi ne présentait pas le même caractère d’inconstitutionnalité que les précédentes, car elle transposait une décision-cadre européenne. Je montrerai ultérieurement que cet argument ne résiste pas à l’examen, puisque le présent texte omet une part essentielle de la décision-cadre dont la finalité est de lutter contre le racisme et la xénophobie, par ailleurs d’ores et déjà réprimés, je le répète, par notre code pénal.
Au total, je veux appeler votre attention sur les risques de censure constitutionnelle qu’encourt ce texte. Ce risque n’est pas uniquement juridique. Car si le Conseil constitutionnel censurait ce texte, s’il décidait de se prononcer à cette occasion sur la constitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, une censure pourrait être interprétée comme une victoire pour les négationnistes. Ce risque est réel, et il ne peut être méconnu sous peine de faire à nos compatriotes d’origine arménienne un « cadeau empoisonné ».
Mes chers collègues, pour l’ensemble des raisons que je viens d’évoquer et pour les arguments que j’exposerai tout à l’heure, la commission des lois vous invite à voter l’exception d’irrecevabilité qu’elle a elle-même adoptée.
Permettez-moi, pour finir, de vous dire que je suis pour ma part persuadé, au-delà de ce débat dont je sais qu’il se déroulera, au Sénat, dans l’écoute des uns et des autres, et quelles que soient les conclusions de celui-ci, que la réponse aux questions qui nous occupent se trouve dans l’infini respect que nous devons – j’y insiste – à la mémoire des innombrables victimes du génocide arménien, ainsi que, indissociablement, dans les universités, dans le travail des historiens soucieux d’objectivité attachés à faire progresser la connaissance du passé, en un mot dans la science, le savoir et la connaissance.
Je rêve que, sous l’égide, par exemple, de l’UNESCO, des historiens arméniens, des historiens turcs, des historiens européens, des historiens du monde travaillent ensemble à mieux connaître le passé, …
M. Robert Hue. Très bien !
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. … tâche inlassable et tellement indispensable, car tournée vers l’avenir. On ne construit pas l’avenir sur l’amnésie et sur l’oubli, nous le savons tous.
À côté de l’œuvre de mémoire, l’œuvre de l’histoire, fondée sur la lucidité et sur les vertus de la connaissance est sans doute la manière la plus forte de dire aux martyrs que nous ne les oublierons jamais. (Applaudissements sur de nombreuses travées du groupe socialiste et sur les travées du RDSE, ainsi que sur certaines travées de l'UCR et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à Mme Isabelle Pasquet.
Mme Isabelle Pasquet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il faut avoir la lucidité et le courage de reconnaître que l’examen cet après-midi par la Haute Assemblée de la proposition de loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi suscite un certain malaise parmi nous.
Depuis son adoption par l’Assemblée nationale à une très large majorité, mais en présence d’une cinquantaine de députés seulement, ce texte, qui pourrait en apparence sembler logique et cohérent, a ouvert la boîte de Pandore des questions et des doutes.
Curieusement, à l’inverse de ce qui s’était passé ici même au mois de mai dernier, le clivage sur la question de la pénalisation des génocides se situe non plus entre la droite et la gauche, mais entre partisans et opposants à l’idée de légiférer sur ce sujet. Que s’est-il passé depuis qui puisse, en partie, expliquer cette situation ?
Ce texte ne concerne pas explicitement le génocide arménien, mais celui-ci étant désormais reconnu par la loi française, c’est implicitement le cas.
L’inscription assez précipitée de ce texte, il faut le relever, à l’ordre du jour de notre assemblée a fait resurgir à la fois des questions de fond qui n’avaient pas véritablement été tranchées et des soupçons de manœuvre électorale. Le cocktail de ces deux éléments contribue à entretenir le malaise que je viens d’évoquer.
Le soupçon d’électoralisme est patent.
Nous sommes nombreux ici à avoir compris que sur cette question particulière, comme sur d’autres sujets – l’adoption jeudi dernier d’une proposition de loi concernant les harkis étant le dernier exemple en date –, le Président de la République tente d’amadouer telle ou telle catégorie de la population pour obtenir une majorité à l’élection présidentielle.
Après les harkis, bien utiles pour récupérer des voix, ce sont maintenant nos 500 000 compatriotes d’origine arménienne qui sont à leur tour utilisés.
