M. le président. La parole est à M. Ambroise Dupont.
M. Ambroise Dupont. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cette proposition de loi, qui, nous en sommes témoins, suscite les passions, vise à punir de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui auront contesté l’existence du génocide arménien de 1915 reconnu par la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, ainsi que nous l’a rappelé M. Hyest. Elle voudrait la compléter, comme nous l’a expliqué, avec passion, notre collègue Serge Lagauche.
Au-delà de ces deux textes, j’entends bien les attentes de nos compatriotes d’origine arménienne et je comprends leur émotion à l’évocation d’un passé douloureux, parfois odieusement contesté par l’effet d’un nationalisme stérile. S’il ne m’apparaît pas opportun d’adopter cette proposition de loi, je lui reconnais le mérite de nous fournir l’occasion de débattre et de fixer – je l’espère, une fois pour toutes – la place dans notre ordonnancement juridique des lois dites « mémorielles » qui se sont multipliées ces dernières années.
Le rapporteur de la commission des lois, dont je salue la compétence, ainsi que M. le ministre nous ont expliqué les difficultés que ne manquerait pas de susciter cette proposition de loi. Il me semble, en effet, que ce texte pose plus de problèmes qu’il n’en résout.
Adhérant sans réserve aux conclusions juridiques de la commission des lois, je limiterai mon propos à quelques aspects politiques du texte.
La France, en reconnaissant il y a dix ans le génocide arménien, a pris une position claire sur cette question. C’est un fait, et M. le ministre l’a rappelé.
Cependant, l’inflation des lois « mémorielles » doit nous amener à nous interroger sur l’opportunité du recours au législateur pour trancher des questions qui, souvent, ne sont pas d’ordre normatif, mais relèvent de la conscience des peuples et des nations. Le Parlement vote les lois. Il contrôle le Gouvernement. Est-ce à lui d’écrire ou de commenter l’histoire ?
C’est là plutôt, me semble-t-il, le domaine de la recherche et des historiens. M. de Rohan l’a dit avec beaucoup de force et de talent. Chacun ne pourrait-il pas sinon être légitimement tenté de faire valoir ses propres revendications au regard de l’histoire ? Cette perspective ne me paraît pas raisonnable.
Au-delà de la question institutionnelle, on ne peut ignorer les conséquences diplomatiques de la loi du 29 janvier 2001 sur les relations de la France avec la Turquie ou même avec l’Azerbaïdjan turcophone. J’ai encore pu récemment en mesurer les effets. N’oublions pas que nous jouons un rôle particulier dans le Caucase du Sud,…
Mme Nathalie Goulet. Ah !
M. Ambroise Dupont. … la France y coprésidant le groupe de Minsk - sous l’égide de l’OSCE, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe -, chargé de trouver une solution négociée au conflit territorial du Haut-Karabagh qui oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Mme Nathalie Goulet. Ah !
M. Ambroise Dupont. Cette médiation la contraint, me semble-t-il, à une parfaite neutralité.
En tant que président du groupe interparlementaire France-Caucase du Sénat, j’y suis naturellement très attentif, conscient de l’attente d’une paix nécessaire dans la région.
Mme Nathalie Goulet. Ah !
M. Ambroise Dupont. Or les deux parties sont plutôt bien disposées en ce début d’année. Les présidents arménien et azerbaïdjanais ont accepté de se retrouver, en juin prochain, avec les négociateurs du groupe de Minsk pour, je l’espère, avancer sur la voie de la paix.
Je pense qu’il serait dès lors contre-productif de voter la proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui. Cela reviendrait en effet à attiser les passions et risquerait d’affaiblir la position particulière de la France. En fin de compte, la proposition de loi desservirait la paix que les pays de la région ont légitimement le droit de connaître.
Il serait plus utile, à mon sens, d’encourager les initiatives qui, en Turquie, tendent vers un examen dépassionné du passé pour reconnaître, enfin, le génocide arménien. Mieux vaut favoriser les courageuses initiatives arméno-turques qui sont destinées à permettre l’établissement de relations entre les deux États, dont nous savons qu’elles sont, pour le moment, difficiles.
