Mme Sylvie Goy-Chavent. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. François Zocchetto, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cette proposition de loi part d’un constat que l’actualité ne cesse d’illustrer : il arrive en effet assez souvent que des fautes d’imprudence très graves ne donnent lieu à aucune condamnation, soit qu’elles n’aient entraîné aucun dommage, soit que le lien de causalité entre le comportement fautif et le dommage n’ait pu être établi.
Le texte que nous examinons aujourd'hui est le fruit d’une réflexion approfondie menée par notre ancien collègue Pierre Fauchon, dans le cadre notamment d’un colloque organisé en octobre 2010 sous les auspices du Sénat et de la Cour de cassation. Il vise à assurer une répression plus effective de la mise en danger délibérée d’autrui, même lorsque la faute n’a pas eu d’effet dommageable, et tend à élargir, à cette fin, le champ d’application de l’article 223-1 du code pénal, relatif aux « risques causés à la personne d’autrui ».
Alors que la répression est aujourd’hui encore largement fondée sur l’existence du dommage, la logique suivie ici est de prendre davantage en considération la gravité de la faute commise.
Parce qu’elle implique une inflexion significative de notre droit pénal, la commission des lois a souhaité que la proposition de Pierre Fauchon fasse l’objet d’analyses complémentaires, afin notamment de mieux en mesurer les conséquences s’agissant du champ des comportements susceptibles d’être incriminés à ce titre.
Pour mieux apprécier la portée du texte, il me paraît indispensable de présenter, dans la matière complexe des délits non intentionnels, l’état de notre droit.
Je commencerai par rappeler le principe fondamental posé par le premier alinéa de l’article 121-3 du code pénal : « Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. »
Ce principe selon lequel les crimes et les délits sont toujours des infractions intentionnelles est néanmoins assorti d’une double exception : en cas d’imprudence ou de négligence, d’une part, en cas de mise en danger délibérée d’autrui, d’autre part.
La faute d’imprudence ou de négligence n’est constituée qu’en cas de survenance d’un dommage. Encore faut-il alors que la loi ait institué cette faute en délit. Sont ainsi pénalement sanctionnées, notamment, les atteintes involontaires à la vie ou les atteintes involontaires à l’intégrité de la personne.
Par ailleurs, la mesure de la répression de la faute d’imprudence ou de négligence est fonction non de la gravité de la faute elle-même, mais de la gravité du dommage. En outre, si le comportement de la personne n’a été que la cause indirecte du dommage, la faute simple ne suffit pas pour engager sa responsabilité pénale.
En vertu de la loi si importante du 10 juillet 2000, dont c’est le principal apport, le délit non intentionnel n’est alors constitué que si l’une ou l’autre des fautes suivantes a été commise : la violation de façon manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ; la commission d’une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité, que son auteur ne pouvait ignorer.
S’agissant de la mise en danger délibérée de la personne d’autrui, elle constitue une circonstance aggravante de l’infraction non intentionnelle si elle a provoqué un dommage.
La mise en danger délibérée de la personne d’autrui peut aussi constituer un délit même lorsqu’elle n’a pas causé de dommage, en vertu de l’article 223-1 du code pénal, introduit à l’issue de la réforme du code pénal de 1993. Il s’agit de la seule infraction non intentionnelle de notre droit pénal punie d’une peine d’emprisonnement en l’absence de tout résultat. Le législateur a souhaité, à l’époque, que « chacun sache qu’il peut être condamné, même s’il n’a pas fait de victime, simplement parce qu’il en a pris délibérément le risque ». L’article 223-1 du code pénal punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité ».
Le délit de « risques causés à autrui » est constitué si les trois conditions suivantes sont réunies : existence préalable d’une obligation particulière de sécurité imposée par la loi ou le règlement ; volonté manifeste de violer cette obligation ; exposition directe d’autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente.
Je voudrais insister sur la dernière de ces conditions.
Le délit de mise en danger d’autrui n’est constitué que si le manquement défini à l’article 223-1 du code pénal a été la cause directe et immédiate du risque auquel a été exposé autrui. Cette exigence a conduit la Cour de cassation à interpréter de manière très restrictive ledit article. Un exemple très frappant nous en est donné par une décision de la Cour de cassation censurant un arrêt d’une cour d’appel qui avait condamné pour risques causés à autrui une personne ayant circulé, en dépit des interdictions municipales, à bord d’un motoneige dépourvu de tout moyen de signalisation lumineux sur une piste de ski fréquentée par des débutants. Selon la Cour de cassation, les juges du fond auraient dû faire état des « circonstances de fait tirées de la configuration des lieux, de la manière de conduire du prévenu, de la vitesse de l’engin, de l’encombrement des pistes, des évolutions des skieurs ou de toute autre particularité caractérisant le risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ». Tel est l’état du droit et de la jurisprudence.