Mme Natacha Bouchart. N’importe quoi !
Mme Isabelle Pasquet. Je dis cela sans détour, car les déclarations du Président de la République et l’attitude de nos collègues de la majorité présidentielle, qui sont insidieusement électoralistes, prêtent le flanc à de telles critiques.
Certes, Nicolas Sarkozy avait promis de légiférer sur cette question lors de son voyage en Arménie l’an dernier. Toutefois, quelles raisons peuvent bien expliquer que, alors qu’il était hier agacé par les demandes de repentance concernant les actes de notre pays, il soit aujourd’hui si prompt à adresser une telle demande à un État souverain ?
Une telle précipitation, sur un sujet aussi délicat, aussi douloureux, aussi complexe, est suspecte à l’approche de l’élection présidentielle.
Ce sujet est d’ailleurs si complexe et soulève tant de questions juridiques et constitutionnelles qu’il est difficilement acceptable de délibérer si rapidement. Songez ainsi que la commission des lois n’a disposé que d’une semaine à peine pour rédiger son rapport !
L’attitude de nos collègues de la majorité présidentielle ajoute aux doutes que l’on peut avoir sur la sincérité de la démarche. En effet, alors qu’une proposition de loi traitant de la même question était venue ici même en discussion en mai 2011, vous aviez utilisé pour la repousser, chers collègues de l’opposition sénatoriale, des arguments totalement contraires à ceux que vous avancez aujourd’hui. Pour justifier ce retournement acrobatique, le président du groupe de l’UMP n’a aucunement hésité à avouer qu’il s’agissait de ne pas gêner le Président de la République. Tout est dit ! (Exclamations sur les travées de l'UMP.) Les arrière-pensées électoralistes éclatent au grand jour !
M. Jean-Claude Gaudin. Je devrais être fusillé pour cela !
M. Jean-Louis Carrère. Au minimum ! (Sourires.)
M. Jean-Claude Gaudin. Je rappelle que, en 2001, j’étais le premier signataire de la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 !
M. le président. Veuillez laisser l’orateur poursuivre !
Mme Isabelle Pasquet. Électoralisme, communautarisme, lecture politique de l’histoire : c’est dans ce contexte confus, passionné, mais aussi malsain, que se déroule notre discussion.
Pourtant, une question aussi grave mérite du respect, de la dignité et de la cohérence, toutes caractéristiques qui ont toujours guidé notre démarche. Pour notre part, nous voulons rester cohérents et logiques avec nous-mêmes, mais aussi demeurer fidèles à notre engagement auprès de nos compatriotes d’origine arménienne et faire preuve à leur endroit de la solidarité active que nous leur avons toujours manifestée.
La cohérence, c’est de considérer que la reconnaissance il y a dix ans par une loi française du génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman doit maintenant être prolongée par des sanctions pénales.
Mon ami Guy Fischer, pour qui j’ai une pensée toute particulière aujourd'hui – il est certainement en train de nous regarder –, fut le premier signataire d’une proposition de loi similaire à celle que nous examinons aujourd'hui, déposée par notre groupe en juillet 2005, puis redéposée régulièrement jusqu’en 2010. Dans son exposé des motifs, il soulignait l’importance du travail qu’il restait à accomplir pour tirer toutes les conséquences de la loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
C’est la même logique qui avait conduit à l’adoption de la loi Gayssot en 1990 sur la contestation des crimes contre l’humanité figurant en annexe à l’accord de Londres du 8 août 1945, mais aussi du génocide du peuple juif tel qu’il a été défini par le tribunal militaire de Nuremberg.
Cette loi ne pouvait évidemment pas, en l’absence d’une reconnaissance qui n’interviendra que plus tard, prendre en compte le génocide du peuple arménien. C’est la raison pour laquelle il est aujourd’hui nécessaire de compléter les dispositions de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, à laquelle la présente proposition de loi fait référence, et de créer un délit pénal, non seulement pour contestation, mais aussi pour minimisation outrancière d’un génocide désormais juridiquement reconnu en France.
C’est aussi une question de logique juridique et de coordination pénale.