N’oublions pas enfin les difficultés actuelles de la République arménienne : son développement économique passe par son désenclavement et la réouverture de sa frontière avec la Turquie.
Pour l’ensemble de ces raisons, et sans négliger l’ensemble des aspects développés par nos collègues, je soutiendrai la motion d’irrecevabilité proposée par la commission des lois. (Applaudissements sur la plupart des travées de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. Robert Badinter.
M. Robert Badinter. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, j’aurais toutes les raisons, intellectuelles, humaines et personnelles, de soutenir le texte de cette proposition de loi présentée par les défenseurs de la communauté arménienne et des descendants des Arméniens massacrés au cours du génocide de 1915, perpétré il y a un siècle de cela, en Orient.
Les génocides nous font horreur, les crimes contre l’humanité sont la flétrissure de celle-ci et, depuis un siècle, si le génocide arménien a ouvert tragiquement la voie, celle-ci ne s’est pas refermée : pensons, à la lumière sinistre d’Auschwitz, aux génocides commis plus récemment en Afrique.
Par conséquent, il m’est difficile d’expliquer pourquoi, sur cette proposition de loi, je suivrai la voie tracée par la commission des lois et son rapporteur, M. Hyest. Je la suivrai parce que nous ne pouvons pas, mes chers collègues, et c’est une question de principe, étendre les pouvoirs du Parlement au-delà des limites que la Constitution lui assigne.
Mes chers collègues, chers amis, nous sommes des législateurs et la loi n’existe, comme le rappelait fort bien le Conseil constitutionnel, que dans le respect de la Constitution !
Ici, hélas, le législateur, emporté par une émotion tout à fait respectable, exprimée parfois avec talent, s’est laissé entraîner sur des terres qui ne sont pas les siennes, mais celles de l’histoire, discipline difficile, dont la liberté de recherche, de critique et même de contestation doit être absolument respectée dans une démocratie.
Il n’est pas bon, il n’est pas conforme à notre vocation nationale que nous ayons des lois qui disent l’histoire et, pis encore, sous peine de prison… Cet apanage, nous devons le refuser ! Cela ne saurait relever de notre convenance ni, moins encore, de notre compétence.
Je sais bien que, agi par le mouvement des âmes et par le souci légitime de témoigner sympathie et compassion, le Parlement a voté la loi du 29 janvier 2001. Je ne l’ai pas votée. Bien évidemment, cette loi n’a pas fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel, mais était-elle pour autant constitutionnelle ?
Vous permettrez que je laisse la parole à une voix plus autorisée que la mienne, et que je rappelle ici non sans émotion et avec une certaine nostalgie, celle du doyen Vedel, que j’ai si bien connu, à l’université et au Conseil constitutionnel, et dont le dernier article, publié dans les mélanges consacrés à la mémoire du professeur Luchaire, autre grand constitutionnaliste et ami, est consacré à la loi du 29 janvier 2001. Je n’en dirai pas plus, car je tiens à lui laisser la parole.
À la question de la constitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, la réponse est « non seulement facile, mais simple. Cette simplicité ne vient pas seulement de ce que la loi en question méconnaît des dispositions constitutionnelles claires et précises. Elle vient aussi de ce que […] aucun effort juridique sérieux n’est venu au secours de la loi. […] Le principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire […] met […] un obstacle infranchissable à ce que le législateur se prononce sur la vérité ou la fausseté de tels ou tels faits, sur leur qualification dans une espèce concrète et sur une condamnation même limitée à une flétrissure. »
« Ce ne sont pas seulement l’article 34 et la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire qui sont méconnus par la loi du 29 janvier 2001. Tout aussi grave est l’usurpation par le législateur de compétences concernant les relations internationales et la conduite de la diplomatie. […]
« Il n’est pas sérieux de proclamer que le législateur est souverain, que le Parlement détient ou peut confisquer toutes les compétences qui peuvent être exercées au nom de l’État. […] » – je rappelle que, dans l’article unique de la loi du 29 janvier 2001, ce n’est pas le Parlement français qui se prononce, c’est la France !