Les auteurs de la proposition de loi relèvent que la « survenance et la gravité du dommage procèdent de circonstances le plus souvent indépendantes du fait même de l’imprudence, alors que les éléments constitutifs de la mise en danger constituent à proprement parler la justification de la poursuite pénale ». En conséquence, ils considèrent que la notion de risques causés à autrui peut être « une réponse adéquate aux problèmes posés par les hypothèses dans lesquelles on se trouve en présence d’une imprudence caractérisée ».
Ainsi, la proposition de loi tend à assouplir le texte actuel de l’article 223-1 du code pénal à deux titres.
D’une part, elle vise à substituer, dans la définition actuelle du délit, la notion de « règlements » au pluriel à celle de « règlement » au singulier. La mention des « règlements » a pour objet d’élargir la notion au-delà de son acception constitutionnelle et administrative : pourraient ainsi être pris en compte les règles professionnelles ou déontologiques – en particulier celles qui s’imposent aux médecins –, ainsi que les règlements d’entreprise.
En tant que rapporteur, je le dis clairement, cette extension soulève la question du caractère opposable des dispositions dont la violation pourrait être invoquée. En effet, si les textes législatifs et réglementaires font l’objet d’une publication officielle et sont donc très clairement opposables, tel n’est pas nécessairement le cas de mesures émanant d’organes privés. Il y aurait donc un risque flagrant d’insécurité juridique à adopter cette disposition ; c’est la raison pour laquelle j’estime qu’il n’est pas possible de faire référence aux « règlements » et qu’il convient de maintenir le singulier.
D’autre part, la proposition de loi prévoit que le risque causé à autrui pourra être constitué non seulement par « la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou les règlements », mais aussi par « la commission d’une faute d’imprudence grave et qui expose autrui à un risque d’une particulière gravité que l’auteur de cette faute ne pouvait ignorer ». J’indique que si le Sénat choisissait de modifier la rédaction de l’article 223-1 du code pénal, il conviendrait plutôt de viser « une faute d’une particulière gravité dont l’auteur ne pouvait ignorer les conséquences ». Quoi qu’il en soit, le champ d’application de cet article s’en trouverait nécessairement très élargi. M. Lecerf l’a dit tout à l’heure, seraient notamment concernés les élus locaux, bien entendu, mais aussi les fonctionnaires, en particulier les préfets, les enseignants organisant des sorties scolaires, les médecins et l’ensemble des personnels de santé, les responsables d’entreprise ou d’association…
Au sein de la commission des lois, qui travaille depuis des années sur cette matière complexe, un avis presque unanime sur cette proposition de loi s’est rapidement dégagé. Les deux interrogations suivantes ont orienté sa réflexion.
Tout d’abord, la prise en compte des fautes d’imprudence grave, outre la violation manifestement délibérée d’une obligation prévue par la loi ou le règlement, multipliera-t-elle les occasions de mettre en jeu la responsabilité pénale en matière de délits non intentionnels ? Nous pressentons qu’il y aura une multiplication des enquêtes, qu’elles soient menées par le parquet ou par le juge d’instruction dans le cadre d’une information. Je n’affirme pas que cela débouchera nécessairement sur une multiplication des condamnations, mais la commission des lois souhaite disposer d’un délai supplémentaire pour approfondir sa réflexion, notamment en prolongeant le dialogue déjà engagé avec les magistrats, les représentants de la profession d’avocat, les professeurs de droit et, plus largement, toutes les personnes susceptibles d’être concernées.
Par ailleurs, l’ensemble des membres de la commission des lois ont estimé que, grâce aux apports de la loi du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pour des faits d’imprudence ou de négligence et de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser les délits non intentionnels, à laquelle le Sénat, en tant que représentant des collectivités territoriales, attache beaucoup d’importance, le dispositif concernant les délits non intentionnels est aujourd’hui équilibré. Ils ont souhaité saluer le rôle éminent joué par M. Pierre Fauchon dans ces interventions successives du législateur.