Il serait naïf de croire que les Français d’origine arménienne sont aujourd’hui, sur notre territoire, à l’abri de manifestations d’opinions ou d’actes visant à nier ou à contester le génocide dont ont été victimes leurs ancêtres. Car il y a bien eu, au sens juridique du terme, une entreprise délibérée de massacre et d’élimination programmée d’un peuple par des troupes agissant sous les ordres d’un gouvernement. Ce n’est pas une assemblée politique qui le dit, mais des historiens ayant travaillé scientifiquement, selon les règles de leur discipline, en rassemblant documents et témoignages et en les soumettant à un examen critique.
Comme le prévoit le texte dont nous discutons, la contestation ou la minimisation de ces faits doit pouvoir être sanctionnée. Il s’agit de reconnaître les souffrances héritées du passé, d’offrir une réparation symbolique aux pires blessures de l’histoire et d’interdire la négation des pages les plus dramatiques du siècle passé. Voilà de quoi il s’agit ! Il n’est pas question de limiter la liberté d’expression ni d’entraver la recherche historique.
Périodiquement, le gouvernement turc suscite des manifestations de négationnisme, lesquelles prennent la forme de profanations de lieux de mémoire arméniens, de stèles, de monuments commémoratifs ou bien encore de propos révisionnistes et négationnistes, qui se propagent en toute impunité sur internet.
Nous avons tous en mémoire ce type de manifestations violentes et les actes de profanation commis à Lyon en 2006 visant explicitement la communauté arménienne.
Au-delà de simples délits de droit commun, il faut aussi pouvoir prendre en compte la signification profonde de tels actes. Il ne faut plus que le négationnisme et les actes de propagande puissent être à l’œuvre dans notre pays. Ils doivent être pénalisés !
Au nombre des pressions exercées par le gouvernement turc sur notre pays, il faut aussi relever l’impressionnante manifestation qui a eu lieu samedi dernier à Paris. Plus d’une dizaine de milliers de ressortissants turcs, venus de toute l’Europe, ont scandé des slogans démontrant sans ambiguïté leur volonté de nier le génocide des arméniens.
Nos compatriotes d’origine arménienne attendent, à juste titre, de pouvoir être protégés dans ce domaine. Ils attendent de nous que justice soit rendue à la mémoire de leur peuple et qu’on ne puisse impunément lui porter atteinte en France.
La pénalisation que prévoit le présent texte relève tout simplement du droit élémentaire de chacun à ne pas être publiquement injurié. C’est aussi la possibilité d’obtenir réparation quand sont niées les raisons pour lesquelles a eu lieu un massacre et les conditions dans lesquelles il s’est déroulé.
Ce que sanctionne ce texte, c’est la négation en tant qu’elle représente une incitation à la haine qui provoque un trouble à l’ordre public.
En légiférant, le Parlement confirmera le vote historique de 2001 et pourrait, à l’échelon international, conforter le rôle de défenseur des droits de l’homme de la France partout dans le monde.
Dans notre pays, la négation et la contestation de pratiques génocidaires doivent pouvoir être réprimées toutes les fois qu’elles constituent une atteinte à l’ordre public démocratique, et une atteinte à la démocratie tout court. Or, en l’état actuel de notre droit, cela n’est pas possible.
De même, ces pratiques étant clairement contraires aux droits de l’homme tels qu’ils sont définis dans des déclarations universelles opposables en droit international, en les niant, on porte du même coup atteinte à ces déclarations et on affaiblit la portée des garanties qu’elles présentent pour les citoyens.
En outre, les réactions courroucées du gouvernement turc, qui a rappelé son ambassadeur, multiplié les pressions et brandi des menaces de rétorsions diplomatiques et économiques, indiquent clairement que cet État pratique une forme de négationnisme officiel sur la question du génocide arménien et montrent que la liberté d’expression sur ces questions n’existe pas dans ce pays.
Les autorités turques ne s’élèvent pas seulement contre le fait qu’une loi réprimant le négationnisme puisse être adoptée : elles nient la réalité même du fait génocidaire. Ce négationnisme sournois, insidieux, qui se réfugie derrière le respect de la liberté de penser, conforte les partisans des sanctions nécessaires pour s’en défendre.
Cela étant, comme d’autres membres du groupe CRC, je suis consciente des difficultés que soulève cette proposition de loi. Je suis également sensible aux nombreuses interrogations et aux fortes réticences qu’elle suscite. Il faut évidemment s’interroger sur la compétence de nos assemblées parlementaires à qualifier des faits historiques et à encadrer, d’une manière ou d’une autre, le travail des historiens.