« Il est apparu que la matière sur laquelle porte la loi ne relève pas du législateur dont la compétence est définie par l’article 34 de la Constitution. Le législateur ne saurait empiéter sur la compétence du Président de la République, du Gouvernement – et, au sein de celui-ci, du ministre des affaires étrangères – en matière de relations diplomatiques. Pour ces raisons simples, la loi doit être regardée comme contraire à la Constitution ».
Si je rappelle ces paroles indiscutables du doyen Vedel, ce n’est pas seulement pour honorer la mémoire d’un grand juriste qui a lui-même tant honoré son pays, mais pour une autre raison : en effet, les auteurs de cette proposition de loi se sont laissés emporter par leur élan compassionnel – je le comprends parfaitement – et par leur souci de témoigner leur solidarité face au malheur subi par la communauté arménienne, il y a un siècle – heureusement sans qu’aucun Français, à notre connaissance, n’y ait contribué ou en ait été victime.
Or, sans s’en rendre compte, les auteurs de cette proposition de loi tendent à la communauté arménienne elle-même une sorte de piège. En effet, depuis 2001, une révision constitutionnelle est intervenue, au terme de laquelle la question prioritaire de constitutionnalité, demandée depuis vingt ans, a enfin trouvé sa place. Vous devez savoir que sa jurisprudence constante permet au Conseil constitutionnel, lorsqu’une loi qui ne lui a pas été soumise par la voie de la saisine parlementaire est modifiée ou complétée par une nouvelle loi qui s’enracine dans la première, d’exercer son contrôle sur la première loi et, le cas échéant, de la déclarer contraire à la Constitution !
Tous les motifs évoqués par l’éminent doyen pourraient être invoqués à la première occasion, dès que ce texte-ci serait mis en œuvre, c’est-à-dire lorsqu’une sanction pénale serait requise contre l’auteur d’un libelle ou d’un texte que je conçois nécessairement odieux, car je déteste les révisionnistes. La défense soulèverait immédiatement une question prioritaire de constitutionnalité et, à ce moment-là, le Conseil constitutionnel aurait l’occasion d’apprécier la constitutionnalité de la loi du 29 janvier 2001. Et sa réponse, le doyen Vedel vous la donne !
Donc, loin de servir la cause qui est celle de toutes les femmes et les hommes de cœur – je me garderai, sur ce point, de reprendre une citation célèbre sur le monopole du cœur, même à votre égard, mon cher ami Collomb, mais personne, ici, n’est indifférent au génocide, nous y sommes tous également sensibles –, …
M. Alain Gournac. Absolument !
M. Robert Badinter. … la voie empruntée conduit non pas même à une impasse, mais pis, à la destruction de ce qui a été acquis, même si, je le redis, je n’ai pas voté la loi de 2001.
Pour autant, nos amis arméniens sont-ils dépourvus de moyens face aux négationnistes ? M. le garde des sceaux les a énoncés, notre collègue Hyest les a rappelés et ils figurent dans le rapport de la commission des lois : des actions sont possibles au pénal, sur le fondement de la loi de 1881, de la non-discrimination, de l’appel à la haine, etc. – je ne les énumérerai pas toutes !
Permettez-moi également de rappeler un souvenir personnel.
Il se trouve que, dans la dernière affaire que j’aurai probablement plaidée dans ma vie, j’ai été confronté à des révisionnistes : nous avons obtenu leur condamnation, parce qu’ils avaient manqué aux devoirs de l’historien, c’est-à-dire la bonne foi, l’étude approfondie des sources, la confrontation des documents, bref, la démarche d’un esprit libre et d’une science qui avance ! Ainsi ont jugé le tribunal, puis la cour d’appel, en condamnant ces révisionnistes, et cela était juste !