Certains de nos collègues se sont d’ailleurs demandé si cette proposition de loi n’allait pas à rebours des lois du 13 mai 1996 et du 10 juillet 2000. Pour ma part, je ne le crois pas, car ces initiatives législatives ne portent pas vraiment sur le même domaine d’application.
En effet, ces deux lois visent l’hypothèse dans laquelle un lien de causalité, fût-il indirect, peut être établi entre la faute et le dommage. La présente proposition de loi, en revanche, vise les hypothèses dans lesquelles un tel lien ne peut être établi, ou encore les cas où la faute n’a pas entraîné de dommage.
La commission des lois considère qu’une autre question mérite réflexion : celle de la responsabilité en cas de catastrophe sanitaire ou industrielle. Les relaxes prononcées dans l’affaire dite du sang contaminé avaient été difficilement admises par l’opinion publique, qui a estimé que la justice n’avait pas été rendue. Je pourrais également évoquer l’affaire de l’amiante ou celle des implants mammaires, qui suscite aujourd’hui parmi les juristes de nombreuses interrogations : un lien de causalité pourra-t-il être établi entre la faute et le dommage ? Y a-t-il eu, en l’espèce, violation manifestement délibérée d’une obligation imposée par la loi ou le règlement ?
La commission des lois a fait observer qu’il s’agissait de trouver une réponse juridique plus adaptée aux catastrophes sanitaires ou industrielles, pour lesquelles il n’est pas toujours possible d’établir un lien de causalité entre la faute et le dommage. Elle a également relevé que les pénalités actuellement prévues à l’article 223-1 du code pénal, d’ailleurs conservées dans la proposition de loi, à savoir un an d’emprisonnement – dans les faits, cette peine est presque systématiquement assortie du sursis – et 15 000 euros d’amende, ne semblent nullement adéquates. De telles sanctions sont sans aucune commune mesure avec le trouble causé tant aux victimes qu’à l’opinion publique.
La proposition de loi est néanmoins nourrie par une réflexion juridique ambitieuse, que nous jugeons utile de poursuivre. Je forme le vœu que notre débat de ce jour soit une étape de plus dans cette réflexion. Voilà maintenant onze ans que la loi du 10 juillet 2000 est entrée en vigueur : il convient de faire le point sur son application, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation.
À ce stade, la commission des lois a décidé de ne pas établir de texte et propose au Sénat d’adopter une motion tendant au renvoi à la commission de la présente proposition de loi. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, vous examinez aujourd’hui la proposition de loi relative à la délinquance d’imprudence et à une modification des dispositions de l’article 223-1 du code pénal instituant le délit de « mise en danger délibérée de la personne d’autrui », cosignée par MM. Pierre Fauchon, François Zocchetto et Jean-René Lecerf.
Je voudrais saluer à mon tour le rôle éminent joué par M. Pierre Fauchon, hier au sein de cette assemblée, aujourd’hui au Conseil supérieur de la magistrature, où il se montre particulièrement actif depuis sa nomination par le président du Sénat.
M. le rapporteur a fait de ce texte, l’un des derniers que M. Fauchon ait déposés, une excellente présentation, ce qui me dispensera d’entrer dans les détails. Il a su mettre en évidence ses mérites, mais aussi la nécessité de poursuivre la réflexion.
Cette proposition de loi vise à assurer une répression plus effective de la mise en danger délibérée d’autrui, même lorsque la faute n’a pas eu d’effet dommageable. Elle tend à élargir, à ce titre, le champ d’application de l’article 223-1 du code pénal, relatif aux « risques causés à la personne d’autrui ».
Ce texte a pour objet de compléter les lois du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pour des faits d’imprudence ou de négligence et du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, dite « loi Fauchon ».
Ces lois ont permis, je le crois, de trouver un bon équilibre entre une pénalisation excessive des faits non intentionnels et une déresponsabilisation de leurs auteurs qui porterait atteinte au droit des victimes. Elles ont ainsi permis l’abandon des mises en cause systématiques de la responsabilité pénale des maires et autres responsables locaux, et de modifier la définition de la faute non intentionnelle en cas de causalité directe entre le comportement de l’élu et le dommage.
La présente proposition de loi revient sur cet équilibre.
Dans un premier temps, elle ouvre considérablement le champ de la responsabilité pour faute d’imprudence en faisant référence à tous les « règlements », c’est-à-dire à tous les actes qui ne relèvent pas de la seule autorité publique – règlements intérieurs, règles professionnelles, déontologiques, sportives, etc. –, par opposition au « règlement », au singulier, actuellement visé par le code pénal.