Comme l’a soutenu avec son talent habituel M. Sueur, rapporteur de la commission des lois, la légitimité de l’intervention du législateur dans le jugement de l’histoire et sa compatibilité avec plusieurs principes fondamentaux de notre droit soulèvent de grands risques d’inconstitutionnalité.
De la même façon, on ne peut que s’inquiéter de la détérioration de nos relations avec la Turquie, mais également de la perte d’influence de notre diplomatie dans la région.
Notre pays se prive de marges de manœuvre internationales sans pour autant favoriser la réconciliation entre la Turquie et l’Arménie et aider à la reconnaissance du génocide arménien. Si l’on souhaite sincèrement que la Turquie se penche sur son histoire, est-ce là la meilleure méthode ?
Enfin, certains pensent qu’il y a une contradiction entre le fait de prendre le risque de faire dépendre notre politique extérieure du poids de toutes les communautés fondant notre pays et celui de prétendre lutter contre le communautarisme, comme le fait le Gouvernement.
Je ne rejette pas ces arguments, qui justifient l’opposition de certains à l’adoption de ce texte. Toutes ces critiques et ces interrogations ont suscité des différences d’appréciation et divisent le groupe communiste républicain et citoyen. Toutefois, le plus grand nombre de sénatrices et de sénateurs du groupe CRC voteront en faveur de l’adoption de ce texte. Certains voteront contre. D’autres, enfin, ne participeront pas au vote. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe CRC et sur quelques travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard.
M. Jacques Mézard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi qui est aujourd'hui soumise au vote de la Haute Assemblée suscite la réprobation du groupe que j’ai l’honneur de présider, de ses diverses sensibilités : des radicaux de gauche bien sûr, mais également de Jean-Pierre Chevènement.
Si l’objectif officiel de cette proposition de loi est de « réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi », l’objectif réel est en fait de conduire une opération électoraliste pré-présidentielle. (Protestations sur les travées de l'UMP.) Toute autre interprétation relève de la pure hypocrisie.
M. Jean-Louis Carrère. Bravo !
M. Jacques Mézard. Ce texte est en fait un projet de loi déguisé, ce qui explique l’implication totale du Gouvernement, comme vous venez de le démontrer, monsieur le ministre. Cette proposition de loi n’étant assortie d’aucune étude d’impact, cela évite d’avoir à examiner les conséquences néfastes de cette initiative.
Utiliser un tel vecteur législatif à cette fin est, pour reprendre la célèbre formule, plus qu’une erreur : une faute.
C’est une faute grave eu égard au fonctionnement de nos institutions et au respect de nos principes généraux du droit.
C’est une faute lourde à l’encontre de notre Constitution, une faute aux conséquences catastrophiques et durables pour l’image de la France dans une région du monde dont le devenir va peser très lourd dans les équilibres européens et mondiaux des toutes prochaines années et pour des décennies.
Que pèse la cueillette de dizaines de milliers de voix pour l’élection présidentielle face à l’ensemble de ces questions ?
Quelle image donnons-nous de notre République ? Le malaise profond que suscite ce débat n’échappe à personne. Nous savons bien qu’une grande partie de nos collègues réprouve ce texte et que, pourtant, les raisons électoralistes risquent de triompher.
Une partie d’échec est en cours entre les appareils des deux grandes formations politiques. De ce fait, les cartes de ce débat sont biaisées : le but, c’est la partie nulle.
Nul, cela l’est, en effet ! Nous le disons avec tout le respect que nous devons à l’ensemble des expressions démocratiques et à ceux de nos collègues qui ne voteront pas comme nous, certains d’entre eux étant particulièrement sensibles à de fortes pressions locales… (Exclamations sur plusieurs travées de l'UMP et sur certaines travées du groupe socialiste.)
M. Luc Carvounas. Mais non ! Nous votons par conviction !
M. Jacques Mézard. D’ailleurs, j’ai entendu hier un candidat à l’élection présidentielle déclarer au Bourget : « Présider la République, c’est […] considérer les autres peuples pour qu’ils nous estiment en retour. C’est s’abstenir de faire la leçon, y compris sur leur place dans l’histoire. » (Applaudissements sur les travées du RDSE, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste.)