Par conséquent, si quiconque, sur le territoire de l’Hexagone, se livre à la contestation de la réalité du génocide arménien, les moyens de le faire punir existent, heureusement !
Mais la voie tracée par cette proposition de loi est erronée : non seulement elle blesse la Constitution, non seulement elle fait de nous des juges de l’histoire, ce que d’aucune manière nous ne souhaiterions ni ne pourrions être, mais en plus, elle va à l’encontre d’intérêts que je considère comme sacrés ! C’est pourquoi je ne suivrai pas les auteurs de ce texte.
Comme l’a appelé de ses vœux M. le ministre, puissent enfin nos amis turcs mesurer que, en ce siècle nouveau, depuis les atroces génocides de la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants de toutes les nations démocratiques s’honorent en reconnaissant les crimes qui furent jadis commis par leurs aïeux, sur le continent européen et ailleurs. Là est l’honneur des grandes démocraties, là est l’honneur des grands chefs d’État ! (Applaudissements sur la plupart des travées du groupe socialiste, du RDSE, de l’Union centriste et de l’UMP.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Exception d'irrecevabilité
M. le président. Je suis saisi par M. Jean-Jacques Hyest, au nom de la commission des lois, d'une motion n°1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l'existence du génocide arménien (n° 607, 2009-2010).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes au maximum, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes au maximum, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée, pour explication de vote, à un représentant de chaque groupe, pour une durée n’excédant pas cinq minutes.
La parole est à M. le rapporteur, pour défendre la motion.
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, certains préfèrent la simplicité de la passion à la complexité du raisonnement, disait un grand auteur. C’est peut-être la nature humaine qui le veut, mais une telle attitude ne saurait fonder les progrès de l’État de droit, qui garantissent pourtant les libertés publiques, au bénéfice de l’humanité.
Comme je l’ai déjà brièvement expliqué au cours de la discussion générale, la commission des lois a décidé, à l’unanimité, d’opposer l’exception d’irrecevabilité à cette proposition de loi, qui nous paraît notamment contraire à deux principes reconnus par le Conseil constitutionnel : le principe de la légalité des délits et des peines, d’une part, le droit à la liberté d’opinion et d’expression, d’autre part.
Tout d’abord, il existe un risque de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines.
En effet, bien qu’il s’en inspire, le dispositif de la présente proposition de loi diffère sensiblement de celui de la loi Gayssot sur la pénalisation de la négation de la Shoah.
Le dispositif de la loi Gayssot est adossé à des faits précis, reconnus par une convention internationale ou par une juridiction nationale ou internationale au terme de débats contradictoires.
Dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a estimé que la question de la contrariété de la loi Gayssot aux principes constitutionnels de la légalité des délits et des peines et de la liberté d’opinion et d’expression « ne présentait pas un caractère sérieux dans la mesure où l’incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne, définissant de façon claire et précise l’infraction […] dont la répression, dès lors, ne porte pas atteinte aux principes constitutionnels de liberté d’expression et d’opinion ».
La situation est évidemment différente s’agissant du génocide arménien de 1915, perpétré bien antérieurement à l’adoption de la convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide et dont les auteurs n’ont jamais été jugés, ni par une juridiction internationale ni par une juridiction française. Je rappelle à cet instant que la France était partie prenante au traité de Sèvres, qui a reconnu le génocide arménien, même s’il n’a jamais été ratifié.
Sur un plan strictement juridique, il n’existe donc pas de définition précise, attestée par un texte de droit international ou par des décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée, des actes constituant ce génocide et des personnes responsables de son déclenchement, ce qui conduit à s’interroger sur le périmètre exact de la notion de « contestation de l’existence du génocide arménien de 1915 » retenue par la proposition de loi.