Dans un second temps, le texte élargit le champ d’application de l’article 223-1 du code pénal, relatif aux risques causés à la personne d’autrui. Alors que la répression est encore aujourd’hui largement fondée sur l’existence du dommage, la logique ici suivie consiste à prendre davantage en compte la gravité de la faute commise. Les pénalités actuellement prévues par cet article sont conservées : un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende.
L’équilibre du droit en vigueur repose sur la notion de faute qualifiée. Dès lors que la mise en danger est constituée du seul fait de l’exposition à un risque, c’est-à-dire en l’absence de dommage, le législateur a entendu exiger que soit caractérisée une faute d’une gravité certaine, en l’espèce la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement. La démonstration de la violation objective d’une règle est donc requise.
Sanctionner la faute d’imprudence, même grave, en matière de risques causés à autrui, et donc en l’absence de tout dommage, sans qu’une obligation imposée par la loi ou le règlement ait été violée, paraît être en contradiction avec la philosophie même de la loi Fauchon.
En outre, en insérant la notion de « faute d’imprudence grave », la proposition de loi tend à créer, semble-t-il, un nouveau degré intermédiaire de faute, qui se situerait entre la faute d’imprudence simple évoquée au troisième alinéa de l’article 121-3 et les fautes qualifiées visées par le quatrième alinéa du même article. C’est là une source de complexification.
Enfin, une telle extension de l’infraction, même si elle est intellectuellement envisageable, soulève des questions d’opportunité très importantes : cela reviendrait à pénaliser de façon un peu floue le non-respect du principe de précaution.
En effet, un risque se caractérise par le danger, mais également par la probabilité d’occurrence de ce danger. Dans la plupart des cas, les auteurs de mesures de prévention des risques édictent ces dernières tout en connaissant parfaitement les dangers auxquels sont exposées les populations. Un travail d’estimation de la probabilité de survenance du danger conduit néanmoins, parfois, à autoriser une activité ou une construction. Dans ce cas, un expert pourra sans difficultés démontrer que la personne ayant pris la décision connaissait le risque encouru.
Dans le domaine de l’environnement et de l’urbanisme, je prendrai l’exemple des maires, qui ont une obligation générale de sécurité publique en application de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales. Celui-ci prévoit que « la police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sureté et la salubrité publiques ». À ce titre, les maires doivent notamment prendre les mesures permettant d’éviter les inondations ou les ruptures de digues. Actuellement, cette obligation n’est sanctionnée par le juge administratif qu’en cas de faute lourde ; c’est la responsabilité administrative de la collectivité qui est alors engagée. La proposition de loi tend à permettre de rechercher la responsabilité, désormais pénale, du maire, s’il n’a pas pris les mesures qui s’imposaient, et ce alors même qu’aucun dommage ne s’est ensuivi.
Au-delà de ces questions d’opportunité, la modification envisagée n’apparaît pas de nature à permettre d’atteindre les objectifs évoqués dans l’exposé des motifs de la proposition de loi.
Il ressort ainsi de l’examen des affaires les plus emblématiques en matière de santé publique ou de risques industriels que la nouvelle rédaction proposée pour l’incrimination de mise en danger de la personne d’autrui n’aurait pas permis un meilleur aboutissement des procédures ayant fait l’objet, ces dernières années, d’une large couverture médiatique, s’agissant par exemple de l’affaire du sang contaminé, de celle des hormones de croissance ou encore de l’affaire AZF, car la problématique portait essentiellement sur la démonstration d’un lien de causalité entre la faute et le dommage.
Or, ces difficultés relatives à la démonstration d’un lien de causalité entre la faute et le dommage se rencontrent de la même manière en matière de délits de mise en danger de la personne d’autrui : la démonstration d’un lien de causalité entre la faute et le risque causé est également nécessaire.
Lors du colloque organisé au Sénat à l’occasion des dix ans de la loi Fauchon, M. Hyest avait très justement relevé que « si une évolution de la législation devait s’imposer, elle devrait être inspirée par la recherche de l’équilibre le plus satisfaisant entre le souci d’équité et la répression. […] Je pense qu’intégrer le principe de précaution dans notre code pénal représenterait un danger absolu. »
La commission des lois du Sénat a pris acte de l’ensemble de ces difficultés, rappelées par M. le rapporteur, et a jugé utile de poursuivre la réflexion juridique qu’elle mène sur le sujet. Le Gouvernement soutiendra cette sage décision ! (Applaudissements sur les travées de l’UCR et de l’UMP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Michel.