Il serait détestable de confondre notre opposition à ce texte avec une méconnaissance – voire un détachement – de ce que furent les immenses souffrances du peuple arménien, qui ont marqué de la pire manière l’histoire du siècle passé, en ce début du XXe siècle où le pire était encore à venir.
Nos compatriotes d’origine arménienne ont montré leur attachement à leur pays d’adoption, pour certains en lui sacrifiant leur vie.
Mme Bariza Khiari. Manouchian !
M. Jacques Mézard. Mais nous savons aussi combien il est déraisonnable, ici comme à l’extérieur, d’attiser un conflit en soufflant sur les braises de l’histoire.
Monsieur le ministre, vous représentez le Gouvernement toujours avec talent et courtoisie.
M. Jean-Claude Gaudin. C’est vrai !
M. Roger Karoutchi. Très bien !
M. Jacques Mézard. Mais il manque au banc que vous occupez deux ministres pourtant directement concernés : le ministre des affaires étrangères, dont les réserves sur ce texte ont largement transpiré, et le garde des sceaux, M. Mercier,…
M. Christian Poncelet. Eh oui !
M. Jacques Mézard. … qui, le 4 mai dernier, fustigeait au nom du droit la proposition de loi de M. Lagauche, repoussée par notre assemblée par 196 voix contre 74.
Mes chers collègues, au nom de quel droit faudrait-il que nous balayions le vote très majoritaire de notre commission des lois ? Par 23 voix contre 9, elle a considéré que ce texte était irrecevable, se plaçant ainsi dans la continuité de la position courageuse de son ancien président, Jean-Jacques Hyest, que je tiens à saluer malgré son absence.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Courageuse, elle aussi !
M. Jacques Mézard. Jean-Pierre Sueur, son président actuel, a rappelé que l’on ne pourrait impunément piétiner la règle de droit et qu’aucun – je dis bien « aucun » – argument juridique solide ne pourrait fonder ce texte médiocre.
D’autres grandes voix se sont exprimées sur cette question. Je pense à celles de Gérard Larcher et de Josselin de Rohan. Je reviendrai sur celle de Robert Badinter, qui a pris la parole sur ce sujet ici même, le 4 mai 2011. Il est des moments où rappeler la valeur supérieure du droit en démocratie dans chacun de nos groupes est un devoir.
Prétendre que le texte qui nous est soumis aujourd'hui serait différent de celui examiné le 4 mai 2011…
M. Jacques Mézard. … est une imposture juridique et politique (M. Roger Karoutchi proteste.), car, de manière incontestable, la création de l’article 24 ter de la loi du 29 juillet 1881 ne peut, en l’état, concerner que le génocide arménien.
Le 4 mai 2011, notre ancien collègue Lagauche concluait ainsi son intervention : « […], nous éliminerons sur notre territoire la concurrence malsaine entre les victimes du génocide, entretenue par leur inégalité au regard de la loi. » La finalité du présent texte est strictement la même, monsieur le ministre.
M. Jacques Mézard. Le 4 mai dernier, M. le garde des sceaux déclarait : « En tant que ministre de la justice et des libertés, il est de ma responsabilité de vous indiquer que ce texte répressif pose un certain nombre de problèmes de conformité aux normes juridiques supérieures, internes et internationales. »
Il ajoutait que le texte soulevait des interrogations au regard de deux grands principes. D’une part, « le principe de légalité des délits et des peines. […] Or la présente proposition de loi ne repose sur aucune définition précise des faits constitutifs du génocide qui seraient inscrits dans une convention internationale ou établis par une décision définitive rendue par une juridiction internationale ». M. Mercier déclarait aussi : « Adosser la sanction pénale à la reconnaissance […] du génocide arménien de 1915 ne me paraît pas suffisant ; […] la portée normative de ce texte semble incertaine. » Il arguait, d’autre part, de la liberté d’expression.
Monsieur le ministre, comment pouvez-vous aujourd’hui désavouer votre éminent collègue ? Il ne s’est pas démis, dois-je en conclure qu’il s’est soumis ? (MM. Jean-Claude Gaudin et Roger Karoutchi protestent.)