En outre, le terme « contestation », dont le champ est plus large que celui du terme « négation », soulève un problème : la « contestation » peut en effet porter sur l’ampleur, les méthodes, les lieux, le champ temporel du génocide, sans forcément nier l’existence même de celui-ci.
Au total, le champ de l’infraction créée par la proposition de loi nous paraît présenter un risque sérieux de contrariété au principe de la légalité des délits et des peines.
Je rappelle que le Conseil constitutionnel considère que ce principe est respecté dès lors que l’infraction est définie « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d’interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d’arbitraire ».
Par ailleurs, il existe un risque de contrariété au principe de liberté d’opinion et d’expression.
Corrélativement, la création d’une infraction pénale paraît contraire au principe de liberté d’opinion et d’expression, protégé par l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ainsi que par l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Sans doute cette liberté n’est-elle pas absolue et admet-elle des restrictions, destinées à protéger des droits et libertés également reconnus par la loi : respect de la vie privée, maintien de l’ordre public, interdiction des discriminations, etc. Encore faut-il que ces restrictions soient proportionnées au regard des objectifs visés.
Ainsi, si la loi Gayssot paraît compatible avec le principe de liberté d’opinion et d’expression, c’est notamment parce qu’elle tend à prévenir aujourd’hui la résurgence d’un discours antisémite. C’est ce qu’a considéré la Cour européenne des droits de l’homme dans la décision Garaudy du 24 juin 2003 : « La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l’ordre public. »
Tel est également l’objectif qui a guidé le législateur communautaire lors de l’élaboration de la décision-cadre du 28 novembre 2008 relative à la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.
L’article 1er de ce texte dispose que « chaque État membre prend les mesures nécessaires pour faire en sorte que […] soient punissables l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe ». La finalité de cette décision-cadre est donc non pas de protéger la mémoire, mais de lutter contre la discrimination.
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Le Parlement sera prochainement saisi d’un projet de loi de transposition de cette décision-cadre.
En l’espèce, aucun discours de nature comparable à celui de l’antisémitisme ne paraît viser aujourd’hui en France nos compatriotes d’origine arménienne : de ce fait, la création d’une incrimination spécifique de contestation de l’existence du génocide de 1915 paraît excéder les restrictions communément admises pour justifier une atteinte à la liberté d’expression.
Au vu de l’ensemble de ces éléments et des risques de censure qu’encourrait la présente proposition de loi dans le cas où elle serait adoptée – je remercie M. Badinter d’avoir cité le doyen Vedel –, la commission des lois propose au Sénat de lui opposer l’exception d’irrecevabilité, conformément aux dispositions de l’article 44 de notre règlement. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et sur certaines travées de l’Union centriste. –M. Richard Yung applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Bernard Piras, contre la motion.
M. Bernard Piras. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, il est regrettable que nous soyons contraints de prendre la parole contre une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité à un texte d’initiative parlementaire si attendu et d’une si grande portée symbolique. Cette procédure restrictive porte atteinte à la liberté d’expression des représentants du peuple. Ses auteurs tentent, par tous les moyens à leur disposition, d’éviter que les sénateurs puissent se prononcer sur cette proposition de loi.
M. Dominique Braye. Vous n’êtes pas très gentil avec M. Badinter !
M. Bernard Piras. Je ne suis pas d’accord avec lui sur ce texte, mais je le suis sur d’autres !
En fait, cette procédure est détournée de sa finalité, qui est, selon sa définition, de rejeter un texte soumis au vote qui serait contraire à une disposition en l’espèce constitutionnelle, d’après les auteurs de la motion.
La réalité est tout autre : derrière une argumentation juridique totalement infondée, sur laquelle je reviendrai, se cachent en fait des motifs de pure opportunité. Une nouvelle fois – cela devient une habitude –, la France fait primer des intérêts économiques ou géopolitiques sur la défense de valeurs fondamentales, inhérentes à l’être humain. M. de Rohan l’a très bien exprimé !
M. Dominique Braye. Vous, vous privilégiez l’électoralisme !
M. Bernard Piras. Or notre pays n’est pas isolé devant cette juste cause : plus de quinze parlements nationaux, le Parlement européen et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont déjà reconnu l’existence du génocide arménien.
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Nous aussi !
M. Bernard Piras. Je suis néanmoins satisfait d’avoir pu lire que même les sénateurs le plus farouchement opposés à cette proposition de loi reconnaissent désormais l’existence du génocide arménien de 1915.
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. On l’a toujours reconnu !
M. Bernard Piras. Leur refus de voter la présente proposition de loi apparaît d’autant plus incohérent. Ils ne tirent pas les conclusions qui s’imposent, lesquelles fondent les dispositions des trois articles du texte soumis aujourd’hui au Sénat. La loi du 29 janvier 2001 est uniquement déclarative ; il lui manque une dimension normative. Autrement dit, l’absence d’outils juridiques dans l’arsenal législatif français empêche le juge de sanctionner le non-respect des termes de cette loi, en vertu du principe de la légalité des incriminations et des peines. Le juge se trouve démuni, d’où le dépôt de la présente proposition de loi. Dès lors que nous estimons tous que les événements de 1915 constituent bien un génocide, aucune raison objective ne peut légitimer le refus de voter celle-ci.
À ce jour, contrairement à ce qui a été soutenu en commission des lois au Sénat, notre arsenal juridique ne permet pas de sanctionner les négationnistes du génocide arménien.
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. C’est faux !
M. Bernard Piras. Affirmer que la responsabilité des négationnistes peut être engagée sur la base de l’article 1382 du code civil est une contrevérité manifeste (M. le rapporteur s’exclame), cette disposition portant responsabilité civile ne pouvant nullement fonder une quelconque sanction pénale.
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Évidemment !
M. Bernard Piras. La Cour de cassation a formellement proscrit, par plusieurs arrêts successifs, notamment en 2005, le recours à l’article 1382 du code civil pour limiter la liberté d’expression. Plus encore, le 21 juin 1995, à l’occasion de l’affaire Lewis, le tribunal de grande instance de Paris a révélé ce vide juridique. Il a notamment affirmé que le législateur avait la possibilité de définir le négationnisme du génocide arménien comme une infraction pénale, mais qu’en l’état la juridiction judiciaire n’était pas en mesure de condamner de tels actes négationnistes.
Je balaierai d’un revers de main l’argument de l’illégitimité des lois mémorielles. Ceux qui se retranchent derrière ce prétexte pour se taire sont en retard d’une guerre ! Ce débat est dépassé : il n’est pas demandé aujourd’hui au Sénat de qualifier un fait historique ou de prendre position sur celui-ci ; cela a déjà été fait au travers de la loi du 29 janvier 2001. On attend simplement des membres de la chambre haute qu’ils tirent les conséquences de cette loi et ne laissent pas bafouer la volonté du peuple français, qu’ils incarnent et représentent.
En 2001, nous avons gravé dans la mémoire collective la réalité d’événements tragiques, pouvant être placés au plus haut degré dans l’échelle de l’horreur. Dix ans plus tard, nous souhaitons protéger cette mémoire collective contre les négationnistes. Le négationnisme est consubstantiel du crime de génocide ; il constitue sa phase suprême, son aboutissement, sa perpétuation à travers le temps et l’espace. J’avoue ne pas comprendre l’argument avancé par mes contradicteurs, lesquels estiment inopportun de légiférer dans le sens proposé en raison de l’absence d’un tel négationnisme en France. Cela est inexact : je rappellerai simplement, à cet égard, les faits qui se sont déroulés à Lyon en mars et en avril 2006. Sur le fond, employer un tel argument révèle une méconnaissance de l’effet dissuasif de la sanction pénale.
J’en viens maintenant au risque, évoqué par les auteurs de cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité, de contrariété de la proposition de loi à deux principes constitutionnels.
Le premier principe qui serait ainsi bafoué est celui de la légalité des délits et des peines.