M. Jean-Pierre Michel. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi s’inscrit, comme l’ont dit MM. Lecerf et Zocchetto, dans le prolongement ininterrompu de la réflexion engagée par le Sénat en 1996 sur la question de la faute pénale d’imprudence.
La démarche du Sénat est essentiellement motivée par le souci d’alléger la responsabilité des décideurs publics et de garantir, par l’effet de dispositions générales et impersonnelles, l’égalité de tous devant la loi, sans affaiblir le principe de la répression, dans divers domaines, tels que ceux des transports ou des risques professionnels, sanitaires, industriels et environnementaux, où la sécurité des personnes est particulièrement menacée.
La constance manifestée dans la réflexion sur cette thématique législative s’explique par la persévérance du premier signataire du présent texte, M. Pierre Fauchon, qui a toujours fait montre de son intérêt pour la matière, soit en tant que rapporteur, soit en tant qu’auteur de propositions de loi.
Cette proposition de loi avait initialement été présentée dans le cadre d’un colloque organisé au Palais du Luxembourg, le 9 octobre 2010, à l’occasion des dix ans de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, dite « loi Fauchon ». Cette loi, adoptée à l’unanimité par le Parlement, a modifié substantiellement l’article 121-3 du code pénal, afin d’établir une nouvelle définition de la faute pénale d’imprudence. Le colloque du 9 octobre 2010 avait pour objet l’ouverture de nouveaux champs de réflexion ; il s’agissait notamment de se pencher, à titre prospectif, sur la question de la responsabilité pénale pour imprudence à l’épreuve des grandes catastrophes.
La loi du 10 juillet 2000 avait été accueillie très favorablement par l’ensemble des élus locaux, qui la réclamaient dans tous leurs colloques, et par les hauts fonctionnaires, qui étaient jusqu’alors souvent condamnés pour des faits dont ils estimaient ne pas être responsables.
Partant du constat que le progrès engendre sans cesse de nouvelles formes de danger, les auteurs de la présente proposition de loi soulignent que des imprudences graves en elles-mêmes ne donnent lieu à aucune condamnation pénale dans la mesure où elles n’ont, de manière certaine, causé aucun dommage : par exemple, si un parpaing est jeté du haut d’un pont sur une autoroute sans toucher aucun véhicule. On peut être d’accord ou non avec cet état de choses ; je m’abstiendrai de donner mon opinion sur ce point.
Ces affaires particulières ont conduit les auteurs de la proposition de loi à se demander « si le caractère délictueux ou non d’une "imprudence" ne devrait pas être apprécié davantage en fonction des éléments qui caractérisent cette imprudence que de l’effectivité de ses conséquences », et si ne devraient pas être prises en compte « les imprudences n’ayant pas ou pas encore provoqué de dommage ou n’ayant pas de lien de causalité certain avec un dommage effectif ». Cela va très loin !
Pour ce faire, les auteurs de la proposition de loi préconisent de s’appuyer sur le délit de risques causés à autrui, qui figure à l’article 223-1 du code pénal, tout en proposant une nouvelle rédaction de cette disposition afin d’en assouplir les conditions d’application, jugées trop restrictives dans la configuration actuelle. Dans le droit en vigueur, cet article définit le délit de mise en danger comme « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement ».
La présente proposition de loi vise à étendre la notion de risque causé à autrui. Elle se fonde sur une démarche que je qualifierai de morale – même si je n’aime pas beaucoup que la morale s’immisce dans le droit – et est motivée par le souci de réserver une meilleure place aux victimes dans le procès pénal, car celles-ci ont besoin de réparation, ainsi que de justice sociale, et entendent que l’événement grave et tragique, y compris d’effet différé, qui les a frappées ne se reproduise pas.
Cette proposition de loi s’inscrit dans une logique de prévention, laquelle tend à occuper une place de plus en plus prégnante dans la législation. De manière plus globale, elle peut être appréhendée comme la prise en compte de l’évolution de la perception par la société de la notion de catastrophe : cette dernière n’est plus seulement ce qui meurtrit la personne dans sa chair ; c’est aussi ce qui affecte le patrimoine culturel, environnemental et social du groupe concerné.
Toutefois, la solution retenue par les auteurs de la proposition de loi, qui s’attache à dépasser la condition de l’existence d’un lien de causalité entre une imprudence constatée et le dommage, soulève à mon sens de graves interrogations.