Mes chers collègues, comment pourrions-nous oublier l’intervention au Sénat de Robert Badinter, qui a conjugué avec son immense talent le chemin du droit et la voix du cœur ? Il nous a encore rappelé, dans l’article du Monde paru il y a quelques jours, que la loi de 2001 est inconstitutionnelle. Il indique aussi que la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel veut qu’une loi qui lui est soumise peut entraîner l’examen de la constitutionnalité de la loi antérieure sur laquelle elle repose, même si celle-ci ne lui avait pas été déférée. La loi de 2001 sera donc anéantie.
M. Luc Carvounas. C’est faux !
M. Jacques Mézard. D’ailleurs, quelle hypocrisie dans l’argument de ceux qui affirment que le vote de ce texte permettra au Conseil constitutionnel de trancher sur la loi de 2001.
C’est à juste titre que Robert Badinter nous demande de refuser d’examiner un texte inconstitutionnel et de ne pas nous laisser abuser par le ministre de l’intérieur, qui déclare qu’instaurer un débat général sur le négationnisme du génocide, découlant d’une décision-cadre de l’Union européenne de 2008, était normal. En effet, le texte proposé ne mentionne pas l’incitation à la haine que doit comporter la négation du génocide contre une communauté.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Exactement !
M. Jacques Mézard. La référence à l’article du doyen Vedel, publié en 2005 et portant sur la question de la constitutionnalité de la loi de 2001, relève d’une argumentation imparable.
M. Jean-Michel Baylet. C’est vrai !
M. Jacques Mézard. Oui, « le premier texte constitutionnel qui condamne la loi du 29 janvier 2001 est l’article 34 de la Constitution » ! C’est une réalité intangible. L’article du doyen Vedel rappelle que la loi de 2001 « ne porte sur aucune des matières visées par le texte », qu’elle pose ou non des règles au sens de l’article 34. Tout aussi grave, rappelait-il, est l’usurpation par le législateur de compétences concernant les relations internationales et la conduite de la diplomatie.
Vous en faut-il davantage ?
Oui, nous souhaitons que ce texte fasse l’objet d’un examen par le Conseil constitutionnel ! Oui, ce texte est contraire au principe de la liberté d’expression protégé par les articles XI de la Déclaration des droits de l’homme et par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ! Vous savez tous que la restriction à cette liberté par la Cour européenne est soumise à des conditions strictes.
Mes chers collègues, la rédaction de la proposition de loi elle-même est une aberration juridique, car elle édicte des sanctions contre ceux qui auront « minimisé de façon outrancière l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide ». Le délit de « minimisation outrancière » mériterait une explication du garde des sceaux.
M. Jean-Pierre Godefroy. Eh oui ! Qu’est-ce que cela veut dire ?
M. Jacques Mézard. Vous allez certainement nous apporter cette explication, monsieur le ministre.
Avec cette proposition de loi, on atteint clairement le sommet de la médiocrité juridique. (Applaudissements sur les travées du RDSE et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste. – Protestations sur plusieurs travées de l'UMP.)
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. C’est vrai !
M. Jacques Mézard. En outre, nous savons que l’arsenal constitué par notre droit pénal, dans son état actuel, suffit sans aucun problème à sanctionner les provocations à la haine raciale ainsi que l’apologie de crimes contre l’humanité.
Oui, Pierre Nora a raison de parler de cynisme politicien, d’un texte insupportable car mettant en cause la recherche historique et scientifique ! Il a raison de marteler qu’en démocratie la liberté par l’histoire est la liberté de tous.
Monsieur le ministre, en novembre 2008, le président de l’Assemblée nationale présentait le rapport de la mission d’information sur les questions mémorielles, dont la première et principale proposition commençait ainsi : « Le rôle du Parlement n’est pas d’adopter des lois qualifiant ou portant une appréciation sur des faits historiques, a fortiori lorsque celles-ci s’accompagnent de sanctions pénales. »
Ce rapport est complet, intéressant, empreint du recul et de la sérénité nécessaires. Il met en garde contre la prolifération de tels textes. Demain, sera-t-il question d’un génocide vendéen ? (Exclamations sur plusieurs travées de l'UMP.)
M. Jean-Michel Baylet. Ou cathare ?
M. Jacques Mézard. Reviendra-t-on en effet sur le massacre des Cathares ? Mettrons-nous au pilori l’Espagne et les États-Unis pour le massacre des Amérindiens ?