La notion de risque se révèle centrale en la matière. Il convient de s’interroger sur la nature de celui-ci : est-il avéré ou potentiel ? En effet, si un risque avéré peut engager la responsabilité, quid de la prise en compte d’un risque potentiel, simplement susceptible d’entraîner, à un moment donné, un dommage ?
Le fondement originel du droit pénal réside dans le principe essentiel posé par l’article 121-3 du code pénal, dont le premier alinéa dispose qu’« il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ». L’intention se situe au sommet de la culpabilité ; cela avait inspiré une phrase célèbre, reprochée à son auteur mais juridiquement exacte. Telle est la philosophie du droit pénal, souvent mal comprise par l’opinion publique et les victimes, qui oriente la répression vers les comportements procédant d’une détermination marquée et certaine.
Dès lors, en l’absence de précision contraire, toutes les incriminations criminelles ou délictuelles sont subordonnées à un élément intentionnel : l’auteur d’une infraction doit avoir eu conscience de commettre un acte interdit, de violer la loi, ce qui appelle une punition de la part de la société et une réparation pour les victimes.
Pour les actes non intentionnels, des sanctions civiles, fondées sur le principe de la réparation due aux victimes, sont, en principe, suffisantes. Ce sujet sera sans doute abordé en séance publique lundi après-midi, à propos de la pénalisation de la négation des génocides reconnus par la loi ; des réparations civiles sont possibles dans ce cas.
L’existence de ce caractère intentionnel ne supporte aucune exception pour les crimes, qui sont, en toute hypothèse, des actes délibérés.
Il en va différemment pour les délits. En effet, en application des deuxième et troisième alinéas de l’article 121-3 du code pénal, la loi peut prévoir que des délits sont constitués sans que leur auteur ait eu pour autant la volonté de causer un dommage, voire la conscience de commettre une faute.
Il est clair que la proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui dépasse complètement le cadre de la loi Fauchon ! Alors que celle-ci s’inscrit dans une démarche de dépénalisation, l’objectif visé au travers du présent texte est au contraire de renforcer la réponse pénale, en procédant à un assouplissement du dispositif tel que le retour de balancier vers la répression pourrait se révéler excessif et devenir source d’une insécurité juridique au regard du développement des techniques et des risques potentiels inhérents à ce dernier.
Cette proposition de loi participe de l’illusion qu’il existe toujours un coupable, illusion qui peut susciter la frustration des victimes lorsque, in fine, ce coupable n’a pas été désigné. Il existe des cas où il n’y a pas de coupable ; il faut que l’opinion publique le sache et que les victimes l’entendent. Mais l’absence de coupable ne signifie pas que celles-ci ne pourront pas obtenir réparation : elles pourront toujours saisir le tribunal civil.
N’est-il pas dangereux, voire hérétique, comme le soulignait, lors du colloque précité, maître Daniel Soulez-Larivière, d’aménager le dispositif en vigueur en contournant la certitude du lien entre la faute et le dommage, car le caractère certain de la cause constitue un principe essentiel de la responsabilité pénale depuis près de cent ans ? Faut-il aujourd’hui passer outre ce principe ? Personnellement, je ne le pense pas.
Ce texte ne va-t-il pas trop loin en supprimant la référence à la violation délibérée d’une obligation de prudence et de sécurité prévue par la loi ou le règlement et en modifiant l’obligation particulière de sécurité et le caractère immédiat du danger ?
L’extension à l’infini du pénal, via ce contournement de la certitude de la relation causale grâce à une extension de la notion de mise en danger d’autrui, risque de se révéler contraire à la sécurité dans de nombreuses circonstances. À force de modifications, l’infraction ne sera plus déterminée. L’esprit du texte sera intégralement contredit sur l’aspect intentionnel. In fine, un tel texte, enfreignant le principe de légalité des délits et des peines, pourrait même être considéré comme inconstitutionnel.
Mes chers collègues, la commission des lois a longuement débattu de cette question très juridique, très aride, mais qui recouvre des réalités prégnantes, notamment pour les victimes et l’opinion publique en général. Notre rapporteur, M. Zocchetto, avait envisagé quelques amendements qui auraient pu rallier ceux des membres de la commission qui étaient les plus réticents, dont je suis. Finalement, la commission s’est accordée pour ne pas présenter de texte et proposer la poursuite de la réflexion, éventuellement en entendant, comme il le souhaite, notre ancien collègue Pierre Fauchon, en vue d’élaborer une proposition de loi plus respectueuse des grands principes de notre droit pénal. (Applaudissements